Décisions de la Cour fédérale

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Date : 20160627


Dossiers : T-2090-14

T-1862-15

T-1726-15

T-1234-15

T-1085-15

T-897-15

T-745-15

T-477-15

T-269-15

Référence : 2016 CF 719

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 27 juin 2016

En présence de monsieur le juge Gascon

Dossier : T-2090-14

ENTRE :

1395804 ONTARIO LTD., FAISANT AFFAIRE SOUS LE NOM DE BLACKLOCK’S REPORTER

demanderesse

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur


Dossier : T-1862-15

ENTRE :

1395804 ONTARIO LTD., FAISANT AFFAIRE SOUS LE NOM DE BLACKLOCK’S REPORTER

demanderesse

et

PARCS CANADA

défendeur

Dossier : T-1726-15

ENTRE :

1395804 ONTARIO LTD., FAISANT AFFAIRE SOUS LE NOM DE BLACKLOCK’S REPORTER

demanderesse

et

BIBLIOTHÈQUE DU PARLEMENT

défenderesse

Dossier : T-1234-15

ENTRE :

1395804 ONTARIO LTD., FAISANT AFFAIRE SOUS LE NOM DE BLACKLOCK’S REPORTER

demanderesse

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

Dossier : T-1085-15

ENTRE :

1395804 ONTARIO LTD., FAISANT AFFAIRE SOUS LE NOM DE BLACKLOCK’S REPORTER

demanderesse

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

Dossier : T-897-15

ENTRE :

1395804 ONTARIO LTD., FAISANT AFFAIRE SOUS LE NOM DE BLACKLOCK’S REPORTER

demanderesse

et

OFFICE DES TRANSPORTS DU CANADA

défendeur

Dossier : T-745-15

ENTRE :

1395804 ONTARIO LTD., FAISANT AFFAIRE SOUS LE NOM DE BLACKLOCK’S REPORTER

demanderesse

et

BANQUE DU CANADA

défenderesse

Dossier : T-477-15

ENTRE :

1395804 ONTARIO LTD., FAISANT AFFAIRE SOUS LE NOM DE BLACKLOCK’S REPORTER

demanderesse

et

AGENCE CANADIENNE D’INSPECTION DES ALIMENTS

défenderesse

Dossier : T-269-15

ENTRE :

1395804 ONTARIO LTD., FAISANT AFFAIRE SOUS LE NOM DE BLACKLOCK’S REPORTER

demanderesse

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur


JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Aperçu

[1]               La demanderesse, 1395804 Ontario Ltd. (faisant affaire sous le nom de Blacklock’s Reporter) [« Blacklock »], fait appel de neuf ordonnances émises le 3 mars 2016 [les « ordonnances »] par madame la protonotaire Tabib, imposant une suspension des procédures dans neuf actions différentes [les « neuf actions »] intentées par Blacklock contre six ministères fédéraux représentés par le procureur général du Canada [le « PGC »] et trois offices et sociétés d’État [ensemble, les « défendeurs »]. Par ses ordonnances, la protonotaire Tabib a imposé la suspension des neuf actions jusqu’à ce qu’une dixième action distincte, soit 1395804 Ontario Ltd (operating as Blacklock’s Reporter) v Canada (Attorney General), dossier de la Cour no T‑1391‑14 [l’« action Finances »], opposant Blacklock au ministère des Finances, soit tranchée. Les ordonnances émises dans chacune des neuf actions sont identiques.

[2]               Dans ses actions, Blacklock allègue la violation du droit d’auteur à la suite de la diffusion de différents articles au sein des organisations respectives des défendeurs. Dans ses ordonnances, la protonotaire Tabib a conclu que, dans les circonstances, une suspension des procédures dans les neuf actions jusqu’à ce que l’action Finances soit tranchée était l’option qui servait le mieux les intérêts de la justice et qui permettait d’apporter une solution qui soit juste et la plus expéditive et économique possible aux questions en litige entre Blacklock et les défendeurs.

[3]               Dans ses requêtes déposées en vertu du paragraphe 51(1) des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 [les « Règles »], Blacklock demande à la Cour d’annuler les ordonnances et de permettre aux neuf actions d’être instruites en procès. Blacklock prétend que la protonotaire Tabib a erré en n’appliquant pas correctement les critères établis dans la jurisprudence à l’égard de la suspension des procédures, concluant que des questions similaires étaient soulevées et que des éléments de preuve similaires seraient présentés dans les différents procès, et s’appuyant sur des considérations non pertinentes comme le risque de décisions contradictoires, comme motif pour ordonner les suspensions. Les défendeurs répondent que, à tous égards, les ordonnances de la protonotaire Tabib n’étaient pas manifestement erronées et que la Cour ne devrait donc pas intervenir.

[4]               Les requêtes de Blacklock soulèvent les questions suivantes :

-          Les ordonnances de la protonotaire Tabib devraient-elles être annulées au motif qu’elles sont manifestement erronées?

-          Si les ordonnances sont annulées, la Cour devrait-elle décider, de novo, de suspendre les actions intentées par Blacklock jusqu’à ce que l’action Finances soit tranchée?

[5]               Pour les motifs énoncés ci-dessous, les requêtes de Blacklock sont rejetées. Je ne suis pas persuadé que les requêtes respectent le seuil élevé imposé aux appels des ordonnances émises par un protonotaire dans un contexte de décisions en matière de gestion des instances, et que les ordonnances de la protonotaire Tabib sont fondées sur un mauvais principe ou une mauvaise appréciation des faits. Au contraire, je suis d’accord avec la protonotaire Tabib que la suspension des neuf actions est dans l’intérêt de la justice en l’espèce. Puisque je conclus que les ordonnances ne sont pas manifestement erronées, je n’ai pas besoin d’examiner cette affaire de novo et de répondre à la deuxième question soulevée par les requêtes de Blacklock.

II.                Contexte

A.                Les faits

[6]               Blacklock est une entreprise de nouvelles par abonnement qui couvre la politique, les projets de loi et de règlement, les rapports et les comités, la Cour fédérale et les comptes publics au Canada. Elle compte une salle de nouvelles détenue et exploitée par ses journalistes à Ottawa. Le grand public ne peut consulter les articles de Blacklock sans y être abonné, mais l’entreprise offre des abonnements électroniques individuels ainsi que des tarifs en gros pour les organisations.

[7]               Blacklock a intenté, sur une période de 17 mois (entre le 9 juin 2014 et le 4 novembre 2015), dix actions distinctes pour violation du droit d’auteur, soit les neuf actions et l’action Finances. Sept de ces actions ont été intentées contre différents ministères et organismes du gouvernement fédéral et trois contre des offices ou des sociétés d’État, qui sont l’Office des transports du Canada, la Bibliothèque du Parlement et la Banque du Canada.

[8]               Blacklock allègue que les défendeurs ont illégalement distribué ses articles au sein de leurs ministères et organismes respectifs et ont violé ses droits d’auteur après avoir obtenu les articles par voie d’abonnements individuels ou auprès de tiers. Selon les défendeurs, Blacklock utilise un modèle de rédaction d’articles trompeurs ou inexacts à propos d’une organisation en espérant que ces articles soient consultés et distribués à l’interne. Blacklock présente ensuite des demandes en vertu de la Loi sur l’accès à l’information afin d’obtenir des éléments de preuve de distribution et réclame des dommages par différents moyens, incluant les poursuites.

[9]               Parmi les dix actions intentées par Blacklock, l’action Finances est la plus avancée. Elle est l’une des trois seules actions prises selon la procédure régulière devant la Cour (les sept autres actions étant menées selon la procédure simplifiée) et est inscrite au rôle pour cinq jours d’audience, d’abord prévus en juin 2017 avant d’être devancés à septembre 2016. La protonotaire Tabib est la gestionnaire d’instance pour les dix actions.

B.                 Les ordonnances de la protonotaire Tabib

[10]           Dans ses décisions, la protonotaire Tabib a ordonné la suspension des neuf actions jusqu’à 45 jours après la décision dans l’action Finances. Elle a également ordonné que les parties, après la levée des suspensions, se consultent et informent la Cour de leur disponibilité en vue de la tenue d’une conférence de gestion de l’instance afin de discuter des questions en litige restantes et d’un échéancier pour les étapes à venir. Elle a en outre ordonné que les dépens de la requête soient payables par Blacklock aux défendeurs.

[11]           Dans ses décisions, la protonotaire Tabib reconnaît que les faits de chaque cause sont différents, puisque les documents protégés par le droit d’auteur allégués et les actes de violations précis allégués sont distincts pour chaque instance. Elle souligne toutefois la présence [traduction] « d’éléments communs et de similitudes » dans les défenses soulevées dans les dix actions. Ces défenses communes portent sur les éléments suivants : si Blacklock détient un droit d’auteur sur les articles faisant l’objet des allégations de violation; la défense nouvelle d’abus du droit d’auteur; la défense de l’utilisation équitable lorsque des articles sont copiés/utilisés aux fins d’établissement de rapports internes au sein du gouvernement; l’évaluation appropriée des dommages (à savoir s’ils correspondent à une perte de profit répartie par article ou à la valeur d’une licence institutionnelle) et la disponibilité des dommages punitifs. La protonotaire Tabib note également que les montants réclamés par Blacklock dans les actions sont modestes, variant de 10 000 $ à 55 000 $ lorsqu’ils sont précisés.

[12]           Selon la protonotaire Tabib, les éléments communs entre les actions et la modicité des sommes réclamées [traduction] « appellent la simplification et la recherche d’efficacité » dans la gestion d’instance des actions intentées par Blacklock. Elle a exprimé l’opinion que [traduction] « la saine gestion des ressources juridiques limitées » s’accommode mal de la conduite de dix procès différents soulevant des défenses et des éléments de preuve qui se chevauchent, [traduction] « avec le risque de jugements contradictoires que cela comporte ».

[13]           La protonotaire Tabib a ensuite passé en revue l’historique procédural des dix actions et les différentes possibilités examinées par les parties dans le but de simplifier les procédures. Elle a souligné le manque de collaboration entre les parties et leur refus de s’ouvrir à [traduction] « des solutions créatives qui auraient pu accommoder les objectifs des deux parties ». Elle a indiqué que les seules options restantes étaient de suspendre toutes les actions dans l’attente d’une décision pour l’action la plus avancée (c’est-à-dire l’action Finances) ou de permettre à toutes les actions de se poursuivre jusqu’à l’étape de la conférence préparatoire à l’audience. La protonotaire Tabib a conclu que, dans les circonstances, [traduction] « la suspension des procédures était l’option qui servait le mieux les intérêts de la justice et qui permettait d’apporter une solution au litige qui soit juste et la plus expéditive et économique possible ».

[14]           La protonotaire Tabib a rejeté la solution de rechange proposée par Blacklock, qui proposait de [traduction] « permettre à toutes les actions de s’instruire jusqu’à la conférence préparatoire à l’audience, et de n’examiner qu’à ce moment la façon de gérer les instances ». Elle a indiqué qu’à moins que toutes les instances progressent de concert ou soient suspendues à mesure qu’elles atteignent l’étape de la conférence préparatoire à l’audience, il n’y aura aucune possibilité de gérer comment ou à quel moment sera instruit le procès. Elle a ajouté qu’un procès consolidé unique sur toutes les questions en litige serait probablement long et trop compliqué sans un effort concerté des parties pour restreindre les questions en litige et simplifier la preuve. Même dans le meilleur des scénarios découlant de cette option, elle a conclu que le coût des procès resterait hors de proportion pour les défendeurs faisant face à différentes réclamations de moins de 50 000 $, que cela aurait effectivement pour résultat de retarder la décision même pour les affaires les plus avancées et que cela n’offrirait que des économies limitées pour la Cour et pour Blacklock.

[15]           La protonotaire Tabib a aussi exploré l’idée d’attendre pour fixer les dates d’audience que soit tranchés une cause ou un groupe de causes [traduction] « test ». Elle a toutefois rejeté cette option, indiquant que [traduction] « le fait d’avoir quatre, cinq ou même deux procès en cours de façon presque simultanée serait quand même inefficace et donnerait lieu à un risque inacceptable de jugements contradictoires ». Elle a fait remarquer que le fait de ne pas fixer de date d’audience lors de la conférence préparatoire à l’audience constitue, dans les faits, une suspension de procédure, mais une suspension qui interviendrait alors que la totalité du coût de préparation du procès aurait été engagée dans tous les cas.

[16]           La protonotaire Tabib a ensuite expliqué pourquoi, à la lumière de ce qui précède, ordonner la suspension des neuf actions jusqu’à ce qu’une décision soit rendue dans l’action Finances était la seule solution conforme à l’intérêt de la justice. Elle a observé que le [traduction] « délai relativement court pour les autres actions » entraîné par la suspension ne représentait pas une injustice ou un préjudice pour Blacklock, puisque « la demanderesse ne subirait pas de dommage continu qui serait prolongé indûment par la suspension », étant donné que les réclamations présentées par Blacklock portent sur des dommages passés. Elle a ajouté que la décision dans l’action Finances permettra de restreindre de façon marquée les questions en litige, mentionnant les principes de préclusion liée à une question en litige à l’égard des défendeurs représentés par le PCG. Elle a également souligné que l’action Finances était la plus avancée et qu’elle était une action régulière permettant une contestation approfondie par les deux parties. Enfin, elle a mentionné que [traduction] « la suspension est le seul moyen permettant d’éviter le risque très réel de jugements contradictoires et un gaspillage significatif des ressources de la Cour ».

C.                La norme d’intervention et les dispositions pertinentes

[17]           Il est bien établi que, dans les appels au titre de l’article 51 des Règles, les ordonnances d’un protonotaire ne devraient pas être modifiées et que la Cour ne devrait intervenir dans le pouvoir discrétionnaire du protonotaire que si l’ordonnance attaquée est « entachée d’une erreur flagrante, en ce sens que le protonotaire a exercé son pouvoir discrétionnaire sur le fondement d’un mauvais principe ou d’une mauvaise appréciation des faits », ou si « le protonotaire a mal exercé son pouvoir discrétionnaire relativement à une question ayant une influence déterminante sur la décision finale quant au fond » (Z.I. Pompey Industrie c. ECU-Line N.V., 2003 CSC 27 [Pompey], au paragraphe 18; Sport Maska Inc. c. Bauer Hockey Corp., 2016 CAF 44, au paragraphe 26; Apotex Inc. c. Eli Lilly Canada Inc., 2013 CAF 45, au paragraphe 4; Apotex Inc. c. Merck & Co. Inc., 2003 CAF 438 [Merck], au paragraphe 9). Lorsque la décision du protonotaire tombe dans l’une de ces deux catégories, le juge de révision peut exercer son pouvoir discrétionnaire de novo (Seanix Technology Inc. c. Synnex Canada Ltd., 2005 CF 243, au paragraphe 11).

[18]           Lorsqu’un appel au titre de l’article 51 des Règles porte sur des décisions de gestion d’instance, le critère est rehaussé et la déférence requise est encore plus grande, puisque les protonotaires qui assurent la gestion des instances ont une « connaissance intime du procès et de sa dynamique » et devraient donc jouir d’une grande latitude dans l’exercice de leur pouvoir discrétionnaire (J2 Global Communications Inc. c. Protus IP Solutions Inc., 2009 CAF 41 [J2 Global], au paragraphe 16). Dans un tel cas, le juge saisi d’un appel contre une décision discrétionnaire d’un protonotaire ne doit intervenir que si ces décisions sont fondées sur un mauvais principe ou une mauvaise appréciation des faits constituant un exercice manifestement erroné du pouvoir discrétionnaire judiciaire (Turmel c. Canada, 2016 CAF 9 [Turmel], aux paragraphes 10 et 11; J2 Global, au paragraphe 16; Merck, au paragraphe 12; L’Hirondelle c. Canada, 2001 CAF 338 [L’Hirondelle], au paragraphe 11). La Cour n’interviendra « relativement à une ordonnance rendue par un juge responsable de la gestion de l’instance agissant en cette qualité que dans les cas où un pouvoir discrétionnaire judiciaire a manifestement été mal exercé » (Constant c. Canada, 2012 CAF 89, au paragraphe 12). Le principe sous-jacent est « qu’en l’absence d’une erreur de droit ou d’une erreur touchant aux principes juridiques, le tribunal d’appel ne peut modifier une ordonnance discrétionnaire que s’il y a une erreur manifeste et grave qui met à mal son intégrité et sa viabilité »; il s’agit « d’un critère exigeant, auquel il est rarement satisfait, selon la jurisprudence » (Turmel, au paragraphe 12).

[19]           Les articles 383 à 385 des Règles établissent les principes qui régissent le processus de gestion d’instance et les instances à gestion spéciale à la Cour. Selon l’alinéa 385(1)a) des Règles, le juge chargé de la gestion de l’instance peut « donner toute directive ou rendre toute ordonnance nécessaire pour permettre d’apporter une solution au litige qui soit juste et la plus expéditive et économique possible ».

[20]           En ce qui concerne les suspensions de procédures, les juges de la Cour d’appel fédérale et de notre Cour ont le pouvoir légal d’imposer une suspension en vertu du paragraphe 50(1) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7 [la « Loi sur les Cours fédérales »]. Cette disposition examine deux possibilités pour accorder une suspension de procédures :

50 (1) La Cour d’appel fédérale et la Cour fédérale ont le pouvoir discrétionnaire de suspendre les procédures dans toute affaire :

50 (1) The Federal Court of Appeal or the Federal Court may, in its discretion, stay proceedings in any cause or matter

a) au motif que la demande est en instance devant un autre tribunal;

(a) on the ground that the claim is being proceeded with in another court or jurisdiction; or

b) lorsque, pour quelque autre raison, l’intérêt de la justice l’exige.

(b) where for any other reason it is in the interest of justice that the proceedings be stayed.

[21]           L’alinéa 50(1)a) accorde à notre Cour le pouvoir discrétionnaire de suspendre les procédures lorsque l’action intentée devant la Cour est aussi en instance devant un autre tribunal. Ce n’est pas le cas en l’espèce, puisque les neuf actions et l’action Finances ont toutes été intentées par Blacklock devant notre Cour. L’alinéa 50(1)b) accorde de plus à la Cour le pouvoir discrétionnaire de suspendre les procédures pour quelque autre raison, lorsque l’intérêt de la justice l’exige. En l’espèce, la requête en suspension des procédures présentée initialement par les défendeurs liés au PGC était effectivement fondée sur l’alinéa 50(1)b) de la Loi sur les Cours fédérales.

III.             Analyse

[22]           La seule question soulevée par les requêtes de Blacklock est de savoir si les ordonnances de la protonotaire Tabib étaient manifestement erronées, au sens qu’elles étaient fondées sur un mauvais principe ou une mauvaise appréciation des faits. Blacklock ne prétend pas que les ordonnances portent sur une question essentielle à la résolution finale des neuf actions.

A.                Les observations de Blacklock

[23]           À l’appui de son appel, Blacklock se repose essentiellement sur la décision White v. EBF Manufacturing Ltd., 2001 CFPI 713 [White], dans laquelle la Cour a établi (au paragraphe 5 de la décision) une série de considérations qui permettent de déterminer si une suspension des procédures devrait être accordée [les critères de White]. Blacklock prétend que la notion d’« intérêt de la justice » au sens du paragraphe 50(1) de la Loi sur les Cours fédérales n’est pas malléable à l’infini et qu’elle doit être examinée à la lumière des critères de White.

[24]           Blacklock reproche à la protonotaire Tabib de ne pas avoir effectué une analyse claire et systématique fondée sur une évaluation des critères de White. Au lieu d’examiner les critères de White, la protonotaire Tabib a indiqué dans ses ordonnances que l’imposition de la suspension était [traduction] « l’option qui servait le mieux les intérêts de la justice et qui permettait d’apporter une solution au litige qui soit juste et la plus expéditive et économique possible ». Blacklock soutient qu’en agissant ainsi, la protonotaire Tabib a erronément utilisé une approche pragmatique qui favorise l’intérêt économique des défendeurs, minimise le préjudice pour Blacklock et fait fi du principe général voulant qu’une suspension soit une mesure extraordinaire qui ne doit être appliquée que dans les cas les plus évidents.

[25]           Blacklock soutient en outre qu’en vertu des critères de White, c’est à la partie qui présente la requête qu’il incombe de démontrer que la poursuite de l’action lui causerait un préjudice et qu’elle n’en causerait pas à l’autre partie. Lorsque le défendeur est incapable de faire la preuve du préjudice qu’il subira (autre qu’un inconvénient financier ou des « frais additionnels ») si la suspension n’est pas accordée, la requête doit être rejetée. Blacklock allègue que les défendeurs n’ont présenté aucun préjudice autre que des « frais additionnels » à la poursuite simultanée des neuf actions par Blacklock.

[26]           Blacklock plaide également que la protonotaire Tabib a erré en fondant sa décision sur le principe que le risque de jugements contradictoire plaide en faveur de l’octroi d’une suspension des procédures. Blacklock prétend que cet élément n’est pas pris en compte dans les critères de White et va à l’encontre du principe de common law du stare decisis, qui limite la compétence d’un tribunal à trancher et à rendre des décisions en s’appuyant uniquement sur les précédents établis par les tribunaux de compétence supérieure, par opposition aux décisions concurrentes rendues par d’autres juges de la même cour. Blacklock plaide que le « risque » de jugements contradictoires par la même cour n’est pas un principe judiciaire reconnu justifiant une suspension, puisque les décisions de la même cour, bien que faisant autorité, ne sont pas contraignantes. Blacklock ajoute que les critères de White et le paragraphe 50(1) de la Loi sur les Cours fédérales accordent une attention particulière à la possibilité de résultats différents dans d’autres tribunaux, sans toutefois reconnaître la courtoisie judiciaire comme motif permettant d’appuyer une suspension.

[27]           Blacklock souligne de plus que les ordonnances de la protonotaire Tabib reconnaissent que [traduction] « les faits desquels découle la responsabilité alléguée sont différents » dans chacune des neuf actions, et que la preuve qui sera présentée dans chacun des cas par les deux parties ne sera pas identique. Blacklock prétend également que la protonotaire Tabib a erré en n’abordant pas la façon dont la question de la préclusion liée à une question en litige pourrait s’appliquer aux défendeurs autres que le PGC.

[28]           Dans ses observations, Blacklock affirme en outre que les décisions antérieures de notre Cour dans Marihuana Medical Access Regulations (Re), 2014 FC 435 [MMAR], et Canada (Procureur général) c. Premières nations de Cold Lake, 2015 CF 1197 [Cold Lake], donnent des orientations utiles pour analyser l’étendue du pouvoir discrétionnaire conféré à un protonotaire dans la suspension d’une action, mais devraient quand même être distinguées. Blacklock souligne que MMAR était une affaire portant sur 222 contestations différentes du Règlement sur l’accès à la marihuana à des fins médicales, où le « risque de jugements contradictoires » n’était pas au nombre des critères invoqués pour justifier la suspension. Dans la décision Cold Lake, il est fait mention de la possibilité de « conclusions incohérentes » (au paragraphe 20), mais Blacklock fait valoir que les circonstances procédurales étaient si spécifiques aux faits propres à cette affaire qu’ils ne sauraient en aucun cas s’appliquer en l’espèce.

[29]           Enfin, Blacklock prétend que la protonotaire Tabib n’a pas exercé son pouvoir discrétionnaire avec modération et « dans les cas les plus évidents » et n’a pas appliqué la retenue judiciaire inhérente à l’exercice du pouvoir discrétionnaire d’ordonner la suspension des procédures. Parce que le risque de produire des jugements contradictoires n’est pas un motif légalement valide pour l’imposition d’une suspension, Blacklock plaide que la seule préoccupation de gestion de ressources judiciaires limitées ne suffisait pas à justifier les ordonnances.

B.                 Les ordonnances de la protonotaire Tabib ne sont pas manifestement erronées

[30]           Je suis en désaccord avec les arguments présentés par Blacklock, et je ne suis pas persuadé que Blacklock a démontré qu’« un pouvoir discrétionnaire judiciaire a manifestement été mal exercé » par la protonotaire Tabib dans l’émission des ordonnances (Merck, au paragraphe 12; L’Hirondelle, au paragraphe 11).

[31]           Je ne conclus pas que la protonotaire Tabib a manifestement erré dans aucune des dimensions de son analyse et dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire d’accorder une suspension des neuf actions. Elle n’a pas fait de mauvaise appréciation des faits ni d’erreur de principe en concluant que l’intérêt de la justice commandait la suspension des neuf actions et en s’appuyant sur les considérations énoncées dans ses ordonnances. Au contraire, la protonotaire Tabib a offert une solution efficace et économique pour faire avancer le litige dans les dix actions intentées par Blacklock (J2 Global, au paragraphe 16), en parfait accord avec le but premier et les objectifs de la gestion efficace de l’instance.

[32]           La protonotaire Tabib avait raison de fonder expressément ses décisions sur les deux principes directeurs énoncés respectivement à l’alinéa 50(1)b) de la Loi sur les Cours fédérales et dans l’alinéa 385(1)a) des Règles, c’est-à-dire que la suspension des procédures constituait la meilleure option pour agir « dans l’intérêt de la justice » et permettre « d’apporter une solution au litige qui soit juste et la plus expéditive et économique possible ». En d’autres mots, Blacklock n’a pas atteint le seuil élevé imposé pour les appels d’une décision d’un protonotaire; il ne s’agit pas de l’un des rares cas dans lesquels il serait justifié pour la Cour de modifier les conclusions d’un protonotaire.

[33]           Je prends ici un instant pour rappeler que les protonotaires disposent de vastes pouvoirs discrétionnaires pour suspendre des procédures dans l’intérêt de la justice. Ceci est précisément reconnu par l’alinéa 385(1)a) des Règles et par l’alinéa 50(1)b) de la Loi sur les Cours fédérales, et est particulièrement vrai dans le contexte des décisions de gestion de l’instance (Turmel; J2 Global). Contrairement à la situation dans Merck (au paragraphe 13), il ne s’agit pas en l’espèce d’une situation dans laquelle la protonotaire Tabib a entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire et dans laquelle le principe général autorisant le juge responsable de la gestion de l’instance à donner les directives nécessaires pour trouver une solution « qui soit juste et la plus expéditive et économique possible » a été appliqué pour refuser à une partie un droit que lui confère la loi ou passer outre à un droit précis accordé en vertu des Règles.

[34]           Plus précisément, je conclus que la protonotaire Tabib n’a commis aucune erreur dans son traitement des critères de White, qu’elle n’a ni mal appliqué aucun principe ni mal apprécié aucun fait en évaluant que l’intérêt de la justice justifiait une suspension des procédures dans les neuf actions.

(1)               Les critères de White

[35]           L’importance accordée par Blacklock aux critères de White est mal placée et mal avisée.

[36]           Dans un premier temps, je note que la décision White a été rendue dans le contexte d’une suspension de procédure accordée en vertu de l’alinéa 50(1)a) de la Loi sur les Cours fédérales et non de l’alinéa 50(1)b). L’alinéa 50(1)a) s’applique aux suspensions lorsque des décisions potentielles peuvent être rendues dans deux tribunaux différents. En fait, la décision White fait précisément référence à cette situation. Ce n’est pas le cas en l’espèce. Les dix actions intentées par Blacklock sont toutes en instance devant la Cour, et les suspensions ont été demandées en vertu de l’alinéa 50(1)b) et non de l’alinéa 50(1)a). La protonotaire n’avait donc pas tort en principe en ne faisant pas précisément mention de la décision White dans ses décisions, puisque ce précédent ne s’applique pas directement aux requêtes en suspension déposées par les défendeurs dans les neuf actions.

[37]           Les critères de White fournissent des orientations lorsqu’une suspension est demandée dans le contexte d’actions connexes intentées devant des tribunaux différents. Ces critères, décrits au paragraphe 5 de la décision White, sont les suivants :

1. La poursuite de l’action causerait-elle un préjudice ou une injustice (non seulement des inconvénients et des frais additionnels) au défendeur?

2. La suspension créerait-elle une injustice envers le demandeur?

3. Il incombe à la partie qui demande la suspension d’établir que ces deux conditions sont réunies.

4. L’octroi ou le refus de la suspension relèvent de l’exercice du pouvoir discrétionnaire du juge.

5. Le pouvoir d’accorder une suspension peut seulement être exercé avec modération et dans les cas les plus évidents.

6. Les faits allégués, les questions de droit soulevées et la réparation demandée sont-ils les mêmes dans les deux actions?

7. Quelles sont les possibilités que le [sic] deux tribunaux tirent des conclusions contradictoires?

8. À moins qu’il y ait un risque que deux tribunaux différents rendent prochainement une décision sur la même question, la Cour devrait répugner fortement à limiter le droit d’accès d’une partie en litige à un autre tribunal.

9. La priorité ne doit pas nécessairement être accordée à la première instance par rapport à la deuxième ou vice versa.

[38]           Ceci ne veut pas dire qu’on ne peut pas appliquer les critères de White pour orienter l’exercice du pouvoir discrétionnaire de suspendre les procédures dans l’intérêt de la justice, en vertu de l’alinéa 50(1)b) de la Loi sur les Cours fédérales. Cependant, même en supposant que les critères de White s’appliquent aux suspensions accordées en vertu de l’alinéa 50(1)b), il est bien admis que ces critères ne sont pas obligatoires, et que la Cour n’est pas tenue d’adhérer à l’ensemble des considérations énoncées dans White. Par ailleurs, ils ne sont pas exhaustifs et doivent être adaptés au contexte particulier de chaque affaire (MMAR, aux paragraphes 17 à 19).

[39]           Cela a d’ailleurs été confirmé récemment par la Cour dans les décisions Cold Lake et MMAR. Dans la décision Cold Lake, la suspension d’actions menées en parallèle a été accordée pour quatre considérations modelées sur la décision White, c’est-à-dire la possibilité d’aboutir à des conclusions incohérentes, la similitude des questions en litige et des redressements, le préjudice pour les parties et le statut de chacune des instances (Cold Lake, aux paragraphes 19 à 22). De façon similaire, dans MMAR, sans citer White, la Cour a simplement appliqué des considérations qui reprennent plusieurs des critères de White et qui étaient presque identiques à celles de Cold Lake : savoir s’il y avait un chevauchement substantiel des questions en litige, si les affaires partageaient le même contexte factuel, si la suspension permettait de prévenir un dédoublement inutile et coûteux de ressources judiciaires et légales et si la suspension pouvait causer une injustice à l’une ou à plusieurs des parties réfractaires à la suspension.

[40]           Dans MMAR, la Cour était convaincue que le fait de trancher l’action la plus avancée permettrait de [traduction] « clarifier certaines des questions en litige » et d’« économiser des ressources judiciaires », et a accordé une suspension de toutes les autres procédures sur cette base (MMAR, au paragraphe 24). La Cour n’y a vu aucun préjudice, puisque, de façon réaliste, aucune des autres affaires ne serait entendue plus tôt et que la situation de chacune des parties pourrait ouvrir la voie à un procès plus tard si nécessaire. Dans Turmel (qui a tranché l’appel de la décision MMAR), la Cour d’appel fédérale a confirmé qu’une suspension des procédures pouvait être accordée pour des questions concernant « les ressources judiciaires, l’efficacité et la conduite ordonnée de plusieurs instances devant la Cour » (Turmel, aux paragraphes 16 et 17).

[41]           Il est donc bien établi que le test énoncé dans White est souple, et que le juge responsable de la gestion de l’instance conserve un très vaste pouvoir discrétionnaire pour déterminer le poids qu’il accorde aux différents critères, selon les circonstances de chaque affaire. Comme dans les décisions Cold Lake et MMAR, la protonotaire Tabib a eu recours à des considérations reprenant plusieurs des critères de White pour déterminer que la suspension des neuf actions était dans l’intérêt de la justice. Je conclus donc que, dans la mesure où les critères de White sont concernés, il n’y a pas d’erreur manifeste dans les ordonnances de la protonotaire Tabib.

(2)               Les éléments retenus par la protonotaire Tabib

[42]           De plus, je conclus que même si elle n’a pas précisément fait mention de la décision White dans ses décisions, la protonotaire Tabib a correctement appliqué les principes énoncés dans les Règles et dans la Loi sur les Cours fédérales, ainsi que ceux découlant des critères de White. En fait, elle a fait écho à plusieurs des éléments retenus par notre Cour dans les décisions MMAR et Cold Lake à l’appui d’une suspension de procédures. L’application correcte des principes juridiques pertinents, même si elle ne fait pas expressément référence à la décision White, ne suffit certainement pas à atteindre le seuil élevé pour un appel d’une décision de gestion de l’instance traitant d’une suspension des procédures.

[43]           Dans ses ordonnances, la protonotaire Tabib a conclu qu’il était dans l’intérêt de la justice de suspendre les neuf actions, puisque 1) les questions soulevées par les différentes actions présentaient des chevauchements importants; 2) une suspension éviterait un dédoublement coûteux de ressources judiciaires et légales; 3) il existait un risque réel de décisions contradictoires; 4) Blacklock ne subirait aucun préjudice; et 5) poursuivre les dix actions causerait des préjudices aux défendeurs. Je suis d’avis que chacune de ces cinq considérations s’inscrit très bien dans le pouvoir discrétionnaire de la protonotaire Tabib et qu’aucune d’entre elles ne reflète l’utilisation d’une mauvaise règle de droit ou une mauvaise appréciation des faits dans l’octroi des suspensions de procédures demandées par les défendeurs.

[44]           En fait, je suis convaincu que la protonotaire Tabib avait raison de tenir compte de ces facteurs dans son évaluation de l’intérêt de la justice en jeu dans le cas en l’espèce, et pour apporter une solution qui soit à la fois juste et la plus expéditive et économique possible.

[45]           Premièrement, je conviens avec les défendeurs et la protonotaire Tabib qu’il existe un chevauchement important des questions en litige et des faits entre les neuf actions et l’action Finances, et qu’il était approprié de retenir cette considération. Le chevauchement comprend la propriété du droit d’auteur par Blacklock, les défenses de mauvais usage du droit d’auteur et d’utilisation équitable, de même que l’évaluation appropriée des dommages et la possibilité d’accorder des dommages-intérêts punitifs. Blacklock tente de distinguer l’action Finances des autres actions parce que les articles distribués ont été obtenus auprès d’un tiers et non par un abonnement. Cependant, l’action Finances porte sur le même modèle de conduite et les mêmes questions de base que les autres actions. De plus, la question de la propriété du droit d’auteur dans l’action Finances est reliée à la défense d’abus du droit d’auteur invoquée dans toutes les actions. Enfin, l’évaluation des dommages réels subis par Blacklock et la possibilité d’accorder des dommages punitifs sont des thèmes récurrents dans toutes les actions.

[46]           Dans Turmel, la Cour d’appel fédérale a reconnu qu’une suspension pouvait être accordée dans l’intérêt de la justice lorsque le fait d’aller de l’avant avec une action était très susceptible de « réduire le nombre des questions en litige, préciser les questions qu’il resterait à trancher, simplifier le litige pour les parties sans avocat » et « épargner les ressources judiciaires », et lorsqu’il y a un chevauchement important entre les différentes contestations engagées (Turmel, aux paragraphes 5 et 17).

[47]           Deuxièmement, la protonotaire Tabib n’a pas commis d’erreur manifeste en appuyant ses décisions sur la possibilité d’éviter des dédoublements coûteux de ressources judiciaires et légales. Les ordonnances ont tenu compte des ressources judiciaires qui seraient épargnées par la suspension, comme la multiplicité des conférences préparatoires à l’audience et des requêtes en procédure probables, et plusieurs procès différents entraînant des semaines d’audience. La protonotaire Tabib a en outre estimé que même un procès consolidé exigerait au moins trois semaines d’audience et retarderait la décision même dans les actions les plus avancées.

[48]           Il n’y avait ni principe erroné ni mauvaise appréciation des faits dans le fait de retenir ce facteur pour conclure qu’il était dans l’intérêt de la justice de suspendre les neuf actions. Je note que l’utilisation inutile de ressources et le coûteux dédoublement des ressources judiciaires et légales étaient effectivement au nombre des considérations mentionnées à la fois dans Cold Lake (au paragraphe 22) et dans MMAR (au paragraphe 23). J’ajoute que la préoccupation de proportionnalité évoquée par la protonotaire Tabib dans ses ordonnances fait écho à la nécessité d’avoir des procédures plus en rapport avec les sommes concernées dans les procédures et les coûts rattachés au processus judiciaire, un principe qui a été expressément reconnu et consacré par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Hryniak c. Mauldin, 2014 CSC 7 [Hryniak]. Les suites de cette décision, « propice à la proportionnalité et à l’accès équitable à un règlement abordable, expéditif et juste des demandes » (Hryniak, au paragraphe 5) augurent certainement bien pour l’intérêt de la justice.

[49]           Une décision dans l’action Finances permettra de régler toutes les questions en litige ou de les restreindre de façon marquée. Même si elle ne permettait de résoudre que certaines des questions en litige, une suspension des procédures permettra de réaliser des économies, puisque les parties n’auront pas à consacrer du temps et de l’argent à l’examen des questions réglées. Je remarque que Blacklock n’a présenté aucune jurisprudence affirmant que le protonotaire ou le juge responsable de la gestion de l’instance, lorsqu’il se penche sur l’intérêt de la justice au moment d’accorder ou non une suspension, ne peut pas voir la réduction du nombre de questions en litige entre les parties comme une considération pertinente.

[50]           Troisièmement, j’ai aussi conclu que la mention du risque de décisions incohérentes ne reflétait pas l’utilisation d’un principe erroné ou une mauvaise appréciation des faits par la protonotaire Tabib. Je suis d’avis qu’elle avait le droit de tenir compte du risque de décisions contradictoires en vertu de son large pouvoir discrétionnaire à titre de juge chargée de la gestion de l’instance. La possibilité de jugements contradictoires est très réelle ici, puisque les dix actions intentées par Blacklock ont trait à un modèle similaire de comportement, soulèvent les mêmes questions de base et s’appuient sur des éléments de preuve et des faits connexes.

[51]           Je reconnais que la doctrine de courtoisie judiciaire ne s’applique qu’aux questions de droit et ne s’applique nullement aux conclusions de fait lorsqu’il existe une matrice factuelle ou un fondement probatoire différent entre les deux décisions (Apotex Inc. c. Allergan Inc., 2012 CAF 308 [Allergan], aux paragraphes 43 à 46; Eclectic Edge Inc c. Gildan Apparel (Canada) LP, 2015 CF 1332, aux paragraphes 29 à 32). D’ailleurs, « la doctrine de la courtoisie judiciaire vise à ce que la même question de droit ne soit pas tranchée différemment par les membres du même tribunal; il s’agit de promouvoir la certitude du droit » (Allergan, au paragraphe 43).

[52]           Il n’était cependant pas manifestement erroné pour la protonotaire Tabib de considérer ce risque dans le contexte de l’exercice de son pouvoir discrétionnaire et de son évaluation de l’intérêt de la justice dans l’octroi d’une suspension. La question n’est pas de savoir si la doctrine de la courtoisie judiciaire pouvait ultimement être invoquée dans la détermination des différentes actions. Il ne s’agit pas non plus de savoir si la doctrine amènera une action à être liée ou non par une autre décision. La question est de savoir si le risque de produire des jugements incohérents peut compter au nombre des facteurs examinés pour évaluer s’il est dans l’intérêt de la justice d’accorder ou de refuser la suspension. Je ne vois aucune raison de conclure que le fait de considérer cet élément était manifestement erroné. D’ailleurs, Blacklock n’a présenté aucun élément faisant autorité à l’appui de sa proposition que le risque de décisions contradictoires ne pouvait être retenu comme considération légalement valide pour déterminer s’il est dans l’intérêt de la justice d’accorder une suspension de procédures, aux termes de l’alinéa 50(1)b) de la Loi sur les Cours fédérales.

[53]           Sans égard à l’application de la doctrine de la courtoisie judiciaire, la possibilité de jugements contradictoires est une considération reconnue dans la jurisprudence, comme c’est le cas du « risque d’aboutir à des conclusions incohérentes » mentionné au paragraphe 20 de Cold Lake. En outre, de telles considérations sont cohérentes avec les objectifs de la gestion d’instance et le vaste pouvoir discrétionnaire accordé en vertu de l’alinéa 50(1)b) de la Loi sur les Cours fédérales. Si l’une ou l’autre des neuf actions est instruite en procès, elle bénéficiera des principes de droit qui auront été tranchés dans l’action Finances, particulièrement en ce qui concerne les nouvelles questions de droit comme l’abus du droit d’auteur, l’application de la doctrine de l’utilisation équitable aux rapports internes au sein du gouvernement et la répartition des dommages.

[54]           Je souligne que les défendeurs ont soulevé plusieurs questions de droit communes aux dix actions. Les défendeurs utilisent la doctrine de l’abus du droit d’auteur comme base pour justifier leur thèse selon laquelle les actions de Blacklock dans un contexte donné relèvent de la « pêche à la traîne » du droit d’auteur. Même si la question de savoir s’il y a eu abus du droit d’auteur sera ultimement tranchée sur les faits présentés dans chaque dossier précis, il n’en demeure pas moins que des questions de droit communes sont soulevées. De la même façon, si les dommages, la valeur de la licence de Blacklock pour son produit et la défense de l’utilisation équitable sont autant de questions pour lesquelles l’évaluation factuelle de la preuve présentée jouera un rôle, elles soulèvent des questions de droit sous-jacentes comparables qui peuvent être tranchées et qui pourraient être restreintes dans l’action Finances.

[55]           Il est vrai que les décisions d’une cour de même rang, bien qu’elles constituent des sources convaincantes, n’ont pas force jurisprudentielle contraignante et que la Cour n’est pas tenue de s’y conformer (Allergan, au paragraphe 46). Cela ne veut toutefois pas dire que le risque de jugements incohérents n’était pas un élément valide que la protonotaire Tabib pouvait considérer dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire et son évaluation de l’« intérêt de la justice » avant d’accorder une suspension des neuf actions. De toute évidence, les critères de White n’excluent pas de tenir compte de cet élément, même s’ils n’en font pas expressément mention.

[56]           Quatrièmement, sur la question du préjudice subi par Blacklock, je conclus encore une fois que la protonotaire Tabib n’a appliqué aucun principe erroné et qu’aucune mauvaise appréciation des faits n’a eu lieu. Il n’y a aucune preuve de préjudice envers Blacklock. La suspension ne limite pas l’accès de Blacklock aux tribunaux et ne l’empêche pas de poursuivre les neuf actions. Les ordonnances ne font que reporter les étapes subséquentes en attendant la décision dans l’action Finances. Il n’existe non plus aucune preuve que l’une ou l’autre des neuf actions puisse être tranchée avant l’action Finances, puisque celle-ci est la plus avancée, une situation similaire à celle qui prévalait dans MMAR (au paragraphe 25).

[57]           De plus, je conviens avec les défendeurs que les arguments de Blacklock selon lesquels la valeur de son contenu médiatique continuera de s’éroder s’il n’y a pas de décision judiciaire dans ces actions et que les violations sous-jacentes persistent sont sans mérite : les actions de Blacklock et les allégations de violation portent sur des violations alléguées ponctuelles et passées remontant à 2013 et 2014. Rien n’indique que la suspension des neuf actions pourrait faire diminuer la valeur du contenu de Blacklock ou avoir une incidence sur l’ampleur de tous dommages subis dans le passé.

[58]           Encore une fois, cette absence de préjudice pour Blacklock constituait une considération valide retenue par la protonotaire Tabib à l’appui de sa conclusion selon laquelle la suspension des neuf actions était dans l’intérêt de la justice. En fait, ce point a été amplifié puisque l’action Finances sera instruite en procès en septembre 2016 plutôt qu’en juin 2017.

[59]           Cinquièmement, le préjudice pour les défendeurs est réel et je suis convaincu que la protonotaire Tabib n’a pas erré en considérant cet élément dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire. Les critères de White prévoient que [traduction] « le préjudice doit dépasser les simples inconvénients et frais additionnels ». En supposant que les critères de White s’appliquent en l’espèce, je ne suis pas convaincu que les ordonnances étaient manifestement erronées sur ce point, puisque le préjudice allégué et démontré par les défendeurs va au-delà des simples frais additionnels.

[60]           En l’espèce, le préjudice ne tient pas seulement aux frais additionnels encourus par les défendeurs, mais à la disproportion entre les montants réclamés par Blacklock et les ressources requises pour défendre des actions multiples soulevant des questions similaires. Il y a une différence entre les frais additionnels afférents à une procédure et cette disproportion. Ici encore, je ne peux conclure que la protonotaire Tabib a appliqué un principe erroné ou mal apprécié les faits en s’appuyant sur cet élément.

[61]           Blacklock accorde une grande importance au caractère extraordinaire de la suspension de procédure et souligne, en s’appuyant sur les critères de White, que [traduction] « le pouvoir d’accorder une suspension doit être utilisé avec modération et uniquement dans les cas les plus évidents ». Cependant, avant même d’en arriver aux éléments constituant les critères de White, je note que le principe général régissant les appels de Blacklock est que la Cour ne devrait intervenir dans les décisions discrétionnaires des protonotaires dans le contexte de la gestion de l’instance que dans les cas les plus évidents de mauvais usage d’un pouvoir discrétionnaire (J2 Global, au paragraphe 16). Ce n’est pas le cas en l’espèce.

[62]           Je note également que le principe des [traduction] « cas les plus évidents » énoncé dans les critères de White n’a pas été repris dans MMAR ni dans Cold Lake. Dans la décision MMAR, le juge Phelan affirme plutôt que [traduction] « chaque suspension est jugée selon les faits en l’espèce » (MMAR, au paragraphe 19). D’ailleurs, lorsqu’on lui a posé la question à l’audience, l’avocat de Blacklock a confirmé ne pouvoir citer aucun précédent dans lequel une suspension de procédures accordée par un protonotaire ou un juge a été renversée en appel parce que cette suspension n’avait pas été accordée dans [traduction] « le cas le plus évident ».

[63]           Enfin, en ce qui concerne le principe de préclusion liée à une question en litige, je ne conviens pas avec Blacklock que la protonotaire Tabib a fait des conjectures sur ce point. Les termes exacts utilisés par la protonotaire Tabib dans ses ordonnances sont les suivants : [traduction] « à tout le moins dans les dossiers où le procureur général est un défendeur, les principes de préclusion liée à une question en litige sont susceptibles de s’appliquer à plusieurs des questions en litige entre les parties ». Cet énoncé indique clairement que le principe de préclusion pourrait contribuer à simplifier les dossiers dans lesquels le PGC est un défendeur, mais ne suggèrent pas ni ne laissent entendre que cette doctrine pourrait s’appliquer aux autres défendeurs.

IV.             Conclusion

[64]           Dans ces appels, ce ne sont pas les mérites des actions intentées par Blacklock qui sont en cause; il s’agit plutôt de savoir si les ordonnances de la protonotaire Tabib suspendant les neuf actions comportaient des éléments manifestement erronés. Pour les motifs précités, les appels interjetés par Blacklock contre les ordonnances de la protonotaire Tabib sont rejetés, puisque j’ai conclu qu’aucun élément de ses décisions n’est fondé sur un principe erroné ou une mauvaise appréciation des faits constituant un exercice manifestement erroné de son pouvoir discrétionnaire. Cette conclusion est suffisante pour rejeter les requêtes de Blacklock.

[65]           Lors de l’audience, les défendeurs ont demandé la permission de présenter des observations sur les dépens, et la décision de la Cour en tiendra compte.


JUGEMENT

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

1.      Les requêtes en appel des ordonnances rendues le 3 mars 2016 par la protonotaire Tabib sont rejetées et les ordonnances sont maintenues.

2.      Les parties sont invitées à déposer des observations écrites d’au plus cinq pages sur les dépens dans les sept jours suivant la date du présent jugement.

« Denis Gascon »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-2090-14

INTITULÉ :

1395804 ONTARIO LTD., FAISANT AFFAIRE SOUS LE NOM DE BLACKLOCK’S REPORTER c. LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

ET DOSSIER :

T-1862-15

INTITULÉ :

1395804 ONTARIO LTD., FAISANT AFFAIRE SOUS LE NOM DE BLACKLOCK’S REPORTER c. PARCS CANADA

ET DOSSIER :

T-1726-15

INTITULÉ :

1395804 ONTARIO LTD., FAISANT AFFAIRE SOUS LE NOM DE BLACKLOCK’S REPORTER c. LA BIBLIOTHÈQUE DU PARLEMENT

ET DOSSIER :

T-1234-15

INTITULÉ :

1395804 ONTARIO LTD., FAISANT AFFAIRE SOUS LE NOM DE BLACKLOCK’S REPORTER c. LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

ET DOSSIER :

T-1085-15

INTITULÉ :

1395804 ONTARIO LTD., FAISANT AFFAIRE SOUS LE NOM DE BLACKLOCK’S REPORTER c. LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

ET DOSSIER :

T-897-15

INTITULÉ :

1395804 ONTARIO LTD., FAISANT AFFAIRE SOUS LE NOM DE BLACKLOCK’S REPORTER c. L’OFFICE DES TRANSPORTS DU CANADA

ET DOSSIER :

T-745-15

INTITULÉ :

1395804 ONTARIO LTD., FAISANT AFFAIRE SOUS LE NOM DE BLACKLOCK’S REPORTER c. LA BANQUE DU CANADA

ET DOSSIER :

T-477-15

INTITULÉ :

1395804 ONTARIO LTD., FAISANT AFFAIRE SOUS LE NOM DE BLACKLOCK’S REPORTER c. L’AGENCE CANADIENNE D’INSPECTION DES ALIMENTS

ET DOSSIER :

T-269-15

INTITULÉ :

1395804 ONTARIO LTD., FAISANT AFFAIRE SOUS LE NOM DE BLACKLOCK’S REPORTER c. LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

DATE DE l’AUDIENCE :

Le 6 juin 2016

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GASCON

DATE DES MOTIFS :

Le 27 juin 2016

COMPARUTIONS :

Yavar Hameed

Pour la demanderesse

Alexandre Kaufman

Sarah Sherhols

Pour le défendeur

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

Ariel Thomas

Pour la défenderesse

BIBLIOTHÈQUE DU PARLEMENT

Allan Matte

Pour le défendeur

OFFICE DES TRANSPORTS DU CANADA

Larry Elliot

Andrea Pitts

Pour la défenderesse

BANQUE DU CANADA

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Hameed Law

Avocats

Ottawa (Ontario)

Pour la demanderesse

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

Pour le défendeur

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

Fasken Martineau

Avocats

Ottawa (Ontario)

Pour la défenderesse

BIBLIOTHÈQUE DU PARLEMENT

L’Office des transports du Canada

Gatineau (Québec)

Pour le défendeur

OFFICE DES TRANSPORTS DU CANADA

Borden Ladner Gervais

Avocats

Ottawa (Ontario)

Pour la défenderesse

BANQUE DU CANADA

 

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