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Date : 20160719


Dossier : IMM-5782-15

Référence : 2016 CF 822

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 19 juillet 2016

En présence de monsieur le juge Manson

ENTRE :

HINA TALPUR

MUHAMMAD ASGHAR JAMALI

SUHAAD JAMALI (mineure)

SAMEEN JAMALI (mineure)

ALI HASNAIN JAMALI (mineur)

PAR LEUR TUTRICE À L’INSTANCE, HINA TALPUR

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS 

I.                   Introduction

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire de la décision du 17 novembre 2015 par laquelle un agent d’immigration a rejeté la demande de résidence permanente de la demanderesse principale, Mme Hina Talpur, et des membres de sa famille au motif que son mari était interdit de territoire.

II.                Contexte

[2]               Les demandeurs sont des citoyens du Pakistan qui ont présenté une demande de résidence permanente fondée sur l’occupation de la demanderesse principale en tant que directrice des finances. L’agent d’immigration (l’agent) a rejeté la demande après avoir déterminé qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que le mari de la demanderesse principale, Muhammad Asghar Jamali, était interdit de territoire en vertu de l’alinéa 35(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi), pour complicité à des crimes contre l’humanité.

[3]               M. Jamali est agent de police dans la région du Sindh au Pakistan depuis 2002. Depuis 2005, il a principalement travaillé comme sous-inspecteur adjoint de police dans la ville de Hyderabad. Ses fonctions consistent à patrouiller, enquêter, préparer des interrogatoires et superviser les enquêtes préliminaires des cas. Au fil de sa carrière, il a reçu une formation sur les violations des droits de l’homme et sur la façon d’intégrer la sensibilité au genre au travail de policier. Son affidavit souligne que les agents de police font face à des sanctions s’ils contreviennent aux politiques en vigueur dans ce domaine, et déclare qu’il n’a pas été témoin d’actes illégaux de la part des agents.

[4]               Le 16 juillet 2015, la demanderesse principale a reçu une lettre d’équité procédurale du bureau de l’immigration canadienne, l’avisant que la demande pourrait ne pas satisfaire aux exigences en matière de résidence permanente. L’agent a conclu qu’il pouvait y avoir des motifs raisonnables de croire que l’appartenance de M. Jamali au corps policier de la région du Sindh l’interdise de territoire en vertu du paragraphe 35(1)a) de la Loi. La lettre souligne que de la documentation de source ouverte indique que le corps policier a été impliqué dans des crimes contre l’humanité durant le mandat de M. Jamali comme agent de police dans la région du Sindh, notamment [traduction] « des détentions illégales, des décès en détention, de la torture pendant les interrogatoires de police et des exécutions extrajudiciaires » dans les endroits où M. Jamali a été posté.

[5]               Les demandeurs ont répondu par lettre le 3 septembre 2015, soulignant que l’agent est tenu d’examiner le lien entre le rôle et les devoirs d’un demandeur au sein d’une organisation et son dessein criminel. La preuve de M. Jamali de sa non-participation à des crimes contre l’humanité n’est pas contredite, et donc tout lien avec des crimes contre l’humanité commis par la police est au mieux ténu. En outre, les demandeurs ont fait observer que M. Jamali n’a pas accepté volontairement l’emploi de policier, qu’il a été nommé à ce poste, et qu’il y a peu d’autres possibilités d’emploi.

[6]               Les demandeurs ont également présenté des documents à l’appui, notamment :

(a)    des certificats attestant de la formation de M. Jamali sur la prévention de la violence sexiste;

(b)   de la documentation illustrant la taille et la nature complexe du corps policier de la région du Sindh – un corps policier légitime regroupant plusieurs divisions, malgré les preuves de son engagement dans des activités illégales;

(c)    des descriptions du rôle et du grade de M. Jamali au sein du corps policier, démontrant qu’il travaille sous la surveillance et la supervision directes d’un supérieur.

[7]               Dans une lettre datée du 17 novembre 2015, l’agent a rejeté la demande, ayant conclu, après examen de la demande, et après avoir envoyé la lettre d’équité procédurale et reçu des observations en réponse, que bien que M. Jamali lui-même puisse ne pas avoir été directement impliqué dans des crimes contre l’humanité, il y a des motifs raisonnables de croire qu’il était complice de ces crimes. Les motifs de l’agent ont été versés aux notes du dossier dans le Système mondial de gestion des cas (SMGC) qui, avec la lettre du 17 novembre 2015, constituent la décision faisant l’objet du présent contrôle.

[8]               L’agent n’était pas d’accord avec M. Jamali qui affirme qu’il n’y a aucune preuve directe que le corps policier du Sindh s’est livré à des crimes contre l’humanité. L’agent a cité plusieurs documents provenant de sources ouvertes indiquant que la police du Sindh est en fait impliquée dans de tels crimes. Plus précisément, un rapport de 2009 de la Commission asiatique des droits de l’homme identifie Hyderabad – la ville dans laquelle M. Jamali a travaillé presque sans interruption depuis 2005 – comme une ville ayant un taux particulièrement élevé de cas de torture par la police. L’agent n’était pas d’accord avec l’affirmation suivant laquelle le lien était ténu : même si l’ensemble du corps policier n’est pas directement responsable de ces crimes, ceux qui travaillent [traduction] « aux opérations quotidiennes, y compris les agents chargés des enquêtes, les inspecteurs et leurs gestionnaires » sont intrinsèquement et plus étroitement liés aux crimes que d’autres. Ce fait réduit à néant l’argument de non-complicité de M. Jamali fondé sur le fait qu’il n’a pas rapidement gravi les échelons au sein du corps policier.

[9]               L’agent a également rejeté l’argument de M. Jamali voulant que son emploi dans la police soit non volontaire. Même si ce n’est pas son occupation préférée et qu’il puisse avoir du mal à trouver un autre emploi compte tenu des conditions économiques, il n’est pas, et n’a pas été forcé de rester cantonné dans son emploi actuel.

[10]           Citant Mugesera c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 40 [Mugesera], l’agent a constaté que la torture constitue un crime contre l’humanité lorsqu’elle est répandue, systématique et vise une population civile ou un groupe identifiable. La documentation de source ouverte indique que la police du Sindh utilise la torture comme instrument d’enquête, commet des meurtres et des exécutions extrajudiciaires, et utilise les coups et les détentions arbitraires à une échelle qui répond à cette norme.

[11]           L’agent a examiné les six facteurs ci-dessous déterminer si une personne a ou non volontairement apporté une contribution significative et consciente à un crime ou à un dessein criminel, facteurs énoncés par la Cour suprême du Canada dans Ezokola c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et Immigration), 2013 CSC 40, aux paragraphes 91 à 100 [Ezokola] :

  1. la taille et la nature de l’organisation;
  2. la section de l’organisation à laquelle le demandeur d’asile était le plus directement associé;
  3. les fonctions et les activités du demandeur d’asile au sein de l’organisation;
  4. le poste ou le grade du demandeur d’asile au sein de l’organisation;
  5. la durée de l’appartenance du demandeur d’asile à l’organisation, surtout après qu’il eut pris connaissance de ses crimes ou de son dessein criminel;
  6. le mode de recrutement du demandeur d’asile et la possibilité qu’il a eue ou non de quitter l’organisation.

[12]           Compte tenu de la taille et de la nature de l’organisation, l’agent a accepté que plusieurs membres de la police du Sindh ne soient pas complices de crimes contre l’humanité. Cependant, l’agent a conclu que la probabilité qu’un agent qui a un rôle d’investigation soit complice est plus élevée. M. Jamali est en poste depuis 2002, et l’agent a conclu que [traduction] « sa longue carrière linéaire… démontre son soutien actif à l’organisation ». En tant que sous-inspecteur adjoint aux enquêtes pendant plus de douze ans, M. Jamali a supervisé les enquêtes, a visité les lieux des incidents, et préparé des mémos et des interrogatoires. La documentation témoigne du fait que la police du Sindh est responsable de crimes contre l’humanité dans toute la province, que la ville dans laquelle M. Jamali a été en poste suscite de sérieuses préoccupations, et que ces crimes ont été commis en particulier pendant l’arrestation, la détention et l’interrogatoire des suspects.

[13]           L’agent a cité la déclaration de M. Jamali suivant laquelle il [traduction] « s’est retiré de la scène des crimes contre l’humanité » pour démontrer qu’il était au courant de ces crimes et a simplement tourné le dos. De plus, dans ce cas, le grade inférieur de M. Jamali ne joue pas en sa faveur, puisque cela le place plus près de la perpétration des crimes. La longue période pendant laquelle il a assumé ses responsabilités correspond à une période où il est documenté que la police du Sindh a commis des violations des droits de l’homme et cela donnait des motifs raisonnables de croire qu’il était complice de violations des droits de l’homme commises par la police du Sindh au fil des ans.

[14]           Sur l’analyse ci-dessus, l’agent a conclu qu’il existait des [traduction] « motifs raisonnables de croire que le demandeur a fait une contribution importante et sachant qu’à la commission des actes de torture et autres crimes contre l’humanité perpétrés par les forces de police du Sindh », et qu’en conséquence, M. Jamali était interdit de territoire en vertu de l’alinéa 35(1)a) de la Loi.

III.             Question en litige

[15]           Était-il raisonnable que l’agent conclue que M. Jamali est interdit de territoire en vertu de l’alinéa 35(1)a) de la loi?

IV.             Norme de contrôle

[16]           La question de savoir si M. Jamali peut raisonnablement être interdit de territoire en vertu de l’alinéa 35(1)a) de la Loi est une question mixte de fait et de droit, et est donc susceptible de révision selon la norme de la décision raisonnable (Nouveau-Brunswick c. Dunsmuir, 2008 CSC 9, au paragraphe 51).

[17]           La présente affaire implique l’examen de l’application par l’agent de la Loi et du critère juridique aux faits particuliers. Ainsi, elle se distingue de l’analyse de la norme de contrôle de Febles c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CAF 324, aux paragraphes 22 à 25, où la Cour d’appel a appliqué la norme de la décision correcte au contrôle judiciaire d’une décision impliquant l’interprétation d’une disposition d’une convention internationale « qui doit être interprétée de façon aussi uniforme que possible ».

V.                Analyse

[18]           En vertu de l’alinéa 35(1)a) de la Loi, une personne est interdite de territoire au Canada pour atteinte aux droits de la personne ou au  droit international si elle a commis un acte à l’extérieur du Canada qui équivaut à une infraction en vertu des articles 4 à 7 de la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre, L.C. 2000, ch. 24.

[19]           Dans Ezokola, précité, la Cour suprême du Canada a décrit le cadre d’analyse pour l’évaluation de la complicité à des crimes contre l’humanité en vertu de l’alinéa a) de la section F de l’article premier de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés incorporé dans le droit canadien par l’article 98 de la Loi, qui exclut une personne du régime de protection des réfugiés lorsqu’il y a des motifs sérieux de croire qu’il ou elle a commis un crime international. La Cour suprême a explicitement rejeté la notion de « culpabilité par association », estimant que la responsabilité pénale individuelle ‘n’a pas été étendue au point d’englober la complicité par simple association ou l’acquiescement passif’ ». Plutôt, il doit exister un lien entre la personne et le crime ou le dessein criminel d’un groupe (Ezokola, aux paragraphes 53 et 68).

[20]           Bien qu’appliqué dans le contexte de l’exclusion du régime de protection des réfugiés, le critère de complicité établi dans Ezokola s’applique également à l’interdiction de territoire en vertu de l’alinéa 35(1)a) de la Loi (Kanagendren c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CAF 86, au paragraphe 21).

[21]           Afin de conclure à une complicité coupable, il doit y avoir un lien entre l’individu et les crimes ou les desseins criminels du groupe. Ce lien est établi lorsque l’agent a des motifs raisonnables de croire qu’une personne a volontairement fait une contribution significative et consciente à un crime ou à un dessein criminel (Ezokola, au paragraphe 6).

[22]           En conséquence, il n’est pas suffisant qu’une personne soit simplement associée à un groupe qui a commis des crimes. Comme la Cour suprême l’a souligné dans Ezokola au paragraphe 68, après examen de la notion de complicité en droit international :

68  En bref, bien que les divers modes de commission reconnus en droit pénal international définissent les contours d’un concept général de complicité, une personne n’est pas tenue responsable du crime commis par un groupe seulement parce qu’elle est associée à ce groupe ou qu’elle a passivement acquiescé à son dessein criminel (arrêt Ezokola, au paragraphe 68). En droit pénal international, on ne peut conclure à la complicité d’une personne que si elle a consciemment (ou, du moins, par insouciance) apporté une contribution significative au crime ou au dessein criminel d’un groupe

[23]           Les six facteurs énumérés pour l’évaluation de la complicité s’appliquent comme suit :

92  Malgré la prise en compte de ces considérations, l’analyse doit toujours s’attacher à la contribution de l’individu au crime ou au dessein criminel. Non seulement sont-elles diverses, mais ces considérations s’appliqueront à des situations elles aussi diverses où le contexte socio-historique différera d’un cas à l’autre. […] Dès lors, l’examen des considérations retenues par nos tribunaux et ceux d’autres pays, ainsi que par la communauté internationale, devra nécessairement être particulièrement contextuel. Selon les faits de l’affaire, certaines joueront plus que d’autres dans l’établissement des éléments constitutifs de la complicité. Cependant, au bout du compte, ces considérations seront soupesées dans le but principal de déterminer s’il y a eu une contribution à la fois volontaire, significative et consciente à un crime ou à un dessein criminel.

Ezokola, au paragraphe 92.

[24]           Les demandeurs soutiennent que l’agent a commis une erreur en appliquant les facteurs d’Ezokola à l’affaire qui est soumise à notre Cour. Ils affirment que la conclusion de l’agent selon laquelle l’emploi de M. Jamali comme agent de police assumant des tâches opérationnelles le relie à des crimes contre l’humanité est imparfaite, car en fait, elle interdit de territoire tous les agents assumant de telles fonctions. C’est contraire à l’interprétation faite dans Ezokola suivant laquelle il doit y avoir responsabilité pénale individuelle, et non seulement une association ou un acquiescement passif. Avec un effectif de plus de 70 000 agents, il s’agit d’une erreur de conclure qu’ils sont tous réputés avoir contribué.

[25]           L’agent a accepté que M. Jamali est un agent supérieur et qu’il n’a pas lui-même commis de crimes contre l’humanité. Les demandeurs font valoir qu’il s’agissait d’une erreur de rejeter le principe bien établi que le grade est en corrélation positive avec la connaissance de la perpétration des crimes et la contribution aux crimes de l’organisation, et de ne pas expliquer pourquoi le poste de M. Jamali comme agent de grade inférieur accroît la possibilité qu’il soit complice. M. Jamali n’a aucun pouvoir sur les personnes responsables de crimes ou de torture.

[26]           En outre, les demandeurs affirment qu’il était déraisonnable que l’agent conclue que M. Jamali est complice du fait qu’il ait été au courant des crimes contre l’humanité et se soit lui-même retiré de la scène de leur perpétration. L’agent a mal interprété cette déclaration de M. Jamali  [traduction] : « Je ne suis pas resté sur les lieux de crimes contre l’humanité » que les demandeurs allèguent avoir été faite pour dire qu’il n’avait jamais perpétré des crimes contre l’humanité. La connaissance de la perpétration de ces crimes au sein d’un corps policier complexe et de grande taille ne constitue pas de la complicité.

[27]           Enfin, puisque la police du Sindh est une organisation légitime, les demandeurs font valoir qu’il était déraisonnable que l’agent accorde de l’importance à la durée de l’emploi de M. Jamali comme indication de sa complicité. La preuve dont disposait l’agent indiquait que M. Jamali est un honnête citoyen qui travaille pour un corps de police légitime : il n’était pas lié à des crimes, et on ne peut pas s’attendre à ce qu’il quitte un emploi légitime. Ces facteurs doivent être évalués comme des facteurs neutres, au mieux.

[28]           La Cour aurait pu préférer une autre issue dans le cas présent, mais l’examen du caractère raisonnable exige de faire preuve de déférence à l’égard des conclusions de l’agent lorsque les motifs sont transparents, justifiés et intelligibles, et lorsque la décision appartient à la gamme des issues acceptables au regard du droit et de la preuve. Pour les motifs qui suivent, j’estime qu’il n’y a aucun fondement légitime justifiant que la Cour intervienne dans la décision de l’agent, et je rejetterais la demande.

[29]           La question que l’agent devait trancher était de savoir s’il y avait des motifs raisonnables de croire que M. Jamali a volontairement fait une contribution significative et consciente à des actes de torture qui auraient été commis par la police. La norme des « motifs raisonnables de croire », qui, en vertu de l’article 33 de la Loi est applicable aux conclusions d’interdiction de territoire au titre de l’alinéa 35(1)a), exige davantage que de simples soupçons mais reste moins stricte que la prépondérance des probabilités (Mugesera, précité, au paragraphe 114).

[30]           L’agent a reconnu explicitement qu’aucun élément de preuve ne démontre que M. Jamali lui-même a directement commis des crimes contre l’humanité. Cependant, cela ne mine pas la conclusion de l’agent suivant laquelle il y avait des motifs raisonnables de croire que M. Jamali a contribué aux crimes de la police du Sindh. La complicité naît de la contribution, mais il doit exister un lien entre l’individu et le dessein criminel du groupe, et un individu peut être complice d’un crime international auquel il n’a ni assisté, ni contribué matériellement (Ezokola, aux paragraphes 7, 8 et 77). L’évaluation de l’agent a ainsi tenu compte du poste de M. Jamali dans la police en tant qu’agent des opérations pendant une période de temps prolongée, au vu des motifs raisonnables appuyant la conclusion de complicité, en vertu de la norme établie dans Ezokola.

[31]           Pour qu’une complicité coupable soit établie, la contribution de M. Jamali au crime ou au dessein criminel doit être 1) volontaire; 2) consciente; et 3) significative (Ezokola, aux paragraphes 86 à 90).

[32]           J’estime qu’il était raisonnable que l’agent conclue qu’il y avait à la fois une contribution volontaire et une contribution consciente aux crimes ou au dessein criminel de l’organisation. En ce qui a trait au caractère volontaire, rien ne démontre que M. Jamali a été contraint à joindre la police, ou qu’il était obligatoire qu’il y demeure. En ce qui concerne la connaissance de M. Jamali de la perpétration des crimes contre l’humanité commis par la police du Sindh, l’agent a procédé par inférence en tenant compte du poste de M. Jamali et de la période pendant laquelle il a assumé ses responsabilités dans l’organisation, ce que j’estime être un fondement raisonnable pour que l’agent puisse conclure que M. Jamali connaissait l’étendue et les occurrences multiples des cas de torture.

[33]           La question centrale dans cette affaire se résume à savoir s’il était raisonnable que l’agent conclue que la contribution de M. Jamali était « significative » en s’appuyant sur les éléments de preuve.

[34]           L’agent a dûment examiné les six facteurs, et l’analyse est en accord avec l’orientation de la Cour suprême, aux paragraphes 94 à 100 d’Ezokola. L’analyse est contextuelle et la détermination des facteurs les plus influents est discrétionnaire. L’agent a accordé un poids considérable aux troisième et quatrième facteurs (les activités et le grade de M. Jamali, au sein de l’organisation), et a conclu qu’ils démontraient que M. Jamali était au courant et avait été témoin des crimes commis par la police du Sindh et qu’il s’était consciemment retiré de la scène de leur perpétration dans le passé.

[35]           L’appartenance de M. Jamali à la police du Sindh et sa connaissance des activités du groupe et son acquiescement à cet égard, sans plus, n’équivalent pas à de la complicité. Une conclusion de complicité exige un lien entre la conduite de la personne et les crimes du groupe (Ezokola, au paragraphe 8).

[36]           Dans la présente affaire, l’agent a examiné le lien entre les fonctions et les activités de M. Jamali, et les crimes perpétrés par l’organisation. L’agent a fait remarquer que les responsabilités de M. Jamali au cours de son mandat en cours avec la police, en particulier depuis 2008, consistent principalement en du travail sur le terrain, notamment à mener des interrogatoires, des enquêtes, à effectuer des arrestations et des perquisitions.

[37]           L’agent a estimé que dans une grande organisation telle que la police du Sindh, il est plus probable que les actes de torture et autres crimes contre l’humanité soient commis au niveau opérationnel, sur le terrain. Bien que la Cour suprême estime que « un poste élevé ou une ascension rapide peut attester l’existence d’un grand appui au dessein criminel de l’organisation » (Ezokola, au paragraphe 97), j’estime que la conclusion de l’agent était raisonnable et démontre qu’il a adopté une approche contextuelle dans l’évaluation des facteurs en fonction des faits particuliers de l’affaire. Dans la présente affaire, la conclusion de l’agent énoncée ci-dessus était appuyée par une preuve documentaire indiquant que les agents de police se livraient régulièrement à des actes de torture, des arrestations illégales, des interrogatoires violents et des exécutions extrajudiciaires au cours des arrestations et des interrogatoires de suspects.

[38]           L’agent a déterminé que M. Jamali a consciemment fait une contribution significative aux crimes du corps policier en se fondant sur la durée du mandat de M. Jamali à des postes où il a assumé des responsabilités de supervision, d’investigation et de patrouille, et a notamment été responsable d’arrestations, de mises en détention et d’interrogatoires pour la police du Sindh alors que la plus grande partie de son mandat a été effectuée à Hyderabad. J’estime que cette conclusion, en particulier au vu de la preuve documentaire à l’appui, appartient à la gamme des issues raisonnables.

[39]           La preuve documentaire décrivant les actes de torture, les détentions illégales et les exécutions extrajudiciaires commis par la police du Sindh comme « systématiques », « communs » et « généralisés et systémiques » constitue un fondement particulièrement convaincant appuyant le caractère raisonnable de la décision de l’agent. Un autre document que l’agent a examiné fait état des violations des droits de l’homme par la police dans la province du Sindh et indique que [traduction] «  la police a institutionnalisé la torture au point où elle est considérée comme la principale méthode de détention des criminels. La torture par la police est devenue si courante qu’elle a lentement perdu son caractère choquant et dégoûtant ». Ce n’est pas un cas où les abus sont discrets, peu fréquents et commis par quelques-uns, et où un lien permettant de conclure à une complicité individuelle au vu de ces faits peut en fait être plus ténu.

[40]           Je ne suis pas d’accord avec les demandeurs lorsqu’ils affirment que la conclusion de l’agent dans ce cas impute à tous les policiers les crimes commis par la police. L’agent fait remarquer que c’est le rôle opérationnel et direct de M. Jamali dans l’exécution à des arrestations, des interrogatoires et des enquêtes, pendant douze ans, dans une région  manifestement connue pour son taux élevé d’incidents de torture par la police, qui l’a convaincu que la norme des « motifs raisonnables de croire » a été respectée et que M. Jamali a été complice et a contribué aux violations des droits de l’homme commises par la police.

[41]           Je n’estime pas que l’interprétation qu’a faite l’agent de l’affidavit de M. Jamali était déraisonnable. L’agent a interprété la déclaration de M. Jamali « Je ne suis pas resté sur les lieux de crimes contre l’humanité » comme un aveu que lorsque des incidents ont eu lieu, M. Jamali en a eu connaissance, et s’est retiré de la scène. Bien que M. Jamali soutienne qu’il s’agissait d’une erreur de droit, il s’agit de l’interprétation faite par l’agent de la preuve et des conclusions de fait – une interprétation à l’égard de laquelle il convient de faire preuve de déférence.

[42]           Ainsi, la prétention de M. Jamali voulant que le caractère volontaire et la durée de service soient des facteurs neutres qui ne peuvent pas permettre de conclure à la complicité non seulement contredit l’arrêt Ezokola, mais équivaut essentiellement à remettre en question l’appréciation qu’a faite l’agent des facteurs et des éléments de preuve, ce qui ne constitue pas une erreur susceptible de révision à l’égard de laquelle notre Cour est habilitée à intervenir.

[43]           Rien n’indique d’ailleurs que l’agent n’a pas tenu compte de la preuve présentée par M. Jamali, l’a mal comprise ou a omis de l’examiner, notamment en ce qui a trait à ses références, à sa participation à des événements communautaires et à des projets concernant les droits de l’homme, et à sa formation sur la sensibilité aux questions de genre et la violence sexiste. Les motifs indiquent explicitement la conclusion suivant laquelle [traduction] « la formation de M. Jamali ne change en rien son degré de complicité aux crimes contre l’humanité qui ont été commis ».

[44]           Je ne peux pas conclure que l’agent a appliqué et examiné les facteurs énoncés dans Ezokola de façon mécanique sans effectuer l’analyse appropriée. Au contraire, l’agent s’est concentré de manière appropriée sur le rôle de M. Jamali, et a pris en compte les aspects importants de ce rôle et de la preuve documentaire, pour déterminer qu’il existait un fondement raisonnable permettant de conclure que M. Jamali a volontairement et sciemment contribué aux crimes commis par la police.

[45]           Au regard des « motifs raisonnables de croire », et compte tenu de la déférence dont il convient de faire preuve à l’égard de la décision de l’agent, je conclus que les motifs étaient transparents, intelligibles et justifiés, et appartiennent à la gamme des issues raisonnables au regard de la preuve et du droit applicable.


JUGEMENT

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

1.                  La demande de contrôle judiciaire doit être rejetée.

2.                  Aucune question n’est soumise pour être certifiée.

« Michael D. Manson »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5782-15

INTITULÉ :

HINA TALPUR ET AL. c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 4 juillet 2016

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MANSON

DATE DES MOTIFS :

Le 19 juillet 2016

COMPARUTIONS :

Krassina Kostadinov

Pour les demandeurs

John Locar

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Waldman & Associates

Avocate

Toronto (Ontario)

Pour les demandeurs

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

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