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Date : 20160722


Dossier : IMM-127-16

Référence : 2016 CF 859

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 22 juillet 2016

En présence de monsieur le juge Fothergill

ENTRE :

SERHII VAKUROV

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS :

I.                   Introduction

[1]               Le demandeur est citoyen de l’Ukraine. Il a présenté une demande de contrôle judiciaire d’une évaluation des risques avant renvoi (ERAR) défavorable effectuée par une agente d’immigration principale (« l’agente »).

[2]               La décision initiale de l’agente a été rendue le 25 novembre 2015, mais non communiquée à M. Vakurov avant le 29 décembre 2015. Le 24 décembre 2015, M. Vakurov a envoyé des observations et des documents supplémentaires à l’agente. L’agente a déposé un addenda confirmant sa décision le 12 janvier 2016, lequel a été transmis à M. Vakurov le jour suivant. M. Vakurov affirme que l’agente a violé son droit à l’équité procédurale parce qu’elle a fourni des motifs supplémentaires après qu’il eut déposé une demande d’autorisation de contrôle judiciaire de sa décision initiale.

[3]               Il y a une différence entre la publication de motifs supplémentaires, d’une part en tant qu’exercice justifié du pouvoir discrétionnaire d’un agent de décider de réexaminer une décision initiale, et d’autre part, en tant que tentative illégitime de justifier une décision mal rédigée. Dans ce cas, je suis convaincu que la publication de motifs supplémentaires par l’agente était appropriée, et n’a pas entraîné une violation de l’équité procédurale.

[4]               M. Vakurov n’a pas contesté la décision de l’agente eu égard à quelque autre motif, et la demande de contrôle judiciaire est donc rejetée.

II.                Contexte

[5]               M. Vakurov est arrivé au Canada le 23 février 2011, muni d’un permis d’études valide. Il a conservé ce statut jusqu’au 20 avril 2013, puis a choisi de rester au Canada sans autorisation.

[6]               Le 2 octobre 2015, Citoyenneté et Immigration Canada a pris une mesure d’exclusion contre M. Vakurov en vertu du paragraphe 44(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (LIPR). Le même jour, M. Vakurov s’est fait signifier un mandat d’arrestation d’Interpol au poste de police d’Ottawa. Il a par la suite été emmené au Centre de détention d’Ottawa-Carleton où il a été détenu jusqu’au 16 octobre 2015.

[7]               Le 19 octobre 2015, M. Vakurov a présenté une demande d’ERAR. Il devait déposer les documents à l’appui de sa demande au plus tard le 2 novembre 2015. Dans ses observations écrites, M. Vakurov a allégué qu’il était un riche entrepreneur victime de la corruption du gouvernement en Ukraine. Il a affirmé que des documents compromettants avaient été contrefaits dans le but de le voir arrêté et poursuivi. Il a allégué que des fonctionnaires corrompus complotaient contre lui, et avaient menacé son avocat en Ukraine. Il a également allégué que ces mêmes fonctionnaires avaient agressé des membres de sa famille.

[8]               M. Vakurov a déposé les documents suivants à l’appui de sa demande : (1) une « notification de suspicion » (notification) indiquant qu’il était soupçonné de divers crimes en Ukraine, notamment de fraude, appropriation illicite, détournement de fonds, faux et abus de pouvoir dans son ancien poste à la tête d’une coopérative de crédit; (2) son passeport ukrainien; (3) une lettre de son avocat en Ukraine; et (4) des rapports de situation dans le pays confirmant la corruption de l’État en Ukraine.

[9]               L’affidavit de l’agente indique qu’elle a rendu sa première décision défavorable concernant l’ERAR de M. Vakurov le 25 novembre 2015, mais elle n’a pas été remise à M. Vakurov avant le 29 décembre 2015. L’agente a déterminé que M. Vakurov n’était ni un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger en vertu des articles 96 et 97 de la LIPR. Elle a accepté les rapports sur la situation dans le pays établissant qu’il y a de la corruption gouvernementale en Ukraine. Cependant, elle a conclu que la notification, ainsi que la lettre de l’avocat de M. Vakurov en Ukraine, étaient insuffisantes pour démontrer que les fonctionnaires corrompus visaient M. Vakurov dans le but de saisir ses biens. L’agente a souligné que M. Vakurov avait été acquitté des accusations portées contre lui, fausses selon les dires de ce dernier.

[10]           Le 24 décembre 2015, cinq jours avant de recevoir la décision initiale de l’agente, M. Vakurov a envoyé des observations et des documents supplémentaires à l’agente. Ces documents sont les suivants : (1) une lettre de son ancienne conjointe de fait en Ukraine, affirmant qu’elle-même et leurs trois enfants avaient reçu des menaces des persécuteurs de M. Vakurov, et que les enfants avaient été contraints de changer d’école; (2) des certificats de l’école des enfants; (3) une lettre d’une femme d’origine canadienne vivant en Ukraine, qui affirmait avoir été témoin des menaces proférées à M. Vakurov et à sa famille en Ukraine; et (4) les résultats d’un concours de culturisme auquel M. Vakurov a participé en 2013, et qui indiquait que son lieu de résidence était l’Ontario au Canada.

[11]           Le 29 décembre 2015, soit le jour où il a reçu la première décision défavorable de l’agente au sujet de sa demande d’ERAR, M. Vakurov a été mis en détention par l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC). Pendant sa détention, M. Vakurov s’est plaint que la décision initiale de l’agente n’abordait pas les observations et documents supplémentaires qu’il a fournis. Il a été informé par son avocat qu’il devait s’attendre à recevoir un addenda à la décision initiale, et l’avocat lui a conseillé d’attendre les motifs supplémentaires de l’agente avant de déposer une demande d’autorisation de contrôle judiciaire.

[12]           Le 5 janvier 2016, M. Vakurov a de nouveau présenté ses observations et documents supplémentaires à l’agente. Le 7 janvier 2016, l’ASFC a informé M. Vakurov que son renvoi du Canada était prévu pour le 15 janvier 2016. Compte tenu du renvoi en instance dont il faisait l’objet, il a décidé de ne pas attendre l’addenda à la décision de l’agente. Il a donc déposé, le 8 janvier 2016, une demande d’autorisation de contrôle judiciaire de la décision initiale d’ERAR défavorable. Il a soutenu que l’agente avait commis un manquement à l’équité procédurale en ne tenant pas compte de ses observations et documents supplémentaires. Il a demandé et obtenu un sursis de la mesure de renvoi de notre Cour dans l’attente de la décision relative à sa demande d’autorisation de contrôle judiciaire.

[13]           Le 13 janvier 2016, l’agente a transmis à M. Vakurov l’addenda à la décision initiale d’ERAR défavorable, dans lequel elle abordait les observations et documents supplémentaires qu’il avait envoyés le 24 décembre 2015 et le 5 janvier 2016.

[14]           L’affidavit de l’agente stipulait que les observations et documents supplémentaires de M. Vakurov n’avaient pas été versés à son dossier avant le 6 janvier 2016, puisque l’agente était en congé pour la période des fêtes. L’agente a pris connaissance des observations et documents supplémentaires de M. Vakurov lorsqu’elle est retournée au travail le 11 janvier 2016. Elle a publié l’addenda à la décision initiale le jour suivant. L’agente était au courant que M. Vakurov avait déposé une demande d’autorisation de contrôle judiciaire de sa décision initiale, mais elle ne connaissait pas les motifs sur lesquels il s’appuyait.

[15]           Dans ses motifs supplémentaires, l’agente a examiné la lettre de l’ancienne conjointe de fait de M. Vakurov. Elle a accepté que l’ancienne conjointe et leurs enfants aient été victimes de menaces en Ukraine, et que les enfants aient dû changer d’école pour cette raison. L’agente a toutefois conclu que cela n’était pas suffisant pour prouver que des fonctionnaires corrompus avaient porté de fausses accusations contre M. Vakurov dans le but de saisir ses biens. L’agente a reconnu que l’ancienne conjointe de M. Vakurov avait demandé la protection de la police, et qu’on lui avait dit que la police ne pouvait pas arrêter quelqu’un sur la foi des renseignements qu’elle avait fournis, mais qu’une enquête pourrait être menée si les menaces se concrétisaient. En raison de ces faits, et du verdict d’acquittement de M. Vakurov relativement aux fausses accusations qui auraient été portées contre lui, l’agente a conclu que la présomption de protection adéquate de l’État n’avait pas été réfutée.

III.             Question en litige

[16]           La seule question soulevée par la présente demande de contrôle judiciaire est de savoir si l’agente a manqué à l’obligation d’équité procédurale en émettant des motifs supplémentaires après que M. Vakurov eut déposé une demande d’autorisation de contrôle judiciaire de sa décision initiale.

IV.             Analyse

[17]           Les parties conviennent que les questions relatives à l’équité procédurale sont susceptibles de révision par notre Cour selon la norme de la décision correcte (Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12; Arango c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 370, au paragraphe 8 [Arango], conf. 2015 CAF 10 [Arango CAF]).

[18]           M. Vakurov ne conteste pas que l’agente était dessaisie lorsqu’elle a publié ses motifs supplémentaires. Et il n’allègue pas que les motifs supplémentaires de l’agente ont donné lieu à une crainte raisonnable de partialité. Il soutient seulement que l’addenda de l’agente a miné de façon inappropriée les motifs de sa demande d’autorisation de contrôle judiciaire de la décision initiale, entraîné de l’inefficacité, et potentiellement déconsidéré l’administration de la justice.

[19]           M. Vakurov s’appuie sur une décision inédite de notre Cour, dans laquelle le juge Martineau a conclu qu’un agent d’ERAR avait violé le droit du demandeur à l’équité procédurale en modifiant unilatéralement la décision d’origine après que ce dernier eut déposé une demande d’autorisation de contrôle judiciaire (Théophile Mbonabuca et al c. Canada (Citoyenneté et Immigration), le 14 janvier 2016, dossier de la Cour no IMM-1823-15 [Mbonabuca]). Le juge Martineau a conclu que la modification unilatérale de la décision initiale avait causé un préjudice au demandeur et que la procédure était donc inéquitable. Il a conclu que la décision de l’agent ne saurait être épargnée au motif qu’elle peut être raisonnable, ou que la même décision pourrait être prise de nouveau si la question était examinée par un autre agent.

[20]           Mbonabuca se distingue de la présente affaire. Mbonabuca impliquait une modification unilatérale d’une décision prise par un agent d’ERAR. Dans la présente affaire, l’agente a rendu des motifs supplémentaires en réponse aux observations et documents supplémentaires fournis par M. Vakurov après la date limite.

[21]           À mon avis, la présente affaire est analogue à Arango. Comme dans le cas présent, dans Arango, un agent d’ERAR a publié ses motifs supplémentaires à une décision d’ERAR défavorable après qu’une demande d’autorisation de contrôle judiciaire de la décision initiale eut été déposée. Le demandeur a fait valoir que, par la publication de motifs supplémentaires, l’agent usurpait la compétence de la Cour fédérale. Le juge Barnes n’était pas d’accord :

[15] J’estime incongru qu’un demandeur puisse présenter des documents en retard, puis s’attendre à ce que la décision initiale fasse l’objet d’un contrôle judiciaire en tenant pour acquis que le décideur devait connaître la teneur des nouveaux documents, mais qu’il n’en a pas tenu compte Je n’arrive pas à suivre la logique de cet argument. Je ne vois pas non plus de quelle façon le processus suivi a entraîné une injustice telle pour M. Gil qu’il puisse exiger que tout soit repris depuis le début par une autre personne. L’agente a examiné tous les nouveaux documents et a conclu de façon raisonnable qu’ils n’étaient pas convaincants. L’argument du demandeur en matière d’équité repose donc uniquement sur un élément technique, soit le principe du dessaisissement.

[22]           En appel, la Cour d’appel fédérale a confirmé qu’un agent chargé de l’ERAR peut, si les circonstances s’y prêtent, revenir sur une décision définitive ou réexaminer celle-ci, étant donné que le principe du dessaisissement ne s’applique pas strictement dans les procédures administratives de nature non juridictionnelle (Arango CAF, au paragraphe 15).

[23]           En outre, comme le Juge Hughes a conclu, dans Chudal c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et Immigration), 2005 CF 1073 au paragraphe 19), qu’un agent d’ERAR a « l’obligation de recevoir toutes les preuves qui peuvent influer sur sa décision, et cela jusqu’à la date à laquelle sa décision est rendue ». La décision est prise lorsqu’elle est signifiée au demandeur (Ayikeze c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1395, au paragraphe 16; Avouampo c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1239, au paragraphe 21).

[24]           L’agente a examiné les observations tardives de M. Vakurov à la première occasion. Selon l’affidavit de l’agente, elle n’était pas au courant des motifs sur lesquels M. Vakurov s’était appuyé dans sa demande de contrôle judiciaire de la décision initiale de l’agente. Rien ne suggère que la décision de l’agente ait été faite de mauvaise foi, ou que l’addenda fût une tentative ex post facto « de pallier le manquement manifeste à l’équité procédurale », comme l’a soutenu M. Vakurov. M. Vakurov n’a en outre pas démontré qu’il avait subi quelque préjudice que ce soit par suite de la décision de l’agente d’examiner ses observations et documents supplémentaires, comme il l’avait demandé.

[25]           Conformément à Arango, la décision d’un agent de publier des motifs supplémentaires pour répondre à des observations et documents supplémentaires ne constitue pas en soi une violation de l’équité procédurale, même si une demande d’autorisation de contrôle judiciaire de la décision initiale a été introduite. La Cour doit examiner s’il s’agissait d’un exercice légitime du pouvoir discrétionnaire de l’agente qu’elle décide de réexaminer une décision initiale, par opposition à une tentative illégitime de justifier une décision mal rédigée (Arango, au paragraphe 18; Sellathurai c. Canada (Sécurité publique et de la Protection civile), 2008 CAF 255, aux paragraphes 46 et 47). Dans le cas présent, il s’agissait de la deuxième possibilité.

[26]           M. Vakurov n’a pas contesté la décision de l’agente eu égard à quelque autre motif, et la demande de contrôle judiciaire est donc rejetée.

V.                Question à certifier

[27]           M. Vakurov soutient que le principe énoncé dans la décision non publiée du juge Martineau dans Mbonabuca mérite d’être élaboré davantage et de faire l’objet d’une application plus large. Il reconnaît qu’il tente [traduction] « d’entraîner la justice dans des voies nouvelles et inconnues » dans ce domaine, mais il affirme que c’est justifié par le besoin d’efficacité et l’intérêt de la justice.

[28]           À mon avis, le droit applicable est clairement indiqué dans la décision Arango du juge Barnes et par la confirmation de cette décision par la Cour d’appel. Ce n’est pas un cas approprié pour certifier une question aux fins d’un appel.


JUGEMENT

LA COUR rejette la présente demande de contrôle judiciaire. Aucune question n’est certifiée aux fins d’appel.

« Simon Fothergill »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-127-16

 

INTITULÉ :

SERHII VAKUROV c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 5 juillet 2016

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE FOTHERGILL

 

DATE DES MOTIFS :

Le 22 juillet 2016

 

COMPARUTIONS :

Adolfo Morais

 

Pour le demandeur

 

Orlagh O’Kelly

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Workable Immigration Solutions

Avocats

Ottawa (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

William F. Pentney, c.r.

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

Pour le défendeur

 

 

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