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Date : 20161014


Dossier : IMM-4662-15

Référence : 2016 CF 1144

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 14 octobre 2016

En présence de madame la juge Simpson

ENTRE :

MIRIAN VASHAKIDZE

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision (la décision) rendue le 30 septembre 2015 par la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada, décision établissant que le demandeur était interdit de territoire au Canada en vertu de l’alinéa 37(1)b) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR) pour criminalité organisée.

[2]               Le demandeur est un homme de 48 ans, citoyen de la Géorgie et résident permanent du Canada, qui est au pays depuis 2001.

I.                   Contexte

[3]               Le 6 juin 2011, vers 1 h 20, deux gendarmes de la GRC ont découvert un véhicule stationné sur Hill Island, en Ontario. Tamazi Gechuashvili (T.G.) se trouvait à l’intérieur du véhicule. Il disait être perdu.

[4]               Les gendarmes ont fouillé le véhicule de T.G. et y ont trouvé, entre autres, une trousse de réparation pour radeau de caoutchouc et un sac à dos contenant une lettre appartenant à un homme appelé Robert Comeau. Ils ont procédé à l’arrestation de T.G.

[5]               Peu de temps après avoir découvert T.G., les gendarmes ont été avisés que les autorités frontalières des États-Unis avaient intercepté trois personnes. L’une d’entre elles était Michael Robertson, un citoyen canadien. Il a avoué que les deux étrangers qui l’accompagnaient devaient passer clandestinement au Canada. Il a également expliqué que d’autres personnes, du côté canadien, attendaient un signal pour traverser le fleuve Saint-Laurent et venir les ramasser à bord d’une embarcation.

[6]               Une recherche a été organisée avec une escouade canine et le demandeur, ainsi que Robert Comeau, ont été trouvés cachés du côté canadien du fleuve. Ils ont également été arrêtés. Un radeau de caoutchouc, deux rames, une pompe et un petit sac de voyage ont été trouvés sur les lieux de l’arrestation. Aucun matériel de pêche n’a été trouvé au cours de cette fouille.

[7]               Lors de son interrogatoire, Comeau a avoué qu’il devait recevoir 3 000 $ pour son rôle dans le passage des clandestins. Il a également affirmé que Robertson devait recevoir 1 200 $ et que T.G. menait l’opération. T.G. a affirmé qu’il ne connaissait pas Comeau, ni le demandeur, et a soutenu qu’il était perdu. Le demandeur a avoué qu’il connaissait Comeau par son travail et T.G. par le biais de la communauté géorgienne de Toronto, mais il a nié tout acte répréhensible et a affirmé qu’il ne faisait que pêcher.

[8]               Du côté américain, Robertson a admis que lui, Comeau, T.G. et le demandeur tentaient de faire passer clandestinement les deux étrangers. Robertson les a transportés de la ville de New York jusqu’à la frontière. Il a affirmé que T.G. était responsable de l’opération et devait lui verser 1 000 $. Il a affirmé que lui et le demandeur avaient déjà fait passer la fille de T.G. et un autre homme au Canada et avait également fait passer un jeune homme vers les États-Unis.

[9]               Le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile allègue que T.G. et le demandeur sont interdits de territoire en vertu de l’alinéa 37(1)b) de la LIPR. Le ministre a réussi à déposer une demande pour combiner leurs enquêtes d’admissibilité.

[10]           Les enquêtes ont été menées devant un membre de la SI les 8 et 10 juin 2015. Ni le demandeur ni T.G. n’ont témoigné. Les éléments de preuve se limitaient au témoignage du gendarme Hataley de la GRC et à de la preuve documentaire, qui comprenaient les déclarations faites par Robertson et Comeau.

[11]           Dans sa décision, la SI a conclu que le ministre s’est acquitté du fardeau de la preuve permettant d’établir que le demandeur et T.G. étaient interdits de territoire en vertu de l’alinéa 37(1)b) de la LIPR, car il y a des motifs raisonnables de croire que les deux hommes se sont livrés à une activité relevant de la criminalité organisée dans le contexte de la criminalité internationale, à savoir le passage de clandestins. Des ordonnances d’expulsion ont été émises contre T.G. et le demandeur. La SI s’est fondée sur la décision de la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Canada (Sécurité publique et Protection civile) c. JP, 2013 CAF 262, 368 DLR (4th) 524 [JP], qui énonce qu’au moment d’établir l’interdiction de territoire pour « entrée illégale de personnes » en vertu de la LIPR, il n’est pas nécessaire de démontrer que les passeurs ont reçu un avantage financier ou tout autre avantage matériel. Par conséquent, la SI n’a pas traité cette question dans sa décision.

[12]           Toutefois, deux mois plus tard, le 27 novembre 2015, la Cour suprême du Canada a rendu sa décision dans l’affaire B010 c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 58, [2015] 3 R.S.C. 704 [B010]. Elle a renversé la décision de la Cour d’appel fédérale dans l’affaire JP et a conclu qu’il s’agit du passage de clandestins au sens de l’alinéa 37(1)a) de la LIPR que si les passeurs reçoivent un avantage financier ou tout autre avantage matériel.

[13]           T.G. et le demandeur ont déposé des demandes distinctes de contrôle judiciaire de la décision. La décision concernant la demande de T.G. a été rendue par monsieur le Juge Gleeson le 31 mars 2016 : voir Gechuashvili c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 365. Le juge Gleeson a conclu que la décision était déraisonnable puisque la SI n’a pas déterminé que T.G. avait reçu un avantage financier ou un autre avantage matériel.

[14]           Le juge Shore a initialement rejeté la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire du demandeur. Toutefois, il a réexaminé l’affaire après la décision du juge Gleeson et a accordé l’autorisation.

II.                Questions en litige

[15]           La première question consiste à déterminer si la décision était raisonnable puisqu’elle ne permet pas d’établir si le demandeur a reçu un avantage financier ou tout autre avantage matériel pour ses activités d’immigration clandestine.

[16]           La deuxième question consiste à déterminer si un nouvel examen est nécessaire ou si, d’après le dossier présenté à la SI, je peux conclure que le demandeur devait être payé pour son rôle dans l’opération d’immigration clandestine.

[17]           La troisième question consiste à déterminer si la SI s’est comportée de manière déraisonnable lorsqu’elle s’est fiée aux déclarations de Robertson et de Comeau.

III.             Analyse et conclusions

[18]           Puisque le demandeur attendait la possibilité de demander un contrôle judiciaire, aucune décision finale n’avait été prise concernant son interdiction de territoire lorsque la Cour suprême du Canada a modifié la loi dans l’affaire B010.

[19]           Puisque l’évolution de la common law a un effet rétroactif dans les cas où des décisions finales n’ont pas encore été prises, le demandeur a le droit de voir sa demande réévaluée sur la base des principes énoncés par la Cour suprême du Canada dans l’affaire B010.

[20]           Cette admissibilité devrait normalement entraîner un nouvel examen de la part de la SI. Toutefois, l’avocat du demandeur soutient que je devrais compléter la décision par une conclusion selon laquelle il existe des motifs raisonnables pour croire que le demandeur devait être payé.

[21]           Le demandeur soutient que cette conclusion serait confirmée par :

a)                  la déclaration de Robertson à l’effet que le demandeur participait à l’opération d’immigration clandestine du 6 juin 2011 et que le demandeur avait fait passer des immigrants clandestins par le passé;

b)                  le fait que la déclaration du demandeur selon laquelle il « pêchait » n’était pas crédible puisqu’il se cachait dans l’obscurité, en possession de matériel utilisé pour le passage de clandestins et sans matériel de pêche, en compagnie d’une personne ayant reconnu s’adonner au passage de clandestins;

c)                  les déclarations de Robertson et de Comeau, qui ont démontré que tous les autres participants devaient être payés; et

d)                 la preuve selon laquelle le demandeur s’est joint à l’opération de passage de clandestins parce qu’il était à court d’argent.

[22]           En d’autres termes, on fait valoir que la preuve au dossier, qui a été acceptée par la SI, fournit des motifs raisonnables pour croire que le demandeur a participé à l’opération de passage de clandestins et aurait été payé pour son rôle dans cette opération.

[23]           À mon avis, bien qu’une preuve pertinente figure au dossier, la SI a passé sous silence une question essentielle. Elle ne s’est pas penchée sur la question d’un avantage financier ou d’un autre avantage matériel, car à ce moment, en raison de la décision de la Cour d’appel fédérale dans l’affaire JP, elle n’avait aucune obligation de le faire. Puisque la question n’a jamais été soulevée, je conclus que je n’ai pas à compléter la décision et que la question d’un avantage financier ou d’un autre avantage matériel doit être tranchée par la SI.

[24]           Pour ces motifs, et puisque le demandeur a indiqué, par le biais de son avocat, qu’il souhaitait témoigner et appeler deux autres témoins sur la question à savoir s’il devait recevoir un avantage financier ou un autre avantage matériel, j’ai conclu qu’un autre examen s’avérait nécessaire. Toutefois, ce nouvel examen doit être limité à ce qui suit :

a)                  le membre de la SI qui a pris la décision doit présider le réexamen, si elle est disponible;

b)                  à moins d’une directive contraire du président de l’audience, le nouvel examen de l’interdiction de territoire pour criminalité du demandeur doit porter uniquement sur la question à savoir si le demandeur, à titre de participant à l’opération de passage de clandestins, devait recevoir un avantage financier ou un autre avantage matériel;

c)                  le dossier présenté à la SI lors de l’audience antérieure doit être présenté comme preuve lors du nouvel examen et ne peut être contesté;

d)                 le demandeur peut contre-interroger les témoins du défendeur et peut lui-même témoigner et appeler deux autres témoins, qui sont T.G. et Irina Berko; et

e)                  le défendeur peut soumettre d’autres éléments de preuve et peut contre-interroger le demandeur et ses deux témoins.

[25]           Finalement, j’ai examiné la décision (paragraphes 39 à 51) décrivant le raisonnement sur lequel repose l’importance accordée par la SI aux déclarations de MM. Robertson et Comeau, et je n’ai trouvé aucun motif pour conclure que le traitement des déclarations était déraisonnable. Cette conclusion est étayée par l’alinéa 173c) de la LIPR, qui énonce que la SI n’est pas liée par les règles juridiques et techniques de la preuve.

IV.             Questions à certifier

[26]           Aucune question n’a été posée aux fins de certification en vue d’un appel.


JUGEMENT

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT : la demande de contrôle judiciaire est accordée et un nouvel examen sera entrepris à partir du dossier existant, en appliquant les directives énoncées au paragraphe 24 des motifs ci-dessus.

« Sandra J. Simpson »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossier :

IMM-4662-15

 

INTITULÉ :

MIRIAN VASHAKIDZE c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 7 septembre 2016

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE SIMPSON

DATE DES MOTIFS :

Le 14 octobre 2016

COMPARUTIONS :

Victor Pilnitz

Pour le demandeur

Negar Hashemi

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Pilnitz Law Group

Avocats

Toronto (Ontario)

Pour le demandeur

William F. Pentney, c.r.

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

Pour le défendeur

 

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