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Date : 20120528

Dossier : T-1543-11

Référence : 2012 CF 648

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 28 mai 2012

En présence de madame la juge Snider     

 

ENTRE :

 

CHRISTOPHER BRAZEAU

 

 

 

demandeur

(défendeur reconventionnel)

 

et

 

 

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

 

défendeur

(demandeur reconventionnel)

 

 

 

 

 

           MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

I.          Introduction

 

[1]               Le demandeur, Christopher Brazeau, est détenu dans un pénitencier fédéral à Prince Albert, en Saskatchewan. Le 15 septembre 2011, il a déposé une Déclaration dans laquelle il sollicitait des dommages-intérêts concernant de prétendues inondations d’eaux d’égout (les inondations) et la coupure de l’arrivée d’eau dans sa cellule (l’incident lié à l’eau) alors qu’il était détenu à l’Établissement Kent à Agassiz, en Colombie-Britannique.

[2]               Le défendeur, le procureur général du Canada, a déposé la présente requête écrite en radiation de la Déclaration et de la Défense reconventionnelle du demandeur. Si le défendeur n’obtient pas gain de cause concernant la radiation des demandes, le défendeur sollicitera une ordonnance en vertu du paragraphe 8(2) des Règles des Cours fédérales DORS/98/106 [les Règles] prorogeant le délai de signification d’une liste de documents.

 

II.        Questions en litige

 

[3]               La présente requête soulève les questions en litige suivantes :

 

1.                  La Déclaration du demandeur devrait-elle être radiée, en totalité ou en partie, étant donné qu’elle ne révèle pas de cause d’action raisonnable?

 

2.                  Les paragraphes 32 et 35 de la Défense reconventionnelle devraient-ils être radiés puisqu’ils ne révèlent aucune cause de défense valable?

 

[4]               Pour les motifs qui suivent, certaines parties de la Déclaration et de la Défense seront radiées. Toutefois, j’ai jugé que l’action ne sera pas radiée dans son intégralité.

 


III.       Actes de procédure

 

[5]               Dans sa Déclaration, le demandeur demande des dommages-intérêt pour :

 

(a)                infliction intentionnelle de souffrances morales;

 

(b)               infliction de souffrances morales par négligence;

 

(c)                faute dans l’exercice d’une charge publique;

 

(d)               négligence;

 

(e)                violation des articles 12, 8 et 7 de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, ch. 11 [la Charte];

 

(f)                harcèlement.

 

[6]               Le montant total des dommages-intérêts demandés n’est pas précisé, mais, tel qu’il est indiqué dans la Réponse et défense reconventionnelle du demandeur, au paragraphe 50, il est supérieur à 50 000 $.

 

[7]               Dans une Défense et demande reconventionnelle déposée le 24 octobre 2011, le demandeur a nié les allégations du demandeur et a fait valoir que toutes les inondations ont été causées par le demandeur et d’autres détenus qui ont obstrué les toilettes avec des serviettes, des draps, des t-shirts et d’autres effets. De plus, le défendeur a présenté une demande reconventionnelle dans laquelle il sollicite des dommages-intérêts de plus de 10 212,87 $ pour le nettoyage, le matériel et les heures supplémentaires.

 

[8]               Dans sa Réponse, déposée le 21 février 2012, le demandeur a fourni des détails supplémentaires et a nié avoir causé les inondations ou contribué à celles-ci. De plus, le demandeur a plaidé que la demande reconventionnelle devrait être radiée, car le défendeur dispose d’un recours prévu par la loi, plus précisément, d’une procédure disciplinaire.

 

IV.       Articles et principes applicables

 

[9]               Avant de commencer l’analyse des actes de procédure, il est utile de présenter les principes généraux applicables à une requête en radiation.

 

[10]           L’article 221 des Règles prévoit la radiation des actes de procédures dans une action :

221. (1) À tout moment, la Cour peut, sur requête, ordonner la radiation de tout ou partie d’un acte de procédure, avec ou sans autorisation de le modifier, au motif, selon le cas :

 

a) qu’il ne révèle aucune cause d’action ou de défense valable;

 

b) qu’il n’est pas pertinent ou qu’il est redondant;

 

c) qu’il est scandaleux, frivole ou vexatoire;

d) qu’il risque de nuire à l’instruction équitable de l’action ou de la retarder;

 

e) qu’il diverge d’un acte de procédure antérieur;

 

f) qu’il constitue autrement un abus de procédure.

 

Elle peut aussi ordonner que l’action soit rejetée ou qu’un jugement soit enregistré en conséquence.

 

(2) Aucune preuve n’est admissible dans le cadre d’une requête invoquant le motif visé à l’alinéa (1)a).

221. (1) On motion, the Court may, at any time, order that a pleading, or anything contained therein, be struck out, with or without leave to amend, on the ground that it

 

(a) discloses no reasonable cause of action or defence, as the case may be,

 

(b) is immaterial or redundant,

 

(c) is scandalous, frivolous or vexatious,

 

(d) may prejudice or delay the fair trial of the action,

 

(e) constitutes a departure from a previous pleading, or

 

(f) is otherwise an abuse of the process of the Court,

 

and may order the action be dismissed or judgment entered accordingly.

 

(2) No evidence shall be heard on a motion for an order under paragraph (1)(a).

 

[11]           Les articles 174 et 181 des Règles sont aussi pertinents dans la présente requête. En résumé, selon l’article 174 des Règles, un acte de procédure « contient un exposé concis des faits substantiels sur lesquels la partie se fonde; il ne comprend pas les moyens de preuve ». L’article 181 des Règles présente de plus amples détails sur les éléments requis d’un acte de procédure :

181. (1) L’acte de procédure contient des précisions sur chaque allégation, notamment :

 

a) des précisions sur les fausses déclarations, fraudes, abus de confiance, manquements délibérés ou influences indues reprochés;

 

b) des précisions sur toute allégation portant sur l’état mental d’une personne, tel un déséquilibre mental, une incapacité mentale ou une

 

intention malicieuse ou frauduleuse.

181. (1) A pleading shall contain particulars of every allegation contained therein, including

 

(a) particulars of any alleged misrepresentation, fraud, breach of trust, wilful default or undue influence; and

 

(b) particulars of any alleged state of mind of a person, including any alleged mental disorder or disability, malice or fraudulent intention.

 

 

[12]           La Cour suprême du Canada a récemment expliqué le fondement qui sous-tend le pouvoir de radier des demandes dans R. c. Imperial Tobacco Canada Ltée, 2011 CSC 42, au paragraphe 19, [2011] 3 RCS 45 [Imperial] :

Le pouvoir de radier les demandes ne présentant aucune possibilité raisonnable de succès constitue une importante mesure de gouverne judiciaire essentielle à l’efficacité et à l’équité des procès. Il permet d’élaguer les litiges en écartant les demandes vaines et en assurant l’instruction des demandes susceptibles d’être accueillies.

 

[13]           Dans cet arrêt, la Cour a également reformulé le critère relatif à la radiation de demandes, au paragraphe 17 :

[L]’action ne sera rejetée que s’il est évident et manifeste, dans l’hypothèse où les faits allégués seraient avérés, que la déclaration ne révèle aucune cause d’action raisonnable : Succession Odhavji c. Woodhouse, 2003 CSC 69, [2003] 3 R.C.S. 263, par. 15; Hunt c. Carey Canada Inc., [1990] 2 R.C.S. 959, p. 980. Autrement dit, la demande doit n’avoir aucune possibilité raisonnable d’être accueillie. Sinon, il faut lui laisser suivre son cours : voir généralement Syl Apps Secure Treatment Centre c. B.D., 2007 CSC 38, [2007] 3 R.C.S. 83; Succession Odhavji; Hunt; Procureur général du Canada c. Inuit Tapirisat of Canada, [1980] 2 R.C.S. 735.

 

[14]           Une cour doit interpréter ne déclaration contestée de manière aussi libérale que possible de façon à remédier à tout vice de forme, imputable à une carence rédactionnelle (Operation Dismantle v The Queen, [1985] 1 SCR 441, au paragraphe 14, [1985] SCJ No 22).

 

[15]           La jurisprudence établit aussi qu’une déclaration ne révèle aucune cause d’action lorsqu’elle contient de simples affirmations, mais aucun fait sur lequel appuyer ces affirmations (Vojic v Canada (MNR), [1987] 2 CTC 203, [1987] FCJ No 811 (CA)). En outre, la conclusion de droit qui n’est pas appuyée par les faits requis est viciée et peut être radiée au motif qu’elle constitue un abus de procédure (Sauvé c. Canada, 2011 CF 1074, au paragraphe 21, [2011] ACF no 1321).

 

V.        Question en litige no 1 : La Déclaration du demandeur devrait-elle être radiée, étant donné qu’elle ne révèle pas de cause d’action raisonnable?

 

A.        Thèses des parties

 

[16]           Le défendeur souligne un certain nombre de lacunes alléguées dans la Déclaration. D’abord, le défendeur soutient que la Déclaration viole les articles 174 et 181 des Règles, étant donné qu’elle ne révèle ni les faits substantiels sur lesquels se fonde le demandeur ni les détails de ses allégations, mais qu’elle est plutôt [traduction] « fondée sur de simples affirmations de conclusions légales ». Ensuite, le défendeur soutient que la Déclaration ne révèle pas de cause d’action pouvant permettre d’obtenir gain de cause contre l’État, étant donné que n’y figure aucun nom de préposé de l’État pour aucune des actions ou omissions qui, prétend-on, aurait fait naître une cause d’action, comme l’exige les articles 3 et 10 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, L.R.C. (1985), ch. C-50. Enfin, le défendeur soutient que les allégations de négligence, d’infliction intentionnelle de souffrances morales, de faute dans l’exercice d’une charge publique, de harcèlement, et de dommages, en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte, devraient toutes être radiées puisqu’elles ne révèlent pas de cause d’action raisonnable.

 

[17]           En réponse, l’essentiel de la thèse du demandeur est qu’il a plaidé les faits substantiels à l’appui des allégations faites dans la Déclaration et qu’il s’est représenté lui-même du mieux qu’il a pu, étant donné qu’il n’a aucune formation juridique.

 

[18]           J’examinerai chacune des lacunes alléguées dans les actes de procédure.

 

B.        Responsabilité de l’État/faute dans l’exercice d’une charge publique

 

[19]           Le défendeur soutient que, conformément aux articles 3 et 10 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, un demandeur cherchant à établir la responsabilité délictuelle de l’État doit démontrer que la personne qui a commis le délit civil était un préposé de l’État, agissant dans l’exercice de ses fonctions, et qu’il existerait une cause d’action contre le préposé de l’État personnellement. De plus, le défendeur soutient que le demandeur n’a pas plaidé de faits substantiels à l’appui de l’allégation de faute dans l’exercice d’une charge publique.

 

[20]           L’article 3 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif énonce la responsabilité de l’État; l’alinéa b) est pertinent en l’espèce, puisque chaque cause d’action a eu lieu dans d’autres provinces que le Québec :

3. En matière de responsabilité, l’État est assimilé à une personne pour :

 

 

b) dans les autres provinces :

 

      (i) les délits civils commis par ses préposés,

     

      (ii) les manquements aux obligations liées à la propriété, à l’occupation, à la possession ou à la garde de biens.

3. The Crown is liable for the damages for which, if it were a person, it would be liable

 

 

(b) in any other province, in respect of

 

      (i) a tort committed by a servant of the Crown, or

 

      (ii) a breach of duty attaching to the ownership, occupation, possession or control of property.

 

[21]           L’article 10 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif s’applique lorsque la responsabilité de l’État est celle du fait d’autrui :

10. L’État ne peut être poursuivi, sur le fondement des sous-alinéas 3a)(i) ou b)(i), pour les actes ou omissions de ses préposés que lorsqu’il y a lieu en l’occurrence, compte non tenu de la présente loi, à une action en responsabilité contre leur auteur, ses représentants personnels ou sa succession.

10. No proceedings lie against the Crown by virtue of subparagraph 3(a)(i) or (b)(i) in respect of any act or omission of a servant of the Crown unless the act or omission would, apart from the provisions of this Act, have given rise to a cause of action for liability against that servant or the servant’s personal representative or succession.

 

[22]           La décision de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Merchant Law Group c. Canada Agence du revenu, 2010 CAF 184, au paragraphe 38, 321 DLR (4th) 301 [Merchant], bien qu’il ne soit pas cité par les parties, est utile puisqu’il indique le degré de précision qu’exigent l’article 174 et l’article 10 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, dans le contexte d’une allégation de faute dans l’exercice d’une charge publique :

Je conviens cependant que les personnes impliquées devraient être identifiées. L’article 174 des Règles oblige le demandeur à plaider des faits substantiels, et l’identité de la personne ayant prétendument commis la faute entre dans cette catégorie. Mais jusqu’à quel point l’identification doit-elle être précise? Dans un grand nombre de cas, il peut être impossible pour le demandeur d’identifier un responsable en particulier. Cependant, dans les affaires de ce genre, un demandeur devrait être en mesure d’identifier un groupe de personnes en particulier chargées de l’affaire, l’une ou plusieurs d’entre elles étant présumément responsables. Cela peut nécessiter d’avoir à identifier les postes, un secteur organisationnel, un bureau ou un édifice où travaillaient les personnes ayant traité l’affaire. Souvent, ces informations peuvent être tirées directement des communications écrites ou orales et des échanges entre les parties qui ont donné lieu à la réclamation. Dans ce genre d’affaires, on peut généralement se contenter de fournir ce degré de précision pour l’identification. Les objectifs des actes de procédure seront ainsi remplis : les questions soulevées dans l’action seront définies avec suffisamment de précision, les défendeurs disposeront de suffisamment de renseignements pour examiner l’affaire et ils seront en mesure de présenter une réponse adéquate dans les délais prescrits par les Règles.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

[23]           En l’espèce, la Déclaration et la Défense allèguent les faits suivants :

 

                     Don Labossiere, gestionnaire correctionnel, a demandé aux employés des services correctionnels d’installer le demandeur dans une autre cellule; on a ordonné au demandeur de se déplacer dans les eaux d’égout avec ses effets personnels (Déclaration, au paragraphe 5).

 

                     [traduction] « Les agents correctionnels défendeurs » ont coupé l’arrivée d’eau du robinet et des toilettes (Déclaration, au paragraphe 11).

 

                     [traduction] « Le 27 août 2011, ou aux alentours de cette date, pendant la ronde de 23 h, l’agent correctionnel a refusé la demande du demandeur relative à l’eau visant à lui permettre de boire de l’eau et d’actionner la chasse d’eau de ses toilettes » (Déclaration, au paragraphe 12).

 

                     [traduction] « M. Verville, gestionnaire correctionnel, a refusé la résolution de l’incident de sécurité [du demandeur] relative à l’eau visant à lui permettre de boire de l’eau et d’actionner la chasse d’eau de ses toilettes (Déclaration, au paragraphe 14).

 

                     [traduction] « Le 27 août 2011 [...], l’agent correctionnel, en arrivant pour le quart de nuit, a informé le prisonnier de la cellule J 010 que le plombier et le personnel chargé des incidents concernant des matières dangereuses n’avaient pas été appelés, étant donné que le gestionnaire correctionnel avait estimé qu’un nettoyage rapide des eaux d’égout n’était pas nécessaire » (Déclaration, au paragraphe 17).

 

                     Le demandeur [traduction] « a informé Mark Kemball, défendeur, que le nettoyage de matières biologiquement dangereuses n’avait pas lieu [...] » (Déclaration, au paragraphe 19).

 

                     [traduction] « Le gestionnaire délégué aux rondes quotidiennes a répondu... puis a ordonné le transfert [du demandeur] à une autre unité et cellule. Cette ordonnance a obligé encore une fois [le demandeur] à marcher dans les eaux d’égout avec tous [ses] effets personnels et a retardé le moment où il a pu prendre une douche » (Déclaration, au paragraphe 19).

 

                     [traduction] « Le directeur et les gestionnaires correctionnels ont pris des décisions intentionnelles, calculées et négligentes, à leur discrétion, pour diriger, guider et gérer tous les membres du personnel de correction et les entrepreneurs à la suite des incidents... » (Réponse, au paragraphe 13).

 

                     À la page 6 de la Réponse, on fait mention du [traduction] « directeur et gestionnaire correctionnel Labossiere ».

 

                     Le paragraphe 17 de la Réponse renvoie aux [traduction] « décisions calculées de l’administrateur de l’établissement carcéral, Mark Kemball, directeur de l’établissement Kent ».

 

[24]           Même si des noms ont été fournis dans quelques paragraphes, on ne sait pas au juste qui est responsable de certaines décisions qui ont été prises. Par exemple, au paragraphe 5 de la Déclaration, le nom du gestionnaire correctionnel Don Labossiere est fourni, mais il n’est pas clair qui a ordonné au demandeur de marcher dans les eaux d’égout avec ses effets personnels. Cependant, on peut tout de même déduire que la personne ayant ordonné une telle action est un agent correctionnel qui travaille à l’établissement Kent. Dans le même ordre d’idée, au paragraphe 17 de la Déclaration, il n’est pas clair qui a pris la « décision intentionnelle » de ne pas appeler le plombier.

 

[25]           Le demandeur, en alléguant expressément que le défendeur a fait preuve de négligence, fait simplement mention des [traduction] « agents correctionnels de l’établissement Kent » et des « administrateurs de l’établissement carcéral Kent » (Déclaration, aux paragraphes 20 à 23). De même, au paragraphe 24 de la Déclaration, le défendeur affirme que [traduction] « le personnel de l’établissement correctionnel a commis le délit d’infliger intentionnellement des souffrances morales », alors que le paragraphe 25 indique que le « personnel de correction » aurait commis le délit de faute dans l’exercice d’une charge publique. Au paragraphe 26, le demandeur accuse encore une fois le « personnel de correction » de l’avoir harcelé ou d’avoir manqué à son obligation de diligence. Enfin, à l’égard des prétendues violations de la Charte, le demandeur fait tout simplement mention de la conduite du [traduction] « défendeur » (Déclaration, au paragraphe 27).

 

[26]           En tenant compte des enseignements de la Cour d’appel dans la décision Merchant, précitée, je suis d’avis que la Déclaration fournit suffisamment de détails pour permettre au défendeur de répondre aux actes de procédure. Les actes de procédure sont suffisants, à cette étape précoce, pour accueillir l’allégation de délit de faute dans l’exercice d’une charge publique. De plus, je ne crois pas que les articles 3 et 10 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif soit un motif de refus pour ces sections de la Déclaration.

 

C.        Négligence

 

[27]           Pour avoir gain de cause dans son action pour négligence, le demandeur doit être en mesure d’établir trois éléments : (i) le défendeur était tenu à une obligation de diligence à son endroit; (ii) le défendeur a manqué à cette obligation de diligence; et (iii) il en est résulté des dommages (Succession Odhavji c. Woodhouse, 2003 CSC 69, au paragraphe 44, [2003] 3 RCS 263 [Odhavji]). Le défendeur soutient que le demandeur n’a pas plaidé suffisamment de faits substantiels pour ces trois éléments.

 

[28]           La Cour suprême décrit l’obligation de diligence de la façon suivante dans l’arrêt Odhavji, précité, aux paragraphes 45 et 46 :

45        Il existe un principe bien établi selon lequel le défendeur n’est pas responsable de négligence si la loi ne l’assujettit pas dans les circonstances à une obligation de diligence raisonnable. Comme l’a conclu lord Esher dans l’arrêt Le Lievre c. Gould, [1893] 1 Q.B. 491 (C.A.), p. 497, [traduction] « [u]n homme a le droit d’être aussi négligent qu’il lui plaît envers les autres s’il n’a aucune obligation à leur égard. » On pourrait donc dire qu’il s’agit d’une obligation, reconnue en droit, de prendre raisonnablement soin d’éviter toute conduite qui expose autrui à un risque déraisonnable de préjudice.

 

46     De nos jours, il est bien établi au Canada que l’existence d’une telle obligation doit être déterminée suivant l’analyse en deux étapes élaborée pour la première fois par la Chambre des lords dans l’arrêt Anns c. Merton London Borough Council, [1978] A.C. 728, p. 751752 :

 

[traduction] En premier lieu, il faut se demander s’il existe, entre l’auteur allégué de la faute et la personne qui a subi le préjudice, un lien suffisamment étroit de proximité ou de voisinage pour que le manque de diligence de la part de l’auteur de la faute puisse raisonnablement être perçu par celuici comme étant susceptible de causer un préjudice à l’autre personne — auquel cas il existe à première vue une obligation de diligence. Si on répond par l’affirmative à la première question, il faut se demander en second lieu s’il existe des motifs de rejeter ou de restreindre la portée de l’obligation, la catégorie de personnes qui en bénéficient ou les dommages qui peuvent découler de l’inexécution de cette obligation.

 

[...]

 


[29]           La question qu’il faut alors trancher, en ce qui concerne l’obligation, est de savoir si les actes de procédure présentent des faits substantiels qui pourraient établir un lien suffisamment étroit de proximité pour que le manque de diligence de la part de l’auteur de la faute puisse raisonnablement être perçu par le défendeur comme étant susceptible de causer un préjudice au demandeur.

 

[30]           Bien que le défendeur soutienne que les paragraphes 20 à 23 de la Déclaration affirment tout simplement que le personnel et les administrateurs de l’établissement Kent responsables de la gestion et de l’entretien de l’établissement étaient tenus à une obligation de diligence à son endroit, sans préciser des faits substantiels, les actes de procédure établissent sans doute une obligation de diligence. Plus précisément, lesdits actes révèlent que le demandeur est un détenu et que les employés du défendeur sont des administrateurs de l’établissement carcéral et sont présumés être [traduction] « responsables de la prise en charge et des soins de M. Brazeau ainsi que de tous les autres détenus » (Déclaration, au paragraphe 22). À mon avis, ce fait établit un lien suffisamment étroit de proximité pour que le manque de diligence de la part du défendeur puisse vraisemblablement causer un préjudice au demandeur. De plus, la Réponse du demandeur soutient qu’il [traduction] « est un détenu dépendant particulièrement vulnérable confié aux bons soins du défendeur » (Réponse, au paragraphe 24).

 

[31]           L’affirmation du défendeur selon laquelle la Déclaration ne précise pas en quoi, le cas échéant, les allégations avancées aux paragraphes 21 et 23 constituent un manquement à la norme de diligence envers le demandeur est également sans fondement. Les paragraphes 21 et 23 soutiennent respectivement que les administrateurs et les membres du personnel de l’établissement carcéral Kent ont fait preuve de négligence à plusieurs niveaux en lien avec les inondations et à l’incident lié à l’eau. Même si le demandeur emploie le mot [traduction] « négligent » au lieu d’indiquer que le personnel et les administrateurs ont manqué à la norme de diligence, il est clair que les deux paragraphes en question portent sur ce manquement.

[32]           Aussi, même si le défendeur soutient que le demandeur n’a pas plaidé que tout dommage est le résultat du prétendu manquement, le paragraphe 29 de la Déclaration indique ce qui suit :

[traduction]

La conduite du défendeur a causé un préjudice extrême au demandeur, y compris, sans toutefois s’y limiter, des traumatismes physiques, psychologiques et émotionnels...

 

[33]           De plus, au paragraphe 20 de sa Réponse, le demandeur fait valoir ce qui suit :

[traduction]

Le demandeur a décrit à maintes reprises les sentiments qu’il a ressentis pendant et après les incidents : embarras, haine, frustration et rancœur, distorsions cognitives, hallucinations auditives, manque de concentration, perte de contrôle émotionnel et dépression connexe, peur, détresse et désarroi personnels, difficultés à socialiser et à se réintégrer dans la population en général, altération de sa personnalité et de son apparence physique, crainte de perdre la raison et de sombrer dans la folie, sentiments constants de colère et de méfiance subtiles, sensibilité accrue et réactions d’effarouchement. Il s’agit là d’effets à long terme...

 

[34]           Au paragraphe 26 de sa Réponse, le demandeur allègue aussi ce qui suit :

[traduction]

Pour dissiper tout doute à l’égard des pertes, des blessures et des dommages subis par le demandeur, ce dernier affirme que les symptômes et conditions de son diagnostic psychiatrique se sont aggravés et se sont transformés en blessures distinctes incapacitantes et potentiellement permanentes, occasionnées directement par les actions du défendeur pendant et après la conduite alléguée. Le demandeur a consulté – et consulte toujours – des experts en psychiatrie et en psychologie pour obtenir leurs avis et des renseignements sur les dommages substantiels ainsi que leur durée...

 

[35]           Je suis d’avis que les actes de procédure révèlent une cause d’action en négligence, malgré les carences rédactionnelles.

 


D.        Infliction intentionnelle de souffrances morales

 

[36]           Le demandeur réclame des dommages-intérêts pour l’infliction intentionnelle de souffrances morales. Pour avoir gain de cause dans une affaire alléguant l’infliction intentionnelle de souffrances morales, un demandeur doit prouver les éléments suivants : i) conduite flagrante ou outrageante; ii) qui vise à produire un préjudice; et iii) qui mène à une maladie visible et prouvable (Prinzo c. Baycrest Centre for Geriatric Care (2002), 215 DLR (4th) 31, au paragraphe 48, 60 OR (3d) 474 (C.A. Ont.)).

 

[37]           L’allégation suivante est faite au paragraphe 24 de la Déclaration :

[traduction]

Conformément aux allégations présentées au paragraphe 17, le personnel de l’établissement correctionnel aurait commis le délit d’infliger intentionnellement de la souffrance morale en empêchant délibérément la prise de mesures licites, appropriées et justifiées pour prévenir l’exposition du demandeur aux eaux d’égout, ou en refusant de prendre de telles mesures.

 

[38]           Le défendeur soutient que le demandeur n’a pas plaidé des faits substantiels établissant un acte flagrant et outrageant commis par les responsables de l’établissement Kent. Plus particulièrement, il fait valoir que l’allégation faite par le demandeur au paragraphe 17, à savoir que les responsables auraient décidé à deux reprises de ne pas prendre les dispositions nécessaires pour assurer le nettoyage rapide à la suite des inondations d’égout, ne constituent pas une conduite flagrante, outrageante ou extrême (Cooper c. Hobart, 2001 CSC 79, [2001] 3 RCS 537).

 

[39]           Même si je présume, sans pour autant décider, que les actions des responsables sont « flagrantes ou outrageantes », le demandeur ne satisfait pas à la deuxième exigence d’une infliction intentionnelle de souffrances morales. Plus précisément, les actes de procédure ne contiennent pas des faits substantiels qui démontrent que la [traduction] « conduite flagrante ou outrageante » « visait à produire un préjudice ».

 

 Au paragraphe 16 de sa Réponse, le demandeur allègue ce qui suit :

[traduction]

 Le défendeur aurait dû raisonnablement savoir que toute exposition aux eaux d’égout, sans compter les expositions répétées, pour peu importe la durée, mènerait, à tout le moins, à des préjudices psychologiques extrêmes puisque le défendeur était personnellement au courant des problèmes de santé mentale du demandeur et de son état de vulnérabilité.

 

[40]           Des déclarations semblables se trouvent aux paragraphes 12, 13e) et 20. Dans la meilleure des hypothèses, ces déclarations pourraient mener à déduire que le défendeur a fait preuve d’imprudence. Cependant, je ne crois pas qu’elles prouvent que la conduite du défendeur « visait délibérément à causer un préjudice ».

 

[41]           En somme, la Déclaration et la Réponse n’ont pas plaidé de faits substantiels suffisants pour étayer l’allégation du demandeur selon laquelle on lui aurait intentionnellement infligé des souffrances morales.

 

E.         Faute dans l’exercice d’une charge publique

 

[42]           Le demandeur demande des dommages-intérêts pour « faute dans l’exercice d’une charge publique ». La Cour suprême du Canada résume les éléments d’un délit de faute dans l’exercice d’une charge publique dans l’arrêt Odhavji, précité, au paragraphe 32, comme suit :

[L]a faute commise dans l’exercice d’une charge publique constitue un délit intentionnel comportant les deux éléments distinctifs suivants : (i) une conduite illégitime et délibérée dans l’exercice de fonctions publiques; et (ii) la connaissance du caractère illégitime de la conduite et de la probabilité de préjudice à l’égard du demandeur. À cela s’ajoute l’exigence pour le demandeur d’établir l’existence des autres conditions communes à tous les délits. Plus précisément, le demandeur doit démontrer que les préjudices qu’il a subis ont pour cause juridique la conduite délictuelle, et que ces préjudices sont indemnisables suivant les règles de droit en matière délictuelle.

 

[43]           Le défendeur soutient que le demandeur n’a plaidé aucun fait substantiel pour appuyer les éléments susmentionnés, ou, d’une façon plus générale, pour appuyer son allégation selon laquelle il ne pouvait plus raisonnablement s’attendre à ne pas faire l’objet de souffrances intentionnelles.

 

[44]           Le paragraphe 25 de la Déclaration contient les allégations suivantes à l’égard du délit de faute dans l’exercice d’une charge publique :

[traduction]

En vertu des allégations présentées aux paragraphes 17, 14, 11 et 12, le personnel de l’établissement correctionnel a commis le délit de faute dans l’exercice d’une charge publique.

 

[45]           En bref, les paragraphes 11, 12, 14 et 17 de la Déclaration font valoir que l’arrivée d’eau du robinet et des toilettes du demandeur avait été coupée et qu’un agent correctionnel et M. Verville, gestionnaire correctionnel, refusaient de lui donner de l’eau potable et de l’eau pour pouvoir actionner la chasse d’eau de ses toilettes. Ces paragraphes avancent aussi que le gestionnaire correctionnel a refusé à deux reprises de prendre des dispositions pour assurer le nettoyage opportun à la suite des inondations d’eaux d’égout.

 

[46]           La Déclaration indique aussi ce qui suit en lien avec le délit en question :

 

                     Les agents correctionnels et les administrateurs de l’établissement carcéral sont des employés du gouvernement fédéral (« employés du Canada ») (Déclaration, aux paragraphes 20 et 22).

 

                     Les agents correctionnels [traduction] « doivent s’acquitter de leurs tâches d’une façon professionnelle et efficace en tenant dûment compte du bien-être [du demandeur] et des autres détenus » (Déclaration, au paragraphe 20).

 

                     Les administrateurs de l’établissement carcéral [traduction] « sont responsables de la gestion et des soins [du demandeur] et de tous les autres détenus » (Déclaration, au paragraphe 22).

 

                     Les administrateurs de l’établissement carcéral et les membres du personnel de l’établissement correctionnel ont violé les articles 69 et 70 de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, L.C. 1992, ch. 20 et l’article 83 du Règlement sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, DORS/92-620 (Déclaration, aux paragraphes 23 et 26).

 

[47]           La Réponse du demandeur avance aussi ce qui suit :

[traduction]

 

                     « Le défendeur est pleinement conscient que sa conduite était une violation directe de presque tous les protocoles post-exposition, ainsi que d’un large éventail de lignes directrices, de procédures, de politiques connexes et de leurs mandats que le défendeur est tenu de connaître, conformément aux alinéas 3a) et b) du Règlement sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition. » (Réponse, au paragraphe 10).

 

                     « Le défendeur est au courant qu’il est tenu, en vertu de son mandat et sous la direction du commissaire du Service correctionnel du Canada, d’effectuer ces tâches précises [concernant la décontamination]. Le demandeur plaide et invoque les directives du commissaire, [la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition], [le Règlement sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition] et les modifications s’y rapportant, lesquelles le défendeur est tenu de connaître aux termes des alinéas 3a) et b) du Règlement sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition.

 

[48]           Bien que certains de ces faits soient allégués à l’égard d’autres délits, on peut soutenir qu’il s’agit d’une carence rédactionnelle et non d’une raison justifiant la radiation de la Déclaration. À mon avis, ces allégations satisfont aux exigences relatives à une conduite délibérée et illégale dans l’exercice de fonctions publiques.

 

[49]           Comme il a été indiqué plus haut, le paragraphe 16 de la Réponse avance ce qui suit :

[traduction]

Le défendeur aurait dû raisonnablement savoir que toute exposition aux eaux d’égout, sans compter les expositions répétées, pour peu importe la durée, mènerait, à tout le moins, à des préjudices psychologiques extrêmes puisque le défendeur était personnellement au courant des problèmes de santé mentale du demandeur et de son état de vulnérabilité.

 

[50]           Je suis d’avis que cette allégation, conjuguée à celles résumées dans le paragraphe précédent, satisfait à l’exigence liée à la connaissance du caractère illégitime de la conduite et de la probabilité de préjudice à l’égard du demandeur.

 

[51]           En somme ne suis pas d’avis qu’il y a fondement pour la radiation de la demande du demandeur lié au délit de faute dans l’exercice d’une charge publique.

 

F.         Harcèlement

 

[52]           Le demandeur demande des dommages-intérêts pour « harcèlement ». Dans le paragraphe 26 de la Déclaration, il est allégué que [traduction]

Le personnel de l’établissement correctionnel a harcelé le demandeur ou a manqué à son obligation de diligence à son égard en :

 

a) prolongeant des circonstances dégradantes et qui ne lui ont pas permis de préserver sa dignité;

 

b) assujettissant le demandeur à des traitements inhumains, cruels et dégradants, contraires à l’article 69 de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition;

 

c) ne prenant pas toutes mesures utiles pour que le milieu de vie de l’établissement et les conditions de vie des détenus soient sains, sécuritaires et exempts de pratiques portant atteinte à la dignité humaine, comme l’exige l’article 70 de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition;

 

d) ne répondant pas aux besoins fondamentaux en matière de subsistance relativement à l’accès à de l’eau potable, à des toilettes en état de marche et à un environnement essentiel à la propreté et à l’hygiène personnelles, comme l’exige l’article 83 du Règlement sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, DORS/92-620.

 

[53]           Le défendeur affirme qu’il n’existe aucun délit de harcèlement indépendant au Canada et que, même si c’était le cas, la Déclaration ne satisfait pas aux conditions qui ont été soutenues pour ce délit hypothétique. De plus, tout en reconnaissant que des actes de harcèlement répétés peuvent constituer la conduite inacceptable prescrite pour étayer un délit d’infliction intentionnelle de souffrances morales, le défendeur fait valoir que la Déclaration ne plaide pas la cause d’action d’infliction intentionnelle de souffrances morales.

 

[54]           À ce jour, le délit de harcèlement n’est pas reconnu en droit canadien. Je conviens avec le défendeur que, s’il y avait effectivement eu un tel délit, celui-ci aurait nécessité la démonstration d’éléments attestant la conduite outrageante du défendeur, l’intention du défendeur de causer un préjudice moral ou son insouciante indifférence à l’égard du fait qu’il aurait pu causer un tel préjudice, une souffrance ou des troubles émotifs graves ou extrêmes éprouvés par le demandeur et un lien de causalité actuel ou direct entre ces troubles émotifs et la conduite outrageante du défendeur (Mainland Sawmills Ltd. et al v. IWA-Canada et al, 2006 BCSC 1195, au paragraphe 17, [2006] BCJ no 1814; Prince George (City) v. Riemer, 2010 BCSC 118, au paragraphe 59, 5 BCLR (5th) 166).

 

[55]           Ces exigences reflètent essentiellement les éléments du délit qui consiste à causer intentionnellement des souffrances morales. Comme je l’ai conclu ci-dessus, la Déclaration et la Réponse n’ont pas plaidé de faits substantiels suffisants pour étayer l’allégation du demandeur selon laquelle on lui aurait intentionnellement infligé des souffrances morales. Il s’ensuit que, qu’il y ait ou non un délit de harcèlement au Canada, en l’espèce, le demandeur n’a pas fait valoir toutes les exigences ou tous les indices nécessaires pour appuyer une telle demande.

 

G.        Violations présumées de la Charte

 

[56]           Le demandeur allègue que ses droits aux termes des articles 7, 8 et 12 de la Charte ont été violés et que, pour cette raison, il a droit à des dommages-intérêts tel qu’il est prévu à l’article 24 de la Charte. Plus précisément, aux paragraphes 27 et 28 de la Déclaration, le demandeur allègue ce qui suit :

[traduction]

27.       La conduite du défendeur a violé les droits du demandeur ainsi que ceux des autres détenus aux termes des articles 7, 8 et 12 de la Charte, ayant causé, à lui-même et à d’autres, un grave préjudice.

 

28.       En application du paragraphe 24(1) de la Charte, le demandeur réclame des dommages-intérêts en guise de réparation convenable pour ladite violation des droits qui lui sont conférés par la Charte.

 

[57]           Le défendeur affirme que la Déclaration ne décrit pas des événements qui pourraient étayer l’allégation selon laquelle les droits du demandeur aux termes des articles 7, 8 et 12 de la Charte ont été violés, et que le demandeur n’a pas avancé des faits qui permettraient d’appuyer la condamnation à des dommages en l’espèce.

 


[58]           L’analyse nécessaire pour déterminer si les dommages-intérêts réclamés en vertu du paragraphe 24(1) doivent être octroyés a été décrite comme suit par la Cour suprême dans l’arrêt Vancouver (Ville) c. Ward, 2010 CSC 27, au paragraphe 4, [2010] 2 RCS 28 [Ward] :

[Des] dommagesintérêts pour violation de la Charte peuvent être accordés en vertu du par. 24(1) lorsqu’ils constituent une réparation convenable et juste. À la première étape de l’analyse, il doit être établi qu’un droit garanti par la Charte a été enfreint. À la deuxième, il faut démontrer pourquoi les dommagesintérêts constituent une réparation convenable et juste, selon qu’ils peuvent remplir au moins une des fonctions interreliées suivantes : l’indemnisation, la défense du droit en cause et la dissuasion contre toute nouvelle violation. À la troisième, l’État a la possibilité de démontrer, le cas échéant, que des facteurs faisant contrepoids l’emportent sur les considérations fonctionnelles favorables à l’octroi de dommagesintérêts, de sorte que ces derniers ne seraient ni convenables, ni justes. La dernière étape consiste à fixer le montant des dommagesintérêts.

 

[59]           En examinant la première étape de l’analyse présentée par la Cour suprême, j’observe que les faits les plus pertinents avancés dans la Déclaration et la Réponse en ce qui a trait aux allégations du demandeur sont que :

 

                     le demandeur a été forcé de se déplacer dans les eaux d’égout (Déclaration, au paragraphe 5); 

 

                     on a refusé de donner de l’eau potable au demandeur (Déclaration, aux paragraphes 11-14);

 

                     les employés du défendeur ont choisi de ne pas procéder rapidement au nettoyage des lieux à la suite des inondations (Déclaration, au paragraphe 17);

 

                     le demandeur n’a pas été autorisé à prendre une douche pendant 62 heures après avoir été forcé de transporter ses effets personnels dans les eaux d’égout (Déclaration, au paragraphe 19);

 

                     [traduction] « le défendeur sait pertinemment qu’il n’a pas humainement tenté d’intervenir ou d’interrompre, de changer ou de résoudre la situation dans laquelle le demandeur a été, à maintes reprises, soumis à un isolement préventif pendant des périodes prolongées en présence de matières dangereuses et forcé de se déplacer quotidiennement dans des zones contaminées, et qu’il n’a pas tenté de prévenir la contamination croisée… d’autres secteurs de l’établissement ainsi que la recontamination du demandeur et de son espace de vie personnel. » (Réponse, au paragraphe 11; voir également le paragraphe 16);

 

                     [traduction] « le défendeur avait, à tout moment, pleinement conscience de l’état psychiatrique vulnérable du demandeur, de ses diagnostics et affections et de sa dépendance absolue sur le défendeur, et savait que le demandeur était exposé, à maintes reprises, à des matières dangereuses dans lesquelles il était en isolement pendant de longues périodes. » (Réponse, au paragraphe 12; voir également le paragraphe 13);

 

                     les eaux d’égout « faisaient bien souvent plus d’un pied de hauteur » (Réponse, au paragraphe 6);

 

                     le demandeur allègue qu’il est un « détenu dépendant et particulièrement vulnérable » (Réponse, au paragraphe 24).

 

[60]           Le problème pour le demandeur est que les faits évoqués, même s’ils sont tenus pour avérés, ne peuvent établir que les droits du demandeur ont été violés aux termes de l’article 7 ou de l’article 8 de la Charte. On ne saurait dire que le traitement présumé du demandeur porte atteinte à son droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne (article 7); de plus, le défendeur n’a pas allégué que des fouilles ou des perquisitions ont eu lieu (article 8). Ces demandes devraient être radiées. La seule demande pour laquelle il semblerait que des faits substantiels aient été invoqués est la demande du demandeur selon laquelle le droit qui lui est conféré par l’article 12 de la Charte, à savoir le droit à la protection contre tous traitements ou peines cruels et inusités, a peut-être été violé. Je suis d’avis que le demandeur a invoqué suffisamment de faits en lien avec l’article 12 de la Charte pour que cette demande soit maintenue.

 

[61]           Tel qu’il est susmentionné, si un demandeur est en mesure d’établir que ses droits conférés par la Charte ont été violés, la deuxième étape de l’analyse consiste à démontrer pourquoi les dommages-intérêts accordés en vertu du paragraphe 24(1) constituent une réparation convenable et juste, selon qu’ils peuvent remplir au moins une des fonctions interreliées suivantes : l’indemnisation, la défense du droit en cause et la dissuasion contre toute nouvelle violation (Ward, précité, au paragraphe 4). Je ne suis pas convaincue que la demande de dommages-intérêts du demandeur en vertu de l’article 24 de la Charte en lien avec la violation de ses droits aux termes de l’article 12 de la Charte devrait être radiée à ce stade initial. La seconde étape de l’analyse nécessitera un examen plus exhaustif que celui qui peut – ou qui doit – être effectué dans le contexte de la présente requête.

 

[62]           Par conséquent, je radierais les demandes en lien avec les articles 7 et 8 de la Charte et j’accueillerais la demande relative à la violation des droits du demandeur conférés par l’article 12, de même que la demande de dommages-intérêts pour une telle violation aux termes de l’article 24 de la Charte.

 

VI.       Question en litige no 2 : Les paragraphes 32 et 35 de la Défense reconventionnelle devraient-ils être radiés puisqu’elle ne révèle aucune cause de défense valable?

 

[63]           Dans sa Défense reconventionnelle, aux paragraphes 32 et 35, le demandeur (défendeur reconventionnel) allègue que [traduction] « le demandeur peut faire appel à une procédure disciplinaire, tel qu’il est décrit aux articles 40 et 44 de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, pour traiter les plaintes, les préoccupations, les problèmes et les demandes de dommages-intérêts pertinents ». Le défendeur (demandeur reconventionnel) affirme que les paragraphes 32 et 35 de la Défense reconventionnelle du demandeur devraient être radiés puisque l’allégation du demandeur selon laquelle il est interdit au défendeur d’intenter une poursuite devant la Cour fédérale pour dommages matériels parce qu’il aurait pu être accusé en vertu des dispositions de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition est non fondée en droit.

 

[64]           Dans les passages contestés de la Défense reconventionnelle du demandeur, le demandeur souhaite plaider que le défendeur est tenu d’avoir recours au système disciplinaire établi aux termes de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition avant qu’il puisse intenter une poursuite contre le demandeur devant la Cour. Il n’y a rien dans les articles 38 à 44 de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition qui crée une telle exigence. En effet, le paragraphe 41(2) est plutôt de nature permissive, précisant qu’un directeur « peut » porter une accusation. En outre, aucun principe général de doit ne dicte qu’un demandeur doive épuiser tous les recours prévus par la loi avant d’intenter une poursuite. Par conséquent, je conviens avec le défendeur que les paragraphes 32 et 35 de la Défense reconventionnelle du demandeur devraient être radiés puisqu’ils ne révèlent aucune cause de défense valable.

 

VII.     Conclusion

 

[65]           Pour les motifs qui précèdent, je radierais les paragraphes 1a), le paragraphe 1e) en ce qui concerne les articles 7 et 8 de la Charte, et le paragraphe 1f) de la Déclaration. En outre, je radierais le paragraphe 32 (tel qu’il est présenté à la page 15 de la Réponse et de la Défense reconventionnelle) et le paragraphe 35 de la Défense reconventionnelle du demandeur.

 

[66]           À l’égard des autres actes de procédure, je reviens au critère à appliquer en matière de radiation des actes de procédures énoncé dans l’arrêt Imperial, précité, au paragraphe 17. Paraphrasant les propos de la Cour suprême, il n’est pas évident et manifeste, à supposer que les faits allégués par le demandeur soient vrais, que les actes de procédure qui demeurent ne révèlent aucune cause d’action valable. Autrement dit, je ne puis conclure que les demandes (autres que celles ayant été radiées) ne présentent aucune possibilité raisonnable de succès. À ce titre, il faudrait permettre que la demande fasse l’objet d’un procès.

 

[67]           Le défendeur a demandé à ce qu’on lui accorde une prorogation du délai afin qu’il puisse produire sa liste de documents. Cette prorogation sera accordée aux deux parties.

 

[68]           Au paragraphe 15 de ses observations par rapport à la présente requête, le demandeur cherche à obtenir un certain nombre de réparations supplémentaires. Exception faite de la réparation demandée qui est énoncée au paragraphe 15(c) (requête du défendeur devant être rejetée) et du paragraphe 15(e) (dépens de 150 $), la Cour refuse la réparation demandée dans ce paragraphe pour le motif qu’aucune des demandes n’est étayée par le dossier de requête.

 

[69]           Je constate que les actes de procédure du demandeur sont loin d’être idéaux. Il se peut fort bien que, à mesure que se déroule le processus, des faits ou des éclaircissements supplémentaires engendrent une situation où la poursuite d’un ou de plusieurs aspects de la demande ne serait pas dans l’intérêt de la justice. De nouvelles requêtes en radiation ou en jugement sommaire pourraient être justifiées. Toutefois, à ce stade, je suis disposée à permettre le maintien de la majorité des demandes.

 

[70]           Puisque le défendeur a partiellement eu gain de cause dans la présente requête, aucuns dépens ne seront adjugés à l’une ou l’autre des parties.

 


ORDONNANCE

 

LA COUR ORDONNE que :

 

1.                  les paragraphes 1(a), 1(e) (en ce qui concerne les articles 7 et 8 de la Charte) et 1(f) de la Déclaration soient radiés, sans autorisation de modification;

 

2.                  le paragraphe 32 (tel qu’il est présenté à la page 15 de la Réponse et de la Défense reconventionnelle) et le paragraphe 35 de la Défense reconventionnelle du demandeur soient radiés, sans autorisation de modification.

 

3.                  une prorogation du délai est accordée aux parties afin de leur permettre de produire leurs documents dans les 15 jours suivant la date de la présente ordonnance; et

 

4.                  aucuns dépens ne sont adjugés pour la requête en l’espèce.

 

 

 

« Judith A. Snider »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        T-1543-11

 

INTITULÉ DE LA CAUSE :         CHRISTOPHER BRAZEAU c. LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

                                                           

REQUÊTE ÉCRITE EXAMINÉE À OTTAWA (ONTARIO) EN VERTU DE L’ARTICLE 369 DES RÈGLES

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                      LA JUGE SNIDER

 

DATE :                                              LE 28 MAI 2012

 

 

 

OBSERVATIONS ÉCRITES :

 

Christopher Brazeau

 

POUR LE DEMANDEUR

(DÉFENDEUR RECONVENTIONNEL)

(POUR SON PROPRE COMPTE)

 

Timothy Fairgrieve

POUR LE DÉFENDEUR

(DEMANDEUR RECONVENTIONNEL)

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Christopher Brazeau

Prince Albert (Saskatchewan)

 

POUR LE DEMANDEUR

(DÉFENDEUR RECONVENTIONNEL)

(POUR SON PROPRE COMPTE)

 

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Vancouver (Colombie-Britannique)

POUR LE DÉFENDEUR

(DEMANDEUR RECONVENTIONNEL)

 

 

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