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Date : 20161019


Dossier : T-2095-15

Référence : 2016 CF 1158

Ottawa (Ontario), le 19 octobre 2016

En présence de monsieur le juge Annis

ENTRE :

YOUNG-TAILLON, NICOLAS

demandeur

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Introduction

[1]               Le présent recours est une demande de contrôle judiciaire en vertu du paragraphe 18.1(1) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC (1985), ch F-7 de la décision du Président indépendant du Tribunal disciplinaire de l’Établissement de Cowansville (le Président) datée du 12 novembre 2015 et trouvant monsieur Nicolas Young-Taillon (le demandeur) coupable de l’infraction disciplinaire « de prendre part à un combat » prévue à l’article 40h) de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, L.C. 1992, ch. 20 (la Loi).

II.                Les faits

[2]               Le demandeur, un détenu à l’Établissement de Cowansville (l’Établissement), a reçu le 7 avril 2015, un rapport disciplinaire. Il est accusé sous l’article 40h) de la Loi d’avoir pris part à un combat avec un codétenu le 22 mars 2015.

[3]               Les événements en question ont eu lieu dans un établissement dans lequel les détenus sont en quasi-liberté et peuvent se déplacer ouvertement. L’Établissement comporte une salle commune avec une cuisine et un couloir qui se dirige vers les chambres des détenus. La chambre de l’accusé est située au bout du corridor, à environ quarante pieds de la salle commune.

[4]               Les événements ont eu lieu lors d’un changement des effectifs alors qu’il n’y avait aucun personnel présent pour témoigner l’incident. D’ailleurs, le personnel a seulement pris connaissance de l’incident lorsqu’une cicatrice au visage du demandeur a été remarquée par un membre du personnel. Par la suite, la vidéo de surveillance a été visionnée pour décerner la cause de cette cicatrice. C’est à ce moment que le demandeur a été accusé de l’infraction.

[5]               La seule preuve au dossier est l’enregistrement vidéo et le témoignage de Karine Dutil, membre du personnel correctionnel, qui décrivait ce qu’elle avait constaté en visionnant la vidéo. Le demandeur n’a ni témoigné ni présenté de preuve.

[6]               Des audiences ont eu lieu le 2 et 30 septembre 2015 et le Président a rendu sa décision le 12 novembre 2015.

A.                L’enregistrement vidéo

[7]               Lors de l’audience, le Président a visionné l’enregistrement vidéo de l’incident. La séquence d’événements suivante a été décernée :

1.      le demandeur et le codétenu ont eu une discussion vive dans la salle commune durant laquelle les deux se tenaient face à face, à quelques pieds l’un de l’autre;

2.      le demandeur a bousculé le codétenu brusquement une première fois, ce qui a causé le codétenu à tomber au sol;

3.      le demandeur a bousculé le codétenu une deuxième fois, ce qui a causé le codétenu à perdre légèrement son équilibre;

4.      le demandeur a quitté la salle commune pour se diriger vers le couloir et se rendre à sa chambre;

5.      durant son absence, le codétenu a été chercher un objet de l’armoire de la cuisine que l’assesseur a cru être un couteau, mais qui était, dans tous les cas, une arme aux termes de l’article 267(a) du Code criminel, RSC 1985, c C-46;

6.      le codétenu a quitté la salle commune avec l’arme dans la main et a poursuivi le demandeur;

7.      le demandeur est brièvement entré dans sa chambre, qui se trouvait au bout du couloir, mais s’est immédiatement retourné vers le couloir où il s’est aperçu que le codétenu s’approchait vers lui rapidement avec l’arme à la main;

8.      en voyant le codétenu s’approcher, le demandeur s’est dirigé vers le codétenu et les deux se sont battus et se sont rapidement retrouvés dans la salle de bain où il n’y avait aucune caméra;

9.      quelques minutes plus tard, le demandeur, qui semblait toucher une blessure à son visage à quelques reprises, a quitté la salle de bain et s’est dirigé vers la salle commune et ensuite vers sa chambre;

10.  à ce moment, quelqu’un qu’on peut présumer être un membre du personnel, a nettoyé ce qui semblerait être du sang dans le couloir à l’extérieur de la salle de bain et entre la salle de bain et la chambre du demandeur;

11.  le demandeur a ensuite quitté sa chambre pour chercher, à son tour, un objet de l’armoire de la cuisine;

12.  pendant que le demandeur était dans la chambre commune, le codétenu a quitté la salle de bain et est retourné à sa chambre;

13.  le demandeur est retourné à sa chambre pour ensuite se diriger vers la porte de la salle de bain en sortant l’objet récupéré de la cuisine de sa poche;

14.  après quelques moments il est retourné vers une autre salle avec l’objet dans sa main;

15.  entre temps, quelqu’un qui semble être un membre du personnel, est entré dans la salle de bain avec un seau et une vadrouille;

16.  le demandeur est enfin entré dans la chambre du codétenu, hors de l’angle des caméras, avec l’objet dans sa main droite; et

17.  après quelques minutes, il est ressorti de la chambre du codétenu et s’est dirigé vers la salle commune.

B.                 L’audience

[8]               Lors de l’audience, l’assesseur a admis que les événements après la bagarre, à partir du moment que le demandeur a quitté la salle de bain pour se diriger vers sa chambre, d’ailleurs le fait qu’il est allé chercher un arme, ne sont pas les actes pour lesquels il est accusé. C’est seulement les événements qui ont eu lieu dans le couloir qui sont en question. L’avocate du demandeur a aussi fait valoir que la bousculade qui a eu lieu avant la bagarre dans le couloir n’était pas l’objet de l’infraction puisque cette bousculade ne s’élevait pas à un combat.

[9]               L’assesseur soutient « qu’il y a des moyens autres que de se battre pour régler un conflit en établissement », soit notifier le personnel ou utiliser les alarmes d’urgence dans les chambres. L’assesseur a aussi signalé qu’il n’était pas plausible que le demandeur et le codétenu auraient pu réussir à cohabiter ensemble pendant plusieurs jours en essayant d’étouffer l’histoire du combat s’il y avait eu légitime défense. Ni l’un ni l’autre n’ont avisé le personnel d’avoir été victime d’une agression ou d’avoir eu à se défendre.

[10]           L’avocate du demandeur a soulevé l’argument de légitime défense. Elle a soigneusement énoncé les éléments du moyen de défense pour le Président et a analysé les faits à la lumière de ces éléments. Elle a affirmé que le fardeau de preuve n’était pas renversé et que c’était au Service correctionnel de prouver hors de tout doute raisonnable que la légitime défense ne s’appliquait pas. Elle a souligné au Président que, sur la question de légitime défense, c’est la perception de l’accusé qui est importante.

[11]           L’avocate du demandeur prétendait qu’une personne raisonnable dans la situation du demandeur aurait perçu être menacée et aurait agi comme le demandeur l’avait fait. Le demandeur, en sortant de sa chambre, a vu le codétenu s’avancer vers lui avec une arme. Elle prétend que, dans cette situation, il fallait « réagir sur le moment ». Il n’y avait ni gardien, ni guérite, ni bouton d’alarme.

[12]           Elle avance l’argument que le contexte était imparfait :

On est dans un contexte où la personne peut se venger où dans un pénitencier il faut réagir sur le coup, il faut réagir sur le moment. On peut pas juste s’enfuir comme ça. C’est pas juste aller s’enfermer dans sa cellule, puis après ça quelques jours plus tard attendre de voir ce qui va arriver. On est dans un contexte comme ça.

[13]           De plus, elle affirme que la réaction du demandeur était proportionnelle. Son client a été blessé lors de cette bagarre et il a utilisé la force nécessaire pour désarmer le codétenu.

III.             Décision contestée

[14]           Lors de l’audience du 12 novembre 2015, le Président a prononcé sa décision dont la totalité sur le moyen de la défense légitime est la suivante :

Ce qui est…Ce qui est allégué…Ce qui est allégué par la défense, c’est légitime défense et que monsieur a agi d’une façon raisonnable.

J’ai eu l’occasion de regarder très attentivement la vidéo par la suite. Une chose que j’ai pu constater en le voyant tranquillement et collé sur l’écran, j’ai vu que ces gens-là, non seulement se sont…j’emploie l’expression pour le moment chamaillé, mais les deux à un moment donné autant que l’autre étaient armés. Pour moi c’est clair que ces deux détenus-là se sont battus. C’est ce dont votre client est accusé. Et en conséquence je le trouve coupable de l’accusation. Par ailleurs, je comprends que monsieur a été mis en isolement…

[Je souligne]

[15]           Le demandeur a été condamné à trois jours de temps fait et une amende de trente-cinq dollars suspendue pour une période de quatre-vingt-dix jours.

IV.             Loi pertinente

[16]           Le Président a trouvé le demandeur coupable de l’infraction prévue à l’article 40h) de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, LC 1992, c 20 :

Infractions disciplinaires

Disciplinary offences

40 Est coupable d’une infraction disciplinaire le détenu qui :

40 An inmate commits a disciplinary offence who

[…]

h) se livre ou menace de se livrer à des voies de fait ou prend part à un combat;

 

[…]

(h) fights with, assaults or threatens to assault another person;

V.                Questions en litige

[17]           Cette affaire soulève les questions en litige suivantes :

1.      Est-ce l’analyse du moyen de légitime défense du Président était raisonnable?

2.      Le Président a-t-il manqué à l’équité procédurale?

VI.             Norme de contrôle

[18]           Dans la mesure que le demandeur argumente que les motifs du Président sont entachés de lacunes ou de vices, il faut se questionner sur le caractère raisonnable de la décision (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62 aux paras 21-22). Sur cette question, il faut s’en remettre « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au para 47). Pour ce qui est des questions d’équité procédurale soulevés par le demandeur, la norme applicable sera toujours celle de la décision correcte (Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24 au para 79).

VII.          Analyse

[19]           Le demandeur est accusé du délit disciplinaire sous l’article 40 h) de la Loi d'avoir pris part à un combat. Cet article interdit aussi des actes moins graves tel que se livrer ou menacer de se livrer à des voies de fait, ce qui entraînerait une peine moins sévère. Toutefois, le demandeur a été accusé en vertu de l’infraction plus grave sous l’article 40 h), soit d’avoir pris part à un combat. Par conséquent, les faits pertinents ne concernent que les événements ayant eu lieu dans le couloir lorsque le demandeur et le codétenu se sont battus.

[20]           Il n'y a aucune question qu'un combat a eue lieu. Puisque le demandeur a reconnu avoir participé à ce combat, la seule question que le Président du tribunal devait examiner était de savoir si sa participation pourrait être justifiée selon la légitime défense, tel que soulevé par le demandeur.

[21]           Compte tenu de ce moyen de défense, l'objet de l'analyse des faits aurait dû être le caractère raisonnable de la décision du demandeur de prendre part à un combat au moment où il a vu le codétenu s’approcher avec une arme à la main.

[22]           Par le fait même que le codétenu était armé et qu’il s'approchait du demandeur dans le corridor, il semble raisonnable de supposer que sa crainte pour sa sécurité personnelle augmenterait de manière considérable en comparaison avec la bousculade qui a eu lieu dans la salle commune.

[23]           Acceptant que la sécurité personnelle du demandeur fût en danger au moment qu’il faisait face au codétenu armé, la véritable question devant le Président était de savoir s’il avait d’autres options raisonnables pour éviter ce danger imminent. Il est nécessaire de garder à l’esprit que le demandeur avait environ deux à trois secondes pour élaborer un plan d’action.

[24]           Le procureur général fait valoir qu'il y avait des solutions évidentes, y compris alerter les gardes ou se retirer dans sa chambre et appuyer le bouton d'alarme pour avertir les autorités. Le demandeur fait valoir que, étant donné l’imminence du danger, ces options n’étaient pas réalistes. Notamment, les gardes étaient en changement de quart de travail et il n’y avait aucune alarme dans le couloir.

[25]           Si le Président avait entrepris une analyse de ce genre, tel que présenté par l’avocate du demandeur, il aurait pu apprécier la perception du demandeur face à l’approche du codétenu en tenant compte des événements ayant eu lieu avant le combat et durant le combat. Il aurait pu ainsi déterminer si les autorités correctionnelles avaient déchargés leur fardeau d’établir hors de tout doute raisonnable que le demandeur n’était pas en situation de légitime défense justifiant sa participation au combat.

[26]           Ce qui n’était pas pertinent et que le Président ne pouvait pas considérer était les événements après le combat. Il n’y a aucune preuve qu’un combat a eu lieu suite aux événements ayant eu lieu dans le couloir quand le demandeur, muni d’une arme non-identifiée récupérée de la cuisine, est entré dans la chambre du codétenu. En effet, l’assesseur a admis que ces événements ne font pas partie de l’accusation en question.

[27]           Il est donc évident que les motifs du Président, qui étaient d’ailleurs trop brefs, se reportaient à des faits non pertinents en rejetant l'argument de la légitime défense du demandeur. La déclaration du Président qu’à un moment les deux prisonniers étaient armés faisait référence aux événements ayant lieu après le combat dans le couloir. Ces faits n’ont aucun rapport avec la question de légitime défense.

[28]           En conséquence, les motifs du Président rejetant le moyen de défense présenté par le demandeur ne sont pas raisonnables puisqu’ils méprenaient la preuve pertinente, comptant plutôt sur des preuves non pertinentes.

[29]           Ayant décidé que l’analyse du Président n’était pas raisonnable, il n’est pas nécessaire d’aborder les questions d’équité procédurale.

[30]           La décision est donc annulée et l'affaire est renvoyée au tribunal afin d'être entendue par un autre président indépendant.

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie avec dépens et la décision est retournée au Tribunal pour une nouvelle détermination sur la base des présents motifs.

« Peter Annis »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-2095-15

 

INTITULÉ :

YOUNG-TAILLON, NICOLAS c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL (QUÉBEC)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 14 SEPTEMBRE 2016

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE AnNIS

 

DATE DES MOTIFS :

LE 19 octobre 2016

 

COMPARUTIONS:

Me Marie-Claude Lacroix

 

PÒUR LE DEMANDEUR

 

Me Véronique Forest

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Marie-Claude Lacroix

Montréal (Québec)

 

PÒUR LE DEMANDEUR

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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