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Date : 20160616


Dossier : T-359-15

Référence : 2016 CF 675

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 16 juin 2016

En présence de monsieur le juge Fothergill

ENTRE :

HUGH VINCENT LUNN, CAPORAL DES FORCES ARMÉES CANADIENNES À LA RETRAITE

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA,

L’HONORABLE PETER MACKAY

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Introduction

[1]               Hugh Vincent Lunn a été membre des Forces armées canadiennes de 1976 à 1995. Le 21 janvier 2014, le ministre des Anciens Combattants [le ministre] a rejeté la demande d’indemnité d’invalidité de M. Lunn pour état de stress post-traumatique [ESPT] et schizophrénie paranoïde. Le Tribunal des anciens combattants (révision et appel) [le TACRA] a confirmé la décision du ministre et a refusé d’établir un comité chargé d’examiner l’admissibilité de M. Lunn à une indemnité d’invalidité. M. Lunn, qui se représente lui-même, demande le contrôle judiciaire de la décision du TACRA.

[2]               Pour les motifs suivants, je conclus que M. Lunn n’a pas encore épuisé tous les recours administratifs qui s’offrent à lui. Il peut demander un réexamen de son admissibilité à une indemnité d’invalidité pour la schizophrénie paranoïde dont il affirme souffrir en fonction de nouveaux éléments de preuve ou pour des raisons d’ordre humanitaire. La demande de contrôle judiciaire est par conséquent rejetée au motif qu’elle est prématurée.

II.                Contexte

[3]               M. Lunn a commencé sa carrière militaire dans la Force régulière en avril 1976. Après une brève pause, il s’est de nouveau enrôlé en septembre 1977. M. Lunn a reçu un diagnostic de personnalité paranoïaque en 1984. Il a été réformé en mars 1994 au motif que son trouble le rendait incapable d’assumer entièrement ses fonctions de membre des Forces armées canadiennes.

[1]               En décembre 1994, M. Lunn a présenté une demande de pension aux termes du paragraphe 21(2) de la Loi sur les pensions, L.R.C. (1985), ch. P-6 [la Loi sur les pensions]. En vertu de cette disposition, les membres des forces armées qui font leur service en temps de paix sont admissibles à une pension s’ils souffrent d’une blessure ou d’une maladie « consécutive ou rattachée directement » à leur service militaire.

[2]               Le 1er avril 1996, le ministre a rejeté la demande de M. Lunn au motif qu’il n’existait pas de lien de causalité entre son état de santé et son service militaire. M. Lunn a interjeté appel de la décision du ministre auprès du TACRA.

[3]               Dans une décision datée du 7 août 1996, le comité de révision de l’admissibilité du TACRA [le comité de révision] a confirmé la décision du ministre de rejeter la demande de M. Lunn. Le comité de révision a conclu ce qui suit à la page 6 :

[TRADUCTION]

[M]ême si l’on présume que l’état du demandeur s’est détérioré pendant son service, le comité ne dispose d’aucun élément de preuve qui démontrerait que les Forces canadiennes sont responsables, d’une quelconque façon, aussi minime soit-elle, de la détérioration de la maladie dont il affirme souffrir, laquelle, comme l’a indiqué l’avocat au début de l’audience, ne semble pas trouver son origine dans le service militaire même.

[4]               M. Lunn a interjeté appel de la décision du comité de révision devant le comité d’appel de l’admissibilité [le comité d’appel] du TACRA. Dans une décision datée du 18 mars 1997, le comité d’appel a confirmé que le service militaire de M. Lunn n’avait joué aucun rôle dans l’apparition de sa personnalité paranoïaque ou dans l’aggravation de ce trouble.

[5]               En décembre 2012, M. Lunn a présenté une demande d’indemnité d’invalidité au ministre aux termes du paragraphe 45(1) de la Loi sur les mesures de réinsertion et d’indemnisation des militaires et vétérans des Forces canadiennes, L.C. 2005, ch. 21 [la Loi sur les mesures de réinsertion et d’indemnisation], affirmant qu’il souffrait d’un ESPT. Par ailleurs, en novembre 2013, M. Lunn a présenté une demande d’indemnité d’invalidité relative à la schizophrénie paranoïde. Sa demande comprenait une lettre rédigée par son médecin, le Dr Duncan A. Scott, qui précisait qu’à son avis, M. Lunn ne satisfaisait pas aux critères de diagnostic d’un ESPT, mais qu’il souffrait bel et bien de schizophrénie paranoïde. Le Dr Scott a conclu que M. Lunn était génétiquement vulnérable à une grave maladie mentale, et il a fait l’observation suivante :

[traduction]

Il semblerait que le stress lié au fait de faire partie des Forces armées ait précipité sa schizophrénie et que ses problèmes de sensibilité se soient transformés en problèmes de vigilance, puis en problèmes d’hypervigilance qui ont fini par le mener à un état psychotique caractérisé. Il se trouve maintenant dans une phase chronique débilitante de sa maladie et nécessite une surveillance quotidienne [...].

[6]               Le 21 janvier 2014, le ministre a rejeté la demande d’indemnité d’invalidité de M. Lunn. Le ministre a conclu que la nouvelle demande fondée sur la schizophrénie paranoïde était indissociable de la demande de 1996 fondée sur la personnalité paranoïaque :

[traduction]

Conformément au paragraphe 85(1) de la Loi sur les pensions, le ministre ne peut pas étudier une demande d’indemnité qui a déjà été jugée par le TACRA. Comme le Tribunal des anciens combattants a déjà examiné votre déficience psychiatrique et qu’il a efficacement déterminé que cette déficience n’était pas consécutive ou rattachée directement à votre service dans la Force régulière, le Ministère n’a pas le pouvoir de statuer sur votre [demande] actuelle pour des raisons de schizophrénie paranoïde.

[7]               M. Lunn a interjeté appel de la décision du ministre auprès du TACRA.

III.             Décision faisant l’objet du contrôle

[8]               Dans une lettre datée du 16 janvier 2015, le TACRA a confirmé la décision du ministre de rejeter la demande de prestations d’invalidité de M. Lunn. Le TACRA a conclu que le dossier médical de M. Lunn ne révélait pas qu’il avait reçu un diagnostic d’ESPT, et il a convenu qu’il avait tranché la demande relative à la schizophrénie paranoïde en 1997. Le TACRA disposait d’un avis médical obtenu au nom du ministre dans lequel figurait la conclusion suivante : [traduction] « [i]l semblerait que les signes et les symptômes du trouble psychiatrique pour lequel une décision a déjà été prise relativement au trouble de personnalité paranoïaque feraient aussi partie de la schizophrénie paranoïde ». Le TACRA a conclu ce qui suit :


[traduction]

À la suite de l’examen de tous les éléments de preuve versés au dossier, le TACRA conclut que le trouble de personnalité paranoïaque, pour lequel une décision a été prise en 1997, est sensiblement le même que le trouble de schizophrénie paranoïde qui fait l’objet de la présente demande. Le fondement factuel de votre demande relative à la schizophrénie est essentiellement le même que celui de votre demande relative à la personnalité paranoïaque.

Par conséquent, le TACRA est d’avis que les conclusions rendues en mars 1997 par le comité d’appel, selon lesquelles il n’existait aucune preuve d’un lien entre vos activités militaires, la rigueur de votre service militaire et le développement du trouble psychiatrique dont vous affirmez être atteint, s’appliquent encore [...].

Vous avez le droit de demander le réexamen de la décision rendue le 18 mars 1997 par le comité d’appel, selon laquelle vous n’étiez pas admissible à une indemnité en raison de votre trouble de personnalité paranoïaque.

[9]               Le TACRA a refusé d’établir un comité chargé d’examiner la demande de M. Lunn. En vertu du paragraphe 19(2) de la Loi sur le Tribunal des anciens combattants (révision et appel), L.C. 1995, ch. 18 [la Loi sur le TACRA], le TACRA a conclu qu’aucun tribunal d’examen raisonnable ne pourrait trancher l’appel en faveur de M. Lunn.

[10]           M. Lunn a présenté une demande de contrôle judiciaire de la décision du TACRA le 17 février 2015.

IV.             Questions en litige

[11]           Le procureur général du Canada [le procureur général] a soulevé deux questions préliminaires :

A.           Anciens Combattants Canada devrait-il être retiré en tant que défendeur?

B.            La demande de contrôle judiciaire de M. Lunn est-elle prématurée?

V.                Analyse

A.                Anciens Combattants Canada devrait-il être retiré en tant que défendeur?

[12]           Le procureur général demande que l’intitulé de la cause soit modifié et qu’Anciens Combattants Canada soit retiré à titre de défendeur. Conformément au paragraphe 23(1) de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, L.R.C. (1985), ch. C-50, une procédure contre la Couronne peut être intentée au nom du procureur général. L’intitulé de la cause est modifié en conséquence.

B.                 La demande de contrôle judiciaire de M. Lunn est-elle prématurée?

[13]           Une cour peut refuser d’entendre une demande de contrôle judiciaire si celle-ci est prématurée. Sauf dans des cas exceptionnels, les tribunaux ne devraient pas intervenir dans des processus administratifs en cours avant que tous les recours efficaces qui sont offerts aient été épuisés (Halifax (Regional Municipality) c. Nouvelle-Écosse (Human Rights Commission), 2012 CSC 10, au paragraphe 31, et Canada (Agence des services frontaliers) c. C.B. Powell Limited, 2010 CAF 61 [Powell]).

[14]           Dans la décision qui fait l’objet du contrôle, le TACRA a indiqué que M. Lunn avait [TRADUCTION] « le droit de demander le réexamen de la décision rendue le 18 mars 1997 par le comité d’appel, selon laquelle il n’était pas admissible à une indemnité en raison de son trouble de personnalité paranoïaque ».

[15]           Ni la Loi sur les pensions ni la Loi sur le TACRA ne prévoient de restriction ou de limite de temps pour la présentation d’une demande d’examen ou de réexamen auprès du TACRA. Le TACRA a donc compétence pour entendre une demande, indépendamment du moment où les faits se sont produits ou de la date de la plus récente décision (Boisvert c Canada (Procureur général), 2009 CF 735, au paragraphe 29).

[16]           Le paragraphe 32(1) de la Loi sur le TACRA précise qu’un comité d’appel peut réexaminer une décision de son propre chef ou à la suite d’une demande si de nouveaux éléments de preuve sont présentés. Ces nouveaux éléments de preuve pourraient comprendre le diagnostic de schizophrénie paranoïde posé en 2013 par le Dr Scott et son opinion selon laquelle le stress lié au fait de faire partie des Forces armées a « précipité » la schizophrénie de M. Lunn. Ils pourraient aussi comprendre la seconde lettre du Dr Scott qui a été présentée par M. Lunn dans sa demande de contrôle judiciaire. Cette lettre était adressée au Bureau de services juridiques des pensions et était datée du 24 février 2014. Il ne semble pas que le TACRA disposait de la seconde lettre lorsqu’il a rendu la décision faisant l’objet du présent contrôle.

[17]           Lors de l’audience relative à sa demande de contrôle judiciaire, M. Lunn a présenté à la Cour une lettre de Pierre Leichner, qui affirme avoir pratiqué la psychiatrie pendant 34 années avant 2010. La lettre, qui n’est pas datée, porte sur l’évolution du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux publié par l’American Psychiatric Association. M. Leichner a expliqué qu’il estimait que la schizophrénie paranoïde et la personnalité paranoïaque étaient deux diagnostics distincts. Cette lettre pourrait aussi être considérée par le TACRA comme un nouvel élément de preuve.

[18]           En outre, le paragraphe 34(1) de la Loi sur le TACRA précise qu’une personne qui s’est vu refuser une indemnité aux termes de la Loi sur les pensions ou une indemnité d’invalidité aux termes de la Loi sur les mesures de réinsertion et d’indemnisation et qui a épuisé tous les recours de révision et d’appel peut présenter au TACRA une demande d’allocation de commisération.

[19]           Le procureur général ne conteste pas que M. Lunn peut se prévaloir des possibilités offertes en vertu des paragraphes 32(1) et 34(1) de la Loi sur le TACRA. Je conviens avec le procureur général que M. Lunn a plus de chances d’obtenir les réparations qu’il demande dans le cadre d’une demande de réexamen présentée au TACRA plutôt que dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire.

VI.             Conclusion

[20]           La demande de contrôle judiciaire de M. Lunn est prématurée et il n’existe aucune circonstance particulière qui justifie un recours précipité à la Cour (Powell, au paragraphe 33). La demande est en conséquence rejetée.


JUGEMENT

LA COUR rejette la présente demande de contrôle judiciaire.

« Simon Fothergill »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-359-15

 

INTITULÉ :

HUGH VINCENT LUNN, CAPORAL DES FORCES ARMÉES CANADIENNES À LA RETRAITE c. LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA, L’HONORABLE PETER MACKAY

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 17 mai 2016

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LE JUGE FOTHERGILL

 

DATE DU JUGEMENT :

Le 16 juin 2016

 

COMPARUTIONS :

Hugh Vincent Lunn

Pour son propre compte

 

Pour le demandeur

 

Jyll Hansen

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

William F. Pentney, c.r.

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

Pour le défendeur

 

 

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