Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20160803


Dossier : T-232-16

Référence : 2016 CF 896

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 3 août 2016

En présence de monsieur le juge Russell

ENTRE :

NISREEN AHAMED MOHAMED NILAM

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   INTRODUCTION

[1]               Le demandeur souhaite qu’une ordonnance de mandamus soit rendue pour contraindre l’agent de la citoyenneté responsable à poursuivre le traitement de sa demande sans tenir compte de la procédure relative à la demande de constat de perte d’asile en cours.

II.                CONTEXTE

[2]               Le demandeur est citoyen du Sri Lanka. Il a obtenu l’asile au Canada en 2009 parce qu’il craignait d’être persécuté par les Tigres de libération de l’Eelam tamoul. Il est devenu résident permanent du Canada en janvier 2011 et réside actuellement à Vancouver, en Colombie-Britannique.

[3]               Après avoir obtenu son statut de résident permanent du Canada, le demandeur est retourné au Sri Lanka pour y faire de longs séjours entre août 2011 et mai 2013. Le demandeur a renouvelé son passeport sri-lankais et a fait deux longs séjours au Sri Lanka pour rendre visite à sa famille et se marier.

[4]               Le demandeur fait actuellement l’objet d’une procédure relative à une demande de constat de perte d’asile, en vertu de l’alinéa 108(1)a) et du paragraphe 108(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (LIPR), dont est saisie la Section de la protection des réfugiés (SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada, pour le motif qu’il s’est de nouveau réclamé de la protection du Sri Lanka. Dans une décision datée du 27 mars 2015, la SPR a rejeté la demande de constat de perte d’asile déposée par le ministre. Le ministre a déposé une demande de contrôle judiciaire de cette décision.

[5]               Le 8 octobre 2015, la juge Mactavish de notre Cour a accueilli la demande de contrôle judiciaire du ministre et a déterminé que la conclusion de la SPR selon laquelle le demandeur n’était pas retourné volontairement au Sri Lanka et n’avait pas l’intention de se réclamer de nouveau de la protection de ce pays était déraisonnable : Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Nilam, 2015 CF 1154, aux paragraphes 13 à 19. La Cour a ordonné que l’affaire soit renvoyée à la SPR aux fins de réexamen, mais aucune date n’a été fixée pour une nouvelle audience.

[6]               Le 11 avril 2015, le demandeur a déposé une demande de citoyenneté canadienne. Le 15 juillet 2015, le demandeur a été convoqué à une entrevue afin de passer un test de connaissances et de faire vérifier ses pièces d’identité à l’appui de sa demande. Le 30 juillet 2015, le demandeur a passé son examen pour la citoyenneté et a présenté des documents aux fins d’examen. Il a réussi son examen pour la citoyenneté, a satisfait aux exigences linguistiques et a confirmé qu’il avait été présent au Canada pendant 1 130 jours sur les 1 460 jours précédant la date de présentation de sa demande.

[7]               Le 7 décembre 2015, l’avocat du demandeur a écrit à Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada pour obtenir une mise à jour sur la demande de citoyenneté du demandeur.

[8]               Le 4 janvier 2016, dans une lettre envoyée par un agent de la citoyenneté, le demandeur a été informé que le 4 août 2015, la procédure relative à l’examen de sa demande de citoyenneté avait été suspendue, en vertu de l’article 13.1 de la Loi sur la citoyenneté, L.R.C, 1985, ch. C-29 (Loi sur la citoyenneté), en raison de l’audience relative au réexamen par la SPR de la demande de constat de perte d’asile prévu par suite de la décision rendue par la Cour fédérale.

III.             QUESTION EN LITIGE

[9]               La seule question à trancher consiste à déterminer si le demandeur a respecté les conditions nécessaires pour obtenir une ordonnance de mandamus.

IV.             DISPOSITIONS LÉGISLATIVES

[10]           Les dispositions suivantes de la Loi sur la citoyenneté s’appliquent en l’espèce :

Attribution de la citoyenneté

Grant of citizenship

5 (1) Le ministre attribue la citoyenneté à toute personne qui, à la fois :

5 (1) The Minister shall grant citizenship to any person who

a) en fait la demande;

(a) makes application for citizenship;

b) est âgée d’au moins dix-huit ans;

(b) is eighteen years of age or over;

c) est un résident permanent au sens du paragraphe 2(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, a, sous réserve des règlements, satisfait à toute condition rattachée à son statut de résident permanent en vertu de cette loi et, après être devenue résident permanent :

(c) is a permanent resident within the meaning of subsection 2(1) of the Immigration and Refugee Protection Act, has, subject to the regulations, no unfulfilled conditions under that Act relating to his or her status as a permanent resident and has, since becoming a permanent resident,

(i) a été effectivement présent au Canada pendant au moins mille quatre cent soixante jours au cours des six ans qui ont précédé la date de sa demande,

(i) been physically present in Canada for at least 1,460 days during the six years immediately before the date of his or her application,

(ii) a été effectivement présent au Canada pendant au moins cent quatre-vingt trois jours par année civile au cours de quatre des années complètement ou partiellement comprises dans les six ans qui ont précédé la date de sa demande,

(ii) been physically present in Canada for at least 183 days during each of four calendar years that are fully or partially within the six years immediately before the date of his or her application, and

(iii) a rempli toute exigence applicable prévue par la Loi de l’impôt sur le revenu de présenter une déclaration de revenu pour quatre des années d’imposition complètement ou partiellement comprises dans les six ans qui ont précédé la date de sa demande;

(iii) met any applicable requirement under the Income Tax Act to file a return of income in respect of four taxation years that are fully or partially within the six years immediately before the date of his or her application;

c.1) a l’intention, si elle obtient la citoyenneté, selon le cas :

(c.1) intends, if granted citizenship,

(i) de continuer à résider au Canada,

(i) to continue to reside in Canada,

(ii) d’occuper ou de continuer à occuper un emploi à l’étranger, sans avoir été engagée sur place, au service des Forces armées canadiennes ou de l’administration publique fédérale ou de celle d’une province, son père ou sa mère — qui est citoyen ou résident permanent — et est, sans avoir été engagée sur place, au service, à l’étranger, des Forces armées canadiennes ou de l’administration publique fédérale ou de celle d’une province;

(ii) to enter into, or continue in, employment outside Canada in or with the Canadian Armed Forces, the federal public administration or the public service of a province, otherwise than as a locally engaged person, or

d) si elle a moins de 65 ans à la date de sa demande, a une connaissance suffisante de l’une des langues officielles du Canada;

(d) if under 65 years of age at the date of his or her application, has an adequate knowledge of one of the official languages of Canada;

e) si elle a moins de 65 ans à la date de sa demande, démontre dans l’une des langues officielles du Canada qu’elle a une connaissance suffisante du Canada et des responsabilités et avantages conférés par la citoyenneté;

(e) if under 65 years of age at the date of his or her application, demonstrates in one of the official languages of Canada that he or she has an adequate knowledge of Canada and of the responsibilities and privileges of citizenship; and

f) n’est pas sous le coup d’une mesure de renvoi et n’est pas visée par une déclaration du gouverneur en conseil faite en application de l’article 20.

(f) is not under a removal order and is not the subject of a declaration by the Governor in Council made pursuant to section 20.

Suspension de la procédure d’examen

Suspension of processing

13.1 Le ministre peut suspendre, pendant la période nécessaire, la procédure d’examen d’une demande :

13.1 The Minister may suspend the processing of an application for as long as is necessary to receive

a) dans l’attente de renseignements ou d’éléments de preuve ou des résultats d’une enquête, afin d’établir si le demandeur remplit, à l’égard de la demande, les conditions prévues sous le régime de la présente loi, si celui-ci devrait faire l’objet d’une enquête dans le cadre de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés ou d’une mesure de renvoi au titre de cette loi, ou si les articles 20 ou 22 s’appliquent à l’égard de celui-ci;

(a) any information or evidence or the results of any investigation or inquiry for the purpose of ascertaining whether the applicant meets the requirements under this Act relating to the application, whether the applicant should be the subject of an admissibility hearing or a removal order under the Immigration and Refugee Protection Act or whether section 20 or 22 applies with respect to the applicant; and

b) dans le cas d’un demandeur qui est un résident permanent qui a fait l’objet d’une enquête dans le cadre de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, dans l’attente de la décision sur la question de savoir si une mesure de renvoi devrait être prise contre celui-ci.

(b) in the case of an applicant who is a permanent resident and who is the subject of an admissibility hearing under the Immigration and Refugee Protection Act, the determination as to whether a removal order is to be made against the applicant.

[11]           Les dispositions suivantes de la LIPR s’appliquent en l’espèce :

Perte de l’asile — étranger

Cessation of refugee protection — foreign national

40.1 (1) La décision prise, en dernier ressort, au titre du paragraphe 108(2) entraînant la perte de l’asile d’un étranger emporte son interdiction de territoire.

40.1 (1) A foreign national is inadmissible on a final determination under subsection 108(2) that their refugee protection has ceased.

(2) La décision prise, en dernier ressort, au titre du paragraphe 108(2) entrainant, sur constat des fait mentionnes à l’un des alinéas 108(1)(a) à (d), la perte d l’asile d’un résident permanent emporte son interdiction de territoire.

(2) A permanent resident is inadmissible on a final determination that their refugee protection has ceased for any of the reasons described in paragraphs 108(1)(a) to (d)

Résident permanent

Permanent resident

46 (1) Emportent perte du statut de résident permanent les faits suivants :

46 (1) A person loses permanent resident status

c.1) la décision prise, en dernier ressort, au titre du paragraphe 108(2) entraînant, sur constat des faits mentionnés à l’un des alinéas 108(1)a) à d), la perte de l’asile;

(c.1) on a final determination under subsection 108(2) that their refugee protection has ceased for any of the reasons described in paragraphs 108(1)(a) to (d);

Rejet

Rejection

108 (1) Est rejetée la demande d’asile et le demandeur n’a pas qualité de réfugié ou de personne à protéger dans tel des cas suivants :

108 (1) A claim for refugee protection shall be rejected, and a person is not a Convention refugee or a person in need of protection, in any of the following circumstances:

a) il se réclame de nouveau et volontairement de la protection du pays dont il a la nationalité;

(a) the person has voluntarily reavailed themself of the protection of their country of nationality;

b) il recouvre volontairement sa nationalité;

(b) the person has voluntarily reacquired their nationality;

c) il acquiert une nouvelle nationalité et jouit de la protection du pays de sa nouvelle nationalité;

(c) the person has acquired a new nationality and enjoys the protection of the country of that new nationality;

d) il retourne volontairement s’établir dans le pays qu’il a quitté ou hors duquel il est demeuré et en raison duquel il a demandé l’asile au Canada;

(d) the person has voluntarily become re-established in the country that the person left or remained outside of and in respect of which the person claimed refugee protection in Canada; or

e) les raisons qui lui ont fait demander l’asile n’existent plus.

(e) the reasons for which the person sought refugee protection have ceased to exist.

Perte de l’asile

Cessation of refugee protection

(2) L’asile visé au paragraphe 95(1) est perdu, à la demande du ministre, sur constat par la Section de protection des réfugiés, de tels des faits mentionnés au paragraphe (1).

(2) On application by the Minister, the Refugee Protection Division may determine that refugee protection referred to in subsection 95(1) has ceased for any of the reasons described in subsection (1).

Effet de la décision

Effect of decision

(3) Le constat est assimilé au rejet de la demande d’asile.

(3) If the application is allowed, the claim of the person is deemed to be rejected.

V.                ARGUMENTS

A.                Demandeur

[12]           Le demandeur affirme que puisqu’il satisfait à toutes les conditions relatives à l’obtention de la citoyenneté canadienne, il a le droit d’être citoyen canadien.

[13]           Les critères qui doivent être respectés pour qu’une ordonnance de mandamus soit rendue ont été établis dans la décision Dragan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 211, au paragraphe 39 [Dragan] :

(1) Il doit exister une obligation légale d’agir à caractère public.

(2) L’obligation doit exister envers le requérant.

(3) Il existe un droit clair d’obtenir l’exécution de cette obligation, notamment :

a) le requérant a rempli toutes les conditions préalables donnant naissance à cette obligation;

b) il y a eu (i) une demande d’exécution de l’obligation, (ii) un délai raisonnable a été accordé pour permettre de donner suite à la demande à moins que celle-ci n’ait été rejetée sur-le-champ et (iii) il y a eu refus ultérieur, express ou implicite, par exemple un délai déraisonnable.

(4) Le requérant n’a aucun autre recours.

(5) L’ordonnance sollicitée aura une incidence sur le plan pratique.

(6) Dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, le tribunal estime que, en vertu de l’équité, rien n’empêche d’obtenir le redressement demandé.

(7) Compte tenu de la « balance des inconvénients «, une ordonnance de mandamus devrait être rendue.

[14]           Le libellé de l’article 5 de la Loi sur la citoyenneté, qui doit être respecté, exige que la citoyenneté soit accordée à tout demandeur satisfaisant à toutes les exigences nécessaires. Par conséquent, il existe une obligation d’agir envers le demandeur, et la suspension de la procédure n’est pas autorisée. Le demandeur soutient que les deux premiers critères pour qu’une ordonnance de mandamus soit rendue (1 et 2) ont donc été respectés.

[15]           Le demandeur fait remarquer que dans la décision Godinez Ovalle c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 935 [Godinez Ovalle], que j’ai rendue récemment, j’ai déclaré ce qui suit :

[64]      [...] L’objet de la suspension en l’espèce est de permettre à l’ASFC de mener une procédure de perte de statut qui pourrait faire perdre son statut au demandeur à un moment donné. Je ne crois pas que l’article 17 de l’ancienne loi ou l’article 13.1 de la présente loi permette une suspension pour ce motif [...] Le ministre a suspendu le traitement de la demande pour donner à l’ASFC le temps de priver éventuellement le demandeur de son statut de résident permanent de sorte qu’il ne soit plus admissible à la citoyenneté. J’estime que c’est là un usage déplacé et abusif de l’article 13.1.

[65]      Je dis cela parce que l’article 13.1 énonce clairement les circonstances où cette disposition peut servir à suspendre le traitement d’une demande sous réserve de ce qui pourrait se produire ultérieurement. Il y est question de problèmes d’admissibilité et de sécurité. Une procédure fondée sur le fait de se réclamer de nouveau de la protection du pays d’origine et une procédure de perte de statut fondée sur ce même fait ne relèvent pas de l’admissibilité ou de la sécurité. Même si l’on peut dire qu’une procédure devant la SPR est une enquête, il ne s’agit pas de déterminer si le demandeur remplit les exigences de la Loi, mais de savoir s’il faut priver le demandeur d’une qualification et d’une condition (la résidence permanente) dont CIC sait parfaitement que celui‑ci la remplit puisque c’est le ministère qui l’a reconnue et confirmée.

[16]           Le demandeur déclare également que le troisième critère pour qu’une ordonnance de mandamus [3a) et 3b)] soit rendue a lui aussi été respecté en l’espèce. Il affirme qu’il a satisfait à toutes les exigences relatives à l’obtention de la citoyenneté (notamment en ce qui concerne l’âge, le statut de résident permanent et la connaissance d’une langue officielle). La remise à plus tard du traitement de sa demande n’est pas nécessaire, est déraisonnable et est prévue à des fins illégitimes. Le défendeur n’a indiqué au demandeur l’état de sa demande qu’après que l’avocat de ce dernier a demandé des précisions au sujet des autres exigences à satisfaire ou de la date de la cérémonie relative au serment de citoyenneté.

B.                 Défendeur

[17]           Le défendeur affirme que le demandeur n’a pas démontré qu’une ordonnance de mandamus est justifiée en l’espèce. Le demandeur n’a pas démontré qu’il existe une obligation publique d’agir, qu’il y a un retard déraisonnable ni que la prépondérance des inconvénients est en sa faveur : Apotex Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 CF 742 (CA); conf. par [1994] 3 RCS 1100.

[18]           La Cour a reconnu que le statut de résident permanent d’un demandeur devrait être réglé définitivement, notamment par la SPR dans le cadre d’une procédure relative à une demande de constat de perte d’asile, avant qu’une décision soit rendue à l’égard de sa demande de citoyenneté : Jaber c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1185, au paragraphe 32; Tapie c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 1048, aux paragraphes 9 à 12; Seyoboka c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1290, au paragraphe 10.

[19]           Le défendeur soutient que pour qu’une ordonnance de mandamus soit rendue, un demandeur doit démontrer que les agents ont fait preuve d’indifférence, ont été lents ou n’ont autrement pas traité la question de façon raisonnable : Tumarkin c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 915, aux paragraphes 17 et 18. Or, depuis qu’elle a été reçue, la demande de citoyenneté du demandeur a fait l’objet d’une décision, notamment en ce qui concerne la suspension actuelle. Le défendeur mentionne qu’il se pourrait très bien que la SPR rejette la demande de constat de perte de l’asile et que la demande de citoyenneté soit finalement approuvée, mais que d’ici à ce qu’une décision soit rendue, le ministre est autorisé à suspendre le traitement de la demande.

[20]           Le demandeur a admis en toute franchise qu’il présente une demande de citoyenneté afin de retarder une décision de la SPR qui pourrait lui faire perdre la protection conférée par l’asile et son statut de résident permanent du Canada. Le défendeur affirme qu’une ordonnance de mandamus ne permettrait que de faire durer une course inopportune entre la procédure menée par le ministre et celle entreprise par le demandeur.

[21]           Le défendeur conteste particulièrement le fait que le demandeur se fonde sur la décision Godinez Ovalle, précitée. Il mentionne que dans cette affaire, le traitement de la demande de citoyenneté du demandeur avait été suspendu pendant quatre mois avant l’entrée en vigueur de l’article 13.1 de la Loi sur la citoyenneté. Par contre, en l’espèce, l’article était déjà en vigueur avant que le demandeur présente sa demande de citoyenneté, et le traitement de sa demande a été suspendu dès qu’il a été déterminé que la procédure relative à une demande de constat de perte d’asile n’était pas terminée. Le défendeur affirme également que non seulement les faits en l’espèce diffèrent de ceux établis dans la décision Godinez Ovalle, mais qu’en plus cette décision était erronée en droit, puisqu’elle n’avait pas tenu compte des dispositions législatives énoncées dans la LIPR à l’égard de la perte de l’asile et de la nature conditionnelle du statut de résident permanent. De meilleurs parallèles sont établis dans la décision Valverde c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1111 [Valverde], dans laquelle le juge O’Keefe a conclu que l’article 13.1 ne s’appliquait pas lorsque le ministre avait soi-disant suspendu le traitement de la demande de citoyenneté du demandeur avant l’entrée en vigueur de l’article 13.1. Par ailleurs, le défendeur note des similitudes entre la présente affaire et la décision Khalifa c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 119, dans laquelle le juge Mosley a fait observer que le fait de présenter une demande de citoyenneté ne protège pas le demandeur d’une enquête sur son statut de réfugié.

[22]           Enfin, en ce qui concerne la prépondérance des inconvénients, le ministre soutient qu’elle favorise l’achèvement de la procédure entreprise en vertu de l’article 108 de la LIPR afin de déterminer si le demandeur a satisfait à une exigence essentielle à l’obtention de la citoyenneté canadienne. Le demandeur n’a pas démontré que le retard a causé un préjudice important. Il demeure au Canada en tant que résident permanent et est autorisé à travailler : Blencoe c. Colombie-Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44, au paragraphe 101; Vaziri c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CF 1159, au paragraphe 52. La Cour doit déterminer à laquelle des deux parties le refus ou l’octroi de l’ordonnance demandée causera le préjudice le plus important. Le défendeur affirme qu’en l’espèce, l’ordonnance porterait atteinte à l’intérêt public en interférant avec l’administration du programme de citoyenneté du Canada.

VI.             ANALYSE

A.                Article 13.1 de la Loi sur la citoyenneté

[23]           Le ministre a suspendu le traitement de la demande de citoyenneté présentée par le demandeur en s’appuyant sur l’article 13.1 de la Loi sur la citoyenneté, qui est rédigé comme suit :

13.1 Le ministre peut suspendre, pendant la période nécessaire, la procédure d’examen d’une demande :

13.1 The Minister may suspend the processing of an application for as long as is necessary to receive

a) dans l’attente de renseignements ou d’éléments de preuve ou des résultats d’une enquête, afin d’établir si le demandeur remplit, à l’égard de la demande, les conditions prévues sous le régime de la présente loi, si celui-ci devrait faire l’objet d’une enquête dans le cadre de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés ou d’une mesure de renvoi au titre de cette loi, ou si les articles 20 ou 22 s’appliquent à l’égard de celui-ci;

(a) any information or evidence or the results of any investigation or inquiry for the purpose of ascertaining whether the applicant meets the requirements under this Act relating to the application, whether the applicant should be the subject of an admissibility hearing or a removal order under the Immigration and Refugee Protection Act or whether section 20 or 22 applies with respect to the applicant; and

b) dans le cas d’un demandeur qui est un résident permanent qui a fait l’objet d’une enquête dans le cadre de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, dans l’attente de la décision sur la question de savoir si une mesure de renvoi devrait être prise contre celui-ci.

(b) in the case of an applicant who is a permanent resident and who is the subject of an admissibility hearing under the Immigration and Refugee Protection Act, the determination as to whether a removal order is to be made against the applicant.

[24]           Au cours de l’audience tenue devant moi, l’avocat du ministre a précisé que ce dernier a suspendu le traitement de la demande de citoyenneté en attendant d’obtenir des renseignements, des éléments de preuve ou les résultats d’une enquête [traduction] « afin d’établir si la demande remplit les conditions énoncées dans la présente loi à son égard ». Le ministre n’est préoccupé ni par la tenue d’une enquête, ni par la prise d’une mesure de renvoi en vertu de la LIPR, ni par la question de savoir si les articles 20 ou 22 s’appliquent à la situation du demandeur. Il ne se fonde pas non plus sur l’alinéa 13.1b).

[25]           Le ministre a agi comme il l’a fait puisqu’en raison de la procédure relative à une demande de constat de perte d’asile en cours, le demandeur pourrait ultérieurement perdre son statut de résident permanent s’il cesse d’être un réfugié, et qu’en vertu de l’article 5 de la Loi sur la citoyenneté, le statut de résident permanent est une condition préalable à la citoyenneté.

[26]           Mon examen du dossier m’amène à conclure que le demandeur a satisfait à toutes les exigences requises pour obtenir la citoyenneté, et que si ce n’était de la suspension du traitement de la demande de citoyenneté en attendant le résultat de la procédure relative à une demande de constat de perte d’asile, le demandeur aurait obtenu la citoyenneté il y a quelque temps.

[27]           Par conséquent, la principale question en litige dans la présente demande consiste à déterminer si l’article 13.1 permet au ministre de suspendre le traitement de la demande de citoyenneté du demandeur en attendant le résultat final de la procédure relative à une demande de constat de perte d’asile.

[28]           Cette question m’a déjà été présentée dans l’affaire Godinez Ovalle, précitée, dans laquelle j’ai déterminé que l’article 13.1 ne confère pas au ministre le pouvoir de suspendre le traitement d’une demande de citoyenneté dans ces circonstances :

[63]      Il est clair que la formulation de cette nouvelle disposition permet de suspendre une demande au‑delà du simple contexte de la sécurité et de l’admissibilité et, « pendant la période nécessaire », d’obtenir « [des] renseignements ou […] éléments de preuve ou […] résultats d’une enquête afin d’établir si le demandeur remplit, à l’égard de la demande, les conditions prévues sous le régime de la présente loi […] ». La question à mes yeux est de savoir si ces termes autorisent le ministre à suspendre une demande de citoyenneté pour permettre à l’ASFC de mener une procédure de perte de statut devant la SPR.

[64]      Comme le fait remarquer le demandeur, il est actuellement résident permanent et le reste aussi longtemps que ce statut ne lui est pas enlevé, ce qui pourrait ne jamais arriver. Il remplit donc les conditions prévues par la Loi au titre de son statut de résident permanent. Il n’est pas nécessaire de faire enquête pour prouver ce fait. L’objet de la suspension en l’espèce est de permettre à l’ASFC de mener une procédure de perte de statut qui pourrait faire perdre son statut au demandeur à un moment donné. Je ne crois pas que l’article 17 de l’ancienne loi ou l’article 13.1 de la présente loi permette une suspension pour ce motif. Le ministre n’a pas suspendu le traitement de la demande parce que le demandeur ne remplit pas les conditions de la résidence permanente (qui a été reconfirmée en 2011 après le dernier voyage du demandeur au Guatemala, en pleine connaissance de ses allées et venues). Le ministre a suspendu le traitement de la demande pour donner à l’ASFC le temps de priver éventuellement le demandeur de son statut de résident permanent de sorte qu’il ne soit plus admissible à la citoyenneté. J’estime que c’est là un usage déplacé et abusif de l’article 13.1.

[65]      Je dis cela parce que l’article 13.1 énonce clairement les circonstances où cette disposition peut servir à suspendre le traitement d’une demande sous réserve de ce qui pourrait se produire ultérieurement. Il y est question de problèmes d’admissibilité et de sécurité. Une procédure fondée sur le fait de se réclamer de nouveau de la protection du pays d’origine et une procédure de perte de statut fondée sur ce même fait ne relèvent pas de l’admissibilité ou de la sécurité. Même si l’on peut dire qu’une procédure devant la SPR est une enquête, il ne s’agit pas de déterminer si le demandeur remplit les exigences de la Loi, mais de savoir s’il faut priver le demandeur d’une qualification et d’une condition (la résidence permanente) dont CIC sait parfaitement que celui‑ci la remplit puisque c’est le ministère qui l’a reconnue et confirmée.

[...]

[73]      J’estime que CIC n’avait aucun pouvoir légal de faire ce qu’il a fait en l’espèce. Comme je l’ai déjà dit, je ne pense pas que l’article 17 de l’ancienne loi ou l’article 13.1 de la nouvelle loi aient un rapport avec la situation du demandeur. La raison en est qu’il remplissait manifestement toutes les conditions prévues par la Loi sur la citoyenneté lorsqu’il a passé son entrevue du 14 février 2014. Il avait obtenu l’autorisation de l’immigration le 28 mai 2013, laquelle se trouvait dans son dossier. Ni l’article 17 ni l’article 13.1 ne disent que le ministre peut ou doit suspendre une demande pour confier une enquête à l’ASFC en vue d’une procédure de perte de statut. Peut‑être que l’article 13.1 devrait le permettre, mais, à mon avis, il ne le permet pas. Et, tout comme les juges ne peuvent pas créer la loi en essayant de combler les lacunes des textes législatifs, les fonctionnaires ne peuvent pas non plus s’arroger le pouvoir de combler ces lacunes par des directives administratives. Il s’agit, à mon avis, d’une question d’une telle importance et d’une telle portée que seul le Parlement peut en décider et prévoir dans des textes législatifs ce qui est censé se produire si des questions se posent du point de vue du statut de résident lorsque quelqu’un, comme le demandeur, a obtenu ce statut en ayant intégralement communiqué ses voyages au Guatemala et que l’ASFC a entériné son statut de résident permanent et son autorisation de l’immigration. Il me semble vraiment injuste que CIC et l’ASFC prennent les mesures qu’ils ont prises sans informer le demandeur du problème. Le défendeur dit que cette procédure ne devrait pas être une course, mais c’est pourtant bien ce que CIC et l’ASFC en ont fait puisque, en n’informant pas le demandeur de la remise en question de son statut et de son admissibilité à la citoyenneté, ils se sont donné l’avance dont ils estimaient avoir besoin pour faire enquête et mener une procédure de perte de statut avant que le demandeur puisse faire quoi que ce soit (y compris faire une demande de mandamus) pour protéger ses droits. En l’occurrence, il s’agit bien d’une course, mais c’est une course où des gens comme le demandeur peuvent ne même pas savoir qu’ils y participent puisqu’ils ne sont pas informés et qu’un puissant appareil d’État s’oppose à ce qu’ils le soient. Selon moi, seul le Parlement peut régler ce problème s’il estime que c’en est un. Je tiens cependant à rappeler que le Parlement a modifié la Loi sur la citoyenneté et a adopté l’actuel article 13.1, mais qu’il n’a pas élargi les pouvoirs de suspension du ministre afin d’y ajouter les autorisations de l’immigration, de sorte que, pour l’instant du moins, je pense qu’il faut supposer que ce que la juge Mactavish a déclaré à cet égard en général dans la décision Stanizai – jugement antérieur à l’entrée en vigueur de la nouvelle Loi sur la citoyenneté – traduit les intentions actuelles du Parlement. Comme le fait remarquer le demandeur, la SPR elle‑même a estimé que la décision d’entamer une procédure de perte de statut pour invalider un statut de résident permanent après des années est contraire aux obligations du Canada aussi bien en vertu de la Convention relative au statut des réfugiés, 28 juillet 1951, 189 STNU 137, qu’en vertu de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch 27 [LIPR]. Voir Re X (7 octobre 2014), Vancouver VB4‑01572 (SPR), paragraphe 35. Par ailleurs, dans le cadre de l’examen d’une demande de perte de statut déposée devant la SPR, le juge Mosley a fait remarquer que le ministre était toujours informé des voyages des résidents permanents, ce qui donnait à penser qu’il « [avait] patiemment attendu l’arrivée des changements législatifs pour s’en prendre à des résidents permanents » (Bermudez, précité, paragraphe 28). Il se peut que le ministre ait obtenu les modifications législatives nécessaires pour s’en prendre aux résidents permanents, mais, à mon avis, il n’a pas obtenu le droit de suspendre des demandes de citoyenneté pour s’en prendre à des résidents permanents de cette manière.

[74]      Si la suspension n’est justifiée ni en vertu de l’article 17 de l’ancienne Loi sur la citoyenneté ni en vertu de l’article 13.1 de la nouvelle loi, comme on l’a vu, le ministre est lié par le paragraphe 5(1) et doit donner suite au traitement de demande du demandeur. Je rappelle que le paragraphe 11(5) du Règlement sur la citoyenneté, qui impose l’obligation de transmettre le dossier à un juge de la citoyenneté, a été abrogé. Cependant, selon moi, l’abrogation de cette disposition ne change rien à l’obligation du ministre, prévue au paragraphe 5(1), d’accorder la citoyenneté au demandeur si celui‑ci remplit toutes les conditions. En l’espèce, la demande de citoyenneté du demandeur a été suspendue à tort quatre mois avant l’entrée en vigueur de l’article 13.1, et le ministre ne semble l’avoir invoqué qu’après le dépôt de la demande de mandamus le 23 octobre 2014.

[29]           Dans l’arrêt Godinez Ovalle, le ministre n’a pas demandé qu’une question soit certifiée ni interjeté appel de ma décision. Les faits en l’espèce diffèrent de ceux qui m’ont été présentés dans l’arrêt Godinez Ovalle, mais ils n’ont pas d’incidence sur la principale question de savoir si le ministre peut s’appuyer sur l’article 13.1 pour suspendre le traitement d’une demande de citoyenneté lorsqu’une procédure relative à une demande de constat de perte d’asile est en cours.

[30]           Pour justifier la raison pour laquelle il n’a pas tenu compte de la décision Godinez Ovalle, que j’ai rendue le 30 juillet 2015, le ministre se fonde sur la décision Valverde, précitée, qu’a rendue le juge O’Keefe le 15 septembre 2015, soit un mois et demi plus tard. Le défendeur s’appuie sur le paragraphe 52 de la décision du juge O’Keefe, qui est rédigé comme suit :

[52]      Le 1er août 2014, l’article 13.1 de la Loi sur la citoyenneté est entré en vigueur, conférant expressément au ministre le pouvoir de suspendre la procédure d’examen de la demande de citoyenneté pendant la période nécessaire en attendant les résultats d’une enquête susceptible d’avoir une incidence sur l’admissibilité de la demanderesse à la citoyenneté. Toutefois, le 15 août 2013, l’article 13,1 de la Loi sur la citoyenneté n’était pas encore entré en vigueur. À cette époque, et avant cette modification, le ministre pouvait seulement mettre une demande en attente au titre des interdictions énumérées à la Loi sur la citoyenneté. En l’espèce, aucune de ces interdictions ne visait la demanderesse.

[31]           Ce passage, évidemment, ne traite pas de la question dont j’étais saisi dans l’arrêt Godinez Ovalle. Le juge O’Keefe n’avait pas à interpréter la portée de l’article 13.1, puisque celui-ci n’était pas en vigueur au moment des faits, et le juge O’Keefe avait accueilli la demande de mandamus dans la décision Valverde notamment pour le motif que « CIC [avait] mis la demande de citoyenneté de la demanderesse en attente alors qu’il n’avait aucun pouvoir légal de le faire. » (paragraphe 63). Ainsi, le juge O’Keefe n’avait pas à déterminer si l’article 13.1 conférait le pouvoir de suspendre le traitement de la demande de citoyenneté pour les mêmes motifs que ceux qui ont été utilisés pour justifier la suspension en l’espèce ou qui ont été invoqués dans la décision Godinez Ovalle. Lorsqu’au paragraphe 52 de la décision Valverde, le juge O’Keefe affirme que « [l]e 1er août 2014, l’article 13.1 de la Loi sur la citoyenneté est entré en vigueur, conférant expressément au ministre le pouvoir de suspendre la procédure d’examen de la demande de citoyenneté pendant la période nécessaire en attendant les résultats d’une enquête susceptible d’avoir une incidence sur l’admissibilité de la demanderesse à la citoyenneté [...] », il ne fait que présenter un bref résumé de ce qui est énoncé dans l’article 13.1; il ne détermine si cet article confère au ministre le pouvoir de suspendre le traitement d’une demande de citoyenneté qui serait autrement achevé en attendant le résultat d’une procédure relative à une demande de constat de perte d’asile.

[32]           En réalité, le juge O’Keefe fait spécifiquement référence à la décision Godinez Ovalle et à son inapplicabilité aux faits dont il est saisi.

[61]      Les parties ont également formulé des observations concernant la décision de monsieur le juge Russell dans Godinez Ovalle c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 935. Je suis d’avis que cette décision n’est d’aucun secours au défendeur. Dans cette affaire, un bref de mandamus avait été délivré après que le défendeur eut suspendu la procédure d’examen de la demande de citoyenneté du demandeur en vertu de l’article 13.1 de la Loi.

[62]      Si CIC avait infirmé l’attestation en matière d’immigration de la demanderesse le 15 août 2013 en attendant le résultat d’enquêtes, il n’aurait pas été satisfait aux exigences du paragraphe 11(1) du Règlement, et l’obligation du greffier de saisir un juge de la citoyenneté de la demande en vertu du paragraphe 11(5) du Règlement n’aurait donc pas été requise.

[63]      Mais ce n’est pas cela qui est arrivé. À mon avis, ce qui est arrivé, c’est que CIC a mis la demande de citoyenneté de la demanderesse en attente alors qu’il n’avait aucun pouvoir légal de le faire.

[33]           Si le juge O’Keefe avait estimé qu’il devait faire abstraction des conclusions que j’avais tirées à l’égard de l’article 13.1 dans la décision Godinez Ovalle, il aurait procédé conformément aux règles de la courtoisie judiciaire.

[34]           Par conséquent, je ne peux pas accepter que le ministre ait eu une raison ou le pouvoir de suggérer que la position de la Cour n’était pas claire quant à savoir si l’article 13.1 pouvait être invoqué dans ces circonstances. Le ministre avait refusé d’interjeter appel de la décision Godinez Ovalle, puis avait cherché une façon d’en faire abstraction.

[35]           Cela étant, je ne vois aucune raison de modifier en l’espèce les motifs que j’ai invoqués dans la décision Godinez Ovalle en ce qui concerne l’interprétation de l’article 13.1. À mon avis, cet article ne confère pas au ministre le pouvoir légal de suspendre le traitement d’une demande de citoyenneté en attendant le résultat final d’une procédure relative à une demande de constat de perte d’asile. Le ministre affirme qu’il se retrouve dans une situation fâcheuse lorsqu’il s’agit de coordonner le traitement d’une demande de citoyenneté avec une procédure relative à une demande de constat de perte d’asile. Toutefois, comme je l’ai souligné dans la décision Godinez Ovalle, la solution évidente à ce problème consiste à interjeter appel et à demander conseil à la Cour d’appel fédérale, ou à demander que la loi soit modifiée afin que le ministre puisse agir comme il l’estime nécessaire dans de telles circonstances. Le fait de simplement faire abstraction de la décision de la Cour et de procéder comme si la décision Godinez Ovalle n’existait pas est contraire à la loi et nuit à la mise en place d’un système juste et efficace. Or, il semblerait que le ministre a adopté cette façon de penser, puisqu’il demande maintenant, dans le cadre de la présente demande, que la question en litige soit présentée à la Cour d’appel fédérale par l’intermédiaire d’une question certifiée.

B.                 Mandamus

[36]           Les critères qui doivent être respectés pour qu’une ordonnance de mandamus soit rendue ne sont pas contestés en l’espèce. Au paragraphe 39 de la décision Dragan, précitée, le juge Kelen a répété les sept conditions établies par la Cour d’appel fédérale qui doivent être respectées pour qu’un bref de mandamus soit délivré :

(1) Il doit exister une obligation légale d’agir à caractère public.

(2) L’obligation doit exister envers le requérant.

(3) Il existe un droit clair d’obtenir l’exécution de cette obligation, notamment :

a) le requérant a rempli toutes les conditions préalables donnant naissance à cette obligation;

b) il y a eu (i) une demande d’exécution de l’obligation, (ii) un délai raisonnable a été accordé pour permettre de donner suite à la demande à moins que celle-ci n’ait été rejetée sur-le-champ et (iii) il y a eu refus ultérieur, express ou implicite, par exemple un délai déraisonnable.

(4) Le requérant n’a aucun autre recours.

(5) L’ordonnance sollicitée aura une incidence sur le plan pratique.

(6) Dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, le tribunal estime que, en vertu de l’équité, rien n’empêche d’obtenir le redressement demandé.

(7) Compte tenu de la « balance des inconvénients «, une ordonnance de mandamus devrait être rendue.

[37]           En ce qui concerne le dossier dont je suis saisi, j’estime que le demandeur a respecté tous ces critères.

[38]           Le demandeur a satisfait à toutes les exigences requises pour obtenir la citoyenneté. À l’exception de la perte du statut de résident permanent qui pourrait découler de la procédure relative à une demande de constat de perte d’asile, le défendeur ne conteste pas ce fait. Cependant, il demande que toute ordonnance rendue permette une certaine souplesse, aux fins de mise à jour du dossier du demandeur, au besoin.

[39]           En vertu du paragraphe 5(1) de la Loi sur la citoyenneté, le ministère a une obligation publique d’accorder la citoyenneté à un demandeur qui satisfait aux exigences, et ce dernier a un droit clair d’obtenir l’exécution de cette obligation.

[40]           L’avocat du demandeur a demandé que le traitement de la demande soit achevé, tandis que dans une lettre datée du 4 janvier 2016, le défendeur a refusé de traiter la demande.

[41]           Le requérant n’a aucun autre recours, et l’ordonnance aura manifestement une valeur et un effet concrets sur lui.

[42]           Aucun empêchement équitable au recours n’a été soulevé et je n’en cerne aucun dans le dossier.

[43]           La prépondérance des inconvénients favorise le demandeur. Le défendeur n’a pas le pouvoir juridique de suspendre le traitement de la demande et, si ce n’était de cette suspension et du refus de traiter la demande, le demandeur serait vraisemblablement un citoyen canadien maintenant.

C.                 Questions à certifier

[44]           Le défendeur a proposé la question à certifier suivante :

Le ministre peut-il suspendre le traitement d’une demande de citoyenneté, conformément au pouvoir qui lui est conféré par l’article 13.1 de la Loi sur la citoyenneté, en attendant les résultats d’une procédure relative à une demande de constat de perte d’asile à l’égard du demandeur, en vertu du paragraphe 108(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés?

[45]           Le demandeur accepte la question, mais suggère certaines modifications aux fins de précision :

L’article 13.1 de la Loi sur la citoyenneté confère-t-il au ministre de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté le pouvoir de suspendre pendant la période nécessaire le traitement d’une demande de citoyenneté, en vertu du paragraphe 5(1) de la Loi sur la citoyenneté, en attendant d’obtenir des renseignements, des éléments de preuve ou les résultats d’une enquête visant à déterminer si un résident permanent devrait faire l’objet d’une procédure relative à une demande de constat de perte d’asile, en vertu du paragraphe 108(2) de la LIPR ou, si le ministre a déjà entrepris une telle procédure, les résultats de celle-ci, lorsque la personne a autrement déjà satisfait à toutes les exigences nécessaires pour obtenir la citoyenneté?

[46]           Je note qu’une question similaire a été proposée par le ministre devant le juge Bell dans l’affaire Tayeb Ali c. Canada (Citoyenneté et Immigration), T-1799-15, qui a été entendue le 2 juin 2016; cependant, le juge Bell n’a pas encore rendu sa décision dans cette affaire.

[47]           Il semble que le défendeur estime maintenant que la présente question en litige doit être tranchée par la Cour d’appel fédérale, et le demandeur ne s’est pas fermement opposé à la position du défendeur. À la lumière de certains arguments qui ont été soulevés dans la présente demande (et qui n’avaient pas été formulés dans la décision Godinez Ovalle), je suis d’avis que l’orientation faisant autorité de la Cour d’appel fédérale est requise et que les critères relatifs à la certification sont satisfaits. Le seuil de certification d’une question consiste à déterminer s’il s’agit d’une question grave d’importance générale qui est déterminante pour l’issue de l’appel. Je crois que ce seuil est établi en l’espèce.

D.                Dépens

[48]           À mon avis, des motifs particuliers justifiant l’adjudication des dépens émanent des faits en l’espèce. Comme il est clairement indiqué dans la décision Huot c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 917, des dépens spéciaux accordés en vertu de l’article 22 des Règles des cours fédérales en matière d’immigration et de protection des réfugiés sont justifiés lorsqu’il existe une preuve de mauvaise foi ou qu’une partie a agi d’une manière qui peut être qualifiée d’inéquitable, d’oppressive ou d’inappropriée.

[49]           En l’espèce, je conclus ce qui suit :

(a)    Les fonctionnaires ministériels ont agi de mauvaise foi et d’une manière inappropriée en faisant simplement abstraction de la décision évidente rendue par la Cour dans l’affaire Godinez Ovalle, précitée. Alors qu’ils auraient pu en appeler de cette décision, ils ne l’ont pas fait. Pour les motifs énoncés, je rejette l’argument voulant que la décision Valverde, précitée, rendue par le juge O’Keefe justifie de quelque façon que ce soit le fait d’ignorer la décision Godinez Ovalle.

(b)   Puisque les fonctionnaires ministériels n’ont pas tenu compte de la décision Godinez Ovalle, le demandeur a dû engager des dépens pour porter de nouveau la question liée à l’article 13.1 devant les tribunaux et a été forcé de soumettre la présente demande de mandamus devant la Cour.

(c)    La conduite du demandeur a été tout à fait irréprochable. Il a obtenu son statut de résident permanent honnêtement et conformément à la législation canadienne. Il a également rempli les conditions nécessaires pour obtenir sa citoyenneté, mais a été privé de ce statut en raison de la conduite inappropriée susmentionnée des fonctionnaires ministériels.

(d)   En outre, la conduite des fonctionnaires ministériels dénote un élément distinct d’injustice et de subterfuge dans la conduite des fonctionnaires ministériels. Comme dans la décision Godinez Ovalle, le ministre a suspendu le traitement de la demande de citoyenneté du demandeur sans l’aviser qu’il y avait un problème, forçant ainsi le demandeur à avoir recours à des moyens légaux pour découvrir ce qui s’était produit. Compte tenu de la décision rendue dans l’affaire Godinez Ovalle, le demandeur aurait difficilement pu savoir que le ministre avait de nouveau invoqué l’article 13.1 pour justifier sa façon d’agir. Cette situation a entraîné un retard supplémentaire et causé du stress inutile au demandeur.

(e)    Le défendeur a également fait abstraction de la décision de la SPR de rejeter la demande de constat de perte de l’asile, et a procédé comme si cette décision n’avait aucun effet sur le plan juridique.

[50]           Compte tenu de ce qui précède, je suis d’avis que les fonctionnaires ministériels se sont conduits d’une manière répréhensible qui justifie l’adjudication des dépens entre avocat et client. Le défendeur a délibérément choisi de faire abstraction d’une décision claire de la Cour concernant la portée de l’article 13.1, n’a pas cherché à en appeler de cette décision et a laissé au demandeur le fardeau de porter de nouveau la question devant les tribunaux.


JUGEMENT

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

1.      La suspension de la demande de citoyenneté du demandeur est annulée, et le défendeur doit promptement réexaminer la demande de citoyenneté du demandeur et informer rapidement ce dernier de toute lacune qui pourrait être apparue dans sa demande depuis son dernier examen.

2.      Si la demande comporte des lacunes, un délai raisonnable doit être accordé au demandeur pour qu’il apporte les modifications nécessaires.

3.      Si la demande ne comporte aucune lacune, ou lorsque les corrections nécessaires ont été apportées, la date de la cérémonie de citoyenneté du demandeur doit être fixée rapidement, au plus tard dans les 15 jours.

4.      La question suivante est certifiée :

Le ministre peut-il suspendre le traitement d’une demande de citoyenneté, conformément au pouvoir qui lui est conféré par l’article 13.1 de la Loi sur la citoyenneté, en attendant les résultats d’une procédure relative à une demande de constat de perte d’asile à l’égard du demandeur, en vertu du paragraphe 108(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés?

5.      Une copie de la présente décision doit être envoyée à la SPR pour que mes constatations et conclusions soient prises en compte dans la mesure où elles se rapportent à la procédure relative à une demande de constat de perte d’asile en cours, de même qu’afin que la SPR puisse déterminer la meilleure façon de coordonner sa procédure avec mes constatations et mon jugement d’une manière juste pour les deux parties.

6.      Les dépens du demandeur à l’égard de la présente demande de mandamus sont adjugés entre avocat et client.

« James Russell »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-232-16

 

INTITULÉ :

NISREEN AHAMED MOHAMED NILAM c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 14 juillet 2016

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE RUSSELL

 

DATE DES MOTIFS :

Le 3 août 2016

 

COMPARUTIONS :

Douglas Cannon

Pour le demandeur

Mark E.W. East

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Elgin, Cannon & Associates

Avocats

Vancouver (Colombie-Britannique)

Pour le demandeur

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Vancouver (Colombie-Britannique)

Pour le défendeur

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.