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Date : 20161013


Dossier : T-2506-14

Référence : 2016 CF 1139

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 13 octobre 2016

En présence de monsieur le juge O’Reilly

ENTRE :

ANIZ ALANI

demandeur

et

LE PREMIER MINISTRE DU CANADA,

LE GOUVERNEUR GÉNÉRAL DU CANADA ET LE CONSEIL PRIVÉ DE LA REINE

POUR LE CANADA

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Aperçu

[1]               M. Aniz Alani conteste une décision de 2014 du premier ministre alors élu, le très honorable Stephen Harper, de ne pas pourvoir les postes vacants au Sénat du Canada. M. Alani sollicite un jugement déclaratoire selon lequel l’ancien premier ministre Stephen Harper avait l’obligation constitutionnelle de conseiller le gouverneur général de recommander les nominations au Sénat dans un délai raisonnable en cas de vacance d’un siège. Selon M. Alani, la position de M. Harper n’a pas respecté une convention constitutionnelle contraignante.

[2]               Les défendeurs, le premier ministre, le gouverneur général et le Conseil privé, ont soulevé plusieurs arguments à l’encontre de la position de M. Alani. D’abord et avant tout, les défendeurs allèguent que la présente affaire est théorique étant donné que le premier ministre actuel, le très honorable Justin Trudeau, a établi un nouveau processus de nomination des sénateurs, qu’il a déjà fait un certain nombre de nominations au Sénat et qu’il s’est engagé à faire d’autres nominations dans un avenir rapproché. Selon les défendeurs, il n’y a, par conséquent, plus de moratoire sur les nominations au Sénat, et il n’est plus nécessaire de se prononcer sur le bien-fondé des arguments de M. Alani. Les défendeurs soutiennent également que la demande de contrôle judiciaire de M. Alani n’est pas justiciable puisqu’elle concerne une question de nature exclusivement politique, que la Cour fédérale n’a pas compétence sur la question, que M. Alani n’a pas qualité pour la faire valoir et que la prétendue convention constitutionnelle sur laquelle se fonde M. Alani n’existe pas. Ils me demandent de rejeter la demande de M. Alani.

[3]               Je suis d’accord avec les défendeurs : la présente affaire est théorique. Par conséquent, je dois rejeter la demande de contrôle judiciaire de M. Alani.

[4]               La seule question en litige est de savoir si la demande de contrôle judiciaire de M. Alani est théorique. Je n’exprime aucune opinion sur le bien-fondé de la demande ou les autres motifs sur lesquels s’appuient les défendeurs pour la faire rejeter.

II.                Contexte

[5]               À la fin de 2014, M. Alani a lu un article du journal Toronto Star dans lequel il était mentionné que l’ancien premier ministre Harper aurait déclaré : [traduction] « Je ne crois pas que les Canadiens se préoccupent que je fasse nommer plus de sénateurs ces jours-ci » (4 décembre 2014). Quelques jours plus tard, M. Alani a déposé un avis de demande de contrôle judiciaire de la décision de M. Harper de ne pas recommander au gouverneur général de nommer des personnes qualifiées et compétentes en vue de pourvoir les sièges vacants du Sénat (le pouvoir du gouverneur général est prévu à l’article 32 de la Loi constitutionnelle de 1867 – voir l’annexe). En juillet 2015, M. Harper a confirmé qu’il y avait un moratoire sur les nominations au Sénat, mais M. Alani a fondé sa demande sur la déclaration de 2014.

[6]               M. Alani a toutefois tenté d’apporter des modifications à sa demande afin d’enlever toute référence à la déclaration de 2014 de M. Harper. Le juge Sean Harrington a permis à M. Alani d’apporter des modifications à sa demande, mais ne lui a pas permis de supprimer sa référence à la déclaration de 2014 comme fondement de son action. Le juge Harrington a également fait observer que supprimer toute mention de cette déclaration de la demande de M. Alani transformerait la procédure de demande de contrôle judiciaire en procédure de renvoi privé non admissible. Le juge Harrington a également rejeté la requête en radiation de la demande de M. Alani présentée par les défendeurs (Alani c. Canada (Premier ministre), 2015 CF 649). La Cour d’appel fédérale a subséquemment rejeté l’appel des défendeurs en ce qui concerne la requête en radiation (Canada (Prime Minister) v. Alani, 2016 FCA 22).

[7]               Les élections fédérales de 2015 approchant, M. Alani a tenté de faire accélérer l’audition de sa demande. Le 29 mai 2015, M. Alani a écrit à la Cour pour appuyer sa volonté d’obtenir une audition rapide. Dans sa lettre, il reconnaît que [traduction] « si un changement de gouvernement entraîne un changement dans la politique du gouvernement de l’heure en ce qui concerne les nominations au Sénat, [...] on pourrait raisonnablement s’attendre à ce que la question sous-jacente soulevée dans la demande concernant l’obligation constitutionnelle de recommander au gouverneur général de pourvoir les sièges vacants au Sénat devienne théorique ». Peu après, M. Alani a fait une demande officielle d’audition accélérée. Dans ses observations, M. Alani a de nouveau admis que l’élection ferait de sa demande une demande théorique. La juge Jocelyne Gagné a néanmoins rejeté la requête pour accélérer la procédure de M. Alani (Alani c. Canada (Premier ministre), 2015 CF 859).

[8]               Le 19 octobre 2015, M. Justin Trudeau est devenu premier ministre. Au début de décembre, la ministre des Institutions démocratiques, l’honorable Maryam Monsef, a annoncé la création d’un Comité consultatif indépendant sur les nominations au Sénat afin de conseiller le premier ministre. En outre, la ministre Monsef a déclaré que cinq nominations seraient faites au début de 2016 et que les sièges demeurant vacants seraient pourvus plus tard en 2016. En effet, au printemps 2016, le gouverneur général – conseillé par le premier ministre ayant reçu les recommandations du Comité consultatif – a nommé sept nouveaux sénateurs.

[9]               Le 22 juin 2016, j’ai entendu les arguments des parties sur la question du caractère théorique, ainsi que sur le bien-fondé de la demande de M. Alani. J’ai pris la décision en délibéré.

A.                La demande de contrôle judiciaire de M. Alani est-elle théorique?

[10]           Malgré ses concessions antérieures sur le fait que le résultat de l’élection de 2015 ferait de sa demande une demande théorique, M. Alani allègue que la question sous-jacente à cette procédure demeure non réglée : le fait que le premier ministre ait fait des nominations et qu’il se soit engagé à pourvoir les sièges qui demeurent vacants ne rend pas sa demande théorique. Il s’agit d’apprécier si la convention constitutionnelle exige que le premier ministre pourvoie les sièges vacants en temps opportun.

[11]           Je ne suis pas d’accord. Étant donné le fondement de la demande de M. Alani – la décision du premier ministre de ne pas faire de nominations au Sénat –, les circonstances actuelles la rendent théorique, et il n’existe aucun fondement justifiant que notre Cour exerce son pouvoir de discrétion de décider de la question théorique.

[12]           Les parties conviennent que la question du caractère théorique doit être décidée conformément au cadre établi dans l’arrêt Borowski c. Canada (Procureur général), [1989] 1 RCS 342. En premier lieu, il faut se demander si « le différend concret et tangible a disparu et si la question est devenue purement théorique ». Si c’est le cas, le tribunal décide en deuxième lieu s’il doit exercer son pouvoir discrétionnaire pour examiner le bien-fondé de l’affaire (à la page 353).

[13]           À mon avis, la réponse à la première question est affirmative; l’essence même du litige a disparu.

[14]           La demande de contrôle judiciaire de M. Alani se fonde sur un moratoire imposé par M. Harper. Même si M. Alani a plus tard tenté d’élargir sa demande, le juge Harrington a rejeté sa requête. En réalité, M. Alani fait ici la même requête : sa demande ne concerne pas [traduction] « une déclaration précise faite par un premier ministre en particulier ou les intentions précises d’un premier ministre à un moment isolé dans le temps ». Selon M. Alani, sa demande soulève plutôt une question générale concernant l’existence d’une obligation constitutionnelle du premier ministre de recommander au gouverneur général de nommer des sénateurs dans un délai raisonnable.

[15]           Je ne suis pas d’accord avec les arguments de M. Alani sur ce point. Premièrement, le juge Harrington a déjà rejeté la requête de M. Alani de formuler sa demande en tant que question générale d’ordre constitutionnel. Sous réserve d’un appel de cette ordonnance, elle est contraignante à mon égard et à l’égard de M. Alani. Deuxièmement, il ne peut pas élargir la portée de sa demande par de simples arguments juridiques devant moi. L’avis de demande constitue le fondement de la cause de M. Alani, et cet avis fait précisément référence à la déclaration de 2014 de M. Harper.

[16]           Je suis d’accord avec M. Alani sur le fait que je dois m’employer à faire une lecture « globale et pratique » de son avis de demande (Canada (Revenu national) c. JP Morgan Asset Management (Canada) Inc., 2013 CAF 250, au paragraphe 50). Toutefois, cette générosité d’interprétation ne peut équivaloir à modifier le fondement même de la demande. La demande de M. Alani était inspirée par un moratoire sur les nominations au Sénat; il s’est expressément fondé sur le moratoire dans son avis de demande, et sa requête pour en élargir la portée a été refusée. Par conséquent, l’affaire dont je suis saisi est inextricablement liée au moratoire sur les nominations au Sénat annoncé par l’ancien premier ministre. Le moratoire est clairement achevé. Il n’y a plus de litige actuel entre les parties. La cause de M. Alani est théorique.

[17]           M. Alani fait valoir que si je devais conclure que sa demande est théorique, je devrais exercer mon pouvoir discrétionnaire et tout de même décider de l’instruire pour les raisons qui suivent :

         Les parties ont constitué un dossier complet sur les questions soulevées dans sa demande; l’utilisation des ressources judiciaires serait par conséquent plus judicieuse s’il était décidé des questions maintenant plutôt que d’attendre qu’une nouvelle demande soit faite à un certain moment dans le futur.

         La question de savoir si le premier ministre se considère comme étant tenu d’effectuer des nominations au Sénat en temps opportun demeure.

         La demande soulève une question importante qui pourrait autrement échapper au contrôle judiciaire.

         Il existe un coût social à ce qu’une question constitutionnelle importante ne soit pas tranchée.

[18]           Encore une fois, je ne suis pas d’accord avec les arguments de M. Alani. Conformément à l’arrêt Borowski, le pouvoir discrétionnaire de décider d’instruire une affaire à caractère théorique devrait être uniquement exercé dans les cas où un contexte contradictoire existe, des ressources judiciaires limitées ne constituent pas une préoccupation majeure et on ne demande pas à la cour d’outrepasser son rôle judiciaire. Ces facteurs ne vont pas dans le sens de ce que M. Alani plaide.

[19]           Sans me prononcer sur la qualité de M. Alani, je remarque qu’il ne semble pas y avoir de véritable contexte contradictoire en l’espèce. M. Alani présente essentiellement sa demande à titre de citoyen concerné et intéressé. Il n’a pas d’intérêt particulier ou personnel dans l’issue de l’affaire.

[20]           En ce qui concerne les ressources judiciaires, il faudrait beaucoup de temps et d’efforts pour rendre une décision définitive sur la demande de M. Alani. Il est vrai que les parties ont déjà compilé les documents écrits nécessaires et que la Cour a entendu les arguments des parties. Toutefois, un jugement sur le fond exigerait vraisemblablement des semaines d’analyse et de rédaction qui pourraient être consacrées à des affaires dans lesquelles les parties sont engagées dans un litige concret et important demandant une résolution rapide. En outre, je ne vois pas la question constitutionnelle ici en jeu échappant à un examen judiciaire. Si une vacance au Sénat demeurait ouverte pour une importante période, le défaut d’agir du premier ministre pourrait faire l’objet d’une demande de contrôle judiciaire. De plus, il est difficile de constater un coût élevé sur le plan social qu’un public canadien aurait à supporter si la question que M. Alani a soulevée restait sans réponse maintenant. Étant donné les circonstances actuelles, une réponse pourrait ne pas être nécessaire avant plusieurs années, voire jamais.

[21]           Finalement, en tenant compte du véritable rôle des tribunaux de trancher des différends réels entre des parties et non de se prononcer sur des questions juridiques d’ordre théorique, je conclus que la demande de M. Alani relève de la deuxième catégorie. Il soulève une question de droit constitutionnel dont le contexte factuel a maintenant disparu. Comme le font remarquer les défendeurs, il n’est plus nécessaire de décider si une convention constitutionnelle a été outrepassée en laissant des sièges vacants au Sénat durant une période qui dépasse un délai raisonnable parce que le gouvernement a déjà commencé à pourvoir les sièges vacants et s’est engagé à pourvoir ceux qui restent dans un avenir rapproché.

[22]           Par conséquent, je conclus que la demande de M. Alani est théorique. Je ne trouve aucun motif d’exercer mon pouvoir discrétionnaire et de trancher la question qu’il soulève.

III.             Conclusion et dispositif

[23]           La demande de contrôle judiciaire de M. Alani se fondait sur un moratoire sur les nominations au Sénat imposé par l’ancien premier ministre Harper. Ce moratoire est maintenant chose du passé; le premier ministre Trudeau s’est engagé à pourvoir les sièges vacants au Sénat et il a d’ailleurs déjà fait plusieurs nominations. Par conséquent, la demande de M. Alani est théorique.

[24]           Trancher la question à caractère théorique soulevée par M. Alani exigerait que la Cour se prononce sur une question sans contexte contradictoire, consacre d’importantes ressources judiciaires qui seraient mieux employées à d’autres causes et, essentiellement, tranche une question constitutionnelle d’ordre théorique. Dans les circonstances, je refuse d’acquiescer à cette demande.

[25]           Les défendeurs, tout en reconnaissant que M. Alani a présenté sa demande de bonne foi en qualité de citoyen concerné et intéressé, font remarquer qu’il a fait valoir sa cause malgré des indications manifestes de son caractère théorique, ce qui a généré des frais juridiques importants pour le gouvernement. Ils demandent à la Cour de leur accorder les dépens calculés selon le tarif habituel. Je suis d’accord et je rendrai l’ordonnance correspondante.

[26]           Dans la mesure où cette décision implique une requête accessoire et non le bien-fondé de la demande de contrôle judiciaire, je conclus qu’elle ne concerne pas une question qui présente de l’intérêt ou de l’importance pour le public. Par conséquent, cette décision ne relève pas de l’alinéa 20(1)a) de la Loi sur les langues officielles, L.R.C. (1985), ch. 31 (4e suppl.), et je la publie uniquement en anglais.

 


JUGEMENT

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

1.      La demande de contrôle judiciaire du demandeur est rejetée en raison de son caractère théorique.

2.      M. Alani doit payer les dépens des défendeurs.

« James W. O’Reilly »

Juge


Annexe

Loi constitutionnelle de 1867 (R-U), 30 & 31 Vict, c 3

The Constitution Act, 1867 (UK), 30 & 31 Vict, c 3

Nomination en cas de vacance

Summons on Vacancy in Senate

32 Quand un siège deviendra vacant au Sénat par démission, décès ou toute autre cause, le gouverneur-général remplira la vacance en adressant un mandat à quelque personne capable et ayant les qualifications voulues.

32 When a Vacancy happens in the Senate by Resignation, Death, or otherwise, the Governor General shall by Summons to a fit and qualified Person fill the Vacancy.

Loi sur les langues officielles, LRC 1985, c 31 (4e suppl))

Official Languages Act, RSC 1985, c 31 (4th Supp)

Décisions de justice importantes

Decisions, orders and judgments that must be made available simultaneously

20 (1) Les décisions définitives — exposé des motifs compris — des tribunaux fédéraux sont simultanément mises à la disposition du public dans les deux langues officielles :

20 (1) Any final decision, order or judgment, including any reasons given therefor, issued by any federal court shall be made available simultaneously in both official languages where

a) si le point de droit en litige présente de l’intérêt ou de l’importance pour celui-ci;

(a) the decision, order or judgment determines a question of law of general public interest or importance;

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-2506-14

 

INTITULÉ :

ANIZ ALANI c. LE PREMIER MINISTRE DU CANADA, LE GOUVERNEUR GÉNÉRAL DU CANADA ET LE CONSEIL PRIVÉ DE LA REINE POUR LE CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 22 juin 2016

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE O’REILLY

 

DATE DES MOTIFS :

Le 13 octobre 2016

 

COMPARUTIONS :

Aniz Alani

 

Pour le demandeur – Pour son propre compte

 

Jan Brongers

Oliver Pulleyblank

 

Pour les défendeurs

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Aniz Alani

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

Pour le demandeur – Pour son propre compte

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

Pour les défendeurs

 

 

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