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Date : 20160704


Dossier : IMM-5492-15

Référence : 2016 CF 748

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Vancouver (Colombie-Britannique), le 4 juillet 2016

En présence de madame la juge Strickland

ENTRE :

LIQUAN CAI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire de la décision rendue par la Section d’appel d’immigration (la SAI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada, datée du 17 juillet 2015, dans laquelle la SAI a rejeté l’appel interjeté par le demandeur à l’encontre de la mesure d’exclusion prise contre lui par la Section d’immigration (la SI) conformément à l’alinéa 40(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR). Le demandeur n’a pas contesté la légalité de cette décision en appel devant la SAI, mais a plutôt cherché à faire suspendre et annuler la mesure d’exclusion pour des motifs d’ordre humanitaire en vertu de l’alinéa 67(1)c) et de l’article 68 de la LIPR.

Contexte

[2]               Le demandeur est un citoyen de la Chine qui est arrivé au Canada le 28 octobre 2006, après avoir été parrainé par sa première femme, Nicole Rachel Qesnelle, une citoyenne canadienne. Le demandeur et elle ont par la suite divorcé et le demandeur a parrainé sa deuxième femme, Jing Sun, qu’il a épousée le 2 mars 2009. Le deuxième mariage du demandeur s’est également soldé par un divorce. Le demandeur réside désormais en Colombie-Britannique avec sa conjointe de fait, Amy Li Hong Yang, une citoyenne canadienne, avec qui il entretient une relation depuis décembre 2012. Ils ont eu deux enfants ensemble, lesquels sont nés le 27 juillet 2013 et le 2 septembre 2015 respectivement et sont des citoyens canadiens. Le demandeur exploite une entreprise prospère de vente en gros de poissons et fruits de mer.

[3]               À la suite d’une enquête menée par l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC), le premier mariage du demandeur avec Nicole Rachel Qesnelle a été considéré comme ayant été frauduleusement orchestré dans le but exprès de permettre au demandeur d’obtenir le statut de résident permanent au Canada. Par conséquent, la SI a jugé que le demandeur était interdit de territoire au Canada en vertu de l’alinéa 40(1)a) de la Loi.

Décision faisant l’objet du contrôle

[4]               La SAI a conclu que la mesure d’exclusion prise contre le demandeur le 28 mai 2014 était valide, laquelle conclusion n’a pas été contestée par le demandeur. La SAI a également conclu, après avoir tenu compte de l’intérêt supérieur d’un enfant directement touché par la décision, qu’il n’existait pas de motifs d’ordre humanitaire suffisants pour justifier la prise d’une mesure spéciale à la lumière de toutes les circonstances de l’affaire.

[5]               La SAI a souligné que les facteurs susceptibles d’être pris en compte dans l’exercice de sa compétence discrétionnaire pour suspendre ou accueillir l’appel d’une mesure d’exclusion incluent ceux énoncés dans la décision Ribic c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1985] D.S.A.I. no 4, 1986 CarswellNat 1357 [Ribic], facteurs qui sont énumérés dans les motifs de cette décision. Elle a également souligné que la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Chieu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 3 [Chieu] a conclu que ces facteurs étaient non exhaustifs et que le poids à accorder à un facteur donné dépendait des circonstances particulières de chaque cas. À la liste de ces facteurs, la SAI a ajouté que l’intérêt supérieur de tout enfant directement touché par la décision doit également être pris en considération conformément à la décision rendue dans l’arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 [Baker]. Elle a également invoqué la décision Wang c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1059 à l’appui de l’affirmation selon laquelle l’exercice de cette compétence discrétionnaire doit être conforme aux objectifs de la LIPR, notamment la nécessité de protéger la santé et la sécurité publiques et de garantir la sécurité de la société canadienne. Dans une affaire où la personne intéressée est soupçonnée d’avoir fait de fausses déclarations, cela inclut le maintien de l’intégrité du système d’immigration et les dangers possibles découlant d’erreurs subséquentes dans l’administration de la LIPR.

[6]               La SAI a souligné que la fausse déclaration en l’espèce se rapportait à un mariage de complaisance, facilité par une organisation située à Toronto dont les services ont été retenus par le demandeur dans le but exprès de lui permettre d’obtenir le statut de résident permanent au Canada. Le stratagème a été mis au jour par l’ASFC à la suite du « Projet lune de miel » et le demandeur a ensuite été identifié comme étant un client de cette organisation. La SAI a conclu que le demandeur avait sciemment et activement pris part à la fausse déclaration et que les conséquences de ses actes avaient été considérables, y compris le fait que l’acquisition de son statut au Canada à la suite du mariage de complaisance lui avait permis ensuite de parrainer sa deuxième femme pour qu’elle immigre au Canada. La SAI a conclu que la nature de la fausse déclaration était particulièrement grave et que [traduction] « de nombreux facteurs humanitaires et positifs devront être établis... pour annuler la gravité de la fausse déclaration répertoriée ».

[7]               La SAI a également conclu que la transcription de l’audience initiale devant la SI démontrait que le demandeur n’avait pas de remords, étant donné qu’il avait tenté de convaincre la SI que son mariage avec Nicole Rachel Qesnelle était authentique, malgré les preuves accablantes du contraire. De plus, lors de l’audience de la SAI, le demandeur a tenté de faire porter la responsabilité de la fausse déclaration à son consultant en immigration plutôt que d’admettre qu’il avait eu tort de tenter d’obtenir le statut de résident permanent en contractant un mariage de complaisance. La SAI a conclu que les remords du demandeur étaient davantage motivés par ses efforts pour que l’appel soit accueilli que par un sincère sentiment d’avoir mal agi.

[8]               La SAI a conclu que, depuis qu’il était devenu un résident permanent, le demandeur avait fondé sa propre famille au Canada et avait créé une entreprise prospère, ces deux éléments pesant en sa faveur. Cependant, elle a accordé peu de poids favorable à une lettre de soutien fourni par le propriétaire du demandeur, qui a également témoigné devant la SAI, parce qu’elle ne démontrait pas que le propriétaire connaissait la nature et de l’étendue de la fausse déclaration faite initialement par le demandeur. La SAI a également conclu que le témoignage du demandeur selon lequel il renoncerait tout simplement à son entreprise ou serait contraint de la fermer – une entreprise viable et prospère qui génère environ 10 millions de dollars par année – n’était pas crédible.

[9]               Néanmoins, la SAI a estimé que le demandeur avait fourni des preuves suffisantes d’établissement positif au Canada dans l’ensemble. Elle a également admis que la conjointe de fait du demandeur souffrirait beaucoup du manque de contact et de compagnie au jour le jour si le demandeur était renvoyé en Chine. Ces facteurs ont également pesé en faveur du demandeur.

[10]           La SAI a également fait observer que les parents et les frères et sœurs du demandeur (et leurs familles) vivaient encore en Chine, qu’il y avait passé la majeure partie de sa vie, et qu’il avait encore des liens avec la Chine et qu’il s’y rendait fréquemment. Dans l’ensemble, la SAI a conclu que le demandeur et sa famille disposaient de plusieurs options susceptibles d’atténuer un grand nombre des effets du renvoi du demandeur en Chine.

[11]           La SAI a déclaré que l’intérêt supérieur des enfants du demandeur exigeait qu’ils ne soient pas séparés de leurs deux parents. Cependant, elle a également fait observer que les enfants étaient très jeunes et, en tant que citoyens canadiens, les enfants et leur mère n’étaient pas limités dans le temps qu’ils pouvaient passer à l’extérieur du Canada. Le demandeur et sa famille avaient plusieurs choix : effectuer un nombre accru de séjours en Chine ou s’installer de façon permanente en Chine, cette dernière option ayant été examinée à l’audience. La SAI a donc conclu que, tandis que l’intérêt supérieur des enfants consistait à ce que leur famille soit unie, cela ne nécessitait pas, en soi, que leur père demeure au Canada.

[12]           La SAI a conclu, après examen de l’ensemble de la preuve, que les facteurs  négatifs l’emportaient sur les facteurs positifs et que, compte tenu de l’intérêt supérieur des enfants directement touchés par la présente décision, il n’y avait pas de motifs d’ordre humanitaire suffisants pour justifier la prise de mesures spéciales à la lumière de toutes les circonstances de l’affaire.

Questions en litige

[13]           Dans ses observations, le demandeur soulève dix questions distinctes, y compris la norme de contrôle appropriée à appliquer en l’espèce. À mon avis, cependant, ces questions peuvent être reformulées comme suit :

(1)   La SAI a-t-elle commis une erreur susceptible de révision en ce qui a trait au critère qu’elle a utilisé pour évaluer l’appel du demandeur fondé sur des motifs d’ordre humanitaire?

(2)   La SAI a-t-elle commis une erreur susceptible de révision dans son analyse de l’intérêt supérieur des enfants du demandeur?

(3)   La SAI a-t-elle commis une erreur susceptible de révision en concluant que le demandeur ne serait vraiment pas obligé d’abandonner son entreprise s’il était renvoyé en Chine?

(4)   La SAI a-t-elle commis une erreur susceptible de révision en concluant que les frères et sœurs du demandeur et leur famille vivent en Chine?

Norme de contrôle

[14]           Le demandeur n’a fait aucune observation précise à l’égard de la norme de contrôle, se contentant de faire remarquer que la Cour se fonde généralement sur les facteurs énoncés dans la décision Ribic pour évaluer si oui ou non une mesure spéciale est justifiée. Le défendeur fait valoir que la question de savoir si une mesure spéciale est justifiée repose sur des faits et est à juste titre susceptible de contrôle selon la norme de la raisonnabilité (El Houkmi c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1306, aux paragraphes 8 et 9 [El Houkmi]).

[15]           Je suis d’accord avec le défendeur. Il est bien établi qu’une mesure discrétionnaire comme celle qui est accordée pour des motifs d’ordre humanitaire appelle un degré élevé de déférence et sera normalement susceptible de contrôle selon la norme de la raisonnabilité (Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, aux paragraphes 57 et 58 [Khosa]; Kanthasamy c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, aux paragraphes 64 et 111 [Kanthasamy]; Li c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 998, au paragraphe 23 [Xuilan Li]). En ce qui concerne les questions liées plus spécifiquement à la prétendue omission de la SAI de tenir compte de certains des arguments du demandeur, il est également établi que la suffisance des motifs doit être interprétée à la lumière du caractère raisonnable de la décision dans son ensemble (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au paragraphe 22 [Newfoundland Nurses]).

[16]           Par conséquent, le rôle de notre Cour dans un contrôle judiciaire est de déterminer si la décision fait partie des issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47).

Question préliminaire

[17]           Le demandeur a déposé deux autres affidavits, à savoir le sien, qu’il a signé le 6 mai 2016, et celui du docteur Michael F. Elterman, Ph.D., psychologue clinicien et médico-légal, qui a été signé le 27 janvier 2016. Les deux affidavits sont postérieurs à la décision de la SAI du 17 juillet 2015. Il est bien établi que le contrôle judiciaire d’une décision d’un tribunal administratif, sous réserve de certaines exceptions limitées, doit être effectué sur la base des documents soumis au tribunal au moment de rendre sa décision et que les parties ne peuvent pas compléter ces documents à l’aide d’affidavits (Ordre des architectes de l’Ontario c. Assn. of Architectural Technologists of Ontario, 2002 CAF 218, au paragraphe 30; Bayavuge c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 65, aux paragraphes 1 et 20; Obot c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 208, aux paragraphes 15 et 16). Aucune exception à cette règle ne se pose en l’espèce et les deux affidavits, en substance, donnent suite à la décision de la SAI. Par conséquent, ils ne sont pas admissibles.

Première question en litige : La SAI a-t-elle commis une erreur susceptible de révision en ce qui a trait au critère qu’elle a utilisé pour évaluer l’appel du demandeur fondé sur des motifs d’ordre humanitaire?

[18]           Le demandeur soutient que la SAI a commis une erreur dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire en tenant compte du principe de « dissuasion générale ». Selon lui, cela allait à l’encontre des facteurs énoncés dans la décision Ribic qui « mettent l’accent sur la personne qui demande une mesure et non sur des préoccupations générales liées à l’intérêt public » (Li c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 992, au paragraphe 12 [De Bing Li]). L’objection du demandeur porte expressément sur le paragraphe suivant de la décision de la SAI :

[11]      L’exercice de cette compétence discrétionnaire doit être conforme aux objets de la Loi, notamment la nécessité de protéger la santé et la sécurité publiques et de garantir la sécurité de la société canadienne. Dans une affaire où la personne intéressée est soupçonnée d’avoir fait de fausses déclarations, cela inclut le maintien de l’intégrité du système d’immigration et les dangers possibles découlant d’erreurs subséquentes dans l’administration de la Loi.

[19]           Le défendeur, pour sa part, fait valoir que la SAI a à juste titre renvoyé aux facteurs énoncés dans Ribic au paragraphe 9 de sa décision. Ces facteurs comprennent notamment la gravité de l’infraction ou des infractions ayant donné lieu à l’expulsion, infraction que la SAI a jugée comme étant particulièrement grave, et dont elle a tenu compte avec plusieurs autres facteurs qui ont pesé en faveur du demandeur.

[20]           Je tiens à souligner que, dans la décision De Bing Li, le juge Barnes a déclaré que les facteurs énoncés dans la décision Ribic mettent l’accent sur la personne qui demande une mesure et non sur des préoccupations générales liées à l’intérêt public. La SAI est tenue d’examiner si le demandeur devrait être autorisé à rester au Canada pour des motifs d’ordre humanitaires et le bien-fondé du principe de la dissuasion générale lors de la détermination de la peine en matière criminelle, qui est d’envoyer un message dans la collectivité, n’a pas sa place dans le processus d’expulsion en matière d’immigration (paragraphe 17).

[21]           Cependant, et contrairement à la décision De Bing Li, compte tenu des motifs de la SAI, y compris le paragraphe 11, je ne suis pas convaincue que le principe de la dissuasion générale a été appliqué par la SAI en l’espèce. Au contraire, lue dans son ensemble, il est clair que l’analyse de la SAI demeurait centrée sur la gravité de la conduite du demandeur et non sur la question de savoir si l’issue de cette affaire dissuaderait les personnes qui envisagent de commettre de telles fausses déclarations. À mon avis, cette approche est cohérente avec les facteurs énoncés dans la décision Ribic, et je ne vois aucune raison de modifier la décision de la SAI sur ce fondement.

[22]           En outre, comme l’indique la décision Khosa :

[57]      [...] Selon la nature de la question que pose l’al. 67(1)c), la SAI « fait droit à l’appel sur preuve qu’au moment où il en est disposé [...] il y a [...] des motifs d’ordre humanitaire justifiant [...] la prise de mesures spéciales ». Il revient à la SAI de déterminer non seulement en quoi consistent les « motifs d’ordre humanitaires », mais aussi s’ils « justifient » la prise de mesures dans un cas donné. L’alinéa 67(1)c) exige que la SAI procède elle-même à une évaluation liée aux faits et guidée par des considérations de politique.

Par conséquent, il n’était pas erroné pour la SAI de considérer que l’intégrité du système d’immigration faisait partie de l’évaluation liée aux faits et guidée par des considérations de politique (El Houkmi, aux paragraphes 15, 16, 24 et 25; Xuilan Li, aux paragraphes 36 et 40).

Deuxième question en litige : La SAI a-t-elle commis une erreur susceptible de révision dans son analyse de l’intérêt supérieur des enfants du demandeur?

[23]           Le demandeur formule plusieurs observations sur cette question. La première est que la suggestion de la SAI selon laquelle le fait de se rendre en Chine pendant des périodes de temps prolongées ou de s’y installer de façon permanente servirait l’intérêt supérieur des enfants minimiserait leurs [traduction] « droits [en tant que citoyens canadiens] à demeurer au Canada ». Ensuite, le demandeur soutient que la SAI a commis une erreur en n’accordant pas d’importance à son rôle en tant que seule personne qui subvient aux besoins financiers de sa famille et en omettant de considérer sa participation directe aux soins de ses deux enfants (De Bing Li, au paragraphe 18). Enfin, le demandeur soutient que la SAI a appliqué à tort une démarche fondée sur les « besoins fondamentaux » au lieu de procéder à une analyse appropriée de l’intérêt supérieur de ses enfants (Williams c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 166, au paragraphe 66 [Williams]).

[24]           Le défendeur soutient que l’analyse faite par la SAI de l’intérêt supérieur des enfants du demandeur était raisonnable. Selon lui, les arguments du demandeur ne sont rien d’autre qu’une invitation faite à la Cour de procéder à une nouvelle appréciation des facteurs énoncés dans la décision Ribic, ce qui va à l’encontre du jugement du juge Shore dans l’affaire Garcia Hernandez c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 54, au paragraphe 39.

[25]           Le critère applicable à l’analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant, comme l’a récemment confirmé la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Kanthasamy, exige que la SAI soit « réceptive, attentive et sensible » à l’intérêt supérieur de l’enfant (Baker, au paragraphe 75).

[26]           En l’espèce, la SAI a admis qu’il était « dans l’intérêt supérieur des enfants de ne pas être séparés de leurs deux parents ». [Italiques dans l’original.]  Cependant, elle a également tenu compte du fait que les enfants étaient très jeunes, l’un d’eux étant un nouveau-né, et qu’en tant que citoyens canadiens, les enfants et leur mère n’étaient pas limités dans le temps qu’ils pouvaient passer à l’extérieur du Canada. Les options qui s’offriraient à eux pour atténuer la séparation d’avec le demandeur consisteraient ainsi à rendre plus souvent visite au demandeur ou à s’installer en Chine de façon permanente. En outre, la conjointe de fait du demandeur pourrait également parrainer ce dernier à une date ultérieure. Par conséquent, la SAI a conclu que l’intérêt supérieur des enfants n’exigeait pas, en soi, que leur père demeure au Canada compte tenu des options qui s’offraient à eux et à leur mère pour atténuer la séparation. À mon avis, cette évaluation n’a pas, contrairement à ce qu’affirme le demandeur, minimisé le droit des enfants, en tant que citoyens canadiens, à demeurer au Canada.

[27]           En ce qui concerne le deuxième point soulevé par le demandeur, je tiens d’abord à faire remarquer que, comme l’a affirmé la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Newfoundland Nurses, au paragraphe 16, « [un] décideur n’est pas tenu de tirer une conclusion explicite sur chaque élément constitutif du raisonnement, si subordonné soit-il, qui a mené à sa conclusion finale ». Ce qui importe, c’est que les motifs « permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables ».

[28]           Comme la Cour suprême du Canada a ajouté dans l’arrêt Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 30 c. Pâtes & Papier Irving, Ltée, 2013 CSC 34 [Irving Pulp & Paper], « [e]n l’absence d’une constatation que la sentence, au vu du dossier, se retrouve en dehors du champ des issues possibles raisonnables, elle ne doit pas être modifiée. En l’espèce, la conclusion du conseil d’arbitrage était raisonnable et les cours siégeant en révision n’auraient pas dû intervenir ». La cour de révision ne peut pas substituer ses propres motifs à ceux de la décision, mais elle a le droit d’examiner le dossier au moment d’apprécier le caractère raisonnable général d’une décision (Herrera Arbelaez c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1129, au paragraphe 14; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Abarquez 2016 CF 682, au paragraphe 27).

[29]           Il est vrai qu’en l’espèce, la SAI n’a pas explicitement abordé le rôle du demandeur en tant que personne qui pourvoit aux besoins financiers de sa famille et prend soin d’elle. Cependant, comme il ressort de la transcription de l’audience, la SAI était convaincue, au vu de la preuve, que le demandeur avait rempli le rôle dont un père doit s’acquitter à l’égard de ses jeunes enfants. Et, dans sa décision, elle a reconnu qu’une période d’interdiction de territoire de cinq ans était non négligeable dans le contexte de la séparation de la famille. Cependant, comme il est indiqué plus haut, si le fait de rester avec leurs deux parents servirait mieux leur intérêt supérieur, la séparation pourrait être atténuée.

[30]           À l’audience, la SAI a également abordé en détail l’entreprise commerciale du demandeur et son chiffre d’affaires. La transcription contient également les témoignages du demandeur et de sa conjointe de fait au sujet de l’emploi de cette dernière. Elle est arrivée au Canada dans la catégorie des immigrants investisseurs, avec une somme de 2 millions de dollars dont elle a déclaré qu’elle provenait de sa société de publicité en Chine. Au Canada, avant la naissance de ses enfants, elle dirigeait sa propre société d’investissement immobilier. Celle-ci existe toujours, mais est actuellement mise en veilleuse, bien que le demandeur ait déclaré qu’elle pouvait encore générer des revenus. La conjointe de fait du demandeur a également témoigné qu’elle et le demandeur partageaient actuellement les frais de garde des enfants, qu’elle était propriétaire de la maison dans laquelle ils vivent et qu’elle possédait également une propriété en Chine. En résumé, si le demandeur et sa conjointe de fait avaient pris la décision qu’elle ne travaillerait pas après la naissance des enfants, les éléments de preuve au dossier ne suggèrent pas que la famille ne pourrait pas subvenir à ses besoins, et ce, même si le demandeur devait fermer son entreprise en cas de renvoi du Canada. En outre, la SAI n’a pas jugé crédible l’affirmation du demandeur selon laquelle il ne serait pas en mesure de trouver un gestionnaire ou un acheteur pour son entreprise et qu’il y renoncerait tout simplement à son entreprise s’il était renvoyé du Canada. La SAI a également déclaré avoir pris en considération le témoignage des témoins, les documents fournis par le demandeur qui comprennent des renseignements sur son entreprise, le contenu du dossier et les observations écrites des parties. À mon avis, bien que le demandeur affirme qu’une erreur susceptible de révision découle du fait que la SAI n’a pas reconnu explicitement que la conjointe de fait du demandeur ne travaille pas et qu’il est le seul soutien financier de la famille, compte tenu du dossier et des motifs, le fait qu’elle ne l’a pas fait ne constitue pas une erreur susceptible de révision dans ces circonstances.

[31]           Quant à la décision De Bing Li, le juge Barnes a conclu que la preuve des contributions positives du demandeur au bien-être de sa famille était beaucoup plus importante que ne le reflétait la reconnaissance de son rôle en tant que contributeur pécuniaire au ménage. L’épouse du demandeur avait témoigné du fait qu’il était un bon père, qu’il participait directement aux soins à donner aux enfants et qu’elle ne pouvait assumer seule ces responsabilités. Le juge Barnes a conclu que la SAI avait omis de prendre en compte cet élément de preuve et avait plutôt choisi de mettre l’accent sur sa perception contraire de lui comme modèle médiocre pour ses enfants. Toutefois, en l’espèce, la SAI n’a pas commis d’erreur de ce type et rien ne prouve non plus que la conjointe de fait du demandeur ne peut pas se débrouiller seule.

[32]           Enfin, le demandeur se réfère au paragraphe 66 de l’arrêt Williams, qui lui-même fait remarquer que la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Hawthorne, 2002 CAF 475, au paragraphe 9, a conclu que les enfants « méritent rarement, sinon jamais, d’être exposés à quelque difficulté que ce soit », de sorte que « l’application d’un critère relatif aux difficultés injustifiées ou inhabituelles ou une conception de l’analyse de l’intérêt supérieur qui reposerait sur une norme minimale en matière de “besoins fondamentaux”... ne permet pas de répondre de façon satisfaisante... à la question de savoir en quoi consiste l’intérêt supérieur de l’enfant »,et il affirme que la SAI a tenté de recourir à une approche fondée sur les « besoins fondamentaux » dans son analyse de l’intérêt supérieur de ses enfants. À mon avis, les motifs de la SAI ne soutiennent pas cet argument.

[33]           Comme l’a fait remarquer la juge Gleason dans Martinez Hoyos c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 998 :

[32]      Pour commencer, à mon avis, les demandeurs ont mal interprété le jugement Williams. Il me semble que cette décision n’impose pas à un agent une démarche particulière pour l’analyse de l’intérêt supérieur d’un enfant qui est partie à une demande CH, mais qu’elle s’appuie plutôt sur le principe voulant que l’intérêt supérieur des enfants concernés doit être pris en considération et soupesé avec les autres facteurs inhérents à une demande CH. De plus, le jugement Williams s’articulait autour du fait que l’agent avait fait erreur en rejetant la demande au motif que les enfants concernés n’allaient probablement subir des difficultés « inhabituelles » étant donné qu’il n’avait pas été établi qu’ils seraient battus, mal nourris ou mal soignés s’ils étaient forcés à quitter le Canada avec le reste de leur famille. Le juge Russell a jugé que cette appréciation de l’aspect des « besoins fondamentaux » du facteur des difficultés était incorrecte.

[34]           La SAI n’a pas eu recours à une telle approche en l’espèce. Pour les motifs mentionnés précédemment, je conclus que l’évaluation de l’intérêt supérieur des enfants faite par la SAI était raisonnable.

Troisième question en litige : La SAI a-t-elle commis une erreur susceptible de révision en concluant que le demandeur ne serait vraiment pas obligé d’abandonner son entreprise s’il était renvoyé en Chine?

[35]           Le demandeur invoque Cepeda-Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] ACF no 1425, aux paragraphes 27 et 28 (1re inst.), à l’appui de la proposition selon laquelle une conclusion de fait erronée tirée sans égard aux éléments de preuve constitue une erreur de droit. Il invoque également la décision Risco-Flores c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1412, au paragraphe 6, à l’appui de la proposition selon laquelle, bien qu’il existe une présomption selon laquelle les décideurs ont examiné toute la preuve dont ils disposaient, même s’ils ne font pas expressément mention de chacun des éléments, plus le document est au cœur de la question à trancher, plus grande est l’obligation à laquelle est tenu le décideur d’en traiter expressément, notamment lorsque le document en question contredit les propres conclusions du décideur. Le demandeur conteste spécifiquement la prétendue omission de la SAI de tenir explicitement compte de la preuve du rôle essentiel qu’il joue au sein de son entreprise, de sorte que l’entreprise pourrait devoir fermer ses portes s’il était renvoyé du Canada.

[36]           Le défendeur fait valoir qu’un tribunal administratif n’est pas tenu d’aborder chacun des arguments formulés (Xuilan Li, au paragraphe 21), et que le désaccord relatif au poids accordé à des éléments de preuve précis ne constitue pas un fondement valable pour l’octroi d’un contrôle judiciaire (Patel c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1224, au paragraphe 31).

[37]           Je ne vois aucune raison de modifier les conclusions de la SAI à l’égard de l’entreprise du demandeur. Le fait que le rôle du demandeur est essentiel à la structure opérationnelle actuelle de l’entreprise ne signifie pas nécessairement qu’il y aura abandon complet de l’entreprise et arrêt des opérations en son absence. Comme l’a fait remarquer la SAI, l’entreprise est viable et florissante à tous égards. Le demandeur a témoigné devant la SAI que ses chiffres de ventes pour 2014 étaient d’environ 4 millions de dollars canadiens et qu’ils devraient être de 10 millions de dollars canadiens en 2015. Il a également déclaré que s’il devait vendre l’entreprise, il en demanderait 4 millions de dollars canadiens, mais qu’il n’était pas encore décidé à la vendre. En effet, une entreprise qui enregistre une croissance aussi rapide représenterait certainement une acquisition intéressante pour un acheteur potentiel et la SAI ne disposait d’aucune preuve que le demandeur avait essayé sans succès de trouver un acheteur. Si le demandeur a indiqué qu’il estimait être incapable d’attirer une personne expérimentée pour gérer son entreprise de façon rentable en son absence, autre qu’un actionnaire existant dont les compétences linguistiques en anglais ne lui permettraient pas d’assumer les fonctions du demandeur, rien ne prouvait qu’il avait tenté de recruter quelqu’un pour prendre ses fonctions. Dans ces circonstances, il était raisonnable pour la SAI de conclure que le témoignage du demandeur, qu’il renoncerait simplement à son entreprise, n’était pas crédible et que son témoignage qu’il serait contraint de fermer son entreprise en l’absence d’un acheteur convenable était exagéré.

Quatrième question en litige : La SAI a-t-elle commis une erreur susceptible de révision en concluant que les frères et sœurs du demandeur et leur famille vivent en Chine?

[38]           Il n’est pas contesté que la SAI a commis une erreur susceptible de révision en concluant que les frères et sœurs du demandeur (et leur famille) vivent en Chine. Il a témoigné que ses parents vivent en Chine et qu’il est fils unique. Interrogé par la SAI quant à la question de savoir si sa conjointe de fait avait des frères, il a confirmé qu’elle avait un frère et une sœur plus âgés qui vivaient en Chine avec leur famille. Le demandeur soutient que, puisqu’il ne peut pas compter sur l’aide de frères ou de sœurs (et de leur famille), il sera plus difficile pour lui de s’intégrer à la société chinoise et, s’il ne parvient pas à le faire, il sera incapable de subvenir financièrement aux besoins de sa famille.

[39]           Le défendeur soutient que l’erreur est sans importance quant à l’issue de la décision générale de la SAI, de sorte que la décision de la SAI ne devrait pas être annulée (Nyathi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1119, au paragraphe 24).

[40]           Je ferais d’abord remarquer que, dans l’ensemble, les motifs de la SAI ne semblent pas s’appuyer fortement sur l’existence des frères et des sœurs du demandeur en Chine. Cette mention s’inscrivait dans le contexte selon lequel ses parents et frères et sœurs vivent en Chine, il y a passé la majeure partie de sa vie, il parle le mandarin, il retourne souvent en Chine et a des contacts d’affaires et personnels dans ce pays. Autrement dit, la mention de l’existence des frères et sœurs du demandeur n’était que l’un des critères expliquant le lien que le demandeur conserve avec la Chine. À cet égard, le demandeur a témoigné devant la SAI qu’avant la naissance de son premier enfant, il s’était rendu en Chine trois à quatre fois par an pour des raisons personnelles et professionnelles. Cela confirme un attachement constant avec la Chine, même en l’absence de frères et de sœurs.

[41]           En tout état de cause, à mon avis, indépendamment de l’erreur de fait, la conclusion de la SAI reste raisonnable compte tenu du dossier. Comme l’a déclaré la Cour Suprême du Canada dans l’arrêt Irving Pulp & Paper :

[54]      Il faudrait considérer la sentence arbitrale comme un tout et s’abstenir de faire une chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur (Newfoundland Nurses, par. 14). En l’absence d’une constatation que la sentence, au vu du dossier, se retrouve en dehors du champ des issues possibles raisonnables, elle ne doit pas être modifiée. En l’espèce, la conclusion du conseil d’arbitrage était raisonnable et les cours siégeant en révision n’auraient pas dû intervenir.

[42]           Les motifs de la SAI ne sont pas parfaits, mais ils n’ont pas à l’être (Mikhno c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 386, au paragraphe 27; Etiz c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 308, au paragraphe 17). De plus, comme l’a récemment déclaré le juge LeBlanc dans la décision Wang v. Canada (Public Safety and Emergency Preparedness), 2016 FC 705, au paragraphe 19, il est bien établi que la SAI a un pouvoir discrétionnaire considérable pour examiner et à évaluer les facteurs énoncés dans la décision Ribic selon les circonstances particulières de chaque cas (Chieu, au paragraphe 40; Khosa, au paragraphe 65). Par ailleurs, la jurisprudence de la Cour a établi que l’évaluation des facteurs énoncés dans la décision Ribic constitue un exercice qualitatif plutôt que quantitatif (Dhaliwal c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2015 CF 157, au paragraphe 106; Ambat c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 292, au paragraphe 32).

[43]           En conclusion, la principale objection du demandeur, tant en ce qui concerne l’intérêt supérieur de ses enfants que le sort de son entreprise, équivaut à une plainte selon laquelle la SAI n’a pas explicitement pris en considération chaque argument individuel qu’il a formulé dans son analyse. À mon avis, cependant, les motifs de la SAI sont suffisamment détaillés pour que l’on comprenne le fondement de sa décision. En outre, les critères que la SAI a utilisés pour évaluer les considérations d’ordre humanitaire en jeu sont généralement conformes aux facteurs énoncés dans la décision Ribic. En ce qui concerne l’erreur de fait, la SAI n’a pas invoqué de manière significative ce fait erroné et, en tout état de cause, la décision, lorsqu’elle est considérée comme un tout, est raisonnable et ne devrait pas être modifiée. L’issue peut être perçue comme sévère et un autre commissaire de la SAI aurait peut-être évalué les facteurs différemment. Cependant, à mon avis, la conclusion à laquelle est parvenue la SAI appartient aux issues possibles acceptables.

[44]           Pour les motifs susmentionnés, je rejetterais donc la demande de contrôle judiciaire.


JUGEMENT

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

1.      La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

2.      Aucuns dépens ne sont adjugés.

3.      Les parties n’ont proposé aucune question de portée générale à certifier et aucune question ne se pose en l’espèce.

« Cecily Y. Strickland »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5492-15

 

INTITULÉ :

LIQUAN CAI c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 29 juin 2016

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE STRICKLAND

 

DATE DES MOTIFS :

Le 4 juillet 2016

 

COMPARUTIONS :

Brian Tsuji

 

Pour le demandeur

 

Edward Burnet

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

DLA Piper (Canada) S.E.N.C.R.L.

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

Pour le demandeur

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

Pour le défendeur

 

 

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