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Date : 20150922


Dossier : T-551-15

Référence : 2015 CF 1101

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 22 septembre 2015

En présence de madame la juge Kane

ENTRE :

L’INSTITUT PROFESSIONNEL DE LA
FONCTION PUBLIQUE DU CANADA ET
STÉPHANE AUBRY

demandeurs

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

intimé

ORDONNANCE ET MOTIFS

Aperçu

[1]               Les demandeurs, l’Institut professionnel de la fonction publique du Canada [IPFPC], l’unité de négociation des 35 000 scientifiques et professionnels à l’emploi du gouvernement du Canada, et Stéphane Aubry, un employé membre de l’IPFPC, dont il est vice-président à temps partiel, sollicitent une injonction interlocutoire interdisant au Conseil du Trésor du Canada, agissant au nom du gouvernement du Canada, de mettre en œuvre la Norme sur le filtrage de sécurité de 2014 [Norme de 2014 ou Norme] jusqu’à l’issue de la demande de contrôle judiciaire de la décision du gouvernement d’appliquer la Norme.

[2]               La requête interlocutoire vise des aspects précis de la Norme, y compris, sans toutefois s’y limiter, les vérifications de crédit, les vérifications de casier judiciaire (exigeant un relevé d’empreintes digitales), les enquêtes de sources ouvertes, le signalement obligatoire à l’employeur de tout changement dans la situation d’un employé et la surveillance continue, ou « suivi ».

[3]               Pour que soit accueillie leur requête interlocutoire, les demandeurs doivent montrer qu’une question sérieuse a été soulevée, qu’ils subiront un préjudice irréparable s’ils n’obtiennent pas gain de cause et que la Norme est mise en œuvre, et que la prépondérance des inconvénients, une analyse du préjudice causé à la fois aux demandeurs et à l’intimé qui tient compte notamment de l’intérêt public, favorise les demandeurs.

[4]               Pour les motifs exposés ci-après, je conclus que les demandeurs ont soulevé une ou plusieurs questions sérieuses méritant un contrôle judiciaire, sans toutefois apporter de preuve concrète des préjudices irréparables auxquels seront exposés les membres du syndicat entre aujourd’hui et la date à laquelle le contrôle judiciaire sera tranché définitivement.

[5]               La jurisprudence a établi sans équivoque que les trois volets du critère applicable à une injonction doivent être établis et qu’il faut fournir une preuve indépendante et concrète de préjudice irréparable – des affirmations générales et spéculatives à cet égard ne suffisent pas. L’affirmation des demandeurs voulant que l’obligation de fournir des renseignements pour obtenir une autorisation de sécurité constitue en soi une atteinte à la vie privée fait fi notamment des multiples mécanismes de protection de ces renseignements, qui garantissent, par exemple, qu’ils seront divulgués exclusivement aux agents de sécurité des ministères, ainsi que du fait que plusieurs des procédures en litige ne sont pas nouvelles et auraient pu être mises en place sous le régime de la Norme sur la sécurité du personnel de 1994 [Norme de 1994], mise à jour en 2002.

[6]               Il aurait été facile pour M. Aubry et d’autres membres du syndicat de déposer un affidavit indiquant leur poste, leur niveau de sécurité actuel et la date d’échéance pour montrer que certains employés seraient assujettis aux nouvelles procédures d’ici à ce que le contrôle judiciaire soit tranché, et décrivant les préjudices que subiraient ceux-ci par suite de l’application de ces procédures. Si cette preuve avait été fournie, l’intimé et la Cour auraient pu l’évaluer au vu du critère applicable afin de déterminer si les demandeurs avaient établi l’existence d’un préjudice irréparable. Les demandeurs se contentent plutôt d’affirmer que la conclusion est prévisible ou que le bon sens dicte à la Cour de conclure que certains ou de nombreux membres parmi les 35 000 membres du syndicat seront assujettis aux nouvelles procédures sous peu et subiront, par conséquent, un préjudice.

[7]               Les demandeurs ne peuvent pas simplement faire ces affirmations et s’attendre à ce que la Cour fasse des suppositions et se fonde sur le bon sens plutôt que sur le droit.

[8]               En ce qui concerne la prépondérance des inconvénients, l’analyse a tenu compte des préjudices causés aux demandeurs et à l’intimé, ainsi que des risques pour le bien collectif dans ce contexte.

[9]               L’intimé a démontré à la satisfaction de la Cour que la Norme de 2014 avait été élaborée et mise en œuvre dans l’intérêt public. Pour le moment, la Cour n’a pas à déterminer si tel est vraiment le cas; il sera tenu pour acquis que tel est vraiment le cas. On supposera donc que l’interdiction de la mise en œuvre de la Norme causera un préjudice à l’intérêt public.

[10]           Les demandeurs n’ont pas fourni de preuve pour réfuter cette hypothèse et démontrer que l’on porterait atteinte à l’intérêt général si la Norme continuait d’être appliquée avant que le contrôle judiciaire soit tranché. Ils n’ont pas non plus apporté de preuve concrète de quelque autre préjudice qu’ils pourraient subir. Les renseignements que les demandeurs devront fournir pour se conformer à la Norme d’ici à ce que le contrôle judiciaire soit tranché seront protégés et ne seront pas divulgués, des mécanismes de réparation sont en place et les employés ne courent pas plus de risque de perdre leur emploi que sous le régime de la Norme précédente. Les demandeurs n’ont pas non plus établi que le préjudice auquel ils seraient exposés à défaut d’une injonction serait supérieur à celui que subirait l’intimé si elle était accordée.

[11]           Le gouvernement a édicté la nouvelle Norme et projette sa mise en œuvre complète sur une période de 36 mois. La mise en œuvre est en cours, bien qu’elle débute à peine. Une injonction interromprait ce processus et créerait une faille dans la modernisation du cadre de filtrage de sécurité. Aucune option proposée par les demandeurs n’est réalisable, y compris l’application de la Norme précédente pour ceux qui n’ont besoin que d’une cote de fiabilité et de la Norme de 2014 pour ceux qui nécessitent une autorisation de sécurité. En effet, la Norme de 1994 a été annulée et le filtrage aux fins de la cote de fiabilité s’applique à tous les employés, comme il s’agit du point de départ ou de la base pour l’obtention de tous les autres niveaux de sécurité. La prépondérance des inconvénients milite en faveur du statu quo.

Contexte

[12]           Le 20 octobre 2014, le gouvernement du Canada a annulé la Norme de 1994 et a édicté la Norme de 2014, qui instaure un nouveau modèle et de nouvelles mesures en matière de filtrage de sécurité. La Norme de 2014 s’applique à tous les ministères fédéraux visés à l’article 2 ainsi qu’à tous les organismes fédéraux désignés aux annexes IV et V de la Loi sur la gestion des finances publiques, L.R.C. (1985), ch. F-11. Les ministères et les organismes ont jusqu’au 20 octobre 2017 pour achever la mise à exécution de la Norme.

[13]           Les objectifs de la Norme sont : de veiller à ce que les pratiques en matière de filtrage de sécurité au sein du gouvernement soient efficaces, efficientes, rigoureuses, uniformes et équitables, et permettre une transférabilité accrue des résultats du filtrage de sécurité entre les ministères et les organismes.

[14]           L’intimé a déposé l’affidavit de Rita Whittle, directrice exécutive de la Division de la sécurité et gestion de l’identité [DSGI], Direction du dirigeant principal de l’information du Secrétariat du Conseil du Trésor, qui dirige les activités stratégiques de la DSGI, y compris celles qui concernent les instruments de politique en matière de sécurité du Conseil du Trésor, dont la Norme de 2014. Mme Whittle décrit comment la Norme a été élaborée, ses principales dispositions, ce qui la distingue de la Norme de 1994 et les mesures de filtrage qui seront désormais utilisées. Mme Whittle indique qu’elle est principalement responsable de l’élaboration et de la mise en œuvre de la Norme de 2014. Elle explique que la mise en œuvre s’effectuera par étapes, et que l’état de préparation variera quelque peu d’un ministère et d’un organisme à l’autre.

[15]           La Norme de 1994 prévoyait deux niveaux de vérification de fiabilité (fiabilité de base et fiabilité approfondie), et trois niveaux d’enquête de sécurité (niveau Confidentiel, Secret et Très secret). La cote de fiabilité de base a été abolie après les attentats de septembre 2001. Depuis 2002, tous les employés ainsi que toutes les autres personnes assujetties à la Norme de 1994 doivent se soumettre à une vérification de sécurité approfondie (incluant une vérification nominale du casier judiciaire et un contrôle des empreintes digitales, si la première vérification n’est pas concluante) en guise de première étape du filtrage. Toutefois, selon le poste et les tâches, un niveau de filtrage plus élevé peut s’avérer nécessaire. De 2002 à octobre 2014, le niveau minimal de filtrage de sécurité était la vérification de fiabilité approfondie.

[16]           La Norme de 2014 prévoit trois niveaux de filtrage standard : cote de fiabilité, autorisation de sécurité Secret et autorisation de sécurité Très secret. Aux niveaux Secret et Très secret, le filtrage vise à obtenir une autorisation de sécurité, et non une cote; ces autorisations sont obligatoires pour les titulaires de postes ayant accès à des renseignements, à des biens, à des installations ou à des systèmes de technologie de l’information classifiés du gouvernement. Il existe par ailleurs deux niveaux de filtrage approfondi (aux fins de la cote de fiabilité approfondie et aux fins de l’autorisation Très secret approfondie).

[17]           La cote de fiabilité correspond au niveau minimal de filtrage de sécurité pour tous les employés de la fonction publique fédérale, et constitue une condition préalable à l’obtention de tous les niveaux d’autorisation de sécurité. La cote de fiabilité approfondie ou l’autorisation Très secret approfondie est exigée pour les employés dont les fonctions comportent ou appuient directement des activités de sécurité et de renseignement, ou pour les employés ayant accès à des renseignements de nature délicate pouvant être sujets à l’influence de personnes ou d’organisations ayant des motivations criminelles ou idéologiques.

[18]           L’obtention ou le maintien en vigueur d’une cote ou d’une autorisation de sécurité valide est une condition préalable à un emploi, à un contrat, à une nomination ou à une affectation. Les fonctionnaires doivent donner leur consentement éclairé au filtrage de sécurité.

[19]           Le sommaire ci-dessous, qui indique les différences entre la Norme de 1994 et la Norme de 2014, se fonde essentiellement sur l’affidavit de Mme Whittle. Les demandeurs envisagent différemment certaines procédures dans les observations présentées à l’appui de leur requête en injonction.

         Vérifications de crédit

o   Les vérifications de crédit étant dorénavant obligatoires pour tous les postes, elles font partie intégrante de l’évaluation aux fins de la cote de fiabilité.

o   Ces vérifications étaient auparavant facultatives pour l’obtention de la cote de fiabilité de base et approfondie, de même que pour l’autorisation de sécurité Confidentiel et Secret; elles étaient effectuées lorsque des fonctions ou tâches l’exigeaient ou si le titulaire avait un casier judiciaire, selon le type d’infraction commise.

o   Les vérifications de crédit étaient auparavant obligatoires pour l’autorisation de sécurité Très secret.

         Enquête sur l’exécution de la loi

o   L’enquête sur l’exécution de la loi comporte une vérification du casier judiciaire et une vérification des antécédents criminels (VAC).

o   La vérification du casier judiciaire, facultative avant 2002, est depuis devenue obligatoire pour tous les postes.

o   Maintenant, la Gendarmerie royale du Canada [GRC] procède aux vérifications des casiers judiciaires à partir de relevés d’empreintes digitales.

o   La VAC est un nouvel élément du processus de filtrage approfondi découlant de la Norme de 2014.

o   Cette vérification était déjà effectuée par certains organismes comme l’Agence des services frontaliers du Canada, la GRC et le Centre d’analyse des opérations et déclarations financières du Canada.

o   Elle consiste en une consultation des bases de données policières en vue de déterminer si un particulier est associé au crime organisé, à la criminalité ou à des menaces à la sécurité nationale, ou est soupçonné de l’être.

o   Sous le régime de la Norme de 1994, la divulgation des accusations en instance (avant une condamnation) se faisait au cas par cas, selon le chef d’accusation et le poste occupé par l’employé.

o   Dans son affidavit, Brendan Heffernan, surintendant principal, Services canadiens d’identification criminelle en temps réel de la GRC, explique que les renseignements sur les antécédents criminels qui peuvent être divulgués englobent les déclarations de culpabilité, les absolutions inconditionnelles ou sous conditions sur déclaration de culpabilité, ainsi que les accusations criminelles en instance devant les tribunaux. Les renseignements concernant les déclarations de non-culpabilité (acquittement, arrêt des procédures, etc.) peuvent être divulgués dans des circonstances exceptionnelles, selon les antécédents criminels qui doivent être vérifiés pour un poste donné.

         Enquêtes de sources ouvertes

o   L’enquête de sources ouvertes porte sur l’information à la disposition du public (dans Internet notamment, y compris les sites de réseaux sociaux).

o   La Norme de 1994 ne mentionnait pas explicitement les enquêtes de sources ouvertes.

o   Elles constituent maintenant un élément obligatoire du filtrage pour l’obtention de la cote de fiabilité approfondie et de l’autorisation Très secret approfondie. Toutefois, les enquêtes de sources ouvertes continuent d’être facultatives (menées au cas par cas, dans certaines circonstances) lorsque le processus de filtrage, notamment aux fins de la cote de fiabilité, met au jour des renseignements défavorables.

o   Mme Whittle explique que l’information provenant de sources ouvertes fait partie d’un ensemble d’éléments pris en compte dans le processus de filtrage, et que l’on soupèse l’importance et l’intérêt de ladite information.

         Suivi

o   Les rapports de suivi se rapportent à l’obligation de signaler tout changement dans les circonstances ou les comportements.

o   La plupart des exigences afférentes étaient déjà prescrites dans la Norme de 1994, y compris l’obligation d’assister à des séances d’information sur la sécurité et, dans le cas des personnes ayant autorisation de sécurité, l’obligation de signaler tout changement de la situation matrimoniale ou lié à la cohabitation.

o   Au titre de la Norme de 2014, tous les employés et les autres particuliers assujettis à la Norme doivent signaler des changements dans leur casier judiciaire, une association avec des criminels et les changements importants de leur situation financière (p. ex. faillite ou fortune inattendue). Ceux qui travaillent dans les organismes de sécurité et de renseignement peuvent également être tenus de signaler des changements dans leur situation personnelle, y compris leur situation matrimoniale.

[20]           Les demandeurs sollicitent une injonction interdisant l’application de certaines procédures de filtrage prévues dans la Norme aux employés et à quiconque ayant besoin d’une cote de fiabilité jusqu’à ce que la demande de contrôle judiciaire soit tranchée. Les procédures contestées sont les vérifications de crédit, les vérifications du casier judiciaire comportant un relevé des empreintes digitales, les enquêtes d’exécution de la loi axées sur les accusations en instance en vertu du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, les enquêtes de sources ouvertes et les exigences de déclaration aux fins de suivi.

[21]           Les demandeurs ne contestent pas les procédures de filtrage visant les employés affectés à certaines fonctions exigeant une autorisation de sécurité ou un filtrage approfondi, mais ils proposent d’y soustraire les employés ayant besoin uniquement d’une cote de fiabilité, ou de créer des exceptions aux nouvelles mesures.

[22]           L’intimé souligne que la cote de fiabilité est requise pour tous les employés; elle constitue le point de départ des processus de filtrage en vue de l’obtention d’une autorisation de sécurité ou de filtrage approfondi (p. ex. autorisation de sécurité Secret, Très secret et Très secret approfondie, cote de fiabilité approfondie). L’intimé juge qu’il est impossible de soustraire aux nouvelles procédures de filtrage les employés ayant besoin uniquement de la cote de fiabilité, et que la réduction récente de la portée de la requête en injonction n’a pas l’effet escompté.

Questions en litige

Faut-il radier une partie de l’affidavit des demandeurs?

[23]           L’intimé souligne que l’affidavit de Martin Ranger, soumis par les demandeurs, contient plusieurs paragraphes énonçant des avis et des arguments, et d’autres paragraphes qui dépassent son champ de connaissance. Selon l’intimé, ces paragraphes devraient être radiés. Il reconnaît en revanche que les demandeurs n’ont pas invoqué lesdits paragraphes de l’affidavit dans leur plaidoirie.

[24]           Les demandeurs prétendent que les paragraphes mis en cause ne visaient pas à fournir un avis juridique, mais à mettre leur point de vue en contexte. Ils soulignent en outre que le contenu des autres paragraphes qui, aux dires de l’intimé, dépassent le champ de connaissance du déposant, reposent sur du ouï-dire ou ne sont pas pertinents, y compris les pièces jointes, a été soumis à la Cour, pour l’essentiel, par d’autres moyens, notamment à l’intérieur de pièces jointes au contre-interrogatoire écrit de Mme Whittle.

[25]           La jurisprudence a établi que la radiation d’affidavits à l’étape préliminaire est exceptionnelle. Toutefois, un affidavit ou certaines de ses parties peuvent être radiés s’ils sont de nature vexatoire ou abusive, conjecturale ou spéculative, ou s’ils donnent un avis juridique (Global Enterprises International Inc. c. Aquarius (Le), 2001 CFPI 1311, 214 FTR 269 (C.F. 1re inst.) [Global Enterprises]).

[26]           Dans la décision Global Enterprises, au paragraphe 6, la Cour déclare :

En règle générale, le tribunal ne devrait pas radier un affidavit d’entrée de cause. Pour des raisons d’efficacité, il convient de laisser le soin de se prononcer sur un affidavit contesté au juge du fond, qui est mieux placé pour apprécier et évaluer ce type de preuve. Cette règle générale souffre toutefois une exception dans certaines circonstances particulières, notamment lorsque l’affidavit est abusif ou est manifestement dénué de pertinence ou lorsque le tribunal est convaincu que la question de son admissibilité devrait être tranchée dès le début de l’instance, de manière à ce que l’instruction se déroule dans l’ordre ou encore lorsque l’affidavit repose sur des conjectures, des spéculations ou sur une opinion juridique. [...]

[27]           En l’espèce, l’affidavit n’est pas abusif, mais il comporte cependant des passages qui devraient être radiés entièrement ou en partie. La mise en contexte, qui justifie, selon les demandeurs, les déclarations figurant aux paragraphes 12, 16 et 17 de l’affidavit, a été donnée à la Cour par l’intermédiaire des pièces jointes à l’affidavit de Mme Whittle, ainsi que dans le mémoire des faits et du droit. Ces paragraphes offrent des avis juridiques sur les questions dont la Cour est saisie dans la demande de contrôle judiciaire.

[28]           Les paragraphes 16 et 17 (qui exposent les procédures prévues dans la Norme de 2014) sont radiés intégralement. Le paragraphe 12 est radié en partie (soit le passage « much of which is unreasonable and unnecessary to achieve the objectives of its new Standard on Security Screening » [en anglais seulement]).

[29]           Les paragraphes 19, 20 et 21 sont radiés parce que leur contenu dépasse le champ de connaissance du déposant. Sont également radiés les paragraphes 22 et 23 pour la même raison, mais également parce que leur contenu se rapporte à une autre politique que celle faisant l’objet du contrôle judiciaire.

Faut-il accorder l’injonction interlocutoire?

[30]           Les parties conviennent que le critère applicable est celui qui a été établi par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt RJR-MacDonald c. Canada (Procureur général), [1994] 1 RCS 311, 111 DLR (4th) 385 [RJR-MacDonald]. Il s’agit d’un critère dont les trois éléments doivent être prouvés : le requérant d’un redressement interlocutoire doit établir l’existence d’une question sérieuse à juger, c’est-à-dire une question qui n’est pas futile ou vexatoire; il doit convaincre la Cour qu’il subira un préjudice irréparable en cas de refus du redressement, et l’appréciation de la prépondérance des inconvénients doit pencher en faveur du requérant.

[31]           Bien que l’élément lié au caractère sérieux de la question soit peu exigeant, les positions des demandeurs et de l’intimé sur les questions sérieuses soulevées sont exposées en détail en guise de contexte aux deux autres éléments du critère tripartite.

Les demandeurs ont-ils établi l’existence d’une ou de plusieurs questions sérieuses à juger?

Position des demandeurs

[32]           Les demandeurs soutiennent que la Norme de 2014 prévoit la collecte de renseignements personnels qui n’étaient pas visés sous le régime de la Norme de 1994, laquelle se traduira par une atteinte injustifiée à la vie privée. Selon eux, les procédures de filtrage sont déraisonnables ou disproportionnées, malgré les mécanismes prévus pour protéger les renseignements de nature délicate.

[33]           Les demandeurs contestent les justifications de la Norme de 2014 données par le Conseil du Trésor. À leurs yeux, l’objectif de l’uniformité du processus de filtrage de sécurité ne rend pas les procédures raisonnables pour autant. La nécessité de se plier aux exigences de la communauté internationale, et notamment de l’alliance du Groupe des cinq (regroupant des pays qui mettent en commun leur renseignement de sécurité), ne justifie pas non plus l’application d’un tel processus de filtrage aux employés qui ont uniquement besoin d’une cote de fiabilité. De plus, les demandeurs ne sont pas convaincus que de nouvelles procédures de filtrage s’imposent pour préserver la confiance des Canadiens dans la fonction publique.

[34]           Ils soulignent que l’interconnectivité des systèmes et des réseaux n’a rien de nouveau. Si, en 1994, Internet n’était pas encore un outil omniprésent et indispensable, il l’était devenu en 2002; or, aucune modification n’a été apportée à la Norme de 1994 après la suppression de la vérification de fiabilité de base en 2002. Selon les demandeurs, si l’utilisation croissante des technologies avait suscité de réelles préoccupations, des modifications auraient été apportées avant 2014.

[35]           Selon les demandeurs, certaines procédures de filtrage particulièrement préoccupantes contreviennent à la Loi sur la protection des renseignements personnels, L.R.C. (1985), ch. P-21, aux articles 7 et 8 de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, ch. 11 [la Charte], et découlent d’un exercice abusif du pouvoir discrétionnaire de l’intimé.

[36]           Les demandeurs font valoir qu’une vérification de crédit n’est ni nécessaire ni efficace, et qu’elle constitue une mesure disproportionnée et déraisonnable. En quoi une vérification de crédit peut-elle servir à jauger la loyauté et la fiabilité des employés du gouvernement qui n’ont pas accès à des renseignements secrets ou très secrets, et dont le travail n’a rien à voir avec le renseignement et la sécurité? Une vérification de crédit produit des renseignements détaillés, privés et délicats, notamment sur les prêts et les hypothèques contractés par une personne, les propositions de faillite, les faillites avérées et les rapports à la suite d’enquêtes de crédit. Or, de dire les demandeurs, les renseignements financiers comptent parmi les renseignements personnels d’ordre biographique dont le caractère privé est protégé (R c. Cole, 2012 CSC 53, aux paragraphes 47-48, [2012] 3 RCS 34 [Cole]).

[37]           Ils affirment en outre que le refus d’un employé de faire l’objet d’une vérification de crédit constitue un manquement à une condition d’emploi, soit l’obtention de la cote de fiabilité, et que ce manquement conduirait à une cessation d’emploi pour des raisons d’ordre administratif.

[38]           Concernant la divulgation d’accusations en instance aux termes du Code criminel, les demandeurs affirment que la Norme de 2014 ne préconise pas une procédure cas par cas, contrairement à la Norme de 1994, mais que tous les employés y sont assujettis, sans égard au poste occupé.

[39]           Par ailleurs, le relevé des empreintes digitales fait dorénavant partie de la procédure de vérification du casier judiciaire aux fins de l’obtention de la cote de fiabilité. Les demandeurs allèguent que la plupart des employés devront s’en remettre à un service de police autorisé ou à une entreprise privée de dactyloscopie accréditée, ce qui ne fait qu’exacerber l’impression de criminalité associée à la prise d’empreintes digitales. Aux yeux des demandeurs, cette situation est différente de celle des candidats bénévoles qui doivent se soumettre à une vérification de casier judiciaire comprenant la prise de leurs empreintes digitales, puisque ces personnes ont donné un consentement éclairé et qu’il s’agit d’une mesure proportionnée. Selon les demandeurs, la vérification nominale de casier judiciaire est suffisante et l’intimé devrait enjoindre à la GRC de continuer à employer cette méthode.

[40]           Les demandeurs ne sont également pas d’accord avec le fait que l’intimé se fie aux recommandations du vérificateur général concernant le recours aux services de la GRC en matière de casier judiciaire et l’utilisation des empreintes digitales. À leurs yeux, les inquiétudes manifestées par le vérificateur général avaient trait à l’utilisation des empreintes digitales dans le cadre de la justice pénale. Les demandeurs allèguent en outre que, lorsque les vérifications nominales de casier judiciaire donnent de faux résultats positifs, il peut être justifié de recourir à des relevés d’empreintes digitales, et qu’il ne faut donc pas ériger cette procédure en norme.

[41]           À l’égard des enquêtes de sources ouvertes, les demandeurs soutiennent que l’employeur risque de trouver beaucoup plus d’information que ce qu’il est raisonnable ou nécessaire pour lui de connaître. Ils réfutent l’argument de l’intimé comme quoi les atteintes à la vie privée seront minimes puisque seuls les renseignements pertinents, fiables et se rapportant à la personne qui fait l’objet de la vérification seront versés à son dossier de sécurité d’employé.

[42]           Les demandeurs remettent également en cause les exigences de suivi et de signalement qui s’appliqueront au cours de la période de cinq ou dix ans entre les filtrages de sécurité. Ils craignent l’effet « paralysant » de ces mesures, même si seuls les renseignements qui soulèvent un doute quant à la loyauté et à la fiabilité seront consignés. Ils soulignent en outre la portée trop large des signalements; seules les personnes qui requièrent un niveau élevé de sécurité devraient être tenues de signaler les changements dans leur casier judiciaire ou leur association avec des criminels. Par ailleurs, il n’y a pas lieu de sommer quiconque de signaler un accroissement de richesse inattendu ou un changement de situation matrimoniale.

[43]           Les demandeurs affirment que même si le personnel autorisé à recevoir ou à consulter ces renseignements devra être qualifié, il y aura tout de même atteinte à la vie privée puisque cette information n’aurait jamais dû être divulguée.

[44]           Aux yeux des demandeurs, les procédures contestées soulèvent plusieurs questions juridiques sérieuses méritant un contrôle judiciaire.

Violation de la Loi sur la protection des renseignements personnels

[45]           Les demandeurs prétendent que la Norme contrevient à la Loi sur la protection des renseignements personnels, et plus particulièrement à l’article 4, qui interdit aux institutions fédérales de recueillir des renseignements personnels qui n’ont aucun lien direct avec leurs programmes ou leurs activités.

[46]           La jurisprudence a établi que la possibilité pour une personne d’avoir un droit de regard sur ses renseignements personnels est gage d’autonomie, de dignité et de protection de sa vie privée. Elle conclut aussi que les lois sur la protection des renseignements personnels sont de nature quasi constitutionnelle, dans la mesure où cette protection est cruciale au maintien d’une société libre et démocratique (Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. Travailleurs et travailleuses unis de l’alimentation et du commerce, section locale 401, 2013 CSC 62, aux paragraphes 19, 21 à 22 et 24, [2013] 3 RCS 733). Or, dénoncent les demandeurs, les procédures de filtrage sont déraisonnables et privent les employés de ce droit de regard.

[47]           Ils allèguent que la Loi sur la protection des renseignements personnels peut constituer une source indépendante de droits juridiques (en invoquant notamment Bernard c. Canada (Procureur général), 2014 CSC 13, aux paragraphes 30 à 33, [2014] 1 RCS 227 [Bernard]; Canada c. Zarzour, [2000] ACF no 2070 (QL), aux paragraphes 23 à 29, 196 FTR 320 (CAF) [Zarzour]).

[48]           Bien que l’article 5.2.3 de la Norme exige explicitement la conformité à la Loi sur la protection des renseignements personnels, cela ne signifie pas pour autant que la Norme est conforme. Les demandeurs estiment avoir le droit de solliciter un jugement déclarant que le Conseil du Trésor a enfreint ou a omis de se conformer à la Loi sur la protection des renseignements personnels.

Violation de l’article 8 de la Charte

[49]           Les demandeurs affirment que le pouvoir discrétionnaire d’adopter la Norme doit être exercé d’une manière conforme à la Charte (Canada (Procureur général) c. PHS Community Services Society, 2011 CSC 44, au paragraphe 117, [2011] 3 RCS 134).

[50]           Ils estiment que les procédures de filtrage prévues dans la Norme portent atteinte à l’attente raisonnable des employés quant à la protection de leurs renseignements personnels. Ils ne devraient pas avoir à renoncer à leurs droits en la matière pour obtenir un emploi.

[51]           L’article 8 interdit les fouilles et les saisies abusives, et s’applique en droit administratif (R c. McKinlay Transport Ltd., [1990] 1 RCS 627, au paragraphe 647, 72 OR (2d) 798 [McKinlay]; Gillies [Litigation Guardian of) v Toronto School Board, 2015 ONSC 1038, 125 OR (3d) 17). Les demandeurs allèguent que le Conseil du Trésor, à titre d’employeur, effectue une fouille aux termes de l’article 8 lorsqu’il exige et recueille des renseignements personnels.

[52]           Selon eux, pour juger du caractère raisonnable de la fouille, les questions relatives à la vie privée qui sont en cause doivent entrer en ligne de compte. L’article 8 « protège un ensemble de renseignements biographiques d’ordre personnel que les particuliers pourraient, dans une société libre et démocratique, vouloir constituer et soustraire à la connaissance de l’État. Il pourrait notamment s’agir de renseignements tendant à révéler des détails intimes sur le mode de vie et les choix personnels de l’individu » (R c. Tessling, 2004 CSC 67, au paragraphe 25, [2004] 3 RCS 432 [Tessling], citant R c. Plant, [1993] 3 RCS 281, au paragraphe 293, [1993] 8 WWR 287). Le droit au respect du caractère privé des renseignements personnels est inclus dans la définition de la vie privée (Tessling, au paragraphe 23).

[53]           Les demandeurs soulignent que la Cour suprême du Canada a établi clairement que le respect de la vie privée repose sur des attentes raisonnables (Cole, au paragraphe 35), et que même une attente réduite peut constituer une attente raisonnable que ce droit soit respecté (Cole, au paragraphe 9).

[54]           Les demandeurs estiment que les procédures de filtrage prévues dans la Norme obligeraient les employés à révéler des détails sur leur mode de vie et leurs choix personnels, notamment leurs démêlés avec la police, leurs renseignements financiers, leurs idéologies, leur conduite et leurs associations, et que cela équivaudrait donc à une fouille abusive.

[55]           Les demandeurs ont cessé de faire valoir que la Norme violait les protections de la vie privée garanties aux termes de l’article 7 de la Charte et qu’il s’agissait d’une question sérieuse à juger.

Abus de pouvoir discrétionnaire et d’autorité

[56]           Lorsque les tribunaux sont appelés à examiner l’exercice du pouvoir discrétionnaire administratif, ils vérifient notamment s’il y a eu abus de ce pouvoir en s’intéressant à la légalité, à la rationalité et à l’équité du processus (Canada (Procureur général) c. TeleZone Inc., 2010 CSC 62, au paragraphe 24, [2010] 3 RCS 585; Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 28, [2008] 1 RCS 190).

[57]           Les demandeurs avancent que la Norme et ses processus de filtrage de sécurité enfreignent les règles de common law applicables au milieu de travail, et constituent un abus de pouvoir discrétionnaire et d’autorité de la part du Conseil du Trésor. Ce dernier a omis de présenter une preuve claire et convaincante pour justifier cette violation du droit légitime d’un employé à la protection de ses renseignements personnels.

[58]           Les demandeurs fondent leur argument sur une abondante jurisprudence arbitrale indiquant que, en vertu des règles de common law applicables au milieu de travail, l’employeur ne peut exercer son pouvoir discrétionnaire d’une manière qui porte indûment atteinte à la vie privée, notamment les décisions Vancouver (City) v. Canadian Union of Public Employees, Local 15, [2007] BCCAAA no 216, 91 CLAS 298; Winnipeg (City) v. Canadian Union of Public Employees, Local 500, [2002] MGAD no 21; Canada Post Corp v. Canadian Union of Postal Workers (CUPW 730-85-00037), [1988] CLAD no 12, 34 LAC (3d) 392; et Ottawa (City) v. Ottawa Professional Firefighters Assn, [2007] OLAA no 731, 169 LAC (4th) 84.

[59]           Les demandeurs soulignent également que la Cour suprême du Canada a confirmé, eu égard aux tests de dépistage de l’alcool et des drogues en milieu de travail, que les employeurs peuvent imposer une règle seulement si « la nécessité d’adopter une telle règle l’emporte sur l’incidence négative de cette dernière sur les droits à la vie privée des employés » (Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 30 c. Pâtes et Papier Irving, Ltée, 2013 CSC 34, au paragraphe 4, [2013] 2 RCS 458).

Les arguments de l’intimé

[60]           L’intimé fait observer que pour juger si une question sérieuse est soulevée et déterminer les autres éléments du critère tripartite, une mise en contexte s’impose.

Contexte

[61]           L’intimé indique que le filtrage de sécurité a commencé dans les années 1940. Dans les années 1950 et 1960, les orientations en la matière découlaient de directives du Cabinet, et il en a été ainsi jusqu’à ce que le Conseil du Trésor publie sa Politique sur la sécurité du gouvernement en 1986 (Politique de 1986), puis la Norme de 1994. Cette dernière a été annulée en 2014. La Norme de 2014 propose une réforme des pratiques de filtrage de sécurité – certaines procédures ont été conservées, d’autres ont été modifiées et de nouvelles ont été ajoutées.

[62]           La Norme de 2014 est essentielle pour préserver le lien de confiance entre le gouvernement et les citoyens, de même qu’entre le gouvernement et d’autres parties intéressées, y compris les gouvernements étrangers.

[63]           Le niveau des contrôles de sécurité exigés au titre de la Norme est fonction du caractère délicat de l’information à laquelle un employé aura accès, mais tous doivent obtenir au moins la cote de fiabilité. Le filtrage aux fins de la cote de fiabilité est le fondement de tous les autres niveaux de filtrage de sécurité.

[64]           L’intimé indique que les titulaires de la cote de fiabilité ont accès à une vaste gamme de renseignements et de systèmes de technologie de l’information, et qu’ils peuvent également accéder à diverses installations sans escorte. Ils exécutent des fonctions et des tâches susceptibles de les mettre en contact avec toute une variété de renseignements qui sont fournis et conservés pour divers programmes gouvernementaux. Il est primordial de pouvoir faire confiance aux employés ayant accès à ces renseignements qui voient au bon déroulement de ces programmes et services.

[65]           L’affidavit de Mme Whittle expose les raisons pour lesquelles la nouvelle norme a été adoptée, qui englobent la nécessité de réagir adéquatement à la constante évolution des menaces à la sécurité du Canada, notamment depuis 2001, et celle pour le Canada de montrer à la communauté d’échange de renseignements du Groupe des cinq que la politique canadienne en matière de sécurité est à la hauteur de celle des autres membres de cette communauté.

[66]           La Norme reflète l’évolution des milieux de travail, dans lesquels l’on retrouve de plus en plus d’aires ouvertes, une utilisation croissante de la technologie, de réseaux interreliés accessibles aux employés et des médias sociaux. De plus, depuis le lancement de Services partagés Canada, qui fusionne plusieurs services offerts aux ministères, les données sont accessibles à un nombre accru d’employés.

[67]           Les pièces à l’appui fournies par Mme Whittle indiquent que l’élaboration de la Norme remonte à un sondage mené en 2003 par le Bureau du Conseil privé sur le filtrage de sécurité du personnel, et qu’elle s’appuie sur les recommandations d’un groupe de travail créé subséquemment concernant la refonte du régime de filtrage de sécurité.

[68]           Mme Whittle, souligne l’intimé, n’a pas subi de contre-interrogatoire oral, mais elle a néanmoins soumis des réponses écrites et des pièces à l’appui. Par conséquent, les pièces qu’elle a soumises pour témoigner de l’élaboration de la Norme et des impératifs ayant dicté son adoption n’ont pas été contestées.

Aucune question sérieuse

[69]           Aux yeux de l’intimé, les demandeurs n’ont pas réussi à soulever une question sérieuse à juger.

[70]           L’intimé rappelle que les renseignements fournis par un employé sont accessibles seulement au personnel qualifié et dûment formé qui est chargé de la sécurité au sein d’un ministère (par exemple, l’agent de sécurité du ministère qui effectue l’évaluation). Ces professionnels ne divulguent pas les renseignements recueillis au gestionnaire ni à qui que ce soit d’autre.

[71]           L’intimé signale que l’interprétation que font les demandeurs de certaines procédures de filtrage et de leur applicabilité est erronée.

[72]           Les vérifications de crédit ne sont pas chose nouvelle : elles étaient déjà incluses dans la Norme de 1994; la seule différence est qu’elles sont désormais obligatoires. Cette vérification est confiée à une agence d’évaluation du crédit, qui la « dissimulera » afin qu’il ne reste aucune trace de la conduite de cette vérification.

[73]           L’intimé réfute la prétention des demandeurs voulant qu’un refus à l’égard de la vérification de crédit se solde par une cessation d’emploi administrative. La politique précise simplement que l’annulation de la cote de fiabilité ou de l’autorisation de sécurité d’une personne pourrait entraîner une cessation d’emploi; l’employé visé aurait néanmoins maintes occasions de s’expliquer, et plusieurs facteurs seraient pris en compte en vue de déterminer si la cote de fiabilité ou l’autorisation de sécurité peut être accordée. Il existe en outre plusieurs mécanismes de redressement.

[74]           L’intimé convient que la Norme de 2014 exige une vérification de casier judiciaire, mais elle ne précise pas une méthode en particulier et ne requiert pas de relevés des empreintes digitales. La responsabilité des vérifications de casier judiciaire au titre de la Norme a été confiée à la GRC qui, depuis juillet 2015, a recours à un modèle entièrement électronique fondé sur les empreintes digitales pour identifier les personnes et leur dossier. L’affidavit du surintendant principal Brendan Heffernan expose les raisons de ce choix, au nombre desquelles se trouvent les recommandations du vérificateur général indiquant que le recours aux relevés d’empreintes digitales est conforme aux meilleures pratiques internationales, et qu’il s’agit d’une méthode précise et rapide. L’intimé précise que la décision de la GRC d’exiger un relevé d’empreintes digitales aux fins des vérifications de casier judiciaire n’est pas en cause dans le contrôle judiciaire.

[75]           La prise d’empreintes digitales par un tiers n’est pas chose nouvelle; tant la Politique de 1986 que la Norme de 1994 en faisaient un élément obligatoire de la vérification du casier judiciaire dans certaines circonstances, auquel cas la prise d’empreintes digitales devait être effectuée dans un bureau de la GRC ou un poste de police.

[76]           L’intimé ajoute que, dans les rapports du vérificateur général de 2000 et de 2004, on évoque effectivement la prise d’empreintes digitales dans le contexte des enquêtes de sécurité préalables à l’embauche.

[77]           Au sujet de la divulgation d’accusations criminelles en instance, l’intimé estime que les demandeurs ont mal interprété les exigences, le fait étant que la Norme de 2014 n’impose pas cette divulgation. La GRC sera tenue de divulguer de l’information sur la non-condamnation dans le cadre d’une vérification de casier judiciaire dans des circonstances exceptionnelles uniquement, comme l’explique le surintendant principal Brendan Heffernan dans son affidavit. L’intimé souligne que cette preuve n’a pas été contestée.

[78]           La communication de renseignements sur un casier judiciaire en application de la Norme est régie par la Loi sur le casier judiciaire, L.R.C. (1985), ch. C-47, la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents, L.C. 2002, ch. 1, la Loi sur la protection des renseignements personnels, le Code criminel et les lignes directrices du ministre de la Sécurité publique. L’intimé mentionne de plus qu’une vérification des antécédents criminels est exigée seulement dans le cadre d’un filtrage approfondi.

[79]           En ce qui concerne les enquêtes de sources ouvertes, l’intimé déclare que ces enquêtes auraient pu être menées par le passé, étant donné qu’elles font l’objet d’aucune interdiction et qu’elles portent sur des renseignements accessibles au public. Elles sont mentionnées expressément dans la nouvelle Norme, mais elles ne sont obligatoires que dans le cadre d’un filtrage approfondi; elles demeurent facultatives pour ce qui est des filtrages aux fins de la cote de fiabilité, dans le cadre d’un processus de suivi ou pour un motif valable. Si un individu présente un comportement ou est associé à des personnes qui présentent une menace pour la sécurité ou exposent autrui à un risque, il serait hasardeux de ne pas vérifier les renseignements accessibles au public.

[80]           Les signalements exigés en guise de suivi font en sorte que, pendant la période de dix ans entre les procédures de filtrage, un employé demeure capable d’accomplir son travail et d’exercer ses fonctions de manière fiable et digne de foi. La procédure de suivi faisait déjà partie de la Norme de 1994; elle a simplement été uniformisée dans la Norme de 2014.

[81]           L’intimé soutient que les demandeurs n’ont pas établi l’existence d’une question sérieuse; que la Norme et les processus de filtrage mis en cause n’enfreignent pas la Loi sur la protection des renseignements personnels ni la Charte; et qu’elles n’équivalent pas à un abus de pouvoir discrétionnaire.

Violation de la Loi sur la protection des renseignements personnels

[82]           L’intimé souligne que la Norme exige expressément le respect de la Loi sur la protection des renseignements personnels, et qu’aucune violation de celle-ci n’a été démontrée.

[83]           Un recours en cas de violation de la Loi sur la protection des renseignements personnels peut être exercé par voie d’une plainte auprès du commissaire à la protection de la vie privée relativement à la collecte, à la conservation, à l’élimination, à l’utilisation ou à la divulgation de renseignements personnels sous la garde d’un organisme gouvernemental : Loi sur la protection des renseignements personnels, alinéa 29(1)h). Le seul recours offert par la Cour fédérale au titre de la Loi sur la protection des renseignements personnels concerne les personnes à qui l’on a refusé un accès à leurs renseignements et qui ont saisi le commissaire d’une plainte à cet égard (article 41).

[84]           L’intimé allègue que la jurisprudence sur laquelle s’appuient les demandeurs pour affirmer que la Loi sur la protection des renseignements personnels peut constituer une source indépendante de droits juridiques et qu’un jugement déclaratoire peut être prononcé en cas de violations alléguées des droits à la vie privée a été créée dans un contexte différent, et qu’elle a trait à la manière dont les organismes gouvernementaux traitent les renseignements dont ils disposent.

[85]           L’intimé convient que l’article 4 de la Loi sur la protection des renseignements personnels interdit la collecte de renseignements personnels s’ils ne se rapportent pas à un programme donné, mais il est clair à ses yeux que la Norme est un programme. Elle énonce la manière dont les renseignements personnels seront traités, y compris les garanties mises en place pour les protéger.

[86]           L’intimé cite l’annexe C de la Norme, dans laquelle sont décrits les mécanismes de collecte, d’utilisation, de divulgation, de conservation et d’élimination des renseignements personnels aux fins du filtrage de sécurité. Il y est précisé que ces activités doivent être accomplies en conformité avec la Loi sur la protection des renseignements personnels et les autres lois, politiques, directives, normes et lignes directrices connexes.

[87]           L’intimé réfute l’argument des demandeurs comme quoi le simple fait de recueillir de l’information porte atteinte au droit à la vie privée d’un employé.

Article 8 de la Charte

[88]           Aux yeux de l’intimé, même si les procédures de filtrage sont plus rigoureuses qu’elles ne l’étaient auparavant, elles ne sont pas pour autant déraisonnables (Renvoi relatif au Règlement sur la sûreté du transport maritime (CA), 2009 CAF 234, au paragraphe 66, 395 NR 1).

[89]           Dans cette affaire, la Cour d’appel fédérale a jugé que des procédures de filtrage analogues à celles qui sont en litige n’étaient ni trop envahissantes ni abusives. Au vu des considérations similaires intervenant dans la présente instance, l’intimé estime que l’existence d’une question sérieuse n’a pas été établie en ce qui concerne l’article 8, puisque la question a déjà été tranchée.

[90]           La Norme montre un équilibre entre les mesures de protection de la vie privée garanties par la Charte et l’objectif légitime du gouvernement de préserver l’intégrité des renseignements, des biens et des installations qui lui permettent d’offrir ses programmes et ses services à la population, et de favoriser les intérêts du Canada (y compris en matière de sécurité nationale). Pour réaliser cet objectif, la Norme empiète aussi peu que cela est raisonnablement possible sur le droit à la vie privée des demandeurs.

[91]           L’intimé rappelle que c’est le contexte qui dicte l’existence d’une attente raisonnable en matière de vie privée (British Columbia Securities Commission c. Branch, [1995] 2 RCS 3, au paragraphe 51, 123 DLR (4th) 462 [Branch]; McKinlay, au paragraphe 646; R c. Jarvis, 2002 CSC 73, aux paragraphes 63, 69 à 72, [2002] 3 RCS 757), et que le critère de la raisonnabilité varie en droit pénal et en droit administratif (Branch, au paragraphe 52).

Article 7 de la Charte

[92]           L’intimé soumet qu’il n’existe aucune question sérieuse à juger quant à la violation de l’article 7 de la Charte, et mentionne que les demandeurs ont cessé de défendre cet argument. Dans Renvoi relatif au Règlement sur la sûreté du transport maritime, au paragraphe 44, la Cour d’appel fédérale conclut que la protection contre les fouilles abusives est expressément garantie à l’article 8; ces préoccupations ne peuvent donc pas être considérées sous l’angle de l’article 7.

Abus de pouvoir discrétionnaire et d’autorité

[93]           L’intimé juge que la déclaration des demandeurs concernant un abus de pouvoir discrétionnaire repose sur des allégations pures et simples, non étayées par des éléments de preuve ou des arguments.

[94]           Le Conseil du Trésor est l’employeur et se conforme à la Loi sur la gestion des finances publiques, mais son rôle dépasse le champ de la gestion des ressources humaines. Il est habilité à élaborer des politiques sur l’administration du gouvernement et n’a nullement abusé de son pouvoir discrétionnaire en s’acquittant de cette responsabilité. L’intimé réitère que la preuve servie par Mme Whittle, non contestée, décrit comment et pourquoi la Norme a été élaborée.

[95]           L’intimé estime que la justification de la Norme est claire au regard des faits et du droit et que, en conséquence, le critère de contrôle afférent à la raisonnabilité est rempli.

[96]           L’intimé établit une distinction entre l’instance et la jurisprudence arbitrale invoquée par les demandeurs, au motif qu’elle ne porte pas sur l’emploi au sein du gouvernement et que plusieurs des causes citées concernent des politiques très envahissantes et des intrusions physiques touchant l’intégrité corporelle et les biens matériels des employés. La Norme de 2014 ne prévoit pas de telles mesures.

Les demandeurs ont établi l’existence d’une ou de plusieurs questions sérieuses à juger

[97]           Tel qu’il a été expliqué précédemment, le premier volet du critère établi dans RJR-MacDonald (paragraphe 348) concerne l’existence d’une question sérieuse à juger :

À la première étape, le requérant d’un redressement interlocutoire dans un cas relevant de la Charte doit établir l’existence d’une question sérieuse à juger. Le juge de la requête doit déterminer s’il est satisfait au critère, en se fondant sur le bon sens et un examen extrêmement restreint du fond de l’affaire. Le fait qu’une cour d’appel a accordé une autorisation d’appel relativement à l’action principale constitue une considération pertinente et importante, de même que tout jugement rendu sur le fond, mais ni l’un ni l’autre n’est concluant sur ce point. Le tribunal saisi de la requête ne devrait aller au-delà d’un examen préliminaire du fond de l’affaire que lorsque le résultat de la requête interlocutoire équivaudra en fait à un règlement final de l’action, ou que la question de constitutionnalité d’une loi se présente comme une pure question de droit. Les cas de ce genre sont extrêmement rares. Sauf lorsque la demande est futile ou vexatoire ou que la question de la constitutionnalité d’une loi se présente comme une pure question de droit, le juge de la requête doit en général procéder à l’examen des deuxième et troisième étapes du critère de l’arrêt Metropolitan Stores.

[98]           En l’espèce, la suspension de la mise en œuvre de la Norme ne signifie pas forcément qu’elle sera abolie, mais qu’il sera sursis à son entrée en vigueur dans l’attente de la décision sur la demande de contrôle judiciaire. Le résultat de la présente demande n’aura donc pas valeur de décision finale sur les questions en litige. La Cour n’est pas tenue d’aller au-delà d’un examen préliminaire du fond, car c’est le rôle du juge qui tranchera la demande de contrôle judiciaire.

[99]           Les demandeurs ont soulevé trois questions. Au vu de l’examen préliminaire, aucune n’a été jugée futile ou vexatoire, bien qu’elles puissent ultimement être déclarées non valables par suite du contrôle judiciaire.

Violation de la Loi sur la protection des renseignements personnels

[100]       La Norme doit s’appliquer conformément à la Loi sur la protection des renseignements personnels, et les employés devraient pouvoir saisir le commissaire à la protection de la vie privée de leurs plaintes dans des cas particuliers de non-conformité. Le processus de plainte ne doit pas viser à établir si la Norme dans son entièreté est conforme à la Loi, compte tenu du fait notamment qu’il est impossible de savoir si l’analyse de l’incidence sur la vie privée a été terminée avant la mise en œuvre de la Norme.

[101]       Comme l’a fait remarquer l’intimé, la jurisprudence sur laquelle les demandeurs fondent leur argument comme quoi un jugement déclaratoire pourrait être prononcé en vertu de la Loi sur la protection des renseignements personnels n’est pas convaincante. Dans Zarzour, la Cour d’appel souligne que la Commission des libérations conditionnelles doit protéger les renseignements dont elle a la garde, conformément à la Loi sur la protection des renseignements personnels et, dans Bernard, elle se demande plutôt si les renseignements détenus par le syndicat respectaient les fins pour lesquelles ils avaient été recueillis.

[102]       Quoi qu’il en soit, la question de savoir si la Norme de 2014 est conforme à la Loi sur la protection des renseignements personnels devrait être consciencieusement examinée dans le cadre du contrôle judiciaire.

Article 8

[103]       Dans Harper c. Canada (Procureur général), 2000 CSC 57, [2000] 2 RCS 764 [Harper], la Cour applique le critère à trois volets découlant de RJR-MacDonald et se prononce comme suit à l’égard de la nécessité de montrer l’existence d’une question sérieuse, au paragraphe 4 :

[...] Sans préjuger l’issue de l’appel, nous sommes convaincus qu’il y a une question sérieuse à juger. Cette question n’est rien de moins que la constitutionnalité de dispositions de la loi électorale adoptée par le Parlement du Canada, qu’aucun tribunal n’a jugées invalides. Cette question est sérieuse non seulement parce que la constitutionnalité des dispositions est contestée, mais encore parce qu’il est reconnu que la détermination de la constitutionnalité dépend de l’application de l’article premier de la Charte, qui comporte toujours une analyse factuelle et juridique complexe. [...]

[104]       De même, en l’espèce, une analyse plus exhaustive s’impose pour établir si les procédures de filtrage prescrites sont compatibles avec l’article 8.

[105]       Selon l’article 8 de la Charte, « [c]hacun a droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives ».

[106]       Les demandeurs affirment que la Norme bafoue leur attente raisonnable en matière de protection de leur vie privée. Toutefois, l’analyse requiert plus qu’une simple assertion des demandeurs comme quoi chaque renseignement sollicité emporte une attente raisonnable en matière de protection de la vie privée, et que l’obligation de le fournir n’est pas justifiée. Une attente subjective en matière de protection de la vie privée ne permet pas en soi de conclure à l’existence d’une attente raisonnable à cet égard. Pour établir le caractère raisonnable, il faudra tenir compte du contexte et de la pondération des intérêts divergents en jeu.

[107]       Les demandeurs s’appuient sur McKinlay en ce qui concerne l’attente subjective en matière de protection de la vie privée. Dans McKinlay, la Cour a tranché que l’obligation d’agréer à une demande de documents aux termes de la Loi de l’impôt sur le revenu, S.R.C., 1985, ch. 1 (5e suppl.) constituait une saisie parce qu’elle porte atteinte à l’attente raisonnable en matière de protection de la vie privée des personnes visées par cette obligation, sans toutefois qu’il y a ait violation de l’article 8.

[108]       Au paragraphe 645, la Cour indique que « les attentes des gens en matière de protection de leur vie privée varient selon les circonstances et les différents genres de renseignements et de documents exigés » et que, par conséquent, ce qui est raisonnable (non abusif) dépend du contexte. Aux yeux de la Cour, seules les fouilles abusives contreviennent à l’article 8.

[109]       Dans Cole, la Cour suprême maintient que « [s]i le demandeur peut s’attendre raisonnablement au respect de sa vie privée, l’article 8 entre en jeu, et le tribunal doit alors déterminer si la fouille, la perquisition ou la saisie était raisonnable » (paragraphe 36).

[110]       Toutefois, il faut tenir compte de « l’ensemble des circonstances » (paragraphe 39) pour déterminer si une personne peut avoir une attente raisonnable. La Cour expose les facteurs qui entrent en ligne de compte au paragraphe 40 :

Le critère de « l’ensemble des circonstances » s’intéresse au fond et non à la forme. Le critère de « l’ensemble des circonstances » s’intéresse au fond et non à la forme. Quatre questions guident l’application du critère : (1) l’examen de l’objet de la prétendue fouille; (2) la question de savoir si le demandeur possédait un droit direct à l’égard de l’objet; (3) la question de savoir si le demandeur avait une attente subjective en matière de respect de sa vie privée relativement à l’objet; (4) la question de savoir si cette attente subjective en matière de respect de la vie privée était objectivement raisonnable, eu égard à l’ensemble des circonstances (Tessling, par. 32; Patrick, par. 27). Je me pencherai sur chaque question à tour de rôle.

[111]       Dans Cole, en cherchant à déterminer si l’attente en matière de respect de la vie privée était objectivement raisonnable, la Cour fait remarquer que plus l’objet de la fouille se trouve près de l’ensemble de renseignements biographiques d’ordre personnel, révélant des détails intimes sur le mode de vie et les choix personnels d’un individu, plus l’attente raisonnable sera grande (paragraphes 44 à 46).

[112]       Même s’il semble évident que les renseignements qui doivent être fournis aux fins d’un filtrage de sécurité font partie de l’ensemble de renseignements biographiques d’ordre personnel qu’un particulier pourrait vouloir protéger, cette constatation ne permet pas de conclure sur la raisonnabilité de la « fouille ». La question de savoir si une fouille est raisonnable est plus complexe et exige une pondération des facteurs en jeu (Harper, au paragraphe 4).

[113]       La Cour exerçant le contrôle judiciaire déterminera l’étendue de l’attente raisonnable en matière de respect de la vie privée selon le contexte, si la fouille était autorisée et si la politique est raisonnable, notamment sur la foi de l’équilibre entre les intérêts en matière de vie privée et les objectifs du gouvernement lorsqu’il a adopté la Norme de 2014.

[114]       Dans Renvoi relatif au Règlement sur la sûreté du transport maritime, la Cour se penche sur les procédures de filtrage analogues à celles que prévoit la Norme de 2014 et parvient à la conclusion que la collecte des renseignements visés n’était pas trop envahissante et que, compte tenu de l’objet des procédures et des risques à parer, la fouille n’est pas abusive et ne contrevient pas à l’article 8 (paragraphe 69).

[115]       Bien que la décision Renvoi relatif au Règlement sur la sûreté du transport maritime soit pertinente pour trancher la question sérieuse de la violation de l’article 8 soumise au contrôle judiciaire par les demandeurs, je ne partage pas le point de vue de l’intimé quand il avance que cette décision tranche la question une fois pour toutes. La Norme de 2014, dans son application large, se distingue des procédures de filtrage auxquelles sont assujettis les employés portuaires qui travaillent dans un environnement exigeant une sécurité renforcée en tout temps, et dont les préoccupations ont trait à la communication de leurs renseignements personnels à des tiers. Dans Renvoi relatif au Règlement sur la sûreté du transport maritime, la Cour d’appel énonce les considérations à prendre en compte pour mettre en balance l’intérêt des employés en matière de vie privée et les intérêts publics visés par le règlement édictant les mesures de sécurité. Ces considérations englobent les facteurs contextuels : la force des droits à la protection de la vie privée en cause (paragraphe 50); la manière dont la fouille est faite (paragraphe 51); le fait que les fouilles administratives sont moins intrusives que celles pratiquées dans le cadre d’une enquête criminelle (paragraphe 52); la mesure dans laquelle l’intérêt public est pressant et le renseignement sollicité est susceptible de servir l’intérêt de l’objet visé (paragraphe 53). Des considérations identiques ou similaires doivent être prises en compte pour la mise en balance en l’espèce.

[116]       Concernant l’article 7 de la Charte, je conviens avec l’intimé que, conformément à ce qui a été conclu dans Renvoi relatif au Règlement sur la sûreté du transport maritime, il n’existe pas de question sérieuse à juger indépendamment aux termes de l’article 7 (et il semble que les demandeurs aient renoncé à faire valoir cet argument).

Abus de pouvoir discrétionnaire et d’autorité

[117]       Les raisons pour lesquelles l’intimé a élaboré la Norme et le besoin auquel elle satisfait sont expliquées dans l’affidavit de Mme Whittle et n’ont pas été contestées. L’intimé réitère que la Norme découle notamment d’un sondage réalisé en 2003 et des recommandations ultérieures d’un groupe de travail, et que des consultations ont été menées durant le processus d’élaboration de la Norme.

[118]       Même si les demandeurs affirment que la Norme constitue un abus de pouvoir discrétionnaire et d’autorité sans fournir de preuve à l’appui, la question ne peut être qualifiée de futile. Les demandeurs devraient avoir la possibilité de développer pleinement leur argumentation dans le cadre du contrôle judiciaire.

[119]       Tel que le mentionnent les demandeurs, le seuil pour établir le caractère sérieux d’une question est faible et, à moins que le fond même de l’affaire soit futile ou vexatoire, les deuxième et troisième éléments du critère seront déterminants.

Les demandeurs ont-ils démontré qu’ils subiraient un préjudice irréparable?

Les arguments des demandeurs

[120]       Selon les demandeurs, si l’injonction n’est pas accordée et si la demande de contrôle judiciaire est accueillie, les employés du gouvernement fédéral subiront un préjudice irréparable. Ils devront consentir à fournir des renseignements au détriment de la protection de leur vie privée pour conserver leur emploi. Aux dires des demandeurs, ce consentement ne pourra pas être considéré comme volontaire puisqu’une autorisation de sécurité valide constitue une condition d’emploi. Si un employé refuse de fournir lesdits renseignements, sa candidature à un poste ne sera pas prise en considération ou, dans le cadre d’une procédure de renouvellement ou de mise à jour de son attestation de sécurité, l’annulation de son autorisation mènerait à une cessation d’emploi administrative.

[121]       Les demandeurs soutiennent que les atteintes à la vie privée causent en soi un préjudice irréparable, car la vie privée ne peut plus être recouvrée une fois qu’on y a porté atteinte. Il faut par conséquent empêcher ce préjudice. Les demandeurs soulignent que, dans R. c. Dyment, [1988] 2 RCS 417, page 430, 55 DLR (4th) 503, la Cour suprême du Canada a conclu que « si le droit à la vie privée de l’individu doit être protégé, nous ne pouvons pas nous permettre de ne faire valoir ce droit qu’après qu’il a été violé ».

[122]       Les demandeurs relèvent par ailleurs que, dans Bisaillon c. Canada, [1999] ACF no 898 (QL), au paragraphe 34, 251 NR 225 (CAF), la Cour d’appel fédérale établit que l’atteinte à la vie privée découlant de la remise de documents fiscaux à Revenu Canada en attendant l’issue d’une contestation de son droit d’accès auxdits documents entraîne un préjudice irréparable. En l’espèce, la remise de renseignements personnels dans le cadre d’un filtrage de sécurité constituerait une atteinte à la vie privée qui entraînerait un préjudice irréparable.

[123]       Les demandeurs mentionnent en outre la décision de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt 143471 Canada Inc. c. Québec (Procureur général), [1994] 2 RCS 339, 31 CR (4th) 120 [143471 Canada], dans lequel la Cour conclut que si les prétentions fondées sur la Constitution étaient justes, l’atteinte à la vie privée constituerait en soi un préjudice irréparable (paragraphe 380). Les demandeurs font valoir que la validité du principe ne tient pas à la nature intrusive de la fouille en cause dans 143471 Canada; aux yeux de la Cour, le caractère intrusif de la fouille n’est qu’un facteur additionnel.

[124]       Selon les demandeurs, s’ils affirment à juste titre que la Norme de 2014 contrevient à la Charte, le préjudice irréparable est établi.

[125]       Les demandeurs invoquent plusieurs autres causes dans lesquelles les tribunaux et les arbitres ont accordé des injonctions provisoires visant à protéger les droits en matière de vie privée d’employés dans l’attente de l’issue d’une contestation d’une politique de leur employeur.

[126]       Les demandeurs soutiennent que la décision International Longshore and Warehouse Union c. Canada (Procureur général), 2008 CAF 3, 371 NR 357 [Longshore] (l’ordonnance interlocutoire sursoyant à l’application de la législation dans l’attente de l’issue du Renvoi relatif au Règlement sur la sûreté du transport maritime) est différente. Même si la Cour n’a trouvé aucune preuve de préjudice irréparable, les questions en litige concernaient la discipline et la perte d’emplois, qui sont indemnisables (paragraphes 23, 24 et 35).

[127]       En l’espèce, les demandeurs soulignent qu’ils ne sont pas inquiets des incidences sur leur emploi, mais plutôt du préjudice attribuable à l’atteinte à la vie privée elle-même.

[128]       Si l’injonction n’est pas accordée, les employés devront se soumettre à des vérifications de crédit et à des relevés d’empreintes digitales, et ils devront tenir leur employeur continuellement au courant de toute association avec des personnes en particulier ou de leur situation personnelle. Ces obligations mettent véritablement en cause l’intérêt des fonctionnaires quant au respect de leur vie privée. Les demandeurs prétendent qu’il n’existe aucun recours qui leur permettrait de réparer cette intrusion non autorisée dans la sphère privée.

[129]       Les demandeurs réfutent l’argument de l’intimé comme quoi aucun préjudice irréparable n’a été établi et l’affidavit de M. Ranger ne fournit aucun élément de preuve à cet égard. Le fait est, selon eux, que la mise en œuvre de ces procédures est annoncée dans la Norme. On a recours à la prise d’empreintes digitales depuis le 1er juillet 2015. Il ne fait aucun doute que les membres du syndicat seront assujettis à ces mesures de filtrage. Le fait que certaines procédures ne soient pas encore appliquées ne rend pas pour autant la demande de contrôle judiciaire ou la requête en injonction spéculative.

[130]       La Cour a interrogé les demandeurs sur l’absence d’exemples de membres du syndicat lésés par les nouvelles procédures de filtrage afin d’étayer les allégations de préjudice irréparable infligé avant que le contrôle judiciaire soit tranché. Les demandeurs ont répondu qu’il aurait été possible de fournir un tel élément de preuve, mais que le bon sens suffit pour comprendre que, sur les 35 000 membres qui doivent renouveler leur autorisation de sécurité tous les dix ans, il s’en trouvera certainement quelques-uns, voire beaucoup, qui seront assujettis à l’application de la Norme maintenant ou prochainement. Les membres seront également tenus de signaler les changements dans leur situation personnelle et feront l’objet de surveillance. Les demandeurs ajoutent que M. Aubry serait assujetti à la Norme durant cette période, soit parce qu’il devrait renouveler son attestation, soit parce qu’il devrait se plier aux exigences en vigueur en matière de surveillance et de signalement (enquêtes de sources ouvertes ou signalement obligatoire de changements dans sa situation personnelle). Il est clair aux yeux des demandeurs que M. Aubry et d’autres membres subiront un préjudice irréparable.

[131]       Les demandeurs estiment qu’il est déraisonnable de demander au syndicat d’identifier lesquels de ses membres feront l’objet d’un filtrage de sécurité avant que le contrôle judiciaire soit tranché. Les demandeurs indiquent que le syndicat ne tient pas de registre des attestations de sécurité octroyées à chacun de leurs membres, mais ils pensent qu’à peine 10 % ont besoin de plus qu’une cote de fiabilité. Si la Cour insiste pour qu’on lui fournisse des éléments de preuve concrets de préjudice irréparable, les demandeurs feront une nouvelle demande et présenteront une autre requête en injonction en mettant en cause un membre unique tenu de se soumettre au filtrage.

[132]       Les demandeurs ne voient pas la nécessité de faire la démonstration de préjudices irréparables réels que leur infligeront les procédures de filtrage. Selon leurs propres mots, l’employeur ne devrait pas [traduction] « épier ses employés ». Il n’est pas nécessaire de décrire dans l’affidavit les préjudices exacts qui pourraient survenir puisque l’application de la Norme et la fouille elle-même entraînent un préjudice irréparable. Les demandeurs s’interrogent sur l’intérêt d’ajouter l’affidavit d’un employé visé par le processus de filtrage.

Les arguments de l’intimé

[133]       L’intimé admet que la nature du préjudice l’emporte sur son étendue (RJR-MacDonald, au paragraphe 348). Le préjudice irréparable causé à la partie sollicitant l’injonction doit être établi, c’est-à-dire le préjudice causé aux demandeurs, et le préjudice en cause doit découler de la mise en œuvre de la politique, soit la Norme de 2014. De plus, il faut produire des éléments de preuve suffisamment probants qu’un préjudice sera inévitablement causé (Glooscap Heritage Society c. Canada (Revenu national), 2012 CAF 255, au paragraphe 31, 440 NR 232 [Glooscap]).

[134]       Or, en l’espèce, aucun élément probant de préjudice irréparable n’a été fourni selon l’intimé. Les demandeurs se contentent d’alléguer que la mise en œuvre de la Norme causera une atteinte générale à la vie privée. Une affirmation générale ne peut établir l’existence d’un préjudice irréparable (Gateway City Church c. Canada (Revenu national), 2013 CAF 126, au paragraphe 15, 445 NR 360 [Gateway]). Il ne suffit pas d’alléguer une violation conjecturale de la vie privée pour établir l’existence d’un préjudice irréparable (Longshore, aux paragraphes 26 et 33).

[135]       L’intimé souligne que la Norme prévoit également que le filtrage de sécurité sera effectué tous les cinq ou dix ans, selon le niveau d’autorisation; toutefois, les demandeurs n’ont pas produit d’élément de preuve indiquant que les membres du syndicat feront l’objet d’un tel filtrage entre aujourd’hui et le moment auquel la décision sur la demande de contrôle judiciaire sera rendue. Conséquemment, la Cour ne peut conclure que les demandeurs subiront un préjudice irréparable avant l’audience sur le fond.

[136]       L’intimé précise qu’il ne prétend nullement que les demandeurs doivent rendre compte de l’attestation de sécurité de chaque membre du syndicat, mais qu’ils doivent produire des éléments de preuve de préjudice irréparable causé à certains membres. L’intimé remarque qu’il n’est nulle part question dans l’affidavit de M. Ranger du préjudice irréparable allégué. Il traite seulement de l’incidence négative sur l’emploi. Par ailleurs, M. Aubry, le demandeur, n’a pas déposé d’affidavit exposant le préjudice qui lui sera causé, si préjudice il y a. Par ailleurs, aucun autre n’a déposé d’affidavit à cet effet.

[137]       Selon l’intimé, dans 143471 Canada, l’une des causes citées par les demandeurs, il n’est pas établi de manière générale qu’une atteinte à la vie privée constitue forcément un préjudice irréparable. Dans cette affaire, le préjudice irréparable découlait de la manière dont l’intérêt en matière de vie privée était bafoué dans le cadre de fouilles dans des résidences privées et de saisie de documents. La Cour d’appel fédérale se penche sur 143471 Canada dans d’autres décisions récentes. Dans Canada (Procureur général) c. Canada (Commissaire à l’information), 2001 CAF 26, au paragraphe 22, 12 CPR (4th) 492 [Commissaire à l’information], la Cour d’appel fait observer que la conclusion aurait pu être différente si l’information avait été obtenue d’une manière moins intrusive.

[138]       L’intimé note que la Norme de 2014 prévoit la collecte de renseignements seulement dans le cadre d’un processus de filtrage de sécurité, et qu’elle n’exige pas de fouille corporelle ni la divulgation forcée de documents, contrairement à la jurisprudence citée par les demandeurs.

[139]       Dans Renvoi relatif au Règlement sur la sûreté du transport maritime, la Cour d’appel fédérale a rejeté l’argument du syndicat selon lequel les nouvelles procédures de filtrage de sécurité obligeant les employés à fournir des renseignements similaires à ceux exigés par la Norme de 2014 bafouent le droit des employés au respect de leur vie privée. La Cour d’appel a conclu que les demandes de renseignements personnels et d’empreintes digitales comptent parmi les formes les moins intrusives de fouille (paragraphe 61).

[140]       La Cour suprême a également décrit la prise d’empreintes digitales comme étant un procédé « anodin », « qui ne laisse aucune séquelle durable » et qui peut être utilisé à des fins très diverses (R. c. Rodgers, 2006 CSC 15, aux paragraphes 41 et 51, [2006] 1 RCS 554, citant R. c. Beare, [1988] 2 RCS 387, au paragraphe 413, 55 DLR [4th] 481). L’intimé estime que la même conclusion d’atteinte minimale vaut en l’espèce.

[141]       Il est clair pour l’intimé que la simple collecte de renseignements ne suffit pas pour conclure qu’il y a eu atteinte à la vie privée, et que les allégations des demandeurs comme quoi cette collecte bafouerait leur droit à la vie privée sont spéculatives (Commissaire à l’information, au paragraphe 21).

[142]       Certains éléments de la Norme de 2014, y compris les lignes directrices sur le questionnaire d’enquête sur la situation financière et sur le questionnaire et les entrevues de sécurité, ne sont pas parachevés. L’intimé conteste l’hypothèse des demandeurs selon laquelle ces lignes directrices constitueront une menace et non une protection en ce qui concerne leurs droits à la vie privée. La Norme prévoit plusieurs mécanismes visant à protéger les renseignements recueillis.

[143]       L’intimé attire par ailleurs l’attention sur les pratiques exemplaires auquel il adhère en matière de collecte, d’utilisation et d’élimination des renseignements personnels obtenus au titre de la Norme. Seul le personnel qualifié y a accès, conformément au principe du besoin de savoir. L’intimé insiste : les vérifications de crédit sont dissimulées et n’ont aucune incidence sur la cote de crédit des employés; les relevés d’empreintes digitales sont automatiquement détruits; toute information concernant des accusations en instance est divulguée dans des circonstances exceptionnelles; les enquêtes de sources ouvertes portent sur de l’information qui est déjà publique, les renseignements recueillis lors de ces enquêtes sont utilisés uniquement à des fins d’évaluation de la fiabilité et de la loyauté, et leur examen est réservé aux agents de sécurité qualifiés et dûment formés. La Norme comporte en outre des mécanismes de révision et d’autres recours en cas d’erreur ou de préoccupation concernant un processus de filtrage de sécurité. Dans Renvoi relatif au Règlement sur la sûreté du transport maritime, qui porte sur une question similaire, la Cour d’appel fédérale a établi que ces mécanismes étaient adéquats pour dissiper les inquiétudes à l’égard des erreurs éventuelles. L’intimé affirme que ces mécanismes suffisent pour récuser les prétentions de préjudice irréparable des demandeurs.

[144]       L’intimé juge que les demandeurs n’ont pas réussi à produire d’éléments de preuve concrets de la survenance du préjudice avant l’instruction de la requête. Sans exemple de membre du syndicat qui a ou qui sera assujetti à un filtrage de sécurité aux fins de la cote de fiabilité, l’intimé ne peut pas vérifier la preuve et étudier de près le préjudice allégué.

[145]       L’intimé ajoute que les demandeurs ne peuvent pas se contenter de dire qu’ils présenteront une autre requête assortie des éléments de preuve voulus de préjudice irréparable. Les demandeurs auraient dû présenter d’emblée le meilleur dossier possible.

Les demandeurs n’ont pas établi un préjudice irréparable

[146]       Dans RJR-MacDonald, la Cour suprême du Canada donne la définition suivante de « préjudice irréparable », à la page 348 :

À la deuxième étape, le requérant doit convaincre la Cour qu’il subira un préjudice irréparable en cas de refus de redressement. Le terme « irréparable » a trait à la nature du préjudice et non à son étendue. Dans les cas relevant de la Charte, même une perte financière quantifiable, invoquée à l’appui d’une demande, peut être considérée comme un préjudice irréparable s’il n’est pas évident qu’il pourrait y avoir recouvrement au moment de la décision sur le fond.

[147]       Les demandeurs continuent de soutenir que le simple fait d’avoir à fournir des renseignements constitue une atteinte à la vie privée qui ne peut être réparée et qu’il s’agit en soi d’un préjudice, sans égard à la raison d’être des mécanismes de filtrage et des mesures prévues pour protéger ces renseignements.

[148]       Les demandeurs s’appuient sur 143471 Canada pour étayer leur argument voulant que, s’ils obtiennent gain de cause en contrôle judiciaire et que la Cour déclare que des éléments de la Norme contreviennent à l’article 8, l’atteinte actuelle à leur vie privée constitue un préjudice irréparable.

[149]       Dans l’arrêt 143471 Canada, rendu peu de temps après RJR-MacDonald, la Cour suprême du Canada applique le critère tripartite dans le contexte des fouilles et des saisies de renseignements fiscaux, qui englobent les perquisitions chez des particuliers. Sur la question du préjudice irréparable, le juge Cory s’exprime ainsi au nom de la majorité dans une décision 4-3 (page 380) :

La suspension interlocutoire a pour objet de maintenir les droits des requérants (en l’espèce, les intimés) jusqu’à ce qu’une décision finale qui affectera ces droits soit rendue sur une question de droit. En l’espèce, les intimés ne demandent pas le retour des documents, mais simplement le maintien des ordonnances qu’ils soient détenus par la cour jusqu’à ce que cette question soit tranchée. Si l’on conclut que les intimés ont raison et que les perquisitions et les saisies étaient inconstitutionnelles, le droit à la vie privée aura alors été effectivement perdu en raison des dispositions inconstitutionnelles de la Loi. Aussi minime soit‑il, ce droit existe. S’il s’avère que la prétention constitutionnelle des intimés est exacte, je croirais alors que la perte de ce droit à la vie privée constituerait elle-même un préjudice irréparable.

[150]       Le juge Cory ne s’arrête toutefois pas là. Selon moi, ce seul paragraphe ne permet pas aux demandeurs de prétendre que, puisque l’allégation d’une contravention à l’article 8 pourrait être établie en leur faveur, il y a effectivement préjudice irréparable si aucune autre preuve de ce préjudice n’est fournie.

[151]       Au paragraphe suivant de l’arrêt 143471 Canada, à la page 380, le juge Cory ajoute : « Cependant, il y a en l’espèce un autre aspect que je considère beaucoup plus important : les documents ont été obtenus grâce à des perquisitions envahissantes de résidences et de locaux commerciaux. »

[152]       Les demandeurs veulent nous convaincre qu’il s’agit tout au plus d’un facteur additionnel qui ne change rien au principe énoncé précédemment. Or, les paragraphes précédant et suivant montrent clairement que ce n’est pas un facteur additionnel, mais un élément dont le juge Cory a tenu compte pour tirer sa conclusion finale. Le juge ne semble pas si certain quand il écrit « je croirais alors que la perte de ce droit à la vie privée constituerait elle-même un préjudice irréparable ». Au paragraphe suivant, il souligne le caractère intrusif des perquisitions, y compris dans les résidences privées. La conclusion de la page 381 confirme que la nature de la perquisition ne représente pas seulement un facteur additionnel, mais un facteur qui joue un rôle important dans la détermination de l’existence d’un préjudice irréparable selon les faits d’une affaire :

La constitutionnalité des art. 40 et 40.1 de la Loi sur le ministère du Revenu sera déterminée dans les demandes principales d’annulation des mandats. Si jamais ces articles sont jugés inconstitutionnels, les perquisitions et les saisies auront alors violé le droit à la vie privée dont les intimés jouissent dans leurs domiciles et leurs bureaux. Le gouvernement aura, sans autorisation, pénétré dans les lieux, de même que perquisitionné et saisi des documents. Le gouvernement aura donc eu, sans autorisation et contrairement à la Charte, la possession continue des documents. Les intimés en subiraient, me semble‑t‑il, un préjudice irréparable.

[153]       Les juges dissidents adoptent un point de vue différent quant à l’existence de préjudice irréparable. Voici comment le juge La Forest s’exprime à la page 361 :

La présente instance se distingue toutefois de l’affaire Dyment, où l’intimé contestait la saisie, sans autorisation préalable, d’un liquide organique. Les intimés s’opposent ici à la prise de connaissance, par les autorités fiscales, du contenu de documents d’affaires dont la saisie a été préalablement autorisée. Or, l’existence d’un préjudice irréparable ne peut s’inférer simplement parce qu’une atteinte à un droit protégé par la Charte est alléguée ou encore parce que l’instance principale met elle-même en cause la violation d’un droit enchâssé. En l’espèce, non seulement les tribunaux n’ont pas encore définitivement statué sur le caractère abusif des perquisitions, mais la Cour supérieure du Québec a rejeté la requête en évocation, certiorari et mandamus dans le dossier 143471 Canada Inc. Il m’apparaît fallacieux de conclure, comme question de principe, que le droit à la vie privée doit recevoir, en toute circonstance, la priorité sur tout autre intérêt, par exemple sur le respect et l’application de lois adoptées dans l’intérêt public. Il est nécessaire de replacer dans son contexte tant le droit que la violation alléguée; voir États-Unis d’Amérique c. Cotroni, [1989] 1 RCS 1469, et Edmonton Journal c. Alberta (Procureur général), [1989] 2 RCS 1326. Aussi, avant de conclure au caractère « irréparable » du préjudice, condition de satisfaction du second critère, encore faut-il s’assurer de son existence et de sa portée, ce que semble avoir omis de faire la Cour d’appel dans la présente instance, puisqu’elle a simplement affirmé que les documents saisis pouvaient « contenir des éléments personnels d’information et donc contrevenir à la protection accordée par la loi à la vie privée » (p. 45 R.D.F.Q.).

[Non souligné dans l’original.]

[154]       La Cour d’appel fédérale a expressément commenté l’arrêt 143471 Canada, notamment pour conclure que l’existence d’un préjudice irréparable doit être établie indépendamment des arguments sur la constitutionnalité des procédures en cause – elle ne peut être inférée d’une violation possible de la Charte avant même qu’elle soit avérée. Ce point de vue, qui corrobore celui des juges dissidents dans 143471 Canada, a été confirmé par plusieurs décisions.

[155]       Dans Commissaire à l’information, la Cour d’appel fait remarquer, aux paragraphes 12 et 22, que l’existence d’un préjudice irréparable ne peut être établie de manière spéculative, et que l’arrêt 143471 Canada porte sur une perquisition envahissante :

[12]      Premièrement, le fait qu’un préjudice irréparable pourrait survenir n’établit pas un préjudice irréparable. Les intimés devaient prouver, selon la prépondérance des probabilités, que l’exécution du subpœna délivré au nom du Commissaire donnerait lieu à un préjudice irréparable (Manitoba (Procureur général) c. Metropolitan Stores (MTS) Ltd., [1987] 1 R.C.S. 110, au par. 35). Le préjudice présumé ne peut pas être spéculatif ni hypothétique (Imperial Chemical Industries PLC c. Apotex Inc., [1990] 1 C.F. 211 [C.A.]).

[...]

[22]      L’arrêt de la Cour suprême dans 14371 Canada Inc. c. Québec [P.G.], [1994] 2 RCS 339, porté à notre attention par les intimés, reposait sur un ensemble de faits tout à fait différent. Il portait sur des perquisitions envahissantes de résidences et de locaux commerciaux par des autorités fiscales sous le régime d’une disposition législative dont la constitutionnalité était mise en doute. La Cour dans ses motifs a indiqué à plus d’une reprise que les perquisitions dans des propriétés privées sont beaucoup plus envahissantes qu’une demande de production de documents, donnant ainsi lieu à un besoin encore plus grand de protection du droit à la vie privée des personnes concernées (voir les pages 380, 381 et 382). Il s’agit du contexte dans lequel la majorité a conclu qu’un préjudice irréparable serait causé si les documents saisis étaient examinés par les autorités fiscales, avant qu’une décision portant sur la validité constitutionnelle de la saisie ne soit rendue. Il est évident qu’une conclusion différente aurait été tirée si les renseignements en question avaient été obtenus par des moyens moins envahissants.

[Non souligné dans l’original.]

[156]       Dans Groupe Archambault inc. c. CMRRA/SODRAC inc., 2005 CAF 330, 357 NR 131, la Cour d’appel a exprimé sa préférence pour les points de vue des juges dissidents dans 143471 Canada. À l’instar de la présente instance, les demandeurs s’en remettent à 143471 Canada pour faire valoir que l’atteinte à leur droit constitutionnel à la vie privée représentait à elle seule un préjudice irréparable. La Cour d’appel se réfère à sa propre décision dans Commissaire à l’information pour conclure, au paragraphe 16 :

Je suis d’avis que le simple fait d’alléguer une violation de l’article 8 est insuffisant pour établir l’existence d’un préjudice irréparable. L’interprétation que cette Cour a apportée à l’arrêt 143471 Canada Inc. dans l’affaire Canada (procureur général) c. Canada (Commissaire à l’information) me semble rejoindre la pensée des juges dissidents quant à la question du préjudice irréparable. Ce qui fait que la demanderesse n’a pas fait la démonstration de préjudice irréparable.

[157]       Dans Longshore, la Cour d’appel souligne, au paragraphe 26 :

Les syndicats font état d’une atteinte déraisonnable à la vie privée. Notre Cour a clairement indiqué que, pour démontrer l’existence d’un préjudice irréparable conformément au critère tripartite de l’arrêt RJR-MacDonald, il n’est pas suffisant de simplement affirmer de la sorte qu’il y a inconstitutionnalité (notamment une atteinte à la vie privée contraire à l’article 8 de la Charte) (Groupe Archambault Inc. c. CMRRA/SODRAC Inc., 2005 CAF 330, au par. 16).

[158]       Dans une décision plus récente, la Cour d’appel fédérale a souligné l’importance d’établir l’existence de préjudice irréparable, quoique dans d’autres contextes.

[159]       Dans Glooscap, la Cour d’appel fixe une norme élevée à respecter pour faire la démonstration d’un préjudice irréparable :

[31] Pour établir l’existence du préjudice irréparable, il faut produire des éléments de preuve suffisamment probants, dont il ressort une forte probabilité que, faute de sursis, un préjudice irréparable sera inévitablement causé. Les hypothèses, les conjectures et les affirmations discutables non étayées par les preuves n’ont aucune valeur probante (Dywidag Systems International, Canada, Ltd. c. Garford Pty Ltd., 2010 CAF 232, au paragraphe 14; Première nation de Stoney c. Shotclose, 2011 CAF 232, au paragraphe 48; Canada (Procureur général) c. Canada (Commissaire à l’information), 2001 CAF 25, 268 N.R. 328, au paragraphe 12; Laperrière c. D. & A. MacLeod Company Ltd., 2010 CAF 84, au paragraphe 17).

[32] On a expliqué la raison d’être de ce principe, comme suit, dans l’arrêt Première nation de Stoney (paragraphe 48) :

Il est beaucoup trop facile pour ceux qui demandent un sursis dans une affaire comme celle‑ci d’énumérer diverses difficultés, de les qualifier de graves, puis, au moment de préciser le préjudice qui risque d’en découler, d’employer des termes généraux et expressifs qui ne servent pour l’essentiel qu’à affirmer – et non à prouver à la satisfaction de la Cour – que le préjudice est irréparable.

[160]       Dans Gateway, la Cour d’appel confirme, au paragraphe 15, que « [l]es affirmations générales ne peuvent établir l’existence d’un préjudice irréparable, car elles ne prouvent rien », et elle reprend les motifs énoncés dans Glooscap.

[161]       La jurisprudence de la Cour d’appel est donc constante : des éléments probants doivent étayer la démonstration de l’existence d’un préjudice irréparable; des allégations hypothétiques et conjecturales ne suffisent pas. Une allégation de violation à l’article 8 qui n’est pas étayée par d’autres éléments probants ne permet pas d’établir un préjudice irréparable aux fins de l’analyse du critère tripartite.

[162]       Dans la présente instance, les demandeurs allèguent qu’une fois qu’il a été bafoué, le droit à la protection de la vie privée ne peut être recouvré et qu’il s’agit donc d’un préjudice irréparable. Cet argument part de la prémisse du caractère abusif de la « perquisition » ou de la production de renseignements requises par les procédures de filtrage. Cependant, les demandeurs n’ont pas fourni de preuve de préjudice irréparable qui sera causé à au moins un de leurs membres.

[163]       Dans la décision Commissaire à l’information, la Cour fédérale (Canada (Procureur général) c. Canada (Commissaire à l’information), [2000] ACF no 1648 (QL), 187 FTR 1) avait conclu qu’un préjudice irréparable pourrait être causé si les mécanismes de protection des renseignements ne sont pas appliqués ou sont inefficaces. Toutefois, la Cour d’appel fait valoir au paragraphe 19 qu’aucune preuve n’a été produite pour montrer que les dispositions en cause étaient susceptibles d’être violées ou que le commissaire avait divulgué des renseignements à tort. La Cour d’appel a également rejeté l’argument selon lequel l’examen des renseignements produits causerait un tort irréparable :

[21] Il s’agit d’un argument dénué de fondement. Il faut évidemment que quelqu’un examine les renseignements pour donner effet au régime instauré par le législateur fédéral quand il a adopté la Loi. On ne peut pas soutenir sérieusement que, par exemple, un préjudice irréparable survient quand un agent autorisé procède à l’examen de renseignements en cherchant à s’assurer que des renseignements personnels et d’autres renseignements exclus sont protégés contre la divulgation.

[164]       Lorsque les demandeurs font valoir que le seul fait de fournir des renseignements porte atteinte à leur droit à la vie privée et leur cause un préjudice irréparable, ils ne tiennent pas compte non plus des mécanismes en place pour protéger les renseignements et empêcher leur divulgation à quiconque n’a pas reçu la formation concernant leur traitement et leur protection, suivant le principe du besoin de savoir (normalement, l’agent de sécurité du ministère). La Norme expose les mécanismes mis en place et, dans son affidavit, Mme Whittle indique que d’autres lignes directrices sont en voie d’élaboration. L’intimé mentionne en outre qu’il existe des mécanismes de réparation et d’examen en cas de litiges découlant des procédures de filtrage. De plus, les renseignements sollicités se trouvent déjà sous la responsabilité ou dans les registres de tiers (les agences d’évaluation du crédit ont déjà les renseignements de crédit à disposition; les casiers judiciaires se trouvent dans les dossiers de la GRC; les demandes d’emploi comportent des renseignements biographiques; et diverses entreprises de médias sociaux stockent des données publiques, dont une partie ou la totalité peuvent avoir été affichées par les employés eux-mêmes). La remise desdits renseignements à un agent de sécurité, qui les utilisera seulement pour réaliser une enquête de sécurité et ne les partagera pas à quelqu’un d’autre, ne peut être assimilée à un préjudice irréparable. Aucun élément probant n’a été produit pour établir un tel préjudice.

[165]       Les demandeurs se sont dits particulièrement préoccupés au sujet de la prise d’empreintes digitales; notamment, le fait que le relevé soit fait dans une station de police plutôt que dans le milieu de travail accroîtra la perception de criminalité. Tel qu’en font état l’intimé et le surintendant principal Brendan Heffernan, la prise d’empreintes digitales ne fait pas partie de la Norme en soi. La Norme impose une vérification de casier judiciaire. La GRC a décrété la prise d’empreintes digitales comme une méthode d’avant-garde pour réaliser des vérifications de casier judiciaire. On pouvait également y recourir sous le régime de la Norme de 1994. Les demandeurs n’ont pas réussi à démontrer comment une visite dans un service de police pour fournir des empreintes digitales pourrait entraîner un préjudice irréparable, d’autant plus qu’elles peuvent aussi être exigées à des fins non criminelles. De plus, la politique de la GRC n’est visée ni par le contrôle judiciaire sollicité ni par la présente requête.

[166]       La Cour ne pourra présumer de la véracité des allégations des demandeurs concernant une violation de l’article 8 de la Charte, une transgression de la Loi sur la protection des renseignements personnels ou un abus de pouvoir discrétionnaire et que, par conséquent, ils ont fait la démonstration d’un préjudice irréparable.

[167]       Les demandeurs seraient ainsi libérés de l’obligation de démontrer qu’une personne a véritablement été touchée par un préjudice réel jusqu’à ce que la demande de contrôle judiciaire ait été tranchée. À mon avis, ce n’était pas l’objectif de la Cour suprême du Canada lorsqu’elle a approuvé le critère tripartite et donné des indications sur chacun des volets de ce critère dans RJR-MacDonald. S’il suffisait qu’un demandeur allègue une violation de la Charte pour satisfaire au critère servant à établir l’existence d’une question sérieuse à juger, et pour que la conclusion d’un préjudice irréparable aille de soi, le critère tripartite serait en fait un critère bipartite. Cela ne tiendrait aucun compte de l’exercice de mise en balance et des facteurs à considérer avant de rendre une décision quant à savoir si l’attente en matière de vie privée et si la fouille sont raisonnables. De même, on ferait également fi des mécanismes de protection visant à réduire au minimum les atteintes à la vie privée.

[168]       Également, la démarche des demandeurs va à l’encontre des indications de la Cour d’appel fédérale concernant la production d’une preuve claire du préjudice irréparable allégué.

[169]       Bien que les demandeurs n’aient pas simplement fait valoir une violation de la Charte et qu’ils aient présenté des arguments fondés sur la jurisprudence concernant l’importance de mettre les renseignements personnels à l’abri des fouilles abusives, et qu’on ne puisse affirmer qu’ils ont fait de « simples » allégations quant à l’existence d’une question sérieuse à juger, il est clair que leurs allégations de préjudice irréparable sont de « simples » allégations fondées sur des hypothèses.

[170]       Les demandeurs ont fait savoir qu’ils n’avaient pas de registre indiquant le nombre et l’identité des membres ayant besoin uniquement de la cote de fiabilité. Selon eux, à peine 10 % des membres nécessiteraient une attestation ou une autorisation de sécurité supérieure. Cette estimation semble très faible si l’on considère que le syndicat regroupe des membres ayant divers titres professionnels et travaillant pour divers ministères et organismes. Il me semble qu’un pourcentage plus important de membres sont tenus d’obtenir une attestation de sécurité de niveau plus élevé. Quoi qu’il en soit, aucune preuve n’a été fournie concernant des membres qui, en raison d’un filtrage aux fins de la cote de fiabilité ou d’une obligation de signaler un changement dans leur situation personnelle, subiront un préjudice irréparable entre aujourd’hui et la décision finale quant à la procédure de contrôle judiciaire.

[171]       Bien que la Cour reconnaisse qu’il est tout à fait probable qu’au moins l’un des 35 000 membres du syndicat soit tenu de renouveler son attestation de sécurité dans cet intervalle, et que tous les membres sont d’ores et déjà assujettis à l’obligation de signaler les changements importants dans leur situation personnelle (p. ex. une déclaration de culpabilité), ce n’est pas suffisant pour conclure que ces personnes subiront un préjudice irréparable. On ne devrait pas demander à la Cour de s’en remettre à des conjectures quand il appartient aux demandeurs de produire des éléments probants de l’existence d’un préjudice irréparable. Les demandeurs n’ont pas présenté un affidavit de M. Aubry exposant son point de vue et l’attestation ou l’autorisation de sécurité qu’il doit obtenir. Nous ne savons pas non plus à quel moment il devra renouveler son attestation et s’il sera tenu de signaler des changements dans sa situation personnelle ou d’autres circonstances, et encore moins en quoi il subira ce faisant un préjudice irréparable avant la décision finale quant à la procédure de contrôle judiciaire.

[172]       Les demandeurs nous avertissent qu’ils pourraient présenter une nouvelle requête étayée par des éléments de preuve concrets du préjudice irréparable subi, ce qui pour moi n’est rien de moins qu’un ultimatum lancé à la Cour pour qu’elle accueille leurs allégations sans preuve afin de ne pas avoir à traiter une autre requête. Cette démarche fait aussi fi du critère tripartite et de la jurisprudence en la matière, selon lesquels les demandeurs doivent étayer leur requête par une preuve non spéculative du préjudice irréparable encouru.

De quel côté penche la prépondérance des inconvénients?

Position des demandeurs

[173]       Les demandeurs soutiennent que la prépondérance des inconvénients penche en leur faveur du maintien du statu quo, soit le régime de la Norme de 1994. Selon eux, le Conseil du Trésor n’est pas parvenu à montrer que la Norme de 1994, en vigueur depuis plus d’une vingtaine d’années, est inadéquate ou qu’un préjudice irréparable découlera du report de la mise en œuvre de la Norme.

[174]       Autrement, les demandeurs soutiennent que si la Norme de 2014 est considérée comme le statu quo, alors seuls les processus de filtrage déjà en vigueur doivent en faire partie.

[175]       Les demandeurs invoquent deux décisions récentes qui accordaient un redressement provisoire par suite d’une contestation de procédures de filtrage de sécurité par un syndicat : Assn of Management, Administrative and Professional Crown Employees of Ontario v. Ontario (Ministry of Government Services), [2009] OGSBA no 44, 181 LAC (4th) 385 [Crown Employees], dans le cadre de laquelle un sursis aux procédures de filtrage de sécurité a été accordé, y compris aux vérifications de crédit, jusqu’au règlement d’un grief de principe pour les employés chargés du traitement des permis de conduire améliorés; et Canada Post Corp v. Canadian Union of Postal Workers (National Policy Grievance N00-12-00003, Arb Swan), [2013] CLAD no 256 [Canada Post], laquelle ordonne un sursis de 20 jours à l’entrée en vigueur de nouvelles procédures de filtrage de sécurité, y compris les vérifications de casier judiciaire.

[176]       Les demandeurs admettent que les mouvements terroristes et extrémistes font peser des menaces accrues sur le renseignement et la sécurité, mais ils ne voient pas en quoi les fonctionnaires n’étant titulaires que d’une cote de fiabilité sont concernés.

[177]       De même, les demandeurs jugent qu’on ne saurait appliquer une norme adoptée en vue de maintenir la confiance des alliés à l’égard du Canada à des fonctionnaires détenant uniquement une cote de fiabilité, qui n’occupent pas de postes comportant des fonctions liées au renseignement et à la sécurité, et qui n’ont pas accès à des renseignements secrets ou très secrets. Incidemment, les demandeurs ne pensent pas que la population canadienne ferait moins confiance à des fonctionnaires détenant une cote de fiabilité, mais n’ayant pas été assujettis aux procédures de filtrage en cause.

[178]       Les demandeurs affirment que l’importance accrue d’Internet depuis la mise en œuvre de la norme précédente ne justifie pas vraiment les nouvelles procédures de filtrage. Si c’était vraiment le cas, il aurait fallu modifier la Norme de 1994 bien avant 2014.

[179]       Les demandeurs ne croient pas qu’un vide en matière de politique serait créé si les fonctionnaires nécessitant une cote de fiabilité étaient soustraits aux procédures de filtrage en cause dans la Norme de 2014. Les demandeurs soutiennent que la Norme de 1994 pourrait être rétablie. Il serait également possible de soustraire à la suspension les fonctionnaires dont l’attestation de sécurité doit être relevée, ou on pourrait appliquer la Norme de 1994 dans le cas de ceux nécessitant une cote de fiabilité, et la Norme de 2014 si d’autres niveaux de filtrage s’imposent.

[180]       Selon les demandeurs, l’application de la Norme leur causera un préjudice qui excédera celui qu’ils subiront si l’injonction est accordée et que la mise en œuvre de la Norme est suspendue jusqu’à ce qu’une décision soit rendue sur la demande de contrôle judiciaire.

La position de l’intimé

[181]       L’intimé fait observer que les facteurs déterminants dans l’appréciation de la prépondérance des inconvénients sont la nature de la réparation demandée, le préjudice que les parties prétendent subir, la nature du régime législatif attaqué et l’intérêt public (RJR-MacDonald, page 350).

[182]       En règle générale, une injonction interlocutoire vise à maintenir le statu quo. Le statu quo à examiner aux fins de l’appréciation de la prépondérance des inconvénients est l’état de la situation qui avait cours au moment où la demande a été présentée ou entendue (Carbo Ceramics Inc. c. China Ceramic Proppant Ltd., 2004 CAF 283, au paragraphe 7, 34 CPR [4th] 431). La situation qui avait cours au moment de la présentation de la demande est la même qui a cours actuellement, savoir que la Norme de 2014 a été adoptée et que sa mise en œuvre a débuté. L’octroi d’une injonction empêchera le maintien du statu quo en perturbant la mise en œuvre de la Norme de 2014.

[183]       L’intimé ajoute que l’intérêt public constitue un facteur important dans l’appréciation de la prépondérance des inconvénients. Les considérations liées à l’intérêt public sont tenues pour acquises lorsqu’une loi, un règlement ou une activité d’intérêt public est contesté dans le cadre d’une instance (RJR-MacDonald, pages 348 et 349). Une fois ces éléments établis, le fardeau est inversé et les demandeurs doivent alors démontrer que la suspension de la loi ou, dans le cas qui nous occupe, de la Norme de 2014, servirait l’intérêt public.

[184]       L’intimé affirme que les mêmes principes valent pour une politique gouvernementale adoptée dans l’intérêt public (Canada (Citoyenneté et Immigration) v. Ishaq, 2015 CAF 90, aux paragraphes 11 à 15 [Ishaq]).

[185]       Il s’ensuit que la Cour doit tenir pour acquis que la politique a été adoptée dans l’intérêt public. Une fois que cela est établi, le fardeau est inversé et les demandeurs doivent démontrer qu’il est dans l’intérêt du public que l’application de la Norme soit suspendue jusqu’à ce que la décision soit rendue quant à la demande de contrôle judiciaire.

[186]       Dans Longshore, la Cour d’appel fédérale a conclu que le règlement sur le filtrage de sécurité adopté pour protéger le public et l’économie contre les menaces du terrorisme et du crime organisé avait indéniablement un objectif d’intérêt public (paragraphe 46). Dans Renvoi relatif au Règlement sur la sûreté du transport maritime, la Cour tente de déterminer s’il y a eu violation de l’article 8 et conclut à cet effet que les tribunaux devraient être disposés à accorder une certaine latitude au gouvernement si la sécurité nationale est en jeu (paragraphe 53). Aux yeux de l’intimé, le même raisonnement vaut pour la présente instance. Qui plus est, il est clair au vu du libellé de la Norme que celle-ci vise à protéger la sécurité nationale dans l’intérêt public.

[187]       Il est également dans l’intérêt public d’entretenir de bonnes relations internationales et la confiance des Canadiens à l’égard des fonctionnaires qui sont chargés de l’administration et de la prestation des programmes et des services, et qui ont accès à toute une gamme de renseignements fournis par les citoyens et les concernant. Le public a intérêt à ce que les fonctionnaires qui manipulent leurs renseignements fassent l’objet d’un filtrage digne de ce nom.

[188]       L’intimé est d’avis qu’un préjudice irréparable découlerait de l’injonction. Il s’ensuivrait un vide en matière de politique puisque la Norme de 1994 a été annulée. Le Canada devrait composer avec une grave lacune sur le plan de ses capacités de filtrage de sécurité, ses relations avec ses alliés s’en trouveraient compromises, de même que leur confiance dans son programme de sécurité. De plus, le Canada se priverait de moyens pour s’adapter à l’environnement technologique moderne. La suspension de la Norme de 2014 serait source de confusion quant aux processus de filtrage de sécurité qui peuvent ou qui doivent être suivis, de même qu’aux employés visés ou non. Le risque de ne pas découvrir des renseignements défavorables serait accru, ce qui va à l’encontre de l’intérêt du Canada.

[189]       L’intimé souligne de plus le caractère à la fois irréalisable et irréaliste de la réduction récente de la portée de la requête aux processus de filtrage axés sur les employés ayant besoin uniquement d’une cote de fiabilité. Le filtrage aux fins de la cote de fiabilité est la base de tous les processus visant à octroyer une autorisation de sécurité et de filtrage approfondi.

[190]       L’intimé estime que la prépondérance des inconvénients penche en sa faveur et que le Conseil du Trésor devrait poursuivre la mise en œuvre de la Norme.

La prépondérance des inconvénients favorise l’intimé

[191]       La Cour suprême du Canada explique le troisième volet du critère, la prépondérance des inconvénients, dans RJR-MacDonald (pages 348 et 349) :

La troisième étape du critère, l’appréciation de la prépondérance des inconvénients, permettra habituellement de trancher les demandes concernant des droits garantis par la Charte. Il faut tenir compte de l’intérêt public dans l’appréciation des inconvénients susceptibles d’être subis par les deux parties. Les considérations d’intérêt public auront moins de poids dans les cas d’exemption que dans les cas de suspension. Si la nature et l’objet affirmé de la loi sont de promouvoir l’intérêt public, le tribunal des requêtes ne devrait pas se demander si la loi a réellement cet effet. Il faut supposer que tel est le cas. Pour arriver à contrer le supposé avantage de l’application continue de la loi que commande l’intérêt public, le requérant qui invoque l’intérêt public doit établir que la suspension de l’application de la loi serait ellemême à l’avantage du public.

[Non souligné dans l’original.]

[192]       La Cour énumère les nombreux facteurs dont il faut tenir compte dans l’appréciation de la prépondérance des inconvénients, qui varieront en fonction de l’espèce (pages 342 et 343). L’intérêt public compte également parmi les principaux facteurs à considérer lorsque la Charte est invoquée, et il aura davantage de poids si la requête vise la suspension de l’application d’une ordonnance ou d’une politique plutôt que l’exemption d’une personne de son application (pages 343, 346 et 347).

[193]       Dans Harper, mettant en cause une demande de sursis à l’entrée en vigueur de limites applicables aux dépenses électorales, la Cour suprême du Canada fait état des considérations concurrentes qui interviennent dans une appréciation de la prépondérance des inconvénients (paragraphe 5) :

Les demandes d’injonction interlocutoire interdisant l’application d’une mesure législative toujours valide dont la constitutionnalité est contestée font intervenir des considérations particulières lorsqu’il s’agit d’évaluer la prépondérance des inconvénients. D’une part, il y a le bénéfice qui découle de la loi. D’autre part, il y a les droits auxquels, allègue-t-on, la loi porte atteinte. Une injonction interlocutoire peut avoir pour effet d’empêcher le public de bénéficier d’une loi dûment adoptée qui peut être jugée valide en définitive, et de donner gain de cause dans les faits au requérant avant même que l’affaire soit tranchée par les tribunaux. Par ailleurs, refuser l’injonction ou surseoir à son exécution peut priver des demandeurs de certains droits constitutionnels simplement parce que les tribunaux ne sont pas en mesure d’agir assez rapidement : R. J. Sharpe, Injunctions and Specific Performance (éd. feuilles mobiles), au paragraphe 3.1220.

[194]       La Cour cite également le critère utilisé dans RJR-MacDonald, et rappelle qu’il faut supposer qu’une loi dûment adoptée sert l’intérêt public (paragraphe 9) :

Un autre principe énoncé dans la jurisprudence veut que, en décidant de l’opportunité d’accorder une injonction interlocutoire suspendant l’application d’une mesure législative adoptée validement mais contestée, il n’y ait pas lieu d’exiger la preuve que cette mesure législative sera à l’avantage du public. À ce stade des procédures, elle est présumée l’être. Comme les juges Sopinka et Cory l’ont affirmé dans l’arrêt RJR-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311, aux pp. 348 et 349 :

Si la nature et l’objet affirmé de la loi sont de promouvoir l’intérêt public, le tribunal des requêtes ne devrait pas se demander si la loi a réellement cet effet. Il faut supposer que tel est le cas. Pour arriver à contrer le supposé avantage de l’application continue de la loi que commande l’intérêt public, le requérant qui invoque l’intérêt public doit établir que la suspension de l’application de la loi serait elle-même à l’avantage du public.

Il s’ensuit qu’en évaluant la prépondérance des inconvénients le juge saisi de la requête doit tenir pour acquis que la mesure législative – en l’espèce, le plafond des dépenses imposé par l’art. 350 de la Loi – a été adoptée pour le bien du public et qu’elle sert un objectif d’intérêt général valable. Cela s’applique aux violations du droit à la liberté d’expression garanti par l’al. 2b); d’ailleurs, il était question d’une violation de l’al. 2b) dans l’arrêt RJR-MacDonald. La présomption que l’intérêt public demande l’application de la loi joue un grand rôle. Les tribunaux n’ordonneront pas à la légère que les lois que le Parlement ou une législature a dûment adoptées pour le bien du public soient inopérantes avant d’avoir fait l’objet d’un examen constitutionnel complet qui se révèle toujours complexe et difficile. Il s’ensuit que les injonctions interlocutoires interdisant l’application d’une mesure législative dont on conteste la constitutionnalité ne seront délivrées que dans les cas manifestes.

[Non souligné dans l’original.]

[195]       Dans Ishaq, la Cour d’appel fédérale établit que les principes énoncés dans RJR-MacDonald à l’égard du préjudice irréparable causé à l’intérêt public s’appliquent aux politiques de la même manière qu’aux lois et règlements si la politique en question est adoptée en vue de favoriser ou de protéger l’intérêt public (paragraphes 11 à 13).

[196]       Au paragraphe 15, la Cour d’appel affirme ce qui suit :

[traduction] À mon avis, il n’y a pas lieu de déroger à la règle générale selon laquelle l’intérêt public sera atteint de manière irréparable si une politique adoptée en vue de favoriser ou de protéger l’intérêt public est contestée. Suivant les observations de la Cour suprême dans RJR-MacDonald (au paragraphe 71), cette règle générale s’applique presque toujours s’il est « simplement établi » que la politique en jeu a été adoptée par CIC au titre de son devoir de favoriser ou de protéger l’intérêt public en ce qui concerne l’attribution de la citoyenneté à des citoyens.

[197]       Bref, en ce qui a trait à l’appréciation de la prépondérance des inconvénients dans les instances mettant en cause des revendications fondées sur la Charte, la jurisprudence a établi ce qui suit :

         Les demandes d’injonctions interlocutoires font intervenir des considérations particulières et des intérêts concurrents; notamment, une injonction interlocutoire peut priver le public des avantages d’une politique ou d’une loi qui peut, en bout de ligne, s’avérer valide, tandis que le refus d’accorder cette injonction peut priver des demandeurs de certains droits constitutionnels simplement parce que les tribunaux ne sont pas en mesure d’agir assez rapidement (Harper, au paragraphe 5).

         L’intérêt public compte parmi les principaux facteurs à considérer lorsque la Charte est invoquée, et on lui accordera davantage de poids si la requête vise la suspension de l’application d’une politique ou d’une loi plutôt que l’exemption d’une personne de son application (RJR-MacDonald, pages 343, 346 et 347).

         Si la nature et l’objet affirmé de la loi sont de promouvoir l’intérêt public, le tribunal ne devrait pas se demander si la loi a réellement cet effet; il faut tenir pour acquis que c’est le cas (RJR-MacDonald, pages 348 et 349).

         Le tribunal ne doit pas insister sur les éléments de preuve établissant qu’une mesure législative sera à l’avantage du public (Harper, au paragraphe 9).

         Les injonctions interlocutoires interdisant l’application d’une mesure législative dont on conteste la constitutionnalité ne seront délivrées que dans les cas manifestes (Harper, au paragraphe 9).

         Pour arriver à contrer le supposé avantage de l’application continue de la loi que commande l’intérêt public, le requérant qui invoque l’intérêt public doit établir que la suspension de l’application de la loi serait elle-même à l’avantage du public (RJR-MacDonald, pages 348 et 349).

         La présomption liée à une mesure législative adoptée dans l’intérêt public vaut également pour une politique adoptée en vue de favoriser et de protéger l’intérêt public (Ishaq, aux paragraphes 11 à 15).

[198]       En l’espèce, les demandeurs soutiennent que les droits que leur confère la Charte en matière de vie privée seront bafoués par les processus de filtrage prévus dans la Norme, et demandent une suspension de la mise en œuvre de ces procédures dans l’attente de la décision relative à la demande de contrôle judiciaire. Il faut donc tenir compte de l’intérêt public et lui accorder un poids considérable.

[199]       Il est indéniable que le gouvernement a la responsabilité et le pouvoir de formuler des politiques concernant le filtrage de sécurité de ses employés et de ses entrepreneurs. Le Conseil du Trésor porte deux chapeaux, car il est à la fois un employeur et un ministère ayant droit de regard sur la formulation et la mise en œuvre de politiques visant à assurer une saine administration de l’appareil gouvernemental, y compris des politiques sur la sécurité visant les employés et les entrepreneurs.

[200]       L’intimé a énoncé les raisons pour lesquelles le gouvernement devait adopter la Norme, y compris les menaces nationales et internationales, l’environnement matériel et fonctionnel du gouvernement, et le caractère désuet de la norme précédente par rapport aux normes des alliés du Canada. L’affidavit de Mme Whittle expose les raisons pour lesquelles la Norme de 2014 a été adoptée, qui englobent la nécessité de réagir adéquatement à la constante évolution des menaces à la sécurité du Canada, de protéger l’énorme volume de renseignements désormais accessibles par la voie des systèmes d’information interconnectés et, de manière plus générale, de s’adapter à l’environnement de travail contemporain. La preuve non contredite permet d’établir plus que « simplement » que la Norme a été adoptée dans l’intérêt public. La Cour n’est donc pas tenue de déterminer si la Norme a l’effet qu’elle est censée avoir (RJR-MacDonald, pages 348 et 349).

[201]       Même si les demandeurs minimisent l’incidence que peut avoir l’évolution des technologies et de l’interconnectivité sur les procédures de filtrage de sécurité au sein du gouvernement, il est un fait que ses employés ont maintenant accès à des systèmes et à des renseignements qui n’étaient même pas envisageables en 1994 ni en 2002, et que la technologie évolue rapidement.

[202]       La prépondérance des inconvénients est appréciée en fonction du préjudice relatif causé aux deux parties. Aux fins de l’appréciation et de la comparaison du préjudice que subiront les demandeurs et l’intimé, ce dernier a produit la preuve que la Norme servait l’intérêt public. De plus, l’intimé est favorisé par la supposition voulant que la politique ait été élaborée et adoptée dans l’intérêt public. Les demandeurs n’ont pas fait la démonstration que la mise en œuvre de la Norme portera atteinte à l’intérêt public d’ici à ce qu’une décision soit rendue sur la demande de contrôle judiciaire. Ils se contentent d’affirmer que les raisons fournies par l’intimé – la protection de l’intérêt public, le renforcement de la confiance des Canadiens et le souhait du Canada d’honorer ses engagements à l’endroit de ses partenaires internationaux, notamment – ne suffisent pas pour justifier l’adoption de la Norme. Cet argument est loin de suffire pour réfuter la présomption et faire la démonstration d’un préjudice quelconque à l’intérêt public.

[203]       L’intimé décrit bien le statu quo : la Norme de 2014 a été adoptée et les activités de mise en œuvre se poursuivront pendant 36 mois. La prépondérance des inconvénients milite en faveur du statu quo.

[204]       Les demandeurs se fondent sur les décisions Crown Employees et Canada Post pour tenter de convaincre la Cour d’accorder une injonction même si les processus de filtrage sont déjà appliqués. Or, dans ces deux instances portant sur des griefs de principe, le conseil d’arbitrage n’a pas appliqué l’ensemble des éléments du critère établi par l’arrêt RJR-MacDonald, et la requête en injonction avait été présentée avant l’entrée en vigueur des nouvelles procédures et pratiques de filtrage. Dans Canada Post, la requête a été présentée à la toute dernière minute, mais avant la mise en œuvre des procédures de sécurité, et le conseil a ordonné leur suspension jusqu’à ce que le grief de principe soit réglé.

[205]       Comme le souligne l’intimé, la cote de fiabilité est le niveau de base pour toutes les autorisations de sécurité et le filtrage approfondi. Par conséquent, la proposition des demandeurs visant à soustraire les employés ayant besoin uniquement d’une cote de fiabilité de l’application des procédures en cause est peu réaliste, voire irréalisable, elle serait inefficace et elle éteindrait les avantages des nouvelles procédures de filtrage, censées servir l’intérêt public. L’application de procédures de filtrage différentes aux employés ayant besoin uniquement d’une cote de fiabilité – par exemple, les procédures prévues dans la Norme de 1994 – exigerait de rétablir la Norme de 1994 pour certains postes ou certains employés, tandis que le reste du personnel serait soumis aux nouvelles procédures. À mon avis, cette façon de faire serait peu pratique, inefficace et coûteuse, et elle donnerait lieu à des incohérences, à de la confusion et à des lacunes dans les procédures de filtrage de sécurité d’ici à ce qu’une décision soit rendue sur la demande de contrôle judiciaire.

[206]       De surcroît, plusieurs procédures obligatoires dans la Norme de 2014 auraient pu être requises à titre facultatif sous le régime de la Norme de 1994. Par exemple, un relevé des empreintes digitales pouvait être exigé par suite d’une vérification nominale du casier judiciaire non concluante; des accusations criminelles en instance ont pu être divulguées dans certains cas et les enquêtes de sources ouvertes n’étaient pas interdites et ont sans doute été menées en l’absence de paramètres quant à l’utilisation de l’information. Il est aussi possible que des vérifications de crédit aient été effectuées dans des circonstances précises et à l’égard de postes en particulier. Ainsi, même s’il était satisfait au critère de l’octroi de l’injonction, l’interdiction de la mise en œuvre des nouvelles procédures aurait peu d’effets concrets.

[207]       Au nom de l’intérêt public, une modernisation de la Norme s’impose. Il est impossible de faire fi de l’évolution des technologies. Certes, les avantages des technologies facilitant l’accès étendu aux réseaux d’information et aux environnements de travail collaboratifs sont indéniables, mais, en revanche, elles permettent à un éventail bien plus large de personnes d’avoir accès à de l’information qui leur serait autrement interdite et qu’elles n’ont de toute façon pas besoin de connaître. Cette évolution a pour corollaire la nécessité de soumettre tous les employés qui travaillent dans de tels environnements à un filtrage de sécurité et de les sensibiliser à leurs obligations en ce qui concerne l’accès à cette information. Dans le cadre la demande dont la Cour a été saisie, il n’est pas de son ressort de tracer la ligne de démarcation entre le droit des fonctionnaires à la protection de leur vie privée et l’obligation du gouvernement d’assurer la prestation de ses programmes dans un environnement sûr.

[208]       Le contrôle judiciaire visera à déterminer si et, le cas échéant, comment les attentes en matière de respect de la vie privée des employés (envisagées sous l’angle de la communication de leurs renseignements personnels) ont évolué dans un environnement changeant, ce qui est objectivement raisonnable et s’il est raisonnable dans ce contexte d’exiger certains renseignements.

[209]       Jusqu’à ce que la décision sur la demande de contrôle judiciaire soit rendue, la Cour n’interdira pas la mise en œuvre de la Norme de 2014. Les demandeurs ont soulevé une ou plusieurs questions sérieuses, mais ils n’ont fourni aucune preuve non conjecturale que l’un de leurs membres subirait un préjudice irréparable dans l’intervalle. De surcroît, la prépondérance des inconvénients milite en faveur de la poursuite par l’intimé de la mise en œuvre de la politique adoptée dans l’intérêt public.

[210]       Je reprends une fois de plus les propos de la Cour suprême du Canada dans Harper, au paragraphe 9 :

[...] La présomption que l’intérêt public demande l’application de la loi joue un grand rôle. Les tribunaux n’ordonneront pas à la légère que les lois que le Parlement ou une législature a dûment adoptées pour le bien du public soient inopérantes avant d’avoir fait l’objet d’un examen constitutionnel complet qui se révèle toujours complexe et difficile. Il s’ensuit que les injonctions interlocutoires interdisant l’application d’une mesure législative dont on conteste la constitutionnalité ne seront délivrées que dans les cas manifestes.

[211]       Nous ne sommes pas ici en présence de l’un de ces cas manifestes.


ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE que la requête en injonction interlocutoire soit rejetée. Aucuns dépens ne sont accordés.

« Catherine M. Kane »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-551-15

 

INTITULÉ :

L’INSTITUT PROFESSIONNEL DE LA FONCTION PUBLIQUE DU CANADA ET STÉPHANE AUBRY c. LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 8 juillet 2015

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LA JUGE KANE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 22 SEPTEMBRE 2015

 

COMPARUTIONS :

Steven Welchner

Isabelle Roy

 

Pour les demandeurs

Anne Turley

Youri Tessier-Stall

 

Pour l’intimé

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Welchner Law Office

Société professionnelle

Ottawa (Ontario)

 

Pour les demandeurs

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

Pour l’intimé

 

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