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Date : 20160708


Dossier : IMM-182-16

Référence : 2016 CF 780

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 8 juillet 2016

En présence de monsieur le juge LeBlanc

ENTRE :

MATTHEW YEBOAH

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Introduction

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire concernant une décision de la Section d’appel des réfugiés (SAR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada, datée du 17 décembre 2015, qui confirmait la conclusion de la Section de la protection des réfugiés (SPR) selon laquelle le demandeur n’est ni un réfugié au sens de la Convention, ni une personne à protéger en vertu des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi).

II.                Contexte

[2]               Le demandeur est un citoyen du Ghana âgé de 42 ans. Il a habité à Kumasi, où il a rencontré son épouse Judith Aduako Sarpong (Mme Sarpong).

[3]               La grand-mère de Mme Sarpong était la « reine-mère » de son village, Odumase. Le rôle de reine-mère aurait été transmis d’une famille à une autre dans le village, soit de la famille Sarpong et à la famille Aduana. Le demandeur soutient qu’avant son décès, la reine-mère a choisi Mme Sarpong pour la remplacer. Lorsque la grand-mère de Mme Sarpong est décédée subitement, les aînés ont choisi Mme Sarpong pour remplacer sa grand-mère à titre de reine-mère.

[4]               Lorsque Mme Sarpong a appris que pour devenir reine-mère, elle devrait accomplir un rituel de trône, qui comprend des mutilations génitales féminines, elle a refusé d’endosser le rôle. Sa famille a commencé à lui proférer des menaces à la suite de ce refus, puisque le rôle serait transmis à la famille Aduana, ce qui entraînerait une perte de richesse et de prestige pour la famille Sarpong. Confrontée aux menaces croissantes de sa famille, dont une tentative d’enlèvement, Mme Sarpong s’est vue contrainte de fuir le Ghana. Elle a été reconnue comme une réfugiée par la SPR en décembre 2013.

[5]               Le demandeur a affirmé qu’il avait subi de la persécution de la part des membres de la famille de Mme Sarpong, qui l’ont accusé d’avoir fait pression sur elle pour qu’elle refuse le trône. Les aînés ont accusé le demandeur d’avoir révélé le rituel qui n’avait jamais été dévoilé, et souhaitaient le punir en exécutant le rituel sur lui, pour ensuite peut-être le tuer. Le demandeur a soutenu que les aînés et la famille de son épouse sont très contrariés, puisqu’ils ne veulent pas perdre le règne de la reine-mère contre la famille Aduana.

[6]               Le demandeur a également affirmé qu’afin de conserver le rôle de reine-mère dans leur famille, la famille de Mme Sarpong veut maintenant que la fille aînée du demandeur, Larisa Sarpong (Larisa), devienne la prochaine reine-mère.

[7]               Craignant pour sa vie, le demandeur a quitté le Ghana et est arrivé au Canada en novembre 2014 avec de faux documents de voyage. Lorsqu’on l’a confronté au sujet des faux documents, le demandeur a demandé l’asile.

[8]               Dans une décision datée du 13 février 2015, la SPR a rejeté la demande d’asile du demandeur après avoir conclu que ce dernier manquait de crédibilité. Le demandeur a interjeté appel de la décision auprès de la SAR.

[9]               En discutant de la norme de contrôle à employer, la SAR s’est appuyée sur les décisions Huruglica c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 799, 461 FTR 241  [Huruglica CF] et Njeukam c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 859, et a conclu qu’étant donné que l’appel repose sur des questions de fait, il doit démontrer un certain degré de déférence envers les conclusions de la SPR relatives à la crédibilité. La SAR a également reconnu qu’elle doit fournir sa propre évaluation des éléments de preuve pour en venir à ses propres conclusions en appel.

[10]           La SAR a alors examiné les éléments de preuve documentaires et a conclu que le demandeur n’était pas crédible, puisque ses allégations concernant la sélection de la reine-mère ne cadraient pas avec le profil du processus général de sélection d’une reine-mère au Ghana.

[11]           La SAR a conclu que la SPR avait relevé des éléments de preuve détaillés et dignes de foi indiquant que Mme Sarpong serait une improbable candidate pour le rôle de reine-mère, compte tenu de son âge et de son manque d’expérience dans la communauté. En outre, alors que le demandeur a affirmé que son épouse avait été choisie parce qu’elle était la petite-fille de l’ancienne reine-mère, la SAR a conclu que puisque Mme Sarpong avait quitté le pays, d’autres membres féminins de la famille de Mme Sarpong pouvaient accepter le rôle.

[12]           La SAR a conclu que la crédibilité du demandeur était également diminuée par le fait qu’il avait affirmé que les aînés souhaitaient attribuer le rôle de reine-mère à sa fille âgée de 8 ans. La SAR a conclu qu’il était peu plausible que les aînés s’écartent du choix de la reine-mère maintenant décédée pour sélectionner plutôt la fille de Mme Sarpong, alors qu’ils pourraient choisir l’une des demi-sœurs de Mme Sarpong, ou l’une de ses cousines maternelles ayant suivi la formation de reine-mère avec elle.

[13]           La SAR a souscrit à la conclusion de la SPR selon laquelle le demandeur avait le fardeau de fournir des éléments de preuve corroborant la transmission du rôle de reine-mère, et que l’absence de ces éléments de preuve corroborants entraîne un problème de crédibilité majeur.

[14]           La SAR a reconnu qu’il y a des problèmes concernant les chefs et que les forces policières et de sécurité sont souvent sollicitées pour de la protection. Toutefois, la SAR a conclu que le demandeur n’avait pas fourni à la SPR d’exemples de cas où la sélection de la reine-mère pouvait être dangereuse. Néanmoins, la SAR a reconnu que le demandeur avait fourni des éléments de preuve indiquant qu’une  « perte de pouvoir » pouvait être dangereuse.

[15]           La SAR a également conclu que l’allégation du demandeur selon laquelle il ne pouvait bénéficier de la protection de l’État soulève des préoccupations relatives à la crédibilité, puisque le demandeur a présenté des éléments de preuve indiquant que dans les cas où il y avait eu des problèmes liés au système des reines-mères, les forces policières s’en étaient mêlées, ou une enquête avait été menée.

[16]           Le demandeur prétend que la SAR a commis une erreur dans son évaluation du profil du processus des reines-mères, de la probabilité que Mme Sarpong et Larisa soient désignées, et du différend sur la chefferie. Le demandeur prétend également que la SAR a commis une erreur en fondant ses motifs sur des hypothèses générales et des déductions générales. La SAR a omis d’expliquer pour quelle raison elle a privilégié les éléments de preuve documentaires plutôt que le témoignage du demandeur et la décision de la SPR ayant accueilli la demande de Mme Sarpong. En outre, le demandeur fait valoir que la SAR n’a pas accordé suffisamment d’importance à la décision de la SPR, qui a accueilli la demande d’asile de Mme Sarpong en se fondant sur les mêmes faits que ceux présentés par le demandeur.

[17]           Le demandeur soutient également que la décision de la SAR enfreint les articles 7 et 12 de la Charte canadienne des droits et libertés et que le décideur n’a pas évalué la demande du demandeur de façon équitable ou impartiale.

III.             Question en litige et norme de contrôle

[18]           La question à trancher en l’espèce est de savoir si la SAR a commis une erreur susceptible de révision au sens du paragraphe 18.1(4) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7.

[19]           La norme de contrôle de la raisonnabilité s’applique à l’examen des conclusions de la SAR à l’égard de son propre processus de prise de décisions et à l’examen mené par la SAR à l’égard de la décision de la SPR (Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Huruglica, 2016 CAF 93, aux paragraphes 32 et 35 [Huruglica CAF]; Ghauri c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 548, au paragraphe 22 [Ghauri]; Ngandu c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 423, au paragraphe 12).

[20]           En ce qui concerne le choix par la SAR de la norme de contrôle appropriée, le défendeur soutient que le choix de la norme de contrôle applicable par la SAR doit être examiné selon la norme de la décision raisonnable. Alors que le demandeur ne s’est pas prononcé sur cette question, dans la décision Ghauri, le juge Gleeson a conclu que la décision de la Cour d’appel fédérale dans Huruglica CAF indiquait que la SAR « doit appliquer la norme de contrôle de la décision correcte en examinant les conclusions de droit, ainsi que les conclusions de fait et les conclusions mixtes de fait et de droit de la SPR qui ne soulèvent aucune question quant à la crédibilité de la preuve orale » (Ghauri, au paragraphe 23). Toutefois, la SAR doit « apprécier au cas par cas le degré de retenue dont elle doit faire preuve à l’égard du poids relatif des témoignages et de leur crédibilité ou de l’absence de celle-ci » (Ghauri, au paragraphe 23; voir Huruglica CAF, aux paragraphes 37, 69 à 71 et 103).

[21]           Comme il a été mentionné précédemment, lors de l’examen de la décision de la SPR, la SAR s’est fondée sur la décision Huruglica CF et a fait preuve de déférence envers les conclusions de la SPR quant à la crédibilité. Après avoir lu la décision de la SAR, je suis d’avis qu’elle a mené un examen approfondi et indépendant du dossier du demandeur. Comme l’a indiqué le juge Diner dans la décision Gabila c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 574, « tant que la SAR a effectué, en substance, un examen approfondi, complet et indépendant du type approuvé dans Huruglica CAF », son choix de la norme présentée dans Huruglica CF « ne signifie toutefois pas que la SAR a commis une erreur susceptible de révision » (au paragraphe 20). Par conséquent, je conclus que la SAR a raisonnablement choisi sa norme de contrôle de la décision de la SPR.

IV.             Analyse

A.                La décision de la SAR est-elle raisonnable?

[22]           Il est un fait bien établi que le témoignage d’un demandeur d’asile est généralement présumé vrai (Maldonado c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1979), [1980] 2 CF 302, 1 ACWS (3d) 167). Toutefois, il « existe des circonstances pour lesquelles la Cour pourrait préférer la description de la situation d’un pays à celui du témoignage de l’appelant » (Grinbergs c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 826, au paragraphe 15). Or, lorsqu’un tribunal choisit de croire les éléments de preuve documentaires plutôt que le témoignage oral du demandeur, il doit présenter ses motifs justifiant ce choix (Agranovsky c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 68 ACWS (3d) 713, au paragraphe 12; Sidhu c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1993), 70 FTR 104, 45 ACWS (3d) 516).La SAR doit également expliquer pourquoi elle n’a pas pris en considération les décisions antérieures rendues par la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada ou les éléments de preuve y figurant (Commer Mora c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 235, au paragraphe 23).

[23]           À mon avis, la SAR a commis une erreur susceptible de révision en omettant de prendre en considération correctement la décision de la SPR ayant accueilli la demande d’asile de Mme Sarpong.

[24]           Dans la décision de la SPR ayant accueilli la demande d’asile de Mme Sarpong, le juge a conclu que Mme Sarpong était crédible puisqu’elle a témoigné de manière franche et spontanée. Ainsi, la SPR a cru son témoignage selon lequel elle avait été choisie pour être la reine-mère à la suite du décès de sa grand-mère, étant donné que sa mère était la fille aînée de sa grand-mère. La SAR a conclu que bien que les éléments de preuve documentaires fournissaient peu d’indications de violence découlant du refus du rôle de reine-mère, une source a affirmé que les circonstances varient d’une situation à une autre, et d’une communauté à une autre. La SPR a admis que le fait que le rôle de reine-mère serait transmis à une famille rivale rendait la situation de Mme Sarpong différente des circonstances habituelles, et que la perte de richesse subie par la famille de Mme Sarpong en raison du refus du rôle de reine-mère expliquait pourquoi un risque pesait sur la vie de Mme Sarpong au Ghana. La SPR a également reconnu que Mme Sarpong ne pourrait bénéficier de la protection de l’État auprès des forces policières au Ghana, puisque ces dernières ont l’habitude ne pas vouloir se mêler des affaires familiales.

[25]           Il est correct de dire, comme le soutient le défendeur, que la Cour a établi dans de nombreux cas que la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada n’est pas liée par le résultat d’une autre demande, même si la demande concerne un proche de la personne. Les demandes d’asile font l’objet d’une décision au cas par cas (Noha c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 683, au paragraphe 103, 347 FTR 265).

[26]           Toutefois, dans un cas comme celui en l’espèce, où le récit du demandeur est exactement le même que celui de son épouse, et où il est question des mêmes agents de persécution, la SAR se devait de fournir des motifs suffisants, fondés sur les éléments de preuve, pour appuyer sa conclusion selon laquelle Mme Sarpong n’avait jamais été choisie pour obtenir le rôle de reine-mère, soit une conclusion qui représentait un écart marqué par rapport à la décision antérieure favorable de la SPR.

[27]           Je conclus que les explications de la SAR à cet égard sont superficielles et fondées sur de simples conjectures. La SAR a déclaré qu’elle n’avait pas trouvé le récit du demandeur crédible, puisque les éléments de preuve documentaires indiquaient que Mme Sarpong était trop jeune pour être nommée reine-mère. J’ai examiné les éléments de preuve, et je ne peux être d’accord avec la conclusion de la SAR à cet égard. Les éléments de preuve documentaires présentés par le demandeur se rapportent à une étude à laquelle seulement 25 reines-mères ont participé. Le document indique que parmi les 25 participantes à l’étude, les reines-mères avaient de 38 à 76 ans, et que l’âge moyen des reines-mères participantes était de 53 ans (Collins Adjei Mensah, Kwabena Marima Antwi et Suleman Dauda, « Female Traditional Leaders (Queen Mothers) and Community Planning and Development in Ghana » (2010), Environmental Management and Sustainable Development, vol. 3, p. 205 à 211). L’épouse du demandeur avait 32 ans lorsqu’elle a présumément été désignée pour le rôle de reine-mère. À mon avis, les éléments de preuve donnent un aperçu des caractéristiques de 25 reines-mères présentant des écarts d’âge considérables. Je conclus, par conséquent, que les motifs de la SAR à cet égard sont insuffisants pour s’écarter de la conclusion antérieure de la SPR selon laquelle Mme Sarpong avait été choisie pour le rôle de reine-mère.

[28]           On peut en dire de même sur la préoccupation de la SAR concernant le manque d’éléments de preuve corroborant le décès de la reine-mère précédente. La Cour rappelle que l’omission, par un demandeur, de fournir des documents corroborants [traduction] « ne peut être liée à la crédibilité du demandeur en l’absence d’élément de preuve contredisant les allégations » (Ahortor c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 65 FTR 137, au paragraphe 46, 41 ACWS (3d) 863).

[29]           Alors que la SAR a soulevé certaines préoccupations relatives à la crédibilité concernant le témoignage du demandeur, son rejet des allégations du demandeur selon lesquelles son épouse avait été choisie comme reine-mère, y compris le décès de la grand-mère de Mme Sarpong, a joué un rôle clé dans la justification de la décision de la SAR de rejeter la demande du demandeur. Si elle avait examiné le témoignage du demandeur en tenant compte de la décision de la SPR ayant accueilli la demande d’asile de Mme Sarpong, la SAR aurait pu en venir à une conclusion différente. L’affaire sera donc renvoyée à un autre commissaire de la SAR pour un nouvel examen.

[30]           Étant donné que je conclus que la décision de la SAR est déraisonnable, il n’est pas nécessaire de statuer sur les autres motifs de contrôle soulevés par le demandeur.

[31]           Aucune question de portée générale n’a été proposée par les parties. Aucune question ne sera certifiée.

JUGEMENT

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

1.      La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

2.      La décision de la Section d’appel des réfugiés, datée du 17 décembre 2015, est annulée, et l’affaire est renvoyée à un autre commissaire pour un nouvel examen.

3.      Aucune question n’est certifiée.

« René LeBlanc »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-182-16

INTITULÉ :

MATTHEW YEBOAH c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 29 juin 2016

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE LEBLANC

DATE DES MOTIFS :

Le 8 juillet 2016

COMPARUTIONS :

Anne Castagner

Pour le demandeur

Thi My Dung Tran

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Anne Castagner

Avocate

Montréal (Québec)

Pour le demandeur

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour le défendeur

 

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