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Date : 20161102


Dossier : T-192-16

Référence : 2016 CF 1208

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 2 novembre 2016

En présence de monsieur le juge Brown

ENTRE :

DAPHNE MURPHY

demanderesse

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

intimé

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                    Nature de l’affaire

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire présentée par Daphne Murphy [la demanderesse], en application de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC (1985), ch F‑7, visant la décision, en date du 8 octobre 2015, par laquelle un membre de la division d’appel du Tribunal de la sécurité sociale (DA‑TSS) [décision de la DA‑TSS] a refusé la demande de permission d’en appeler présentée par la demanderesse. La demanderesse a sollicité la permission d’en appeler de la décision [la décision de la DG‑TSS], en date du 28 août 2015, par laquelle la division générale du Tribunal de la sécurité sociale (DG‑TSS) avait rejeté l’appel de la demanderesse d’une décision rejetant sa demande de pension d’invalidité au titre du Régime de pensions du Canada (RPC).

[2]               La demanderesse agit pour son propre compte. Elle a désigné son mari à titre de représentant pour lui venir en aide après avoir subi un accident vasculaire cérébral au mois de novembre 2011.

[3]               Le contrôle judiciaire est accueilli pour les motifs qui suivent.

II.                 Faits

[4]               La demanderesse est une femme âgée de 58 ans de Gander, à Terre‑Neuve. Le dossier indique qu’elle a un trouble important de la parole, qui était audible à l’audience. Elle affirme qu’elle a été incapable de parler avant d’atteindre l’âge de 7 ans. Elle a terminé 8 années de scolarité. Elle s’est mariée en 1979, et il semble qu’elle ait divorcé en 1993. Son mari était dans les forces armées. Elle a deux enfants.

[5]               Elle a de longs antécédents de visites chez les médecins. Le dossier certifié du tribunal (DCT) documente un très grand nombre de visites chez divers médecins et de rapports connexes remontant aux années 1990 jusqu’à 2011.

[6]               Elle est admissible au RPC en raison de crédits accumulés par le fractionnement de crédits avec son ex-mari pour la période de 1979 à 1993. Le dossier démontre qu’elle ne travaillait pas par ailleurs; elle élevait ses deux enfants et affirme qu’elle faisait un peu de gardiennage pour gagner son propre argent. Elle a aussi des cotisations provenant du travail qu’elle a fait elle-même en 2007 et en 2008, mais elles sont insuffisantes pour la rendre admissible à une pension d’invalidité en vertu du Régime de pensions du Canada, LRC (1985), ch C‑8 [la Loi sur le RPC]. Une analyse plus détaillée de cet élément figure plus loin.

[7]               Elle a présenté sa demande de pension d’invalidité du RPC en vertu des « dispositions relatives à une demande tardive », qui ont pour effet de la rendre admissible à une pension d’invalidité du RPC si elle établit qu’elle était atteinte d’une invalidité grave (selon la définition de ce terme) en date du 31 décembre 1997 et qu’elle l’est demeurée de façon continue depuis cette date.

[8]               La DA-TSS a conclu que la demanderesse est actuellement invalide en raison de blessures à son genou droit subies lors d’une chute survenue le 1er septembre 2009 et des séquelles d’un accident vasculaire cérébral survenu le 29 novembre 2011. À la suite de l’accident vasculaire cérébral, la demanderesse a été incapable de travailler. Elle éprouve des difficultés à parler, à épeler, et à marcher sans l’aide d’une canne ou d’un déambulateur. Elle ne peut marcher que sur une courte distance avant que son genou ne devienne instable et elle tombe donc constamment. Elle traîne le pied en marchant et a besoin d’aide afin de prendre sa douche ou son bain, de manger ou de faire des promenades ou des travaux ménagers. Comme il a été mentionné, elle a un trouble important de la parole – elle bégaie et s’exprime donc avec difficulté.

[9]               La question n’est donc pas de savoir si elle est atteinte d’une invalidité grave à l’heure actuelle; il s’agit plutôt de savoir si elle était atteinte d’une invalidité grave au mois de décembre 1997 et si elle l’est demeurée de façon continue.

[10]           Le 19 avril 2011, la demande de pension d’invalidité de la demanderesse a été refusée [lettre de refus]. Le 18 janvier 2012, sa demande a encore été refusée lors d’un nouvel examen de la part du personnel du RPC. La lettre de refus énumérait les documents qui avaient été examinés et pris en considération et les facteurs particuliers qui avaient été pris en considération pour parvenir à une décision. Le refus était justifié ainsi :  

[Traduction]

Nous constatons que vous avez mentionné avoir des limitations en raison de votre blessure au genou et sommes conscients que vous avez peut-être été incapable de faire des travaux de main‑d’œuvre depuis 2009. Nous avons toutefois conclu que votre état ne s’est pas manifesté avant 2009, ce qui n’aurait eu aucune conséquence et ne vous aurait pas empêché de travailler au mois de décembre 1997.

[11]           Elle en a appelé à la DG-TSS.

[12]           L’expérience d’emploi de la demanderesse était un facteur pertinent quant à son appel. Elle a eu des contacts minimes avec le monde du travail des années 1979 à 2011. Elle n’a versé des cotisations au RPC liées au travail que pendant deux années de ces 32 années, soit en 2007 et en 2008. Elle n’a pas suffisamment travaillé en 2006 ni en 2010 pour que le versement de primes au RPC ne soit justifié, et la légère prime qu’elle a versée en 2006 (60,53 $) a été remboursée. Elle n’a rien versé en 2010. Selon le dossier de l’intimé, elle a travaillé six mois à Tim Hortons à Windsor, en Nouvelle-Écosse, trois semaines à Baskin Robbins et deux mois à Swiss Chalet à Sackville, en Nouvelle-Écosse. Comme je l’ai déjà mentionné, elle a aussi fait un peu de gardiennage il y a longtemps.

[13]           La DG-TSS a tenu l’appel de la demanderesse par écrit. Autrement dit, même si une audience de novo aurait pu être accordée à la demanderesse, l’instance s’est déroulée sans la tenue d’une audience et selon une étude du dossier. La demanderesse avait reçu un avis indiquant l’intention de la DG‑TSS d’instruire l’appel par écrit. Elle avait été invitée à transmettre des commentaires et des pièces supplémentaires, mais n’a pas pris position à cet égard. La DG‑TSS a expliqué dans sa décision les raisons pour avoir instruit l’appel par écrit :

[TRADUCTION]

[2]     Le présent appel a été instruit en rendant une décision sur la foi du dossier pour les raisons suivantes :

a)    les questions en litige se sont pas complexes;

b)    les renseignements au dossier ne présentent aucune lacune et ne requièrent aucun éclaircissement;

c)    la crédibilité n’est pas un problème;

d)    le mode d’audience respecte l’exigence du Règlement sur le Tribunal de la sécurité sociale voulant que l’audience se déroule de la manière la plus informelle et la plus expéditive que les circonstances, l’équité et la justice naturelle permettent.

[14]           Je m’arrête pour mentionner que le dossier qui était devant la DG‑TSS contenait une note du 28 septembre 2011 d’un membre du personnel du RPC selon laquelle la demanderesse avait un [traduction« trouble important de la parole ». Il est écrit dans la même note [traduction] : « [S]on trouble de la parole l’empêche de travailler au téléphone, ainsi que son niveau d’instruction ». La décision de la DG‑TSS de procéder sans tenir d’audience orale ne fait pas mention de cette note ni du trouble de la parole de la demanderesse.

[15]           La DG-TSS s’est fondée sur son étude du dossier pour rejeter l’appel de la demanderesse. La DG-TSS a conclu que la demanderesse n’avait pas prouvé, selon la prépondérance des probabilités, qu’elle était atteinte d’une invalidité grave et prolongée au plus tard à la date de sa période minimale d’admissibilité (PMA) correspondant au 31 décembre 1997.

[16]           Quant à la gravité de l’invalidité de la demanderesse, la DG‑TSS a déclaré ce qui suit :

[Traduction]

[16] Il existe très peu d’éléments de preuve médicale concernant la période précédant la PMA de l’appelant [la date à laquelle sa période minimale d’admissibilité a pris fin, c’est-à-dire, le 31 décembre 1997]. Les éléments de preuve au dossier indiquent que l’appelant souffrait de troubles médicaux généraux. Les éléments de preuve indiquent aussi que l’appelante était capable de travailler pendant de nombreuses années et de fréquenter l’école après sa PMA. Son niveau d’instruction et ses antécédents d’emploi limités peuvent constituer des obstacles à l’emploi, mais le tribunal doit prendre en considération son état médical comme facteur prédominant.

[Non souligné dans l’original]

[17]           Bien que la DG-TSS ait reconnu que la demanderesse était incapable de travailler à la date de l’examen, elle a conclu qu’il n’y avait [traduction« aucune preuve pour établir que [la demanderesse] avait une invalidité grave au plus tard le 31 décembre 1997 qui perdure à ce jour ». Étant donné le caractère conjonctif du critère applicable à l’invalidité en vertu de la Loi sur le RPC, le membre n’a tiré aucune conclusion quant au critère de l’invalidité prolongée.

[18]           La demanderesse a demandé la permission d’en appeler à la DA‑TSS, qui a rejeté sa demande le 8 octobre 2015.

III.               Décision visée par le contrôle

[19]           La DA-TSS a indiqué, Kerth c Canada (Minister of Development), [1999] ACF no 1252 (CF) [Kerth], que la requérante doit convaincre la Cour qu’il existe un motif défendable de donner éventuellement gain de cause à l’appel dans le cadre d’une demande de permission d’en appeler à la DA-TSS en vertu de la Loi sur le ministère de l’Emploi et du Développement social, LC 2005, ch 34 (la Loi sur le MEDS). La DA-TSS a aussi cité une jurisprudence pour étayer l’affirmation selon laquelle la question de savoir si une cause est défendable [traduction« revient à se demander si le défendeur a une chance raisonnable de succès sur le plan juridique » : Canada (Ministre du Développement des ressources humaines) c Hogervorst, 2007 CAF 41; Fancy c Canada (Procureur général), 2010 CAF 63.

[20]           La DA-TSS a mentionné que le paragraphe 58(1) de la Loi sur le MEDS énonce les seuls moyens d’appel qui peuvent être invoqués pour qu’un appel à la DA-TSS puisse être instruit. Ces moyens sont les suivants :

a)                  la division générale n’a pas observé un principe de justice naturelle ou a autrement excédé ou refusé d’exercer sa compétence;

b)                  elle a rendu une décision entachée d’une erreur de droit, que l’erreur ressorte ou non à la lecture du dossier;

c)                  elle a fondé sa décision sur une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments portés à sa connaissance.

[21]           La membre de la DA‑TSS a tiré les conclusions suivantes :

[6]        La demanderesse a demandé la permission d’en appeler sur le fondement qu’elle n’était pas d’accord avec la décision de la division générale. Elle a fait état de ses limitations physiques à l’appui de cet argument. J’accepte que la demanderesse a actuellement ces limitations. La division générale, dans sa décision, a néanmoins fait valoir à juste titre que, pour que la demanderesse touche une pension d’invalidité au titre du Régime de pensions du Canada, il fallait qu’elle fût déclarée invalide en date du 31 décembre 1997 ou avant. La division générale a clairement énoncé les motifs pour lesquels elle a conclu que la demanderesse n’était pas invalide à cette date‑là.

[7]        Les arguments invoqués par la demanderesse à l’appui de sa demande de permission d’en appeler ne signalent pas d’erreur commise par la division générale ni de manquement aux principes de justice naturelle. Par conséquent, ils ne constituent pas des moyens d’appel admissibles aux termes de la Loi sur le MEDS.

[8]        La demanderesse a aussi affirmé qu’elle avait besoin d’argent pour payer ses médicaments. Cet argument ne signale pas non plus d’erreur ni de manquement à la justice naturelle de la part de la division générale. La permission d’en appeler ne saurait être accordée sur ce fondement.

[22]           La DA‑TSS a conclu que la demanderesse n’avait invoqué aucun moyen d’appel prévu à l’article 58 de la Loi sur le MEDS qui conférait à l’appel une chance raisonnable de succès et a donc rejeté sa demande de permission d’en appeler.

[23]           C’est de cette décision que la demanderesse sollicite le contrôle judiciaire.

IV.              Questions en litige

[24]           La présente affaire soulève les questions suivantes :

1.                   La conclusion de la membre de la DA-TSS selon laquelle la demanderesse n’a invoqué aucun moyen d’appel prévu à l’article 58 de la Loi sur le MEDS qui conférait à l’appel une chance raisonnable de succès était-elle raisonnable?

2.                   Y a-t-il une question défendable qui relève de l’un des moyens prévus au paragraphe 58(1) de la Loi sur le MEDS?

3.                   La membre a-t-elle agi de façon déraisonnable en concluant à l’absence de chance raisonnable de succès en vertu du paragraphe 58(2) de la Loi sur le MEDS, compte tenu des éléments de preuve fournis par la demanderesse et le droit applicable concernant la définition de « grave »?

V.                 Norme de contrôle

[25]           Dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, aux paragraphes 57 et 62 [Dunsmuir], la Cour suprême du Canada a affirmé qu’il n’est pas nécessaire de se livrer à analyse relative à la norme de contrôle lorsque « la jurisprudence établit déjà de manière satisfaisante le degré de déférence correspondant à une catégorie de questions en particulier ». L’intimé a raison d’affirmer qu’il y a lieu que la Cour contrôle la décision de la DA‑TSS d’accorder ou de refuser la permission d’en appeler selon la norme du caractère raisonnable : Tracey c Canada (Procureur général), 2015 CF 1300, au paragraphe 17; Canada (Procureur général) c Hoffman, 2015 CF 1348, au paragraphe 27. De plus, il est indiqué dans Canada (Procureur général) c O’keefe, 2016 CF 503, au paragraphe 17, qu’il y a lieu de faire preuve de « grande déférence » envers la DA‑TSS.

[26]           Dans l’arrêt Dunsmuir, au paragraphe 47, la Cour suprême du Canada a expliqué ce que doit faire une cour de révision lorsqu’elle examine une décision selon la norme de la décision raisonnable :

La cour de révision se demande dès lors si la décision et sa justification possèdent les attributs de la raisonnabilité. Le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

VI.              Dispositions applicables

[27]           La Loi sur le MEDS régit le fonctionnement du Tribunal de la sécurité sociale. Les moyens d’appel sont précisés au paragraphe 58(1) de la Loi sur le MEDS. Le critère applicable aux demandes de permission d’en appeler est énoncé au paragraphe 58(2) :

Moyens d’appel

Grounds of appeal

58 (1) Les seuls moyens d’appel sont les suivants :

58 (1) The only grounds of appeal are that

a) la division générale n’a pas observé un principe de justice naturelle ou a autrement excédé ou refusé d’exercer sa compétence;

(a) the General Division failed to observe a principle of natural justice or otherwise acted beyond or refused to exercise its jurisdiction;

b) elle a rendu une décision entachée d’une erreur de droit, que l’erreur ressorte ou non à la lecture du dossier;

(b) the General Division erred in law in making its decision, whether or not the error appears on the face of the record; or

c) elle a fondé sa décision sur une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments portés à sa connaissance.

(c) the General Division based its decision on an erroneous finding of fact that it made in a perverse or capricious manner or without regard for the material before it.

Critère

Criteria

(2) La division d’appel rejette la demande de permission d’en appeler si elle est convaincue que l’appel n’a aucune chance raisonnable de succès.

(2) Leave to appeal is refused if the Appeal Division is satisfied that the appeal has no reasonable chance of success.

Décision

Decision

(3) Elle accorde ou refuse cette permission.

(3) The Appeal Division must either grant or refuse leave to appeal.

[28]           Les exigences relatives aux prestations d’invalidité sont prévues aux articles 42 et 44 de la Loi sur le RPC. Le sous-alinéa 44(1)b)(ii) est appelé la « disposition relative à une demande tardive » et s’applique à la demanderesse en l’espèce. En vertu du sous-alinéa 44(1)b)(ii), une pension d’invalidité peut être payée à un cotisant qui répond aux critères suivants :

                     il n’a pas atteint l’âge de 65 ans;

                     aucune pension de retraite ne lui est payable;

                     il est invalide et :

                    il est un cotisant à qui une pension d’invalidité aurait été payable au moment où il est réputé être devenu invalide, si une demande de pension d’invalidité avait été reçue avant le moment où elle l’a effectivement été.

[29]           Le paragraphe 42(2) précise dans quel cas une personne est réputée invalide. Une personne est considérée comme invalide si elle est atteinte d’une invalidité physique ou mentale « grave et prolongée ». Une invalidité est considérée comme « grave » si elle rend la personne à laquelle se rapporte la déclaration régulièrement incapable de détenir une occupation véritablement rémunératrice : sous-alinéa 42(2)a)(i) de la Loi sur le RPC. Une invalidité est considérée comme « prolongée » si elle doit vraisemblablement durer pendant une période longue, continue et indéfinie ou devoir entraîner vraisemblablement le décès : sous‑alinéa 42(2)a)(ii) de la Loi sur le RPC. Le libellé de cet article est conjonctif; une personne doit répondre aux critères « grave » et « prolongée » pour être considérée comme invalide au sens de la Loi sur le RPC. Si elle ne répond pas à l’un des deux critères, l’autre n’a pas à être évalué. L’alinéa 42(2)b) limite la période au cours de laquelle une personne peut être réputée invalide.

VII.            Discussion

[30]           En toute déférence, il y a lieu d’accueillir le contrôle judiciaire en l’espèce.

[31]           Je l’affirme parce que, en ce qui concerne la question fondamentale de la gravité de l’invalidité de la demanderesse, la DG-TSS a rendu une interprétation erronée d’éléments de preuve essentiels concernant la participation de la demanderesse au marché du travail. Ainsi, la DG-TSS a commis une erreur de droit et fondé sa décision sur une conclusion de fait erronée, sans tenir compte de la documentation à sa disposition. En toute déférence, il s’agit là de deux motifs pour lesquels la DG-TSS, en agissant de façon raisonnable, aurait dû accorder la permission d’en appeler.

[32]           Cette opinion erronée majeure s’est manifestée dans le passage ci-après des motifs de la DG‑TSS :

[Traduction]

Les éléments de preuve indiquent aussi que l’appelante était capable de travailler pendant de nombreuses années et de fréquenter l’école après sa PMA.

[Non souligné dans l’original]

[33]           L’affaire a été jugée selon l’employabilité de la demanderesse, c’est‑à‑dire, sa capacité à travailler. Cette conclusion revêt une importance fondamentale parce qu’elle constitue une interprétation erronée de la nature de la capacité à travailler de la demanderesse qui est indéfendable sur la foi du dossier parce que contraire au dossier.

[34]           Il n’y avait, en fait, aucun élément de preuve selon lequel la demanderesse était capable de travailler pendant une seule année sans interruption, et encore moins pendant les [traduction« nombreuses années » auxquelles la DG‑TSS a conclu. Les faits en l’espèce n’appuient pas la conclusion selon laquelle elle [traduction« était capable de travailler pendant de nombreuses années ».

[35]           En effet, le dossier démontre que, pendant les 32 années en cause (de 1979 à 2011), la demanderesse a très peu participé au marché du travail : son travail de courte durée en 2007 (à Terre‑Neuve) et en 2008 (en Nouvelle‑Écosse) et très peu d’expérience par ailleurs, à l’exception du gardiennage qu’elle a fait il y a de nombreuses années à Terre-Neuve. En toute déférence, les éléments de preuve à la disposition de la DG-TSS n’étayaient pas sa conclusion concernant la participation de la demanderesse au marché du travail. La décision repose sur une interprétation erronée des éléments de preuve; de plus, elle n’est étayée par aucun élément de preuve, ce qui constitue une erreur de droit.

[36]           En toute déférence, cette interprétation erronée des éléments de preuve et l’absence d’éléments de preuve à l’appui répondent de façon raisonnable au critère établi à l’alinéa 58(1)c) de la Loi sur le MEDS, qui prévoit un moyen d’appel lorsque la DG-TSS « a fondé sa décision sur une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments portés à sa connaissance ». Cette conclusion constitue aussi une erreur de droit selon l’alinéa 58(1)b) de la Loi sur le MEDS. À mon avis, la demanderesse pouvait donc soulever deux moyens d’appel défendables de donner éventuellement gain de cause à l’appel sur le fondement de l’affaire Kerth; la demanderesse a une chance raisonnable de succès en se fondant sur ces moyens.

[37]           À mon avis, un examen adéquat des éléments de preuve aurait pu mener à un autre résultat, en ce sens que la permission d’en appeler aurait pu être accordée, ce qui aurait pu faire en sorte que la DA-TSS renvoie l’affaire à la division générale pour nouvel examen en vertu du paragraphe 59(1) de la Loi sur le MEDS, ou qu’elle accorde une réparation.

[38]           En conséquence, la décision de la DA‑TSS n’était pas raisonnable parce qu’elle n’était pas justifiable au regard des faits et du droit, tel que l’exige l’arrêt Dunsmuir. À mon avis, cet élément du caractère déraisonnable de la décision de la DG-TSS suffit pour que le contrôle judiciaire soit accueilli.

[39]           Je tiens à ajouter que la demanderesse a affirmé au cours de l’audience qui s’est déroulée devant moi qu’elle était incapable d’obtenir du travail en raison de son trouble de la parole, qui, comme le personnel du RPC l’a mentionné, est un trouble grave. On l’a informée que les employeurs avec lesquels elle a communiqué avaient refusé de l’engager parce que son trouble de la parole perturberait les autres employés et serait troublant pour la clientèle. Elle a affirmé qu’on ne voulait pas d’elle en raison du trouble de la parole qu’elle a depuis sa naissance. Elle a affirmé qu’elle ne pouvait même pas trouver un emploi dans la cuisine d’un restaurant appartenant à une chaîne de restauration en raison de son trouble de la parole. Elle a affirmé avoir été renvoyée à cause de son trouble de la parole. Elle s’oppose à un élément de preuve qui laisse croire le contraire : un employeur a affirmé qu’elle avait cessé de travailler parce qu’elle avait déménagé, mais, même si elle avait déménagé pour quitter Sackville, c’était seulement pour s’établir à Bedford, qu’elle dit être à 20 minutes de route.

[40]           Il est établi dans la jurisprudence, comme la DG-TSS l’a reconnu, que le critère de la « sévérité » aux fins de l’admissibilité à une pension d’invalidité du RPC doit être évalué dans un « contexte réaliste » : Villani c Canada (Procureur général), 2001 CAF 248. Cette évaluation nécessite la prise en considération de facteurs tels que l’âge, le niveau d’instruction, les aptitudes linguistiques, les antécédents d’emploi, l’expérience de la vie et, facteur important, l’employabilité.

[41]           À mon avis, en faisant ces observations verbales à la Cour à l’audience, la demanderesse soulève ses « considérations réalistes » qui, si elles sont retenues, pourraient lui donner droit à la pension d’invalidité qu’elle demande parce que ces observations vont au cœur de la question de son employabilité. Selon l’approche dégagée de la décision Villani, les détails « réalistes » de son trouble important de la parole et de son employabilité qui peut y être reliée doivent être pris en considération dans l’évaluation de a prétendue invalidité grave.

[42]           La Cour d’appel fédérale décrit l’approche « réaliste ». Dans les mots du juge d’appel Isaac (tel était alors son titre) :

[33]     L’analyse « réaliste » a d’abord été adoptée par la Commission dans la décision Edward Leduc c. Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social, CCH Canadian Employment Benefits and Pension Guide Reports, classeur 1986‑1992, paragraphe 8546, pages 6021-6022 (29 janvier 1988). Dans cette décision, la Commission avait tranché en faveur du requérant en s’appuyant sur les motifs suivants :

[Traduction]

Les autorités médicales ont informé la Commission, que, malgré les handicaps dont souffre l’appelant, il pourrait y avoir une possibilité qu’il puisse continuer à exercer une certaine forme, non précisée, d’emploi véritablement rémunérateur. Dans un sens abstrait et théorique, cela pourrait être vrai. Toutefois, l’appelant ne vit pas dans un monde abstrait et théorique. Il vit dans un monde réel, peuplé d’employeurs réels qui sont tenus de faire face aux réalités d’une entreprise commerciale. La question est donc de savoir s’il est réaliste de présumer que, compte tenu de toutes les difficultés bien documentées de l’appelant, un employeur pourrait même envisager la possibilité d’engager l’appelant. La Commission ne peut penser à une situation dans laquelle cela pourrait être le cas. De l’avis de la Commission, l’appelant, Edward Leduc, est, à toutes fins pratiques, inemployable.

[43]           Dans Villani, la Cour d’appel fédérale exige que la DG-TSS et la DA-TSS interprètent et appliquent la Loi sur le RPC de façon large et libérale et écrit, au paragraphe 27, ce qui suit :

Au Canada, les tribunaux ont été particulièrement soucieux de donner une interprétation libérale à ces prétendues « lois sociales ». Dans l’arrêt Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, au paragraphe 36, la Cour suprême a insisté sur le fait que les lois conférant des avantages doivent être interprétées de façon libérale et généreuse et que tout doute découlant de l’ambiguïté des textes doit se résoudre en faveur du demandeur. Cette méthode d’interprétation [...] a été adoptée dans bon nombre des décisions de la Cour suprême traitant de la Loi de 1971 sur l’assurance-chômage.

[44]            Il est aussi noté, au paragraphe 28 de la décision Villani, que la Loi sur le RPC une loi est une loi qui confère des avantages et, au paragraphe 29, que toute ambiguïté découlant de ses mots doit se résoudre en faveur de la personne qui demande des prestations d’invalidité. Il importe aussi en l’espèce, suivant l’approche dégagée de la décision Villani, que l’application correcte du critère de la gravité tienne nécessairement compte de l’employabilité de la demanderesse :

44    En toute déférence, je crois que la Commission a utilisé le mauvais critère juridique pour ce qui est de l’exigence selon laquelle cette invalidité doit être « grave ». Le critère qu’il convient d’appliquer à la gravité est celui en fonction duquel chaque mot de la définition apporte sa contribution à l’exigence légale. Ces mots, lus ensemble, donnent à penser que le critère de gravité comporte un aspect d’employabilité.

[45]           Le défaut d’établir de façon raisonnable la participation de la demanderesse au marché du travail signifie que l’évaluation réaliste de son dossier suivant la décision Villani était, au mieux, incomplète. C’est là un motif pour lequel le contrôle judiciaire doit être accueilli. La demanderesse bénéficie du droit de source législative, étayé par la jurisprudence, à un examen plus détaillé de son invalidité qui tienne compte de son employabilité dans les circonstances « réalistes » qui étaient et qui sont les siennes. À mon avis, on ne lui a pas accordé un tel examen.

[46]           À cet égard, je doute fort qu’une évaluation adéquate fondée sur la décision Villani puisse avoir lieu en l’absence d’une audience de novo devant la DG‑TSS, compte tenu du faible niveau d’instruction, des capacités limitées à rédiger des observations et du trouble de la parole de la demanderesse qui est documenté par le personnel du RPC, ainsi que de ses difficultés à exprimer ses pensées.

[47]           Bien que la demanderesse n’ait pas soulevé ces considérations réalistes dans les documents qu’elle a déposés, le dossier en témoignait certainement en raison de ses discussions avec le personnel du RPC. Comme il a été exposé ci-dessus, le dossier examiné par la DG-TSS contenait une note d’un membre du personnel du RPC selon laquelle la demanderesse avait un [traduction] « trouble important de la parole ». De plus, je le répète, le même membre du personnel du RPC a déclaré : [Traduction] « [S]on trouble de la parole l’empêche de travailler au téléphone, ainsi que son niveau d’instruction ».

[48]           Fait important, la demanderesse est encore dans le système et devrait, à mon avis, avoir la possibilité de faire examiner ces considérations; elles sont importantes pour elle et sont consignées au dossier, mais elles n’ont pas été examinées par la DG‑TSS ni par la DA‑TSS. En toute déférence, il n’est pas prudent qu’elles ne soient pas traitées.

[49]           À mon avis, les problèmes et l’employabilité de la demanderesse dans un « contexte réaliste » seraient mieux évalués dans le cadre d’un appel de novo devant la DG‑TSS.

[50]           Je suis inquiet, comme les parties doivent l’être, de tout délai dans la résolution des droits de la demanderesse. Le personnel du RPC a documenté son trouble important de la parole ainsi que sa situation et son employabilité dans un « contexte réaliste » pour la première fois il y a plus de cinq ans. Le dossier d’évolution des rapports du RPC est daté du 28 septembre 2011. Compte tenu de cette considération, de l’importance que la présente affaire soit résolue, de l’invalidité actuelle de la demanderesse et du paragraphe 18.3(3) de la Loi sur les Cours fédérales, j’ai songé à ordonner à la DA-TSS de faire en sorte que la DG-TSS procède à un appel de novo pour que l’employabilité de la demanderesse dans un contexte réaliste et les autres questions qu’elle pourrait soulever fassent l’objet de l’évaluation requise par la décision Villani. J’ai décidé de ne pas rendre cette ordonnance. Je refuse de la rendre parce que cette décision relève de la DA-TSS.

VIII.         Conclusion

[51]           Le contrôle judiciaire est accueilli.

IX.              Dépens

[52]           L’intimé n’a pas demandé que les dépens lui soient adjugés; je suis d’avis qu’il n’y a pas lieu d’accorder de dépens.

X.                 Note procédurale – intitulé

[53]           L’intimé demande à bon droit que l’intitulé de la présente affaire soit modifié pour qu’il indique que le défendeur est le procureur général du Canada. La demanderesse consent à la modification, qui est ordonnée et qui prend effet aujourd’hui.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1.                  Une modification qui prend effet aujourd’hui est apportée à l’intitulé pour qu’il indique que le défendeur est le procureur général du Canada.

2.                  Le contrôle judiciaire est accueilli, et la décision de la DA-TSS du 8 octobre 2015 est annulée.

3.                  La présente affaire est renvoyée à une formation différemment constituée de la DA-TSS pour nouvel examen.

4.                  Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Henry S. Brown »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T -192-16

 

INTITULÉ :

DAPHNE MURPHY c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Halifax (Nouvelle-Écosse)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 13 SEPTEMBRE 2016

 

JUGEMENT ET MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE BROWN

 

DATE DES MOTIFS :

LE 2 NOVEMBRE 2016

 

COMPARUTIONS :

Daphne Murphy

 

EN SON PROPRE NOM

Me Hasan Junaid

 

POUR L’INTIMÉ

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

– s. o. –

Demanderesse se représentant elle‑même

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Ministère de la Justice

Services juridiques d’EDSC

Gatineau (Québec)

POUR L’INTIMÉ

 

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