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Date : 20161028


Dossier : T-520-16

Référence : 2016 CF 1201

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 28 octobre 2016

En présence de madame la juge Roussel

ENTRE :

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

demandeur

et

KELLI WINDSOR-BROWN

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision rendue le 10 février 2016 par la Commission canadienne des droits de la personne [la « Commission »]. La Commission a exercé son pouvoir discrétionnaire de traiter la plainte déposée par la défenderesse, Mme Kelli Windsor-Brown, contre la Gendarmerie royale du Canada [la « GRC »] en vertu du paragraphe 41(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H-6 [la « LCDP »].

[2]               La demande de contrôle judiciaire est rejetée pour les motifs qui suivent.

I.                   Contexte

[3]               Le 25 juin 2014, Mme Windsor-Brown, qui était membre de la GRC depuis 1992, a déposé une plainte auprès de la Commission, alléguant que, dans le cadre de son emploi, la GRC avait exercé à son endroit une discrimination fondée sur le sexe et la situation de famille, en contravention avec les articles 7, 10 et 14 de la LCDP.

[4]               Le mois suivant, la défenderesse a déposé douze (12) plaintes de harcèlement à l’interne, en vertu de la Politique sur la prévention et le règlement du harcèlement en milieu de travail de la GRC.

[5]               En février 2015, la Commission a refusé de traiter la plainte déposée en vertu de l’alinéa 41(1)a) de la LCDP, au motif que Mme Windsor-Brown avait eu recours à une autre procédure de traitement des plaintes ou de règlement des griefs. On a avisé Mme Windsor-Brown qu’elle pourrait s’adresser à la Commission à la fin de la procédure et demander à faire réactiver sa plainte.

[6]               Par conséquent, Mme Windsor-Brown a suivi la procédure énoncée dans la politique sur le harcèlement de la GRC. La GRC a rejeté neuf (9) des plaintes de harcèlement de la défenderesse pour le motif qu’elles étaient hors délai. Les décisions relatives aux trois (3) autres plaintes ont respectivement été rendues le 19 mars 2015 ainsi que les 8 et 19 avril 2015. La GRC a déterminé que le bien-fondé des allégations figurant dans les trois (3) plaintes n’avait pas été établi.

[7]               Le 28 avril 2015, Mme Windsor-Brown a écrit à la Commission pour demander que sa plainte soit réactivée. Dans une lettre datée du 20 juillet 2015 envoyée à la GRC et à Mme Windsor-Brown, la Commission a indiqué qu’il était possible que l’alinéa 41(1)d) de la LCDP s’applique, puisque les questions relatives aux droits de la personne avaient peut-être déjà été traitées au cours de la procédure précédente. Le cas échéant, la plainte pourrait s’avérer « vexatoire » au sens de l’alinéa 41(1)d) de la LCDP. Les parties ont été invitées à soumettre leur point de vue à ce sujet.

[8]               La GRC a soulevé de nouvelles objections en vertu des alinéas 41(1)a) et 41(1)e) de la LCDP. En ce qui concerne l’alinéa 41(1)a), la GRC a fait valoir que la Commission devrait refuser de traiter la plainte, puisque Mme Windsor-Brown n’avait pas déposé de grief à l’égard des décisions relatives aux plaintes de harcèlement à l’interne, qu’il était maintenant trop tard pour ce faire et que le défaut d’épuiser les procédures de règlement des griefs était exclusivement imputable à la défenderesse, tel que le prévoyait le paragraphe 42(2) de la LCDP. Pour ce qui est de l’objection soulevée en vertu de l’alinéa 41(1)e), la GRC a soutenu que la plainte contenait des allégations à propos d’événements qui s’étaient produits plus de un an avant qu’elle soit déposée auprès de la Commission.

[9]               Malgré les objections soulevées par la GRC, la Commission a réactivé la plainte. Une agente des droits de la personne de la Division des services de règlements de la Commission a préparé un rapport sur les articles 40 et 41. Elle a recommandé, conformément à l’alinéa 41 (1)d) de la LCDP, que la Commission ne traite pas la plainte de Mme Windsor-Brown, puisque la GRC avaient traité toutes les allégations relatives aux droits de la personne de la défenderesse en observant l’équité procédurale et selon une procédure semblable à celle de la Commission. Elle a précisé que seules les allégations se rapportant à des événements survenus après mars 2013 seraient examinées. Elle a rejeté l’argument de la GRC concernant l’application de l’alinéa 41(1)a) et du paragraphe 42(2) de la LCDP, en concluant que ces dispositions ne s’appliquaient plus, puisqu’elle jugeait que les décisions rendues à l’égard des plaintes de harcèlement étaient définitives.

[10]           Les parties ont eu la possibilité de présenter des observations écrites en réponse au rapport sur les articles 40 et 41. Le 17 décembre 2015, Mme Windsor-Brown a contesté les conclusions du rapport, affirmant notamment que ses problèmes relatifs aux droits de la personne n’avaient pas été abordés au cours de la procédure de traitement des plaintes de harcèlement et que le décideur manquait d’indépendance. À la suite d’une demande formulée par l’agente des droits de la personne dans le rapport sur les articles 40 et 41, Mme Windsor-Brown a également expliqué une déclaration qu’elle avait formulé au sujet de sa possibilité limitée d’interjeter appel des décisions rendues à l’égard de ses plaintes pour motif de harcèlement, en indiquant qu’elle n’avait pas été informée de son droit de procéder à un examen approfondi ou d’interjeter appel des décisions de la GRC.

[11]           Dans sa réponse subséquente au rapport sur les articles 40 et 41, la GRC a déclaré qu’elle approuvait la recommandation voulant que la Commission ne traite pas la plainte, conformément à l’alinéa 41(1)d) de la LCDP. Elle a ensuite contesté les observations formulées par Mme Windsor-Brown, en soutenant qu’au cours de sa procédure de traitement des plaintes pour motif de harcèlement, elle avait abordé les problèmes que la défenderesse avait soulevés concernant les droits de la personne. La GRC a également fait valoir que Mme Windsor-Brown n’avait fourni aucune preuve pour étayer ses allégations concernant la partialité de la procédure de traitement des plaintes pour motif de harcèlement de la GRC, tout en précisant que l’équité procédurale avait été observée. En outre, puisque Mme Windsor-Brown avait bénéficié des services et des conseils d’un avocat tout au long de la procédure et avait reçu une formation ciblée, elle ne pouvait pas prétendre qu’elle n’avait pas été informée de ses droits d’interjeter appel et de procéder à un examen. Enfin, la GRC a déclaré qu’elle n’avait aucun intérêt à faire preuve de discrimination à l’égard de ses employés. Elle a terminé en affirmant qu’elle approuvait la conclusion du rapport selon laquelle elle aurait agi de manière injuste et préjudiciable si elle avait répondu aux mêmes allégations comme elle l’avait fait au cours de sa procédure de traitement des plaintes pour motif de harcèlement. La GRC a demandé que la Commission ne traite pas la plainte déposée en vertu de l’alinéa 41(1)d) de la LCDP.

[12]           Dans sa décision subséquemment rendue le 10 février 2016, la Commission a déterminé qu’elle traiterait la plainte. Au début de sa décision, elle a confirmé qu’elle avait examiné le rapport sur les articles 40 et 41, la plainte et les observations formulées par les deux parties. Elle a également noté la recommandation du rapport sur les articles 40 et 41 voulant qu’elle ne traite pas la plainte. Toutefois, elle a ensuite déclaré qu’elle avait été convaincue par les observations de Mme Windsor-Brown et avait mentionné trois (3) paragraphes de ces observations dans ses motifs.

II.                Questions en litige

[13]           Dans son mémoire des faits et du droit, le procureur général du Canada [le « PGC »] a soulevé les trois (3) questions suivantes :

a)                  Quelle est la norme de contrôle applicable?

b)                  La Commission a-t-elle omis de fournir des motifs suffisants, enfreignant ainsi les principes du droit à l’équité procédurale et de la justice naturelle?

c)                  La décision de la commission est-elle déraisonnable?

[14]           À la suite de l’examen des observations du PGC, j’estime que les deux dernières questions peuvent être fusionnées en une seule. L’argument du PGC concernant la troisième question est entièrement axé sur le fait que la Commission n’a pas expliqué le motif pour lequel elle avait dérogé à la recommandation formulée dans le rapport sur les articles 40 et 41, ce qui concerne essentiellement le bien-fondé des motifs de la Commission.

[15]           Par conséquent, j’estime que la question déterminante en l’espèce consiste à savoir si la Commission a fourni des motifs suffisants pour expliquer sa décision de traiter la plainte de Mme Windsor-Brown.

III.             Analyse

A.                Norme de contrôle

[16]           La norme de contrôle qui s’applique à la décision de la Commission en vertu de l’article 41 de la LCDP est celle de la décision raisonnable (Musée Canadien des Civilisations c. Alliance de la fonction publique du Canada, 2014 CF 247, aux paragraphes 32 et 39 [Musée Canadien des Civilisations]; Cameco Corporation c. Maxwell, 2007 CF 260, au paragraphe 9 [Cameco]). La même norme de contrôle s’applique à la décision relative au bien-fondé des motifs de la Commission (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au paragraphe 22 [Newfoundland Nurses]; Association des pilotes d’Air Canada c. MacLellan, 2012 CF 591, au paragraphe 20).

[17]           Lorsqu’elle contrôle une décision en appliquant la norme de la décision raisonnable, la Cour s’en tient « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel » et « à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47 [Dunsmuir]).

B.                 Bien-fondé des motifs de la Commission

[18]           Dans son mémoire des faits et du droit, le PGC affirme que les motifs de la Commission sont insuffisants. À l’exception d’une déclaration selon laquelle elle avait été convaincue par les observations qu’avait formulées Mme Windsor-Brown le 17 décembre 2015, la Commission n’a pas expliqué les motifs pour lesquels elle avait dérogé à la recommandation, formulée dans le rapport sur les articles 40 et 41, de ne pas traiter la plainte. Le PGC soutient que la Commission a non seulement écarté les conclusions du rapport sur les articles 40 et 41, mais également les observations de la GRC soulevant des préoccupations quant à la crédibilité des allégations de Mme Windsor-Brown selon lesquelles elle n’était pas au courant de son droit de déposer un grief ou d’interjeter appel à l’encontre des trois (3) décisions relatives au harcèlement. Le PGC affirme que la Commission avait l’obligation de concilier les préoccupations soulevées quant à la crédibilité avec les importantes divergences entre les observations formulées par les parties en réponse au rapport sur les articles 40 et 41.

[19]           Mme Windsor-Brown prétend que la Commission n’avait pas l’obligation de fournir les motifs de sa décision et que, quoi qu’il en soit, si elle avait été obligée de le faire, les motifs qu’elle avait fournis étaient suffisants pour satisfaire au droit d’obtenir des motifs.

[20]           Je ne suis pas persuadée que les motifs de la Commission sont insuffisants pour les raisons suivantes.

[21]           Comme la Cour l’a fait par le passé, il est important de situer la décision de la Commission par rapport au contexte de la procédure de règlement des plaintes pour motif de discrimination prévue par la LCDP. Le paragraphe 41(1) de la LCDP prévoit que lorsqu’une plainte est déposée, la Commission doit d’abord déterminer si elle doit y donner suite. Au cours de cette première étape préliminaire de l’examen préalable, la Commission doit notamment cerner les plaintes nécessitant un examen plus approfondi et écarter celles qui, selon elle, sont visées par l’une des cinq (5) exceptions prévues au paragraphe 41(1) de la LCDP (Musée Canadien des Civilisations, au paragraphe 38; Canada (Procureur général) c. Première Nation des Mohawks de la Baie de Quinte, 2012 CF 105, aux paragraphes 38 et 39 [Maracle]; Cape Breton Development Corp. c. Hynes, [1999] ACF no 340, au paragraphe 16 [Cape Breton]). Le pouvoir discrétionnaire qu’exerce la Commission pour écarter des plaintes à cette étape-ci devrait se limiter aux cas où il est « évident et manifeste » que la plainte ne devrait pas être traitée (Société canadienne des postes c. Commission canadienne des droits de la personne (1997), 130 FTR 241 (1re inst.), conf. par (1999) 245 NR 397 (CAF), au paragraphe 3 [Société canadienne des postes]; Musée Canadien des Civilisations, au paragraphe 68). Lorsqu’elle exerce son pouvoir discrétionnaire, la Commission n’est toutefois nullement tenue d’examiner le bien-fondé de la plainte (Cape Breton, au paragraphe 16).

[22]           Si la Commission décide d’examiner la plainte, celle-ci passe à la deuxième étape de l’examen préalable. Aux termes de l’article 43 de la LCDP, la Commission peut désigner un enquêteur qui examinera la plainte. Comme à la première étape, l’enquêteur enverra un rapport sur les conclusions de l’enquête aux parties afin qu’elles puissent y répondre. Le rapport et les observations formulées par les parties seront alors présentés à la Commission afin qu’elle puisse déterminer si elle devrait rejeter la plainte ou demander au président du Tribunal canadien des droits de la personne de désigner un membre pour instruire la plainte, conformément au paragraphe 44(3) de la LCDP.

[23]           Le libellé de l’article 41 de la LCDP laisse clairement entendre que la Commission jouit d’un certain pouvoir discrétionnaire dans l’exercice de sa fonction liée à l’examen préalable. La Commission a droit à la déférence, et notre Cour a conclu qu’elle ne doit pas intervenir à la légère quant au pouvoir discrétionnaire exercé par la Commission (Alliance de la fonction publique du Canada c. Canada (Procureur général), 2015 CAF 174, au paragraphe 34; Bell Canada c. Syndicat Canadien des Communications, de l’Énergie et du Papier, [1998] ACF no 1609, au paragraphe 51; Musée Canadien des Civilisations, au paragraphe 59; Maracle, au paragraphe 40; Cape Breton, au paragraphe 15). De même, une telle déférence devrait être accordée aux motifs de la Commission lorsque notre Cour est appelée à déterminer si ces derniers sont suffisamment détaillés dans le contexte d’une décision rendue en vertu du paragraphe 41(1) de la LCDP à la première étape de l’examen préalable de la procédure de traitement des plaintes de la Commission.

[24]           Dans la décision Cameco, la demanderesse avait demandé le contrôle judiciaire d’une décision de la Commission, laquelle avait décidé de traiter la plainte même si l’examinatrice lui avait recommandé de refuser de le faire, puisque le défendeur pouvait avoir recours à une procédure de règlement des griefs. La demanderesse avait fait valoir que la Commission n’aurait pas dû décider de traiter la question parce que la procédure de règlement des griefs n’était pas achevée. La Commission avait néanmoins décidé de traiter la plainte et avait déclaré ce qui suit (Cameco, à la page 8) :

[traduction] Les observations de la défenderesse [Cameco] et du plaignant [Maxwell] ont amené la Commission à conclure que la procédure de grief ne traitera pas la question de la discrimination pour raison d’âge et d’incapacité.

[25]           Malgré la concision des motifs de la Commission dans la décision Cameco, pour déterminer que la décision de la Commission de ne pas donner suite à la plainte était raisonnable, la juge Layden-Stevenson avait réaffirmé que toute décision en vertu de l’article 41 de la LCDP était rendue au tout début de la procédure de traitement des plaintes de la Commission. Elle avait mentionné que le juge Rothstein avait formulé les commentaires suivants dans la décision Société canadienne des postes, au paragraphe 3 :

La décision que la Commission rend en vertu de l’article 41 intervient normalement dès les premières étapes, avant l’ouverture d’une enquête. [...] Une analyse fouillée de la plainte à cette étape fait, dans une certaine mesure du moins, double emploi avec l’enquête qui doit par la suite être menée. Une analyse qui prend beaucoup de temps retardera le traitement de la plainte lorsque la Commission décide de statuer sur la plainte. S’il n’est pas évident à ses yeux que la plainte relève d’un des motifs d’irrecevabilité énumérés à l’article 41, la Commission devrait promptement statuer sur elle.

[Non souligné dans l’original.]

[26]           J’approuve ce raisonnement. La suffisance des motifs de la Commission devrait être examinée en tenant compte de l’étape de la procédure de la Commission à laquelle la décision a été rendue.

[27]           En l’espèce, la Commission a précisé dans sa décision qu’elle a examiné le rapport sur les articles 40 et 41, la plainte et les observations formulées par les parties. Elle a également noté que le rapport sur les articles 40 et 41 lui recommandait de ne pas traiter la plainte. Au bout du compte, toutefois, les observations de Mme Windsor-Brown l’avaient convaincue qu’elle devait traiter la plainte. Elle a déclaré qu’elle avait accepté les arguments soulevés par Mme Windsor-Brown aux paragraphes 4, 5 et 19 de ses observations et les a reproduits mot pour mot dans la décision :

[traduction] La Commission ne devrait pas être convaincue que les problèmes relatifs aux droits de la personne soulevés dans la plainte ont été abordés au cours de la procédure de la [GRC]. Même s’il est vrai que le décideur de la [GRC] a discuté des allégations de la plaignante, on ne peut affirmer qu’il les a réellement traitées dans tous les sens du terme. Comme le mentionne le paragraphe 37 du rapport, la [GRC] a tenu pour avéré que les allégations de harcèlement sexuel étaient fondées, mais les a rejetées du revers de la main en prétendant qu’elles avaient fait l’objet d’une « orientation opérationnelle », soit, autrement dit, d’une « réprimande ». Or, une orientation opérationnelle ne permet aucunement de réparer les dommages causés à la dignité et à l’estime de soi de la plaignante ni de remédier à l’environnement de travail devenu toxique où celle-ci ne pouvait plus retourner, et cette mesure (inappropriée) était la plus faible qui pouvait être prise malgré la gravité des infractions.

En outre, la [GRC], par l’entremise de son décideur, s’est elle-même disculpée en concluant que le bien-fondé de la majorité des allégations de la plaignante n’avait pas été établi. Comme nous le verrons plus en détail ci-après, la [GRC] était poussée à rejeter la plainte de la plaignante afin de se décharger de sa propre responsabilité directe et indirecte, et elle n’a pas convenablement examiné l’ensemble des questions pertinentes. En ce sens, on ne peut affirmer que tous les problèmes relatifs aux droits de la personne soulevés par la plaignante ont été traités au cours de la procédure, et dans la mesure où ils l’ont été un tant soit peu, la réponse n’était ni appropriée ni raisonnable.

L’auteure du rapport a conclu qu’il serait « injuste que la [GRC] doive répondre aux mêmes allégations au cours de procédures distinctes ». La plaignante ne peut pas considérer qu’il s’agit d’une conclusion raisonnable. La [GRC] a à peine dû « répondre » aux allégations, puisque ces réponses ne s’adressaient qu’à elle-même, et elle n’a offert aucune solution à la plaignante. Il n’est guère injuste de demander à la [GRC] de répondre aux allégations de la plaignante devant un décideur indépendant et impartial; il s’agit en fait de la seule manière d’assurer l’équité de la procédure. Une injustice réelle se produira si la plaignante se voit refuser l’accès à la procédure de la Commission, et c’est de cette injustice dont la Commission devrait se préoccuper. Tout employeur qui est informé d’une plainte pour motif de harcèlement en milieu de travail est tenu de mener une enquête au sujet de cette plainte. C’est ce à quoi s’est limitée la GRC en l’espèce. Le fait d’insinuer que cela met fin à la question ferait perdre tout son sens à la LCDP.

[28]           Bien qu’une importante partie de la décision de la Commission ait été rendue directement à partir des observations formulées par Mme Windsor-Brown, on ne peut prétendre que la Commission n’a pas justifié sa décision de traiter la plainte. À mon avis, la Commission a décidé de traiter la plainte parce qu’elle a été convaincue par l’argument de Mme Windsor-Brown selon lequel la procédure de traitement des plaintes pour motif de harcèlement de la GRC ne constituait pas un recours pertinent dans sa situation. L’essentiel de l’argument de Mme Windsor-Brown était que, contrairement aux conclusions figurant dans le rapport sur les articles 40 et 41, la procédure de traitement des plaintes pour motif de harcèlement de la GRC n’avait pas traité de manière substantielle tous ses problèmes liés aux droits de la personne. Pour étayer son argument, elle avait fait référence à la conclusion du décideur de la GRC à l’égard de ses allégations. Le décideur avait mentionné que la personne visée avait reconnu avoir fait un commentaire inapproprié et que le comportement avait été corrigé au moyen d’une [traduction] « orientation opérationnelle ». Or, dans sa réponse au rapport sur les articles 40 et 41, Mme Windsor-Brown avait indiqué que l’expression « orientation opérationnelle » correspondait simplement à une « réprimande », et que cette mesure ne permettait aucunement de réparer les dommages causés à sa dignité ni de remédier à l’environnement de travail devenu toxique où elle devrait retourner. La Commission a également été convaincue par l’argument de la défenderesse selon lequel la GRC avait un intérêt direct à rejeter ses allégations, ce qui soulevait des questions sur le plan de l’équité et de l’indépendance. À mon avis, ces arguments ont mené la Commission à déterminer qu’il n’était pas « évident et manifeste » qu’elle ne devrait pas traiter la plainte.

[29]           Dans l’arrêt Newfoundland Nurses, la Cour suprême du Canada a conclu que l’« “insuffisance” des motifs » ne permet pas à elle seule d’annuler une décision. Elle a conclu que les motifs doivent être examinés dans leur ensemble, de concert avec le dossier (Newfoundland Nurses, au paragraphe 14). Les motifs seront considérés comme suffisants s’ils permettent à une cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la décision fait partie des issues possibles acceptables. Les motifs ne doivent pas obligatoirement comprendre tous les détails que le juge siégeant en révision aurait voulu y lire, et le tribunal n’est pas tenu de tirer une conclusion explicite sur chaque élément constitutif ayant mené à sa conclusion finale (Newfoundland Nurses, au paragraphe 16).

[30]           Bien qu’il eût été préférable que la Commission reformule dans ses propres mots le motif pour lequel elle a décidé de traiter la plainte, le PGC ne m’a pas convaincue que la Commission a agi de manière inappropriée en incorporant dans sa décision des parties des observations formulées par Mme Windsor-Brown, ni qu’elle a rendu une décision inintelligible ou irrationnelle.

[31]           Le PGC s’est fondé sur la décision Herbert c. Canada (Procureur général), 2008 CF 969 [Herbert], rendue par notre Cour, pour étayer l’argument voulant que, lorsque la Commission choisit de rejeter le rapport de l’enquêteur, elle doive exposer ces motifs, et à plus forte raison lorsque les observations des parties font état d’omissions importantes ou substantielles dans l’enquête (Herbert, au paragraphe 26). Il s’est également fondé, dans sa plaidoirie, sur la décision D’Angelo c. Canada (Procureur Général), 2014 CF 1120 [D’Angelo], rendue par notre Cour, dans laquelle la demande de contrôle judiciaire avait été accueillie au motif que la Commission avait simplement conclu, sans fournir de motifs, que le demandeur devrait attendre l’issue des différents griefs déposés [D’Angelo, au paragraphe 22]. Toutefois, ces deux affaires se distinguent des circonstances en l’espèce, puisqu’elles découlent de décisions de la Commission de ne pas traiter une plainte.

[32]           Pour évaluer la suffisance des motifs nécessaires, il faut également tenir compte de la portée des obligations prévues par la loi que doit remplir la Commission en ce qui concerne la fourniture des motifs. Aux termes du paragraphe 42(1) de la LCDP, lorsque la Commission décide de ne pas traiter une plainte, elle doit envoyer au plaignant un avis écrit de sa décision, en prenant soin de préciser les motifs de celle-ci. Lorsque la Commission décide de ne pas traiter une plainte, le plaignant n’a plus de recours et la décision est d’autant plus importante (Sketchley c. Canada (Procureur général), 2004 CF 1151, au paragraphe 51). La LCDP ne prévoit aucune obligation correspondante pour les situations où la Commission décide de traiter une plainte en vertu du paragraphe 41(1) de la LCDP. Bien que j’hésite à conclure que les règles de common law en matière d’équité procédurale imposeraient une telle obligation à la Commission à cette étape de sa procédure alors que le législateur ne l’a pas fait, j’estime que si des motifs doivent être fournis, l’exigence à leur égard ne peut être plus importante que dans les cas où la Commission décide de ne pas traiter une plainte.

[33]           En l’espèce, la Commission a décidé de traiter la plainte de Mme Windsor-Brown et a fourni les motifs de sa décision. Il s’agit d’une décision administrative de nature discrétionnaire à laquelle une grande déférence devrait être accordée. Lorsqu’ils sont examinés dans leur ensemble et de concert avec le dossier, les motifs expliquent les raisons pour lesquelles la Commission a décidé de traiter la plainte. Par conséquent, les motifs sont justifiés, transparents et intelligibles, tout en satisfaisant à la norme de la décision raisonnable énoncée au paragraphe 47 de l’arrêt Dunsmuir.

[34]           Pour les motifs qui précèdent, je ne vois aucune raison de modifier la décision discrétionnaire de la Commission. La demande de contrôle judiciaire sera rejetée.


JUGEMENT

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

1.                  La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

2.                  La défenderesse a droit à des dépens de 2 100 $.

« Sylvie E. Roussel »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-520-16

INTITULÉ :

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA c. KELLI WINDSOR-BROWN

LIEU DE L’AUDIENCE :

Winnipeg (Manitoba)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 12 octobre 2016

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ROUSSEL

DATE DES MOTIFS :

LE 28 OCTOBRE 2016

COMPARUTIONS :

Meghan Riley

Pour le demandeur

Elizabeth Mitchell

Pour la défenderesse

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Winnipeg (Manitoba)

Pour le demandeur

Taylor McCaffrey LLP

Avocats

Winnipeg (Manitoba)

Pour la défenderesse

 

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