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Date : 20161028


Dossier : IMM-1430-16

Référence : 2016 CF 1203

Montréal (Québec), le 28 octobre 2016

En présence de monsieur le juge Shore

ENTRE :

ANNILA VILME

partie demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

partie défenderesses

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Au préalable

[1]               Notre Cour est ici saisie d’un cas kafkaïen. Tous les déboires de la demanderesse découlent de la négligence de son ancien procureur à l’égard de son dossier lorsqu’il n’a pas transmis la demande de permis de séjour temporaire [PST] de la demanderesse. Le soussigné constate que l’omission par ce représentant d’avoir acheminé les documents requis à Citoyenneté et Immigration du Canada [CIC] a marqué le début d’une succession d’erreurs menant à la présente situation. Sachant que le simple dépôt d’une nouvelle demande de permis d’études en juin 2012 aurait permis à la demanderesse de compléter le stage requis par son programme d’études, puis d’être diplômée, et que chacune des procédures en immigration entreprises par la demanderesse est la suite de la faute de son ancien représentant, elle ne saurait être blâmée. Malgré ses bonnes intentions, la demanderesse n’a pu mener à bien ses plans.

[2]               Le 6 juin 2012, la demanderesse a déposé une demande de PST, sur les conseils de son avocat. Il semble que l’ancien avocat au dossier n’aurait pas transmis les documents à CIC. Selon le dossier de CIC, il se trouve que cet avocat a été condamné par le Conseil de discipline du Barreau du Québec par le passé pour avoir omis d’envoyer les documents de ses clients à la Cour. Il n’y a aucune trace de la demande de PST chez CIC, alors l’agent a conclu que selon toute vraisemblance, les documents n’auraient jamais été transmis par l’avocat. La demanderesse attendait en vain une réponse de CIC pour son PST.

II.                Nature de l’affaire

[3]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR] à l’encontre du rejet, en date du 18 mars 2016, d’une demande de résidence permanente pour considérations humanitaires [CH] en application du paragraphe 25(1) de la LIPR par un agent d’immigration du ministère de la Citoyenneté et de l’Immigration du Canada [CIC].

III.             Faits

A.                Démarches d’immigration de la demanderesse

[4]               La demanderesse, âgée de 34 ans, est citoyenne d’Haïti.

[5]               La demanderesse est entrée au Canada le 8 mars 2011 avec un visa d’études, inscrite en comptabilité au Collège supérieur de Montréal.

[6]               Le 15 décembre 2011, à l’expiration de son visa d’études, la demanderesse a obtenu un nouveau Certificat d’acceptation du Québec [CAQ]. Elle a toutefois omis d’obtenir une prorogation de son visa d’études, confondant le CAQ et le visa. Constatant son erreur en mai 2012, la demanderesse aurait retenu les services d’un avocat.

[7]               Le 6 juin 2012, la demanderesse a déposé une demande de [PST], sur les conseils de son avocat. Il semble que l’ancien avocat au dossier n’aurait pas transmis les documents à CIC. Selon le dossier de CIC, il se trouve que cet avocat a été condamné par le Conseil de discipline du Barreau du Québec par le passé pour avoir omis d’envoyer les documents de ses clients à la Cour. Il n’y a aucune trace de la demande de PST chez CIC, alors l’agent a conclu que selon toute vraisemblance, les documents n’auraient jamais été transmis par l’avocat. La demanderesse attendait en vain une réponse de CIC pour son PST.

[8]               La demanderesse a fait l’objet d’une mesure de renvoi le 16 avril 2013.

[9]               N’ayant pas de réponse relativement à sa demande de PST et souhaitant régulariser son statut, la demanderesse a présenté une demande d’asile suivant les conseils de son ancien avocat, en avril 2013. Cette demande d’asile a été rejetée le 12 juillet 2013.

[10]           Le 14 novembre 2013, la demanderesse a obtenu un premier permis de travail, lequel est depuis régulièrement renouvelé.

[11]           Le 5 août 2014, la demanderesse a déposé une demande de résidence permanente pour considérations d’ordre humanitaire. Cette demande s’est soldée par la décision négative rendue par un agent de CIC, laquelle fait l’objet du présent contrôle judiciaire.

B.                 Parcours et activités de la demanderesse depuis son arrivée au Canada

[12]           La demanderesse est arrivée au Canada le 8 mars 2011 afin de compléter un diplôme d’études professionnelles en comptabilité, programme qu’elle a débuté en juin 2011. Bien qu’elle ait complété les cours prévus au programme, elle n’a pu être diplômée : d’une part, elle devait obtenir un permis de travail afin d’effectuer un stage obligatoire dans le cadre de son programme d’études; d’autre part, elle doit régulariser son statut au Canada avant qu’un diplôme ne puisse être émis.

[13]           Depuis qu’elle a obtenu un permis de travail le 14 novembre 2013, la demanderesse a occupé quelques emplois et elle a bénéficié de l’aide sociale. Elle s’implique auprès de sa communauté en offrant de l’aide aux devoirs auprès d’enfants et en faisant du bénévolat au sein d’un centre communautaire et de son église.

IV.             Décision

[14]           Le 18 mars 2016, CIC a refusé la demande de résidence permanente pour motifs humanitaires, concluant que les facteurs présentés par la demanderesse étaient insuffisants pour justifier une dispense des exigences de la LIPR.

[15]           En ce qui a trait à l’intérêt supérieur des enfants touchés par la demande de considérations humanitaires, il s’agit des enfants des sœurs de la demanderesse ainsi que des enfants auprès desquels elle offre bénévolement de l’aide aux devoirs. L’agent a noté que la demanderesse n’a présenté aucune preuve faisant état de l’impact négatif auprès de ces enfants advenant un refus de sa demande. Il n’a donc pas accordé de poids à ce facteur.

[16]           Sur l’aspect du degré d’établissement au Canada, l’agent a relevé que la demanderesse a allégué un fort attachement à ses sœurs et à leurs enfants au Canada. Il souligne toutefois que la demanderesse n’a déposé aucune preuve pour appuyer ses dires. Il retient que la demanderesse a terminé les cours de son programme d’études et occupé quelques emplois, mais qu’elle a reçu des prestations d’aide sociale et qu’elle ne démontre pas être autonome financièrement. Par contre, il évalue que la demanderesse a démontré qu’elle était impliquée dans sa communauté et qu’elle a présenté des lettres d’appui. L’agent a en outre estimé que la demanderesse avait des liens forts à l’extérieur du Canada : le père et une sœur de la demanderesse demeurent encore en Haïti; c’est en Haïti qu’elle a fait toute sa scolarité et ses études universitaires; son fiancé est péruvien et réside au Pérou. L’agent a donc conclu que le degré d’établissement de la demanderesse était faible et n’a pas accordé un grand poids à ce facteur.

[17]           L’agent considère que la demanderesse n’a pas invoqué de conditions défavorables particulières en Haïti. Il note qu’elle allègue la situation économique précaire de sa famille et qu’elle craint la situation ainsi que le chaos régnant actuellement en Haïti. L’agent souligne toutefois que la demanderesse n’a présenté aucune preuve à cet effet. Par conséquent, il n’a pas accordé de poids au facteur des conditions du pays d’origine dans l’évaluation des considérations humanitaires.

[18]           Enfin, l’agent a accordé un poids négatif au comportement de la demanderesse relativement à son parcours d’immigration. L’agent reproche à la demanderesse de ne pas avoir simplement déposé une nouvelle demande de permis d’études lorsqu’elle a découvert qu’elle devait le faire. L’agent critique le choix de la demanderesse d’avoir plutôt tenté d’obtenir un statut au Canada par différentes manières et de rester illégalement au Canada.

V.                Question en litige

[19]           La présente cause soulève la question litigieuse suivante :

1.             L’agent de CIC a-t-il basé sa décision de rejeter la demande de résidence permanente pour considérations humanitaires sur des conclusions de fait erronées?

[20]           La norme de contrôle applicable à la décision de l’agent d’accorder ou non une dispense pour des motifs d’ordre humanitaire est celle de la décision raisonnable (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, [2008] 1 RCS 190, 2008 CSC 9 [Dunsmuir]; Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1992] RCS 817).

VI.             Dispositions pertinentes

[21]           En l’espèce, le paragraphe 25(1) de la LIPR prévoit qu’une dispense des exigences de la loi peut être accordée pour des considérations d’ordre humanitaire :

Humanitarian and compassionate considerations —request of foreign national

Séjour pour motif d’ordre humanitaire à la demande de l’étranger

25 (1) Subject to subsection (1.2), the Minister must, on request of a foreign national in Canada who applies for permanent resident status and who is inadmissible —other than under section 34, 35 or 37 — or who does not meet the requirements of this Act, and may, on request of a foreign national outside Canada — other than a foreign national who is inadmissible under section 34, 35 or 37 — who applies for a permanent resident visa, examine the circumstances concerning the foreign national and may grant the foreign national permanent resident status or an exemption from any applicable criteria or obligations of this Act if the Minister is of the opinion that it is justified by humanitarian and compassionate considerations relating to the foreign national, taking into account the best interests of a child directly affected.

25 (1) Sous réserve du paragraphe (1.2), le ministre doit, sur demande d’un étranger se trouvant au Canada qui demande le statut de résident permanent et qui soit est interdit de territoire — sauf si c’est en raison d’un cas visé aux articles 34, 35 ou 37 —, soit ne se conforme pas à la présente loi, et peut, sur demande d’un étranger se trouvant hors du Canada — sauf s’il est interdit de territoire au titre des articles 34, 35 ou 37 — qui demande un visa de résident permanent, étudier le cas de cet étranger; il peut lui octroyer le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables, s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient, compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché.

VII.          Observations des parties

A.                Observations de la demanderesse

[22]           La demanderesse est d’avis que les conclusions sur lesquelles se base l’agent de CIC dans sa décision sont déraisonnables. Elle argue que l’agent a erré dans son analyse de plusieurs éléments au dossier.

[23]           La demanderesse soutient que l’agent n’a pas tenu compte de l’impact inhérent du départ de la demanderesse sur les enfants de ses sœurs, qui se trouveraient privés de son affection en tant que figure parentale.

[24]           La demanderesse soutient que l’agent n’a pas convenablement considéré ses antécédents d’emploi, n’y voyant pas une volonté d’intégration et d’autonomie financière.

[25]           La demanderesse souligne que l’agent a erré en considérant qu’elle avait des liens forts à l’extérieur du Canada en évoquant son fiancé vivant au Pérou et elle fait remarquer que c’est vers Haïti qu’elle serait renvoyée.

[26]           La demanderesse conteste la conclusion de l’agent selon laquelle son degré d’établissement serait plutôt faible au Canada. Elle réitère son implication comme bénévole au sein d’organismes communautaires.

[27]           Enfin, la demanderesse maintient que l’agent a erré dans son évaluation des ressources financières à sa disposition advenant son retour en Haïti. Il se serait fondé sur de la preuve désuète et aurait spéculé quant aux économies du père de la demanderesse, ne tenant pas compte de son vieil âge.

B.                 Observations du défendeur

[28]           Selon le défendeur, au contraire, la décision de l’agent est raisonnable.

[29]           Le défendeur soutient que l’agent a tenu compte de toute la preuve soumise et rappelle que l’appréciation de la preuve et la pondération des facteurs CH relèvent de la discrétion de l’agent. De même, le degré d’établissement est un facteur important, mais non pas déterminant.

[30]           Selon le défendeur, il était loisible à l’agent de tirer une inférence négative de l’historique d’immigration de la demanderesse. En effet, elle n’a pas suivi le parcours légal pour régulariser son statut et a plutôt choisi de contourner la loi en multipliant de nombreuses demandes de natures différentes, la demande CH étant son dernier recours. Le défendeur rappelle que la demande CH n’est pas une autre catégorie d’immigration et que la dispense doit demeurer une mesure exceptionnelle.

[31]           Le défendeur souligne que l’agent a bien considéré l’aspect de l’intérêt supérieur des enfants touchés. Il rappelle que la demanderesse n’a présenté aucune preuve concernant l’intérêt supérieur des enfants et qu’il revenait à la demanderesse de présenter une demande avec toutes les preuves pertinentes.

VIII.       Analyse

[32]           Notre Cour est ici saisie d’un cas kafkaïen. Tous les déboires de la demanderesse découlent de la négligence de son ancien procureur à l’égard de son dossier lorsqu’il n’a pas transmis la demande de PST de la demanderesse. Le soussigné constate que l’omission par ce représentant d’avoir acheminé les documents requis à CIC a marqué le début d’une succession d’erreurs menant à la présente situation. Sachant que le simple dépôt d’une nouvelle demande de permis d’études en juin 2012 aurait permis à la demanderesse de compléter le stage requis par son programme d’études, puis d’être diplômée, et que chacune des procédures en immigration entreprises par la demanderesse est la suite de la faute de son ancien représentant, elle ne saurait être blâmée. Malgré ses bonnes intentions, la demanderesse n’a pu mener à bien ses plans.

[33]           La Cour conclut que l’agent a erré en concluant à l’insuffisance de facteurs justifiant une dispense des exigences de la loi pour considérations humanitaires et que sa décision est par conséquent déraisonnable.

[34]           Dans son analyse du degré d’établissement de la demanderesse, l’agent n’a pas accordé de poids à l’engagement bénévole de la demanderesse auprès de la communauté, malgré les preuves soumises. Dans une lettre datée du 23 février 2015, le révérend de l’Église Pentecôtiste Unie de Saint-Laurent témoigne ainsi de la contribution de la demanderesse au sein de sa communauté :

Elle est membre participant et sa contribution au sein de l’église est grandement appréciée. C’est une femme très dévouée et très fiable et elle est très appréciée par toute l’assemblée. Nous l’apprécions grandement et elle est un ajout positif à la communauté.

Ensuite, la demanderesse a présenté une lettre d’appui de la coordonnatrice jeunesse du Centre communautaire Place Benoit, datée du 24 février 2015, qui vante son honnêteté et son engagement, en plus de faire l’éloge de son professionnalisme :

Elle fait montre au quotidien d’un professionnalisme fort apprécié, d’une très grande disponibilité et d’une générosité envers les participants. Toujours motivée et très efficace dans sa démarche, Madame Annila Vilme a également su établir avec les participants une relation significative basée sur des valeurs comme le respect et le partage.

Finalement, le 9 mars 2015, le directeur de ce même centre communautaire s’exprimait ainsi au sujet de la demanderesse :

[…] Mme Annila Vilme participe activement à l’organisation et à l’animation d’activités communautaires pour les familles qui fréquentent le Centre Bon Courage. Elle a notamment animé des activités éducatives pour les enfants du quartier, des émissions de radio communautaires pour les familles laurentiennes. Elle est aussi très activement impliquée dans la banque alimentaire ainsi que dans la préparation des événements de quartier tels que le Festi’santé ou le cinéma plein air, entre autres.

La Cour souligne que les actions de la demanderesse ont eu un impact positif sur les enfants de ses sœurs et de sa communauté, en plus de grandement profiter à son église et à sa communauté.

[35]           La Cour note également que la demanderesse a su se faire remarquer positivement au sein de l’institution d’enseignement fréquentée, une professeure la recommandant en ces termes le 25 mai 2012 :

[…] Mme Vilmé a démontré, durant toute la durée de ses études, de la rigueur, de l’attention aux détails, de la précision et un grand souci du travail bien fait.

Elle est intelligente, discrète et calme. Toujours présente, intéressée et constante, elle apprend avec facilité, sait relever et apprécier les défis.

[36]           Ainsi, c’est en raison des complications à régulariser son statut – qui sont le fait de son ancien procureur – que la demanderesse a éprouvé des difficultés à effectuer un stage, à occuper un emploi stable et à devenir autonome financièrement. Par ailleurs, bien que l’agent ait reconnu que selon toute vraisemblance, l’ancien procureur de la demanderesse avait agi dans son dossier avec négligence, il a tout de même accordé un poids négatif aux différentes démarches entreprises par la demanderesse pour obtenir un statut au Canada.

[37]           Ainsi, la décision de l’agent n’appartient pas aux issues possibles acceptables (Dunsmuir, précité, au para 47).

IX.             Conclusions

[38]           La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l'affaire est renvoyée à un agent d'immigration différent pour qu'une décision soit prise à nouveau.

[39]           Il n'y a aucune question de portée générale à certifier.

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1.      La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l'affaire est renvoyée à un agent d'immigration différent pour qu'une décision soit prise à nouveau.

2.      Il n'y a aucune question de portée générale à certifier.

 « Michel M.J. Shore »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1430-16

 

INTITULÉ :

ANNILA VILME c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 27 octobre 2016

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE SHORE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 28 octobre 2016

 

COMPARUTIONS :

Vincent Desbiens

 

POUR LAPARTIE DEMANDERESSE

 

Andrea Shahin

POUR LA PARTIE DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Handfield & Associés, Avocats

Montréal (Québec)

 

POUR LA PARTIE DEMANDERESSE

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

POUR LA PARTIE DÉFENDERESSE

 

 

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