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Date : 20161103


Dossier : IMM-57-16

Référence : 2016 CF 1221

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 3 novembre 2016

En présence de monsieur le juge Mosley

ENTRE :

FATMABIBI SABIRAHMED PATEL

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

ET

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               La demanderesse, Mme Fatmabibi Sabirahmed Patel, sollicite le contrôle judiciaire de la décision rendue le 9 décembre 2015 par la Section d’appel de l’immigration (SAI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié dans laquelle la SAI a rejeté l’appel interjeté pour des raisons d’ordre humanitaire du refus de la demande de résidence permanente soumise pour son père, qu’elle avait parrainé.

I.                   CONTEXTE

[2]               Mme Patel, qui est originaire de l’Inde, est arrivée au Canada en 2003 et est citoyenne depuis 2011. Elle a épousé Ashraf Koya (co-signataire de son engagement de parrainage) en mars 2002. Ils ont eu trois enfants, tous nés au Canada et âgés de 11, 10 et 15 ans.

[3]               En 2004, la demanderesse a présenté une demande de parrainage de ses parents, mais sa demande a été refusée. En février 2008, elle a présenté une deuxième demande de parrainage. Sa demande incluait son père, sa mère et ses trois frères, âgés de 32, 27 et 23 ans. Les autres membres de la famille en Inde, dont les grands-parents paternels de la demanderesse ainsi que des tantes habitant avec la famille, n’étaient pas visés par cette demande.

[4]               Le père de la demanderesse exploite une entreprise en Inde et possède des actifs qui pourraient être convertis et transférés au Canada. Sa mère administre les affaires familiales. Ses frères sont étudiants et n’occupent pas d’emploi. À titre d’étudiants à temps plein, ils seraient admissibles à un parrainage à titre de personnes à charge. La demanderesse, son époux et leurs enfants communiquent avec leur famille en Inde environ une fois par semaine, par téléphone. La demanderesse s’est rendue en Inde en octobre 2008 avec son époux et deux de ses enfants. Ses parents n’ont jamais rencontré le troisième enfant, qui est né après ce voyage et n’est jamais allé en Inde. Les membres de la famille de la demanderesse n’ont jamais demandé de visas de visiteurs et aucun des parents n’est venu au Canada.

[5]               Le 28 octobre 2013, la deuxième demande de parrainage de la demanderesse a été officiellement refusée par un agent des visas puisqu’elle ne remplissait pas l’exigence du revenu vital minimum en vertu des Lignes directrices sur les seuils de faible revenu (SFR). En décembre 2013, la demanderesse a interjeté appel du refus de l’agent des visas auprès de la SAI.

[6]               En janvier 2014, alors que l’appel de la demanderesse était en instance, une modification a été apportée au sous-alinéa 133(1)j)(i) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 (le RIPR). Cette modification a eu pour conséquence de modifier le calcul du revenu nécessaire pour parrainer un parent ou un grand-parent. Le seuil de revenu requis pour une demande de parrainage au titre de la catégorie du regroupement familial a été augmenté.

[7]               Avant le 1er janvier 2014, le sous-alinéa 133(1)j)(i) prévoyait que le parrain (ou le cosignataire, s’il y a lieu) devait avoir un revenu total au moins égal à son revenu vital minimum pour l’année précédant la date de dépôt de la demande de parrainage. Sous sa forme actuelle, le sous-alinéa 133(1)j)(i) prévoit que le parrain (ou le cosignataire, s’il y a lieu) doit avoir un revenu total au moins égal à son revenu vital minimum, majoré de 30 %, pour chacune des trois années d’imposition consécutives précédant la date de dépôt de la demande de parrainage.

[8]               Le 16 septembre 2014, la SAI a écrit à la demanderesse pour l’aviser de ce changement et lui demander de soumettre des documents supplémentaires comme preuve de revenu. Son avocat à l’époque a répondu le 29 octobre 2014 et fourni les documents requis. L’audience devant la SAI a eu lieu le 27 novembre 2015. La demanderesse était représentée à cette audience par le même avocat. Lors de l’audience, la demanderesse, par l’intermédiaire de son avocat, n’a pas contesté la validité de la décision de l’agent des visas. La seule question en litige devant la SAI était celle à savoir si, en considérant les intérêts supérieurs des enfants et d’autres facteurs, les motifs d’ordre humanitaire étaient suffisants pour justifier l’octroi d’une mesure spéciale en vertu de l’alinéa 67(1)c) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (LIPR).

II.                DÉCISION FAISANT L’OBJET DU CONTRÔLE

[9]               Dans son évaluation de l’appel de la demanderesse, la SAI a appliqué la version actuelle du sous-alinéa 133(1)j)(i) du RIPR. La SAI a déterminé que le seuil plus élevé justifiant la prise de mesures spéciales s’appliquait à l’appel puisque l’obstacle à l’admissibilité n’avait pas encore été surmonté par la demanderesse au moment de l’audience : Chirwa c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1970] IABD no 1; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Dang, [2001] 1 CF 321 (1re instance).

[10]           Pour tirer sa conclusion concernant la possibilité d’appliquer des mesures spéciales, la SAI a tenu compte de la taille de l’unité familiale de la demanderesse et du cosignataire, de sa position financière et de l’obstacle à l’exigence du revenu vital minimum en vertu de la version actuelle de l’alinéa 133(1)j)(i) et de toute difficulté résultant du fait que sa famille se trouve au Canada et ailleurs. Les parties ont convenu qu’aux fins de l’engagement de parrainage faisant l’objet de l’appel, la taille de l’unité familiale serait de 10 membres.

[11]           La SAI a pris en considération la situation financière actuelle de la demanderesse, notamment son revenu et celui du cosignataire en vertu de l’exigence du revenu vital minimum modifiée, ainsi que d’autres actifs et possibilités financières futures. La SAI a souligné qu’en dépit d’un revenu stable depuis les trois dernières années, la demanderesse et le cosignataire n’ont atteint le seuil minimal en aucun moment au cours des années prévues dans les exigences du revenu vital minimum modifiées.

[12]           Finalement, la SAI a pris en compte les intérêts supérieurs des enfants et les difficultés rencontrées par la demanderesse et sa famille en Inde. La SAI a souligné qu’il y avait peu d’éléments de preuve ou de documents à l’appui démontrant l’étroitesse du lien entre les enfants de la demanderesse et leurs grands-parents et oncles maternels en Inde. La SAI a fait valoir qu’elle avait accordé un poids considérable aux circonstances et aux intérêts présumés des enfants de la demanderesse, mais a déterminé qu’il s’agissait de facteurs neutres dans les circonstances. La SAI a également conclu qu’il n’y avait aucune preuve de difficulté chez le père de la demanderesse ou sa famille en Inde.

[13]           La SAI a conclu que la séparation physique seule n’était pas un facteur convaincant et qu’il n’y avait pas suffisamment de preuve d’un préjudice indu ou disproportionné ou de circonstances inhabituelles et graves pour permettre l’imposition de mesures spéciales.

III.             QUESTIONS EN LITIGE :

[14]           Ayant pris en considération les arguments des deux parties, je formulerais les questions en litige comme suit :

A.                Quelle est la norme de contrôle applicable?

B.                 La SAI a-t-elle appliqué la mauvaise version du sous-alinéa 133(1)j)(i) du RIPR?

C.                 La SAI a-t-elle été déraisonnable dans son exercice du pouvoir discrétionnaire lié aux motifs d’ordre humanitaire?

IV.             DISPOSITIONS LÉGISLATIVES PERTINENTES

[15]           Les dispositions pertinentes du RIPR sont rédigées comme suit :

Exigences : répondant

Requirements for sponsor

133 (1) L’agent n’accorde la demande de parrainage que sur preuve que, de la date du dépôt de la demande jusqu’à celle de la décision, le répondant, à la fois :

133 (1) A sponsorship application shall only be approved by an officer if, on the day on which the application was filed and from that day until the day a decision is made with respect to the application, there is evidence that the sponsor

(j) dans le cas où il réside :

(j) if the sponsor resides

(i) dans une province autre qu’une province visée à l’alinéa 131b) :

(i) in a province other than a province referred to in paragraph 131(b),

(A) a un revenu total au moins égal à son revenu vital minimum, s’il a déposé une demande de parrainage à l’égard d’un étranger autre que l’un des étrangers visés à la division (B),

(A) has a total income that is at least equal to the minimum necessary income, if the sponsorship application was filed in respect of a foreign national other than a foreign national referred to in clause (B), or

(B) a un revenu total au moins égal à son revenu vital minimum, majoré de 30 %, pour chacune des trois années d’imposition consécutives précédant la date de dépôt de la demande de parrainage, s’il a déposé une demande de parrainage à l’égard de l’un des étrangers suivants :

(B) has a total income that is at least equal to the minimum necessary income, plus 30%, for each of the three consecutive taxation years immediately preceding the date of filing of the sponsorship application, if the sponsorship application was filed in respect of a foreign national who is

(I) l’un de ses parents,

(I) the sponsor’s mother or father,

(II) le parent de l’un ou l’autre de ses parents,

(II) the mother or father of the sponsor’s mother or father, or

(III) un membre de la famille qui accompagne l’étranger visé aux subdivisions (I) ou (II),…

(III) an accompanying family member of the foreign national described in subclause (I) or (II), …

V.                ANALYSE

A.                Norme de contrôle

[16]           La demanderesse fait valoir que la norme de la décision correcte s’applique aux questions de droit et de manquement à l’équité : Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, au paragraphe 50. Elle soutient que la détermination des lois en vigueur sur lesquelles s’appuie l’appel et les effets de ces lois sur l’exercice du pouvoir discrétionnaire par le tribunal commandent l’application de la norme de la décision correcte. La demanderesse fait valoir que l’autre question portant sur l’exercice par la SAI de son pouvoir discrétionnaire lié aux motifs d’ordre humanitaire commande l’application de la norme de la décision raisonnable : Hara c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 263, [2009] A.C.F. no 371, au paragraphe 20.

[17]           Le défendeur soutient que les conclusions de faits de la SAI et son interprétation de sa loi constitutive, dont elle possède une expertise, commande l’application de la norme de la décision raisonnable : Dunsmuir au paragraphe 54; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] A.C.S no 12, au paragraphe 44; Gill c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1522. [2012] A.C.F. no 1643, au paragraphe 18.

[18]           En l’espèce, puisque le choix de la version du sous-alinéa 133(1)j)(i) qui s’applique à la SAI dans l’appel de décisions qui ont été prises avant le 1er janvier 2014 soulève des préoccupations d’équité, je suis d’accord avec la demanderesse que ce contexte commande l’application de la norme de la décision correcte. Je note qu’une conclusion similaire a été tirée par le juge en chef Crampton dans l’arrêt Gill, précité, au paragraphe 18. Cependant, comme il l’a souligné, le caractère raisonnable devrait généralement s’appliquer lorsqu’un tribunal interprète sa loi constitutive. Voir également Burton c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 345, [2016] A.C.F. no 308, au paragraphe 14.

[19]           La confirmation par la SAI de la décision à l’égard de la mesure spéciale repose sur son appréciation des faits au dossier. Par conséquent, l’évaluation de la preuve par la SAI et l’exercice de son pouvoir discrétionnaire lié aux motifs d’ordre humanitaire commandent la norme de la décision raisonnable : Khosa, précité, au paragraphe 58. Comme la Cour suprême a conclu dans l’arrêt Khosa, au paragraphe 59, « Les cours de révision ne peuvent soupeser à nouveau la preuve ni substituer la solution qu’elles jugent eux‑mêmes appropriée à celle qui a été retenue ».

(1)               La SAI a-t-elle appliqué la mauvaise version du sous-alinéa 133(1)j)(i) du RIPR?

[20]           À titre de question préliminaire, le défendeur fait valoir que la demanderesse ne peut soulever la question dans le cadre du contrôle judiciaire puisqu’elle a négligé de le faire devant la SAI lorsqu’elle en a eu l’occasion initialement. La SAI a avisé la demanderesse, avant son audience, des changements apportés au sous-alinéa 133(1)j)(i). Plus particulièrement, elle a été informée que la version actuelle de cet alinéa s’appliquerait à son cas et que la SAI avait besoin de documents supplémentaires à la lumière des changements apportés. Elle a fourni des renseignements supplémentaires, par l’intermédiaire de son avocat, et n’a pas contesté l’application de la nouvelle réglementation à son cas. Elle n’a pas contesté devant la SAI le fait qu’elle ne répondait pas aux exigences en matière de revenus lorsque la décision initiale a été prise par l’agent des visas. L’appel présenté par la demanderesse est fondé exclusivement sur des considérations d’ordre humanitaire.

[21]           La demanderesse affirme qu’il ne lui est pas interdit de soulever la question maintenant puisque la SAI était tenue d’appliquer la loi en vigueur, peu importe qu’elle se soit objectée ou non lors de l’audience de la SAI. Dans ces circonstances, et puisque la question soulève des considérations relatives à l’équité, je ne suis pas prêt à conclure que la demanderesse ne peut se fonder sur cet argument. Cela ne signifie toutefois pas que je crois qu’il devrait être accueilli.

[22]           La position de la demanderesse selon laquelle l’ancienne version de l’alinéa devrait être appliquée est fondée principalement sur des facteurs temporels. L’ancien alinéa était en vigueur au moment où la demanderesse a rempli sa demande de parrainage en 2008, lorsqu’elle a été refusée en octobre 2013 et lorsque l’appel a été déposé devant la SAI en décembre 2013. Si l’appel avait été tranché à ce moment, c’est l’ancienne réglementation qui aurait été appliquée à sa demande. Elle soutient que la décision d’appliquer la nouvelle réglementation constitue une erreur de droit.

[23]           La demanderesse affirme que l’application de la nouvelle réglementation par la SAI en appel correspondant à une application rétrospective de la loi. Elle affirme que ses droits substantiels, et non procéduraux, ont été affectés puisque l’application visait la réunification de sa famille et touchait des intérêts humains importants : R c. Dineley, 2012 CSC 58, [2012] A.C.S. no 58, au paragraphe 10; voir également R c. Howard Smith Paper Mills, [1957] CSC 403. Ces droits substantifs étaient acquis lorsque l’alinéa a été modifié. Ainsi, la SAI n’a pu exercer son pouvoir discrétionnaire équitablement puisqu’elle a appliqué à tort un seuil plus élevé pour rendre une décision en vertu de l’affaire Chirwa, précitée, plutôt que le seuil plus faible qui figure dans Jugpall c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] LADD no 600.

[24]           À l’appui de sa position, la demanderesse se fonde sur un certain nombre de décisions antérieures de cette cour. Seules deux portaient sur un appel porté devant la SAI : Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c. Lidder, [1992] 2 CF 621, [1992] A.C.F. no‑ 212 (CA); Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Nikolova, [1995] A.C.F. no 1337. Ces deux décisions sont, à mon avis, distinctes de l’espèce.

[25]           Dans l’arrêt Lidder, précité, aucune modification n’a été apportée à une loi ou une réglementation. Au moment du dépôt, la demanderesse était âgée de quelques mois de trop pour correspondre à la définition du regroupement familial. La Cour d’appel fédérale a déterminé que ce n’est pas la date de la demande de parrainage, mais la date de dépôt de la demande d’admission qui est pertinente pour déterminer si une personne est membre du regroupement familial. Dans l’arrêt Nikolova, précité, bien qu’il y ait une référence unique à une modification apportée à un règlement en matière d’immigration, la question déterminante est de savoir quelle est la date pertinente pour déterminer l’âge du demandeur. En invoquant la décision Lidder, le juge Wetston a estimé que la date pertinente à laquelle l’âge du demandeur doit être déterminé est la date de la demande parrainée de résidence permanente. Ni l’un ni l’autre des jugements n’est d’utilité pour la demanderesse, mais ils auraient pu l’être si la question portée devant la SAI avait été de déterminer si les personnes à la charge de son père respectaient la limite d’âge.

[26]           Je suis également convaincu que les autres décisions citées par la demanderesse sont distinctes de l’espèce.  L’arrêt Hirbod c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] A.C.F. no 447 était un cas de réfugié au sens de la Convention. Le libellé de la réglementation modifiée précisait clairement que la définition de la nouvelle catégorie ne devait pas s’appliquer aux demandes antérieures à mai 1997, une fois que le demandeur avait fait toutes les démarches nécessaires. L’affaire Choi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1992] 1 CF 763, [1992] A.C.F. no 1275 n’impliquait pas de changement dans la loi ou la réglementation, mais portait plutôt sur une politique ministérielle concernant la date « déterminante » du facteur offre d’emploi dans sa profession. L’affaire Henry c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1988] A.C.F. no 181 n’impliquait pas de nouvel appel devant la SAI. La demande concernait une décision d’un gestionnaire ayant renversé la recommandation d’un agent de l’immigration selon laquelle une exception fondée sur des considérations d’ordre humanitaire s’appliquait au demandeur. Finalement, l’affaire Wong c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1986] A.C.F. no 129 portait sur la décision d’un agent de visas concernant l’âge de la personne à charge au moment du dépôt de la demande de parrainage.

[27]           Dans une décision plus récente, Elahi c. Canada (Citoyenneté et Immigration) 2011 CF 858, [2011] A.C.F. no 1068, la réglementation concernant le parrainage d’un conjoint a été modifiée entre la date de la décision de la SAI et la demande de contrôle judiciaire portée à mon attention. J’ai constaté une erreur susceptible de révision dans la décision de la SAI relativement à une autre question et j’ai demandé qu’elle soit réexaminée selon la loi telle qu’elle était libellée au moment où la SAI a rendu sa décision. L’affaire Elahi se distinguait de la première instance puisque la SAI a pris sa décision finale avant que la réglementation soit modifiée.

[28]           Dans ma décision de renvoyer l’affaire pour un nouvel examen selon la loi telle qu’elle était libellée lorsque la SAI a pris sa décision, j’ai cité l’affaire McDoom c. Ministre de la Maind’œuvre et de l’Immigration, [1978] 1 CF 323, selon le principe qu’on ne peut exercer un préjudice contre une personne en exerçant un effet rétroactif sur des exigences nouvelles et additionnelles d’une réglementation. Encore une fois, cette affaire est citée aux fins de détermination des voies de recours dans l’arrêt Elahi et non en raison du bien-fondé de la demande.

[29]           L’affaire McDoom portait sur une modification de la réglementation régissant l’admission au Canada d’enfants à charge entre le moment où la demanderesse a présenté une demande de résidence permanente pour deux ses fils et les dates auxquelles leurs demandes d’admission ont été examinées. Le juge Walsh a déterminé que la demanderesse avait un droit acquis de demander que les candidatures de ses fils soient examinées en vertu de la réglementation telle qu’elle était libellée lors de sa demande initiale, ainsi que des obligations acquises d’assurer leur soutien.

[30]           La question sous-jacente dans cette affaire est de savoir si, en remplissant une demande de parrainage pour son père, la demanderesse a acquis les droits qui commandent la présomption dans l’arrêt Gustavson Drilling, (1964) Ltd c. Canada (MNR), [1977] 1 R.C.S. 271, à la p. 282, et étaient opérationnels au moment où son appel a été examiné par la SAI.

[31]           Une question similaire a été tranchée dans le contexte du parrainage d’un conjoint par le juge en chef Crampton dans l’arrêt Gill, précité, et par le juge MacDonald dans l’arrêt Burton, précité. Dans l’arrêt Gill, le juge en chef Crampton a déterminé, aux paragraphes 39 et 40, que la personne ayant déposé une demande de parrainage ne détenait pas de droit acquis à ce que sa demande soit examinée en fonction du droit en vigueur lorsqu’elle a soumis son avis d’appel. Il en est ainsi parce que les personnes qui présentent de telles demandes n’acquièrent aucun droit avant qu’aient été remplies toutes les conditions préalables à l’exercice du droit dont elles souhaitent se prévaloir par leur demande.

[32]           Le juge en chef Crampton a été guidé par la définition de la Cour suprême de ce qu’est un droit acquis (« acquired », « accrued » ou « accruing ») dans l’arrêt R c. Puskas; R c. Chatwell, [1998] 1 R.C.S. 1207, [1998] A.C.S. no 51, au paragraphe 14 :

À notre avis, il existe diverses raisons de statuer que la capacité de faire appel de plein droit à notre Cour n’est « acquise » (« acquired », « accrued » ou « accruing », suivant le texte anglais de l’article 43 de la Loi d’interprétation) qu’au moment où la Cour d’appel rend jugement. La première est une interprétation, fondée sur le sens commun, de ce que signifie le fait pour une personne d’« acquérir » un droit ou qu’un droit lui soit « acquis ». Un droit ne peut être considéré comme « acquis » que lorsque son titulaire peut vraiment l’exercer. Le mot anglais « accrue » est simplement une façon passive d’exprimer le même concept (une personne « acquiert » un droit; un droit est « acquis » à une personne).  De même, quelque chose ne peut être considéré comme « accruing » que si, en bout de ligne, son acquisition est certaine et non tributaire d’événements futurs (Scott c. College of Physicians and Surgeons of Saskatchewan (1992), 95 D.L.R. (4th) 706 (C.A. Sask.), à la p. 719). En d’autres mots, un droit ne peut pas être acquis tant que toutes les conditions préalables à son exercice n’ont pas été remplies.

[33]           Le juge en chef Crampton a déterminé qu’aucun droit substantif n’a été acquis tant que toutes les conditions préalables à son exercice n’ont pas été remplies : Gill, au paragraphe 40. Tant qu’une décision définitive n’a pas été rendue au sujet de la demande, la demanderesse n’a que des droits éventuels futurs qui restent à déterminer. Il ne peut être porté atteinte à aucun droit de façon rétroactive ou rétrospective par une modification du critère applicable aux demandes de parrainage. Dans la mesure où l’affaire McDoom soutenait la position contraire, le juge en chef Crampton a refusé avec égards d’adhérer à cette décision, citant le régime législatif considérablement différent en vertu duquel la décision a été prise. Un autre facteur ayant contribué à l’issue est le fait que les audiences de la SAI constituent des audiences de novo : Gill, au paragraphe 43.

[34]           L’avocat de la défenderesse m’invite à conclure que le juge en chef et le juge MacDonald, dans l’arrêt Burton, ont commis des erreurs dans leur analyse et à ne pas me fier à leurs jugements. Bien que je ne sois pas lié par leurs décisions, dans l’intérêt de la courtoisie judiciaire, ma décision ne devait pas différer des leurs à moins a) que des décisions subséquentes aient invalidé le jugement mis en doute; b) qu’il ait été démontré qu’une autorité contraignante dans la jurisprudence et que la loi qui s’applique n’ont pas été pris en compte; ou c) que le jugement lui-même n’a pas été pris en compte, c’est-à-dire qu’il n’a pas été rendu lorsque les exigences commandaient une décision immédiate : Alfred c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1134, [2005] A.C.F. no 1391, au paragraphe 15. Aucun de ces facteurs ne s’applique en l’espèce.

[35]           La demanderesse n’a pas établi qu’elle détenait un droit acquis à ce que sa demande soit examinée en fonction du droit en vigueur lorsqu’elle a soumis sa demande ou lorsqu’elle a été examinée par l’agent des visas. Aucune décision finale n’a été prise pour lui accorder des droits en fonction de la loi telle qu’elle était libellée antérieurement Au mieux, elle avait le droit de déposer un appel, qui serait tranché selon la loi en vigueur au moment où il a été entendu et sa demande serait considérée de novo.

[36]           Dans les observations soumises après l’audience, l’avocat de la demanderesse a cité les jugements dans les arrêts Canada (Ministre de la Maind’œuvre et de l’Immigration) c. Lyle [1979] A.C.F. no 511 et [1982] 2 RCF 821. Le jugement dans l’arrêt Lyle visait un appel remettant en question la légalité d’une ordonnance d’expulsion émise en vertu de la Loi sur l’immigration de 1952. L’appel a été déposé devant la SAI avant l’entrée en vigueur de la loi de 1976, qui a remplacé la loi de 1952. La Cour d’appel fédérale a déterminé initialement que la loi qui s’appliquait était celle en vigueur lorsque la décision a été prise, et non celle en vigueur au moment où l’appel a été entendu. Dans sa décision de 1982, la Cour d’appel a infirmé sa propre décision et conclu que la loi applicable était celle de 1976.

[37]           La jurisprudence n’est pas utile pour la demanderesse. La validité, sur le plan juridique, du refus de la part de l’agent des visas, en vertu de la réglementation antérieure au 1er janvier 2014, n’était pas en litige devant la SAI. Il ne s’agit pas d’une affaire d’application rétroactive de la loi à une décision antérieure. L’appel ne visait pas le dossier soumis à l’agent des visas. En exerçant son pouvoir discrétionnaire équitable aux termes de l’alinéa 67(1)c) de la LIPR, la SAI a plutôt examiné de nouveaux motifs d’ordre humanitaire qu’elle a examiné à titre de tribunal de première instance.

[38]           Je suis convaincu qu’il n’y a pas de motif sur lesquels je pourrais me fonder pour affirmer que la SAI a commis une erreur en appliquant la version de la LIPR qui était en vigueur au moment de sa décision.

(2)               La SAI a-t-elle été déraisonnable dans son exercice du pouvoir discrétionnaire lié aux motifs d’ordre humanitaire?

[39]           Comme nous l’avons souligné précédemment, la demanderesse soutient que la SAI a commis une erreur dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire puisqu’elle a appliqué à tort le seuil le plus élevé en vertu de l’arrêt Chirwa, précité. Par conséquent, affirme-t-elle, la SAI n’a pas pris compte adéquatement de plusieurs facteurs positifs, notamment : i) le fait que le père de la demanderesse détient des fonds qu’il prévoit transférer au Canada afin d’aider la famille à s’installer; ii) le fait que les frères de la demanderesse sont des jeunes adultes instruits qui pourraient occuper un emploi au Canada; et iii) le fait que des membres de la famille élargie de la demanderesse, tant du côté maternel que paternel, sont établis au Canada.

[40]           En outre, la demanderesse allègue que la SAI a appliqué le mauvais critère dans son exercice du pouvoir discrétionnaire lié aux motifs d’ordre humanitaire. Plus particulièrement, elle soutient que ce n’est pas le préjudice indu ou disproportionné ou les circonstances inhabituelles qui devaient être établis, mais bien les motifs d’ordre humanitaire. Plutôt que d’envisager la réunification de la famille comme un facteur positif, la SAI s’est concentrée sur l’établissement de la famille en Inde pour déterminer que la séparation n’était pas un facteur convaincant.

[41]           Le défendeur soutient que la SAI a pris en considération les actifs du père en Inde, mais a souligné qu’elle n’avait aucune preuve qu’il prévoyait s’en dessaisir et les transférer au Canada. Les circonstances de ses frères ont été prises en compte, mais la SAI n’était pas préparée à spéculer sur leurs perspectives d’emploi au Canada, alors que la demanderesse n’avait fourni aucune preuve de plans d’établissement concrets. Aucun de ses frères n’a d’antécédents professionnels. Puisqu’ils sont tous d’âge adulte, ils ont poursuivi leurs études afin d’être considérés comme des personnes à charge en attendant la résolution de la demande de parrainage.

[42]           La SAI n’a pas, comme le soutient la demanderesse, mal appliqué le critère pour motifs d’ordre humanitaire. Dans Kanthasamy c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, [2015] A.C.S. no 61, la Cour suprême n’a pas modifié le critère ni éliminé la directive des « difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées ». Elle enseigne plutôt que l’expression « a vocation descriptive et ne crée pas, pour l’obtention d’une dispense, trois nouveaux seuils en sus de celui des considérations d’ordre humanitaire que prévoit déjà le par. 25(1) » de la LIPR (Kanthasamy, précité, au paragraphe 33).

[43]           Ceci dit, l’analyse faite par la SAI de l’intérêt supérieur des enfants du demandeur n’était pas exhaustive. La Cour suprême a indiqué que les décideurs doivent faire plus que de simplement mentionner qu’ils ont pris en considération l’intérêt supérieur de l’enfant. Ils doivent « déterminer définir et examiner » avec « beaucoup d’attention », « eu égard à la preuve » : Kanthasamy, au paragraphe 39. En l’espèce, la SAI aurait peut-être examiné de manière plus approfondie les intérêts des enfants si elle n’avait pas été limitée par les éléments de preuve insuffisants devant elle. Compte tenu du fait que le tribunal disposait de peu d’information à ce sujet, la Cour n’informera pas sa décision pour ce motif.

[44]           Lorsqu’elle a tiré ses conclusions sur les raisons d’ordre humanitaire, la SAI a pris en compte l’établissement de la demanderesse au Canada, ses liens avec ses parents et ses frères en Inde, sa situation financière actuelle ainsi que la situation de son père en Inde, la relation de ses enfants avec sa famille en Inde et l’objectif sous-jacent de réunification de la famille. La décision de ne pas prendre de mesures spéciales en vertu du paragraphe 67(1) de la LIPR appartenait aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. Pour cette raison, notre Cour n’infirmera pas la décision de la SAI.

VI.             Question à certifier

[45]           La demanderesse a demandé du temps après l’audience pour proposer des questions à certifier, ce qui lui a été accordé. Le défendeur s’est vu accorder du temps pour répondre. Dans une lettre à la Cour datée du 11 octobre 2016, l’avocat de la demanderesse a demandé à la Cour d’envisager de certifier la question suivante :

Dans un appel porté devant la Section d’appel de l’immigration, après l’entrée en vigueur de changements à la réglementation relative aux obligations financières découlant du parrainage de parents et de grands-parents, le 1er janvier 2014, la réglementation qui s’applique est-elle la version révisée ou la version en place lorsque la demande de parrainage a été amorcée, examinée et refusée?

[46]           Les défendeurs soutiennent que la Cour ne devrait pas certifier cette question puisqu’elle est soulevée en vase clos, sans égard pour les faits en l’espèce. La demanderesse n’a pas soumis à la SAI la question soulevée devant la Cour. La SAI n’a pas eu la possibilité de déterminer les effets possibles des changements apportés à la réglementation sur sa propre jurisprudence. Par conséquent, la Cour d’appel fédérale n’aurait pas bénéficié de l’opinion de la SAI sur l’application temporelle des dispositions actuelles relatives au revenu vital à une demande pour motifs d’ordre humanitaire.

[47]           Les principes appliqués pour certifier une question en vertu de l’article 74 de la LIPR ont été réitérés par la Cour d’appel fédérale dans Zhang c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CAF 168, [2014] 4 RCF 290. Pour être certifiée, une question doit i) être déterminante quant à l’issue de l’appel, ii) transcender les intérêts des parties au litige et porter sur des questions ayant des conséquences importantes ou qui sont de portée générale : Zang, précité, au paragraphe 9. En outre, une question grave de portée générale doit découler de l’affaire et non des motifs du juge (Varela c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CAF 145, [2010] 1 RCF 129, au paragraphe 29). Le fait que la Cour ait abordé une question dans ses motifs n’est pas un fondement suffisant pour certifier une question.

[48]           En l’espèce, la question déterminante qui a été débattue devant la SAI, et qui est également déterminante dans cette demande de contrôle judiciaire, consiste à établir si les motifs d’ordre humanitaire justifient l’octroi d’une mesure spéciale, en dépit du fait que la demanderesse ne remplit pas l’exigence du revenu vital minimum. La question à savoir si la SAI aurait dû appliquer l’ancienne réglementation ou la version actuelle n’a pas été contestée lorsqu’elle lui a été présentée. Quel que soit le cas, la question a été tranchée par notre Cour dans Gill, précité, et la décision a été appliquée de manière cohérente dans d’autres cas. Le droit dans ce domaine est fixé. Par conséquent, notre Cour ne voit aucune raison de certifier la question proposée.


JUGEMENT

LA COUR rejette la présente demande. Aucune question n’est certifiée.

« Richard G. Mosley »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-57-16

INTITULÉ :

FATMABIBI SABIRAHMED PATEL c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION, ET LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 4 octobre 2016

JUGEMENT ET MOTIFS 

LE JUGE MOSLEY

DATE DES MOTIFS :

Le 3 novembre 2016

COMPARUTIONS :

Barbara Jackman

Pour le demandeur

A. Leena Jaakkimainen

Pour les défendeurs

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Barbara Jackman

Jackman, Nazami & Associates

Toronto (Ontario)

Pour le demandeur

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour les défendeurs

 

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