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Date : 20160624


Dossier : T‑1844‑14

Référence : 2016 CF 720

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 24 juin 2016

En présence de madame la protonotaire Mireille Tabib

ENTRE :

APOTEX INC.

demanderesse

et

ALCON CANADA INC.

défenderesse

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1]               Il convient d’abord, pour bien comprendre la présente requête en disjonction, de la situer dans le contexte global des multiples procédures opposant les parties au sujet de la solution ophtalmique topique Apo‑Travoprost Z d’Apotex.

[2]               En 2012, Alcon détenait un avis de conformité, ainsi que deux brevets inscrits au registre des brevets, à l’égard du travoprost Z, une solution ophtalmique vendue sous la marque nominale Travatan Z. Apotex, désireuse de mettre sur le marché une version générique du travoprost Z, a signifié à Alcon, sous le régime du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) [DORS/93‑133], des avis d’allégation relatifs à ces deux brevets, soit les brevets 287 et 370. La Cour a rejeté à l’été 2014 les demandes en interdiction formées par Alcon en réponse aux avis d’allégation d’Apotex, ayant conclu au bien-fondé des allégations d’invalidité formulées par cette dernière au sujet des deux brevets. Apotex a obtenu son avis de conformité pour le produit Apo‑Travoprost Z le 13 août 2014 et l’a alors immédiatement mis en vente. Moins d’un mois après, soit le 29 août 2014, Alcon a déposé contre Apotex, sous le numéro de dossier T‑1885‑14, une déclaration soutenant que l’Apo‑Travoprost Z contrefaisait le brevet 310, et tendant à obtenir une injonction et des dommages-intérêts; en réponse à cette action, Apotex fait de nouveau valoir l’invalidité de ce brevet. Alcon n’a introduit aucune instance à l’égard du brevet 287, ni d’aucun autre brevet supposé couvrir l’Apo‑Travoprost Z.

[3]               Presque simultanément, Apotex a intenté contre Alcon la présente action, tendant à obtenir en vertu de l’article 8 du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) des dommages-intérêts pour l’indemniser d’avoir vu retarder son entrée sur le marché par les demandes en interdiction d’Alcon, que la Cour avait rejetées. À titre de défense, Alcon a soulevé la contrefaçon non seulement du brevet 370, mais aussi du brevet 287, ainsi que d’un autre brevet non inscrit au registre à l’égard du travoprost Z, soit le brevet 172. Apotex, en réplique, nie avoir contrefait le brevet 172 et fait valoir l’invalidité des trois brevets.

[4]               L’action en contrefaçon d’Alcon est rapidement parvenue au stade de la clôture de la procédure écrite, en décembre 2014. En novembre 2015, les parties ont consenti à une ordonnance de disjonction séparant les questions de la responsabilité et de l’évaluation quantitative. Les interrogatoires préalables ont eu lieu au printemps 2016, et Alcon a demandé la fixation de dates de procès rapprochées pour l’automne 2017.

[5]               Par contre, la présente action fondée sur l’article 8 a subi des retards considérables au stade de la procédure écrite, du fait de nombreuses modifications apportées par les deux parties à leurs actes de procédure. La procédure écrite ne s’est close qu’en février 2016, et c’est en mai 2016 qu’on a mis la dernière main aux affidavits de documents. Quant aux interrogatoires préalables, ils n’ont pas encore commencé.

[6]               Apotex souhaite maintenant scinder son action fondée sur l’article 8, de manière à obtenir une décision sur les allégations d’Alcon qui font valoir la contrefaçon hypothétique des brevets 287 et 172, ainsi que sur l’allégation d’Apotex selon laquelle ces brevets sont invalides, séparément de toutes les autres questions et avant l’examen de celles‑ci. Il est acquis aux débats que les questions de la contrefaçon et de la validité du brevet 370 sont déjà pour l’essentiel disjointes des autres, en ce qu’elles peuvent être, et seront, tranchées intégralement dans le cadre de l’action d’Alcon en contrefaçon, et que les conclusions de la Cour touchant la contrefaçon et la validité de ce brevet seront applicables et contraignantes dans l’action fondée sur l’article 8.

[7]               Alcon conteste la requête d’Apotex, en grande partie, semble‑t‑il, parce qu’elle craint que celle‑ci ne soit en train de manœuvrer afin de former ensuite une requête tendant à faire réunir les procès relatifs à la contrefaçon hypothétique des brevets 287 et 172 avec l’instruction de l’action en contrefaçon du brevet 370, ce qui aurait pour effet de retarder cette dernière procédure, et par conséquent l’obtention par Alcon de l’injonction qu’elle souhaite. Il faut dire que ces craintes d’Alcon pourraient sembler légitimes si l’on considère qu’Apotex a donné à entendre l’an dernier, et répété dans ses conclusions écrites afférentes à la présente requête, que la disjonction demandée permettrait la réunion des questions de la contrefaçon et de la validité des trois brevets en question. Cependant, à l’audience de la présente requête en disjonction, Apotex a bien précisé que celle‑ci n’est pas subordonnée à la jonction, à la réunion ou à l’instruction conjointe des questions relatives au brevet 370 et aux deux autres brevets.

[8]               Alcon fait en outre valoir que les questions de contrefaçon, dans la présente action fondée sur l’article 8, ne peuvent être séparées en pratique des autres questions relevant du même article, en particulier la détermination de la période pertinente, au motif que les actes de procédure d’Apotex n’indiquent pas si sa formulation ou son mode de fabrication pourraient avoir varié au cours de la période hypothétique : toute variation conférerait en effet une importance cruciale à la détermination des périodes pertinentes. Afin de dissiper cette inquiétude, Apotex propose de stipuler que la composition de l’Apo‑Travoprost Z, le procédé de sa fabrication, son conditionnement, ainsi que l’information et les demandes d’interchangeabilité y afférentes, auraient été les mêmes en monde hypothétique qu’en monde réel. Une telle stipulation enlèverait à la détermination d’une période précise toute pertinence quant à l’efficacité ou à l’utilité de la décision, quelle qu’elle soit, que la Cour rendrait sur les questions de la contrefaçon et de l’invalidité.

[9]               Dans le contexte ainsi défini, j’examinerai maintenant les facteurs que la jurisprudence donne comme applicables à l’objectif final consistant à établir si la disjonction est susceptible, selon toute probabilité, de favoriser un règlement du litige au fond qui soit à la fois juste, expéditif et le plus économique possible (voir la décision Merck & Cie c. Brantford Chemicals Inc., 2004 CF 1400, au paragraphe 5).

[10]           Les questions à instruire à chacune des étapes proposées de l’instance scindée sont d’une grande complexité. Les deux ensembles de questions dont la disjonction est proposée – soit, d’une part, les défenses fondées sur la contrefaçon hypothétique, y compris les arguments d’invalidité qu’on leur oppose, et d’autre part, toutes les autres questions, y compris la période pertinente, la capacité d’Apotex à entrer sur le marché, la concurrence des génériqueurs et l’évaluation quantitative – sont très nettement distincts. La structure des faits n’a rien d’extraordinaire ni d’exceptionnel en regard d’autres actions fondées sur l’article 8, mais il est à noter que certains des moyens de défense d’Alcon concernant l’article 8 devraient être de facto examinés séparément dans une action en contrefaçon scindée. L’instruction de la première phase n’améliorerait pas la capacité du juge du fond à examiner ou analyser les questions de la seconde phase, mais l’instruction simultanée de toutes les questions dans le cadre d’un seul procès ne le rendrait pas mieux apte non plus à examiner et analyser toutes les questions. Les questions dont la disjonction est demandée sont tout à fait distinctes et faciles à séparer, et leur examen exigera vraisemblablement la production de témoins différents. La Cour est capable d’instruire cette affaire de manière expéditive, que les questions soient disjointes ou non. Si l’on prend pour acquis, comme je le fais, que la disjonction n’entraînerait pas une jonction avec la phase relative à la responsabilité de l’action en contrefaçon d’Alcon ni le ralentissement de ce procès, il n’existe aucun avantage ou inconvénient évident pour l’une ou l’autre des parties à ce que soient d’abord tranchées les questions concernant la contrefaçon hypothétique. Pour ce qui est des économies, les questions des deux phases sont si nettement distinctes et définies que, si ces phases suivaient toutes deux leur cours judiciaire, la disjonction n’entraînerait vraisemblablement ni dépenses additionnelles importantes ni substantielles économies. Mais dans ce même cas où les deux phases suivraient leur cours judiciaire, la disjonction aurait néanmoins pour effet probable des retards additionnels, étant donné qu’un procès scindé comporte par définition un dédoublement de la communication préalable, de l’instruction et, le cas échéant, de la procédure d’appel. Cependant, si la seconde phase ne se poursuivait pas jusqu’à sa conclusion judiciaire, il s’ensuivrait évidemment des économies importantes et un considérable gain de temps. Les questions décisives sont donc celles de savoir si la disjonction pourrait, ou dans quelle mesure elle pourrait, faciliter ou favoriser le règlement amiable des questions restantes ou mettre fin à l’action.

[11]           Selon l’état actuel du droit, la contrefaçon hypothétique ne constitue pas une défense complète contre une action fondée sur l’article 8, mais elle est un facteur important à prendre en considération dans la détermination de l’indemnité et elle peut en fait réduire à zéro les dommages-intérêts (Apotex Inc. c. Merck & Co, 2012 CF 620). Le droit peut cependant continuer d’évoluer sous ce rapport, et Alcon soutient, il faut l’ajouter, que la contrefaçon dans la présente espèce constituerait une défense complète ou réduirait à zéro tous dommages-intérêts envisageables. Étant donné la concession d’Apotex selon laquelle la composition, le procédé de fabrication et l’utilisation de son produit auraient été les mêmes qu’en monde réel tout au long de la période hypothétique, il est très probable qu’une conclusion de contrefaçon hypothétique aurait pour effet de régler le sort de la seconde instance ou de donner lieu à un règlement amiable. S’il est vrai que les parties ne s’entendent pas sur le montant que représente l’indemnisation demandée par Apotex, il est cependant évident que ce montant, même établi au maximum possible, resterait modeste à l’échelle des autres litiges pharmaceutiques. Je m’en trouve confortée dans ma conclusion que la disjonction aurait pour effets probables de permettre à la Cour de rendre plus rapidement, et à moindres frais, une décision au fond sur les moyens de défense les plus importants d’Alcon, ainsi que d’accroître les chances de règlement amiable des questions restantes.

[12]           Le fait que l’action apparentée en contrefaçon intentée par Alcon soit déjà scindée, ajouterai‑je, influe aussi sur ma décision relative à la présente requête. Si tel n’avait pas été le cas et si les deux actions en avaient été à la même étape, il est tout à fait possible que la meilleure voie à suivre pour la Cour et les deux parties eût été de réunir ces deux actions, sans aucune disjonction. Cependant, la Cour doit décider en fonction de l’état présent de ces deux instances. Par suite de la scission de l’action en contrefaçon, les questions d’évaluation quantitative afférentes à celle‑ci ne donneront pas lieu à communication préalable ou instruction avant qu’une décision ne conclue la phase relative à la responsabilité, et ne le feront que dans l’hypothèse où Alcon aurait gain de cause. Comme on l’a vu plus haut, il est très probable que si Alcon obtient gain de cause dans son action en contrefaçon ou relativement à l’un ou l’autre de ses moyens de défense fondés sur la contrefaçon hypothétique, les autres questions afférentes à la demande en indemnisation relevant de l’article 8, y compris l’évaluation quantitative, seront réglées à l’amiable. Toutefois, dans le cas contraire, les questions d’évaluation quantitative soulevées dans l’instance relative à la contrefaçon et dans l’instance relevant de l’article 8 se recouperont et s’entremêleront nécessairement, et dans une mesure importante. Si cette éventualité est, comme je le disais plus haut, très peu probable, sa matérialisation entraînerait un gaspillage et un chevauchement d’efforts considérables. Si la disjonction n’était pas décidée, l’action fondée sur l’article 8 passerait immédiatement au stade de la communication préalable, puis, le cas échéant, à celui de l’instruction, à l’égard des profits réalisés par Apotex en « monde réel » sur la vente de l’Apo‑Travoprost Z, en tant que valeur de remplacement de ses pertes dans le « monde hypothétique ». Par ailleurs, si Alcon, ensuite ou simultanément, obtenait gain de cause dans son action en contrefaçon, on passerait à la communication préalable, puis, le cas échéant, à l’instruction, à l’égard des profits réalisés par Apotex et/ou des pertes subies par Alcon au cours de la même période, avec les risques évidents de recoupement, ou même de contradiction, entre les conclusions. La disjonction préviendrait ce risque et, dans le cas peu probable où les actions suivraient toutes deux leur cours jusqu’à une conclusion judiciaire, elle permettrait même aux phases de l’évaluation quantitative de ces deux instances de déboucher sur la communication préalable et l’instruction simultanément ou conjointement.

[13]           Pour ces motifs, et vu les faits de la présente espèce, je suis convaincue que la disjonction, par rapport aux autres points en litige, des questions de la contrefaçon hypothétique et de la validité des brevets 287 et 172 est susceptible, selon toute probabilité, de permettre de ces questions un règlement au fond non seulement juste, mais plus expéditif et plus économique qu’il ne le serait autrement.


ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE :

1.                  La stipulation suivante d’Apotex sera considérée comme une précision afférente à sa déclaration et aura le même effet que les précisions de cette nature :

[TRADUCTION]

« La demande en dommages-intérêts d’Apotex se fonde sur les allégations suivantes : elle aurait vendu l’Apo‑Travoprost Z à compter du 14 novembre 2013, ce produit étant sous tous rapports le même que l’Apo‑Travoprost Z qu’elle a commencé à vendre le 14 août 2014; la composition en aurait été la même; le procédé de fabrication en aurait été le même; il aurait été mis en flacon et conditionné de la même manière; il aurait été accompagné de la même monographie; il aurait été vendu avec la même notice; et Apotex aurait demandé pour ce produit les mêmes conditions d’interchangeabilité dans les formulaires provinciaux. »

2.                  Les questions de savoir si les ventes hypothétiques d’Apo‑Travoprost Z par Apotex auraient contrefait les brevets 287 ou 172 et si ces brevets sont invalides seront tranchées séparément de toutes autres questions afférentes à l’affaire et avant celles‑ci.

3.                  Les parties feront instruire ces questions sans communication préalable ni production de preuve qui concerneraient seulement l’une ou l’autre des autres questions en litige dans la présente affaire.

4.                  La communication de documents et les interrogatoires préalables nécessaires concernant les autres questions, ainsi que l’instruction de celles‑ci, auront lieu après que l’instruction des questions de la contrefaçon et de la validité aura donné lieu à une décision.

5.                  Les dépens afférents à la présente requête suivront l’issue de la cause et sont fixés à la somme de 3 750 $, débours compris.

« Mireille Tabib »

Protonotaire


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑1844‑14

 

INTITULÉ :

APOTEX INC. c ALCON CANADA INC.

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 1ER JUIN 2016

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE :

LA PROTONOTAIRE TABIB

 

DATE DES MOTIFS :

LE 24 JUIN 2016

 

COMPARUTIONS :

Jordan Scopa

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

John Norman

Adam Heckman

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Goodmans s.r.l.

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Gowling Lafleur Henderson s.r.l.

Avocats

Ottawa (Ontario)

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

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