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Date : 20160617


Dossier : T-2531-14

Référence : 2016 CF 680

Ottawa (Ontario), le 17 juin 2016

En présence de monsieur le juge LeBlanc

ENTRE :

L’ORÉAL, SOCIÉTÉ ANONYME

demanderesse

et

COSMÉTICA CABINAS, S.L.

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Introduction

[1]               Les parties au présent litige sont des sociétés européennes spécialisées dans la fabrication et la vente de cosmétiques.  Leurs produits respectifs sont vendus dans plusieurs pays.  La dispute qui les oppose en l’espèce porte sur le droit de la demanderesse [L’Oréal] à l’enregistrement, au Canada, aux termes de la Loi sur les marques de commerce, LRC 1985, c T-13 [la Loi], de la marque INOA en lien avec l’emploi de produits pour le soin des cheveux.

[2]               La défenderesse [Cabinas] s’oppose à cet enregistrement au motif, principalement, qu’il y a, suivant l’alinéa 16(3)(a) de la Loi, probabilité de confusion entre l’usage de cette marque et celui de la marque AINHOA qu’elle allègue avoir antérieurement employée au Canada en liaison avec des produits de soins pour la peau.

[3]               Le 30 septembre 2014, le Registraire des marques de commerce [le Registraire] accueille l’opposition de Cabinas.  En particulier, il juge que L’Oréal ne s’est pas déchargée du fardeau de démontrer qu’il n’y a pas de probabilité de confusion entre l’emploi de la marque INOA et celui de la marque AINHOA (ci-après désignées, à l’occasion, les « marques concurrentes »).

[4]               Tel que le lui permet l’article 56 de la Loi, L’Oréal se pourvoit en appel de la décision du Registraire.  Elle invite la Cour à examiner le dossier de novo à partir de la preuve produite au soutien de son appel.  Selon L’Oréal, cette preuve, à laquelle Cabinas n’a pas répondu, démontre que la preuve produite par Cabinas devant le Registraire est insuffisante pour conclure à l’emploi antérieur, au Canada, de la marque AINHOA.  L’Oréal soutient aussi que la preuve nouvelle modifie de façon importante l’appréciation de la question de la confusion et mène inéluctablement à un constat d’absence de probabilité de confusion entre les marques concurrentes.

II.                Contexte

A.                Les procédures devant le Registraire

[5]               La demande d’enregistrement en litige (no 1,443,259) est produite auprès du Registraire le 30 juin 2009, avec revendication d’une date de priorité liée au dépôt, en France, le 16 janvier 2009, d’une demande de même nature visant le même type de produits.  Ladite demande est publiée dans le Journal des marques de commerce, le 27 janvier 2010.

[6]               Cabinas produit son opposition le 28 juin 2010.  Outre le motif de la probabilité de confusion, elle y fait aussi valoir :

  1. que la demande d’enregistrement de L’Oréal ne satisfait pas aux exigences du paragraphe 30(i) de la Loi dans la mesure où L’Oréal ne peut se déclarer convaincue de son droit d’employer la marque INOA à la date de production de ladite demande; et
  2. que ladite marque, à cette date, n’est pas distinctive au sens de l’article 2 de la Loi en ce qu’elle ne permet pas de distinguer les produits y étant associés de ceux liés à la marque AINHOA.

[7]               Ces deux motifs sont toutefois écartés par le Registraire, le premier parce que Cabinas n’en a pas fait la preuve, le second parce qu’il n’est pas nécessaire d’en disposer, la demande d’enregistrement de L’Oréal pouvant être écartée sur la seule base qu’il existe une probabilité de confusion entre les marques concurrentes.  Ces deux volets de la décision du Registraire ne sont pas en cause dans le présent appel tout comme n’est pas en cause le fait que Cabinas requiert l’enregistrement de la marque AINHOA au moyen d’une demande produite auprès du Registraire antérieurement à celle qui fait l’objet du présent litige.

[8]               Au soutien de son opposition, Cabinas produit l’affidavit de son directeur général, Juan Antonio Morales.  Celui-ci y affirme que la marque AINHOA est l’une des marques de commerce principales de Cabinas, qu’elle est bien visible, depuis au moins 2002, sur l’ensemble du site Web www.ainhoacosmetics.com, et que les ventes mondiales des produits AINHOA se chiffrent, entre 2002 et 2009, à 20,5 millions d’euros.

[9]               M. Morales y affirme aussi que la marque AINHOA est employée au Canada depuis aussitôt que le 15 août 2006 en liaison avec des produits de maquillage, de soins pour la peau et de soins capillaires et que depuis cette date, les ventes desdits produits y ont excédé 360 000 $.  Toujours selon M. Morales, les produits AINHOA sont vendus au Canada dans divers points de vente au détail et dans de grands magasins comme Winners et Sears, et y sont disponibles en ligne.

[10]           L’Oréal, pour sa part, produit l’affidavit de Minh-Dan Tran, chef du groupe Marketing de L’Oréal Canada, une filiale à part entière de L’Oréal.  M. Tran affirme que les produits L’Oréal peuvent être regroupés en quatre catégories, dont celle des produits pour les cheveux destinés aux professionnels de la coiffure.  Il affirme aussi que les produits INOA sont vendus au Canada depuis février 2010 et précise qu’aucun cas de confusion entre la marque INOA et la marque AINHOA n’a été porté à son attention.

[11]           M. Morales sera contre-interrogé, mais non M. Tran.

B.                 La Décision du Registraire en lien avec le motif d’opposition de probabilité de confusion

[12]           Le Registraire s’est d’abord dit satisfait que Cabinas s’était acquittée de son fardeau de démontrer qu’au 16 janvier 2009, date de priorité revendiquée par L’Oréal dans sa demande d’enregistrement, elle employait la marque AINHOA au Canada en liaison avec des produits pour le soin de la peau, et qu’elle n’avait pas abandonné la marque AINHOA à la date de publication de ladite demande dans le Journal des marques de commerce, le 27 janvier 2010.

[13]           L’emploi antérieur de la marque AINHOA étant acquis à ses yeux, le Registraire s’est ensuite employé à déterminer si L’Oréal s’était déchargée de son fardeau ultime de démontrer, selon la balance des probabilités, qu’il n’y avait pas, au 16 janvier 2009, de probabilité de confusion entre la marque INOA et la marque AINHOA.  Le Registraire a rappelé à cet égard que pour déterminer si une marque de commerce crée de la confusion avec une autre marque, il se devait de tenir compte de toutes les circonstances de l’espèce, y compris celles expressément énoncées au paragraphe 6(5) de la Loi, à savoir :

  1. le caractère distinctif inhérent des marques de commerce en cause et la mesure dans laquelle elles sont devenues connues;
  2. la période pendant laquelle ces marques ont été en usage;
  3. le genre de marchandises, services et entreprises liés à ces marques;
  4. la nature du commerce; et
  5. le degré de ressemblance entre les marques de commerce en cause dans la présentation ou le son ou dans les idées qu’elles suggèrent.

[14]           Le Registraire a, dans un premier temps, conclu que le critère de la ressemblance entre les marques concurrentes favorisait Cabinas, étant d’avis, sur la base d’une analyse fondée sur le principe de la première impression, que les marques INOA et AINHOA, bien qu’elles ne suggèrent aucune idée précise, sont visuellement semblables aux yeux du consommateur moyen et présentent, sur le plan phonétique, un certain degré de ressemblance pour un consommateur francophone moyen.

[15]           Le Registraire s’est ensuite dit d’avis que le critère du caractère distinctif inhérent des marques concurrentes, ne favorisait ni l’une ni l’autre des parties, étant satisfait que les marques INOA et AINHOA possèdent toutes deux un caractère distinctif inhérent important et équivalent. Par ailleurs, il a conclu que si Cabinas avait réussi à démontrer qu’au 16 janvier 2009, elle employait la marque AINHOA au Canada depuis aussitôt que le mois d’août 2006, sa preuve ne permettait toutefois pas d’établir la mesure dans laquelle ladite marque était, à cette date, devenue connue au Canada.  À cet égard, le Registraire a noté que la preuve offerte par Cabinas était muette sur les sommes consacrées à la publicité des produits AINHOA au Canada, sur le volume de matériel publicitaire ou promotionnel distribué au Canada par elle ou ses distributeurs et sur la ventilation annuelle des ventes des produits AINHOA au Canada depuis 2006.

[16]           Quant au critère de la période d’utilisation des marques en cause, le Registraire a déterminé qu’il favorisait Cabinas dans la mesure où il était satisfait de l’emploi, au Canada, de la marque AINHOA à la date de priorité revendiquée par L’Oréal, alors que la marque INOA n’y était pas encore employée à cette date.

[17]           Le Registraire a aussi conclu que le critère lié au genre de marchandises, de services ou d’entreprises en cause favorisait Cabinas.  En particulier, après avoir constaté que la marque AINHOA n’est employée au Canada qu’en liaison avec des produits pour le soin de la peau alors que la marque INOA n’y est employée qu’en lien avec des produits pour le soin des cheveux, il a rejeté la prétention de L’Oréal voulant que les marchandises associées à chacune des marques soient clairement distinctes.  Il a opiné que bien que n’étant pas identiques, il s’agissait, dans un cas comme dans l’autre, de produits de beauté destinés à embellir la peau ou les cheveux et donc de produits entre lesquels il n’existait pas de différences significatives.

[18]           Le Registraire s’est également dit d’avis que le critère relatif à la nature du commerce favorisait Cabinas.  À cet égard, il a jugé que l’argument de L’Oréal à l’effet que les produits en cause soient destinés à emprunter des canaux de distribution différents, les magasins à grande surface dans le cas des produits AINHOA et les salons de coiffure professionnels dans le cas des produits L’Oréal, n’était pas supporté par la preuve, notamment par l’état déclaratif des marchandises joint à la demande d’enregistrement de la marque INOA, lequel ne fait état d’aucune restriction quant aux canaux de distribution.

[19]           Enfin, le Registraire n’a pas accordé de poids au témoignage de M. Tran suivant lequel il n’a jamais eu connaissance de cas de confusion réel entre les marques concurrentes, notamment parce qu’au 16 janvier 2009, la marque INOA n’était pas employée au Canada.

[20]           Tel qu’indiqué précédemment, L’Oréal estime, sur la base de la preuve nouvelle soumise au soutien du présent appel, que l’emploi, au Canada, de la marque AINHOA au 16 janvier 2009 n’était pas suffisant pour fonder une opposition.  Subsidiairement, elle invite la Cour, toujours sur la base de cette preuve nouvelle, à conclure qu’il n’y a pas de probabilité de confusion entre les marques concurrentes.

III.             Questions en litige et norme de contrôle

[21]           Il s’agit de décider ici s’il y a matière à intervenir pour réformer les conclusions du Registraire relatives à l’emploi, au Canada, de la marque AINHOA au 16 janvier 2009 et, le cas échéant, à la probabilité de confusion entre l’usage de cette marque et celui de la marque INOA.

[22]           Règle générale, lorsque, comme en l’espèce, le litige mû devant le Registraire soulève des questions de fait et de droit relevant de son expertise, la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable (Chypre (Commerces et Industries c Les Producteurs Laitiers du Canada, 2010 CF 719, au para 28, 393 FTR 1[Producteurs Laitiers du Canada]; Brasseries Molson c John Labatt Ltée [2000] 3 FC 145 (CA), au para 29, 180 FTR 99 [John Labatt Ltée]; Restaurants La Pizzaiolle Inc c Pizzaiolo Restaurants Inc, 2015 CF 240, au para 41).

[23]           Suivant cette norme de contrôle, la Cour n’interviendra que si la décision du Registraire est « clairement erronée » (Mattel, Inc c 3894207 Canada Inc, 2006 CSC 22, [2006] 1 RCS 772, au para 40; Playboy Enterprises Inc. c Germain (1979), 43 CPR (3d) 254, à la p 274 (CAF); Producteurs Laitiers du Canada, au para 28).  Vu sous l’angle de l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190 [Dunsmuir], cela veut dire que la Cour doit faire preuve de déférence à l’égard des conclusions tirées par le Registraire et qu’elle n’interviendra, en conséquence, que si celles-ci, d’une part, ne possèdent pas les attributs de la justification, de la transparence ou de l'intelligibilité ou, d’autre part, n’appartiennent pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir, au para 47; voir aussi : Hawke & Company Outfitters LLC c Retail Royalty Company, 2012 CF 1539, au para 47 [Hawke & Company Outfitters]).

[24]           Toutefois, lorsque, comme le permet le paragraphe 56(5) de la Loi, une preuve additionnelle est produite devant la Cour, celle-ci s’en trouve habilitée à exercer toute discrétion dont le Registraire est investi.  Dans un tel cas, la Cour pourra tirer ses propres conclusions et appliquer à la décision du Registraire la norme de la décision correcte (Producteurs Laitiers du Canada, au para 28).

[25]           Pour exercer les pouvoirs que lui confère le paragraphe 56(5) de la Loi, la Cour doit cependant être satisfaite que la preuve nouvelle soumise par les parties est substantielle sur le fond et ajoute à ce qui a été produit devant le Registraire.  En d’autres mots, la Cour doit être convaincue que cette preuve nouvelle aurait pu avoir pour effet de modifier les conclusions du Registraire, si celui-ci avait eu l’occasion de la considérer.  En ce sens, une preuve nouvelle qui n’est que répétitive de ce qui a déjà été soumis au Registraire et qui ne bonifierait pas la force probante de cette preuve, ne suffira pas pour écarter l’application de la norme déférente de la décision raisonnable aux conclusions du Registraire (Producteurs Laitiers du Canada au para 28; John Labatt Ltée au para 29).  Ainsi, lorsque de nouveaux éléments de preuve sont présentés, le critère « est un critère de qualité et non de quantité » (Conseil canadien des ingénieurs professionnels c APA – The Engineered Wood Assn, [2000] ACF no 1027 (QL), 7 CPR (4th) 239 (CF) au para 36; Wrangler Apparel Corp c Timberland Co, 2005 CF 722 au para 7; Hawke & Company Outfitters, au para 31).

[26]           Dans ses grandes lignes, la preuve introduite par L’Oréal dans le cadre du présent appel consiste en ce qui suit :

  1. Les résultats d’une enquête sur l’emploi de la marque AINHOA au Canada et sur la vente de produits AINHOA au Canada entre 2006 et 2010 (affidavits de Janie Boucher et Ingrid Andrade, enquêteurs-analystes à l’emploi de la firme Sureté Industrielles et Renseignement Corporatif [SIRCO]);
  2. Une opinion sur les particularités du marché canadien des produits de beauté, y compris les produits associés aux marques concurrentes, leurs circuits de distribution et les habitudes de consommation relatives auxdits produits (affidavit de Vincent Lemieux, directeur général de Conair Professionnel);
  3. Une opinion sur la conformité des produits AINHOA destinés au marché canadien, à la réglementation canadienne relative aux aliments et drogues et, en particulier, au régime assujettissant l’importation et la vente, au Canada, de certains produits de beauté à l’obtention d’autorisations et permis préalables (affidavit de Robert Ross-Fitchner, président de Focal Point Research Inc); et
  4. Les résultats d’une recherche, à partir de diverses plates-formes médiatiques, d’articles contenant le mot « AINHOA » en vue de déterminer ce que ce mot évoque (affidavits de Céline Bélanger et Joan Brehl Steele, respectivement recherchiste au sein de la société Cogniges inc. et vice-présidente chez Alliance for Audited Media).

[27]           La preuve nouvelle de L’Oréal comporte aussi l’affidavit de Doriane Dalati, vice-présidente du développement stratégique du marché canadien pour les produits professionnels chez L’Oréal Canada.  Mme Dalati y affirme que les produits INOA vendus au Canada le sont depuis 2010, que ce sont des produits professionnels destinés à une clientèle de coiffeurs professionnels uniquement et que le mot INOA est l’acronyme de « Innovation No Ammonia ».  Elle y affirme aussi prendre l’engagement, au nom de L’Oréal, que les produits portant la marque INOA ne soient vendus au Canada qu’à une clientèle constituée de professionnels de la coiffure et que l’état déclaratif des marchandises joint à la demande d’enregistrement de ladite marque, soit amendé en conséquence, une fois ladite marque enregistrée.

[28]           L’Oréal soutient que cette preuve nouvelle permet d’établir :

  1. que Cabinas n’a que peu ou pas employé la marque AINHOA au Canada et que dans la mesure où cette marque a acquis une réputation au Canada, ce n’est pas par un usage « dans la pratique normale du commerce » au sens de l’article 4 de la Loi, une partie des produits AINHOA vendus au Canada l’ayant été en contravention de la législation canadienne régissant la vente et l’importation de drogues, de cosmétiques et de produits naturels;

b.      que les produits INOA, dans la mesure où ils ont toujours été destinés uniquement à des professionnels de la coiffure et vont continuer de l’être, sont foncièrement différents des produits AINHOA, rendant ainsi impossible tout chevauchement entre les canaux de distribution propres à ces deux types de produits; et

  1. que le mot « AINHOA », qui évoque un prénom féminin et un lieu géographique, a un caractère distinctif beaucoup plus faible que le mot « INOA » qui lui, évoque une idée beaucoup plus forte, celle de « Innovation No Ammonia ».

[29]           Cabinas prétend pour sa part que si elle avait été soumise au Registraire, la preuve nouvelle produite par L’Oréal n’aurait pas matériellement modifié les conclusions auxquelles celui-ci en est arrivé.  En fait, soutient-elle, cette preuve confirme, pour l’essentiel, les faits sur lesquels le Registraire a fondé sa décision.  En particulier, Cabinas prétend que cette preuve (i) ne remet pas en cause le constat que la marque AINHOA a été employée au Canada antérieurement au 16 janvier 2009; (ii) porte sur des éléments du critère de la probabilité de confusion que le Registraire a jugé être favorable à L’Oréal; et (iii) contient des admissions confirmant les conclusions du Registraire relatives à ce critère.  Quoi qu’il en soit, ajoute-t-elle, la décision du Registraire résiste à l’analyse même à l’aulne de la norme de contrôle de la décision correcte.

[30]           Qu’en est-il au juste?

IV.             Analyse

A.                L’emploi de la marque AINHOA au Canada au 16 janvier 2009

(1)               Le droit applicable

[31]           Selon l’alinéa 16(3)(a) de la Loi, toute personne qui, comme L’Oréal, produit une demande d’enregistrement d’une marque de commerce projetée, a droit à cet enregistrement à l’égard des produits et services spécifiés dans la demande à moins qu’à la date de production de celle-ci, la marque ainsi projetée n’ait créé de la confusion avec une marque de commerce antérieurement employée ou révélée au Canada par une autre personne et non-abandonnée par elle, suivant ce que prévoit le paragraphe 16(5) de la Loi, à la date de l’annonce de la demande d’enregistrement.  Toute telle personne peut, aux termes des paragraphes (1) et (2) de l’article 38 de la Loi et dans le délai qui y est prescrit, s’opposer, sur cette base, à une demande d’enregistrement.  C’est ce que Cabinas a fait en l’instance.

[32]           Les dispositions législatives auxquelles je viens de référer sont reproduites en annexe au présent jugement.

[33]           Il est par ailleurs bien établi que quoi qu’il appartienne ultimement à la partie qui demande l’enregistrement d’une marque de commerce de convaincre le Registraire, selon la prépondérance des probabilités, que la marque visée par la demande satisfait aux exigences de la Loi, l’opposant(e) à une telle demande porte un fardeau initial, celui de présenter suffisamment d’éléments de preuve permettant de conclure raisonnablement à l’existence des faits allégués à l’appui de ses motifs d’opposition.  Ce n’est qu’une fois cette exigence remplie que le fardeau de preuve se déplace sur le requérant (John Labatt Ltd c Molson Co (1990), 30 CPR (3d) 293, 36 FTR 70, confirmé en appel (1992), 42 CPR (3d) 495, 57 FTR 159; République de Chypre (Industrie et Commerce) c International Cheese Council of Canada, 2011 CAF 201, aux para 25-28, autorisation de pourvoi à la CSC refusée, 34430 (12 avril 2012).

[34]           En l’espèce, il appartenait donc d’abord à Cabinas de satisfaire le Registraire qu’elle employait la marque AINHOA au Canada au 16 janvier 2009, date de priorité revendiquée par L’Oréal, et qu’elle n’avait pas abandonné ladite marque au 27 janvier 2010, date de publication de la demande d’enregistrement de L’Oréal dans le Journal des marques de commerce.

[35]           Suivant l’article 2 de la Loi, il y a « emploi » ou « usage » d’une marque de commerce lorsque cet emploi ou usage est, aux termes du paragraphe 4 de la Loi, « réputé un emploi en liaison avec des produits et services ».  Le paragraphe 4(1) de la Loi, qui traite plus particulièrement de l’emploi d’une marque de commerce en liaison avec des produits, se lit comme suit :

4 (1) Une marque de commerce est réputée employée en liaison avec des produits si, lors du transfert de la propriété ou de la possession de ces produits, dans la pratique normale du commerce, elle est apposée sur les produits mêmes ou sur les emballages dans lesquels ces produits sont distribués, ou si elle est, de toute autre manière, liée aux produits à tel point qu’avis de liaison est alors donné à la personne à qui la propriété ou possession est transférée.

4 (1) A trade-mark is deemed to be used in association with goods if, at the time of the transfer of the property in or possession of the goods, in the normal course of trade, it is marked on the goods themselves or on the packages in which they are distributed or it is in any other manner so associated with the goods that notice of the association is then given to the person to whom the property or possession is transferred.

(2)               L’emploi de la marque AINHOA

[36]           Comme on l’a vu, L’Oréal estime, à la lumière de la preuve nouvelle, qu’au 16 janvier 2009, date de priorité revendiquée, l’emploi de la marque AINHOA au Canada n’était pas suffisant pour fonder une opposition.  Plus particulièrement, elle prétend que la preuve nouvelle contredit des affirmations faites sous serment par M. Morales et qu’elle dresse un portrait plus réaliste de l’usage de ladite marque que celui, grossièrement exagéré selon elle, brossé par Cabinas.

[37]           Notant que Cabinas n’a présenté aucune preuve en réponse à la sienne, L’Oréal invite la Cour à en tirer des inférences négatives importantes et à conclure que Cabinas n’a pas fait la démonstration d’un usage suffisant, dans la pratique normale du commerce, de la marque AINHOA au 16 janvier 2009.  Elle soutient à cet égard que bien que le paragraphe 16(3)(a) de la Loi ne précise pas ce que constitue un emploi dans la pratique normale du commerce, la jurisprudence tend généralement à exiger un emploi « continu et substantiel » par un commerçant « agissant dans la légalité ».  Or, plaide-t-elle, la preuve nouvelle révèle qu’au 16 janvier 2009, Cabinas ne respecterait ni l’une ni l’autre de ces exigences.  En somme, dit-elle, quelques ventes isolées de produits, dont plusieurs sont non conformes à la législation canadienne sur les aliments et drogues et dont la marque auxquels ils sont associés a acquis, au mieux, à la date pertinente, une réputation négligeable, ne suffisent pas pour fonder une opposition aux termes de l’alinéa 16(3)(a) de la Loi.

[38]           Cabinas rétorque que la preuve nouvelle, si elle avait été placée devant le Registraire, n’aurait fait aucune différence quant à l’issue de son opposition.  Elle estime qu’il lui suffisait de prouver que des produits AINHOA avaient été vendus au Canada à la date de priorité revendiquée et qu’elle n’avait pas abandonné la marque AINHOA à la date de l’annonce de la demande d’enregistrement de L’Oréal en janvier 2010 pour rencontrer son fardeau de preuve initial, ce qu’elle a fait et ce que la preuve nouvelle, selon elle, confirme par ailleurs.  Elle soutient à cet égard que des ventes à des distributeurs constituent des ventes « dans la pratique normale du commerce ».  Quant à l’exigence voulant que ces ventes aient été faites en toute légalité pour qu’elles soient aussi considérées comme ayant été faites dans la pratique normale du commerce, Cabinas soutient que la preuve nouvelle n’établit pas de façon concluante la non-conformité des produits AINHOA destinés au marché canadien entre 2006 et 2009 à la réglementation canadienne en matière d’aliments et drogues et qu’à tout événement, cette preuve de non-conformité ne vise que certains desdits produits.

[39]           À mon avis, l’appel de L’Oréal, sur ce point, doit échouer.

Le volume de vente

[40]           Il est acquis que des produits AINHOA ont été vendus au Canada entre 2006 et janvier 2009.  L’Oréal le reconnaît dans son mémoire et la preuve nouvelle, en particulier celle des enquêteurs-analystes de la firme SIRCO, mesdames Boucher et Andrade, tend à le confirmer.  La preuve au dossier fait en effet ressortir que Cabinas a vendu de tels produits à un magasin de la chaîne Winners à Mississauga en Ontario, en juillet 2006, et à la compagnie Beautytech, de Burnaby en Colombie-Britannique, en mai 2007.  Ces ventes, regroupées sous trois factures, totalisent 13,542 euros.

[41]           En ce qui a trait à Beautytech plus particulièrement, si la preuve de mesdames Boucher et Andrade fait ressortir qu’une partie des produits AINHOA achetés par ce distributeur a été soit non-écoulée sur le marché, soit saisie par les autorités douanières canadiennes parce qu’ils contenaient du caviar d’esturgeon sauvage, un produit naturel interdit au Canada, il n’en demeure pas moins que cette preuve confirme que des produits AINHOA ont été achetés par Beautytech et qu’une partie de cette marchandise a trouvé preneurs en ligne ou auprès de salons de beauté.

[42]           Par ailleurs, comme le note Cabinas, la preuve tendant à vouloir contredire les affirmations de M. Morales voulant que des produits AINHOA aient été offerts en vente sur le site internet de la compagnie Sears (www.sears.ca), n’est pas concluante, Sears ayant refusé de répondre aux questions de mesdames Boucher et Andrade et les recherches effectuées dans les archives du site internet de Sears n’ayant pas permis d’accéder à la section « health and beauty » pour les années 2006 et 2010.  Quant aux années 2007 à 2009, cette preuve est à l’effet que la marque AINHOA n’apparaît pas dans les archives de ce site dans l’échantillonnage de dates – 12 journées en tout sur une période de deux ans – utilisé par mesdames Boucher et Andrade.  Je note cependant que Cabinas n’a pas offert de preuve visant à clarifier la situation.

[43]           Quoi qu’il en soit, et dans la mesure où j’en conclus que la preuve nouvelle produite par L’Oréal n’aurait pu matériellement modifier les conclusions du Registraire sur ce point, la question à résoudre à ce stade-ci est celle de savoir s’il était raisonnable, de la part de ce dernier, de conclure à l’emploi antérieur de ladite marque sur la base des factures soumises par Cabinas, soit sur la base des ventes effectuées à Winners en juillet 2006 et à Beautytech en mai 2007.

[44]           Je rappelle d’entrée de jeu que la question de savoir si une marque de commerce a été employée antérieurement à une autre est une question mixte de fait et de droit relevant de l’expertise du Registraire.  La Cour n’interviendra donc que si la décision du Registraire à cet égard est « clairement erronée » (Producteurs Laitiers du Canada, au para 28; Playboy Enterprises, Inc c Germain (1979), 43 CPR (2d) 271, à la p 274 (CAF)).

[45]           Je rappelle aussi qu’il semble maintenant bien établi que la vente d’un produit auquel est associée une marque de commerce à un distributeur, par opposition au consommateur à qui le produit est ultimement destiné, constitue un transfert de la propriété du produit « dans la pratique normale du commerce » au sens du paragraphe 4(1) de la Loi.  L’affaire Philip Morris Inc v Imperial Tobacco Ltd et al, [1985] 7 CPR (3d) 254, 35 ACWS (2d) 258, résume bien, selon moi, l’état du droit sur cette question :

[99] […] The Act simply requires evidence of sales in the normal course of trade. In the Molson Cos. Ltd. v. Halter (1976), 28 C.P.R. (2d) 158 at p. 177 Gibson J. writes:

In essence, in order to prove "use" in Canada of a trade mark for the purpose of the statute, there must be a normal commercial transaction in which the owner of the trade mark completes a contract in which a customer orders from the owner the trade mark wares bearing the trade mark which wares are delivered by the owner of the trade mark pursuant to such contract to such customer. In other words, as s. 4 of the Act prescribes, the "use" must be "in the normal course of trade" at the time of the transfer of the property in or possession of such wares.

[100] The Act does not define the persons to whom the sales are made. A "customer" can be a wholesaler as well as a retailer, as long as the sale is made in the normal course of trade as defined by s. 4 of the Act. It has also been established that the words "normal course of trade" recognize the continuity of a transaction from the manufacturer to the ultimate consumer and provide protection for the manufacturer's trade mark throughout these intervening transactions: see Manhattan Industries Inc. v. Princeton Mfg. Ltd. (1971), 4 C.P.R. (2d) 6; Marchands Ro-Na Inc. v. Tefal S.A. (1981), 55 C.P.R. (2d) 27, 14 B.L.R. 123; Saxon Industries, Inc. v. Aldo Ippolito & Co. Ltd. (1982), 66 C.P.R. (2d) 79; Royal Doulton Tableware Ltd. et al. v. Cassidy's Ltd. Cassidy's Ltee (1984), 1 C.P.R. (3d) 214, 5 C.I.P.R. 10.

[46]           Par ailleurs, je souscris aux propos du juge Marc Nadon, alors juge de cette Cour, dans l’affaire JC Penney Co c Gaberdine Clothing Co, 2001 FCT 1333, 213 FTR 189 [JC Penney], propos suivant lesquels l’emploi d’une marque de commerce ne peut être apprécié en fonction du nombre de ventes ou de la quantité de marchandises vendues en liaison avec la marque de commerce.  Le juge Nadon a rappelé dans cette affaire que la Loi n'impose pas d'exigences au sujet de la durée, de l’étendue ou de l'importance de l'emploi des marques de commerce mais exige simplement que la marque de commerce soit employée en liaison avec des marchandises dans la pratique normale du commerce.  Concrètement, cela requiert que les ventes sur lesquelles l’opposant se fonde soient, à la lumière de l’ensemble des circonstances, suffisantes pour démontrer l'emploi de sa marque de commerce :

[92] L'emploi d'une marque de commerce ne peut donc pas être apprécié en fonction du nombre de ventes ou de la quantité de marchandises qui sont vendues en liaison avec la marque de commerce. À mon avis, c'est la raison pour laquelle une seule vente peut suffire pour établir l'emploi d'une marque de commerce. La vente ou les ventes doivent être examinées à la lumière des circonstances dans leur ensemble. La Loi n'impose pas d'exigences au sujet de la durée ou de l'importance de l'emploi des marques de commerce. Le paragraphe 4(1) de la Loi exige simplement que la marque de commerce soit employée en liaison avec des marchandises dans la pratique normale du commerce. À mon avis, c'est la raison pour laquelle les ventes qui ont été considérées comme des ventes « symboliques », des ventes à des sociétés liées, la livraison gratuite d'échantillons et les transferts pro forma, ne satisfont pas à l'exigence selon laquelle la vente doit être conclue « dans la pratique normale du commerce ». La Loi n'exige pas que la demanderesse démontre que sa marque de commerce est employée d'une façon étendue ou d'une façon importante. Il s'agit de savoir si les ventes sur lesquelles la demanderesse se fonde sont suffisantes pour démontrer l'emploi par la demanderesse de sa marque de commerce.

[47]           Cette approche contextuelle a été reprise récemment par le juge Donald Rennie, maintenant juge à la Cour d’appel fédérale, dans l’affaire Corporativo de Marcas GJB, SA de CV c Bacardi & Co Ltd, 2014 CF 323, 452 FTR 128 [Bacardi & Co].  Le juge Rennie y a notamment précisé qu’une interprétation littérale du critère de l’emploi ininterrompu d’une marque de commerce développé dans l’affaire Brasserie Labatt Ltée c Benson & Hedges (Canada) Ltée (1996), 110 FTR 180, 62 ACWS (3d) 561 [Brasserie Labatt Ltée], imposait un critère trop strict à l’opposant à l’enregistrement d’une marque de commerce, une période précise d’emploi ou de non-emploi n’étant ainsi ni l’une ni l’autre concluantes aux fins de trancher la question de l’emploi antérieur, dans la pratique normale du commerce, de la marque de commerce (Bacardi & Co, aux para 42-43).

[48]           L’Oréal souligne que dans cette affaire, le juge Rennie a statué que trois transactions sur une période de cinq ans ne constituaient pas un emploi d’une marque de commerce suffisant pour fonder une opposition à une demande d’enregistrement.  Toutefois, le juge Rennie a précisé que ces transactions avaient toutes été effectuées durant les dix-sept premiers mois de cette période de cinq ans et que les ventes de produits portant la marque en cause avaient été par la suite interrompues au Canada, ce qui avait donné lieu à une période d’inactivité de plus de trois ans « au cours de laquelle il n'y avait aucune trace d'un emploi quelconque de la marque » (Bacardi, au para 3).

[49]           En l’espèce, il n’y a pas de preuve que Cabinas a mis fin à ses activités en ce qui a trait à la vente de produits AINHOA au Canada ou encore qu’elle y a été inactive pendant une longue période comme en fait foi les ventes de produits AINHOA à Cosmolane Inc effectuées en mai et août 2009 de même qu’en janvier 2010.  Comme le rappelait le juge Nadon dans JC Penney, la preuve de ventes faites postérieurement à la date de production de la demande d’enregistrement contestée est pertinente aux fins d’établir s’il y a eu emploi « dans la pratique normale du commerce » (JC Penney, au para 93).  Ici, la preuve qui était devant le Registraire démontre, dans son ensemble, qu’il y a eu ventes de produits AINHOA au Canada en 2006, 2007, 2009 et 2010 et que ces ventes, sans en avoir le détail annuel, ont généré des revenus totaux excédant 360 000 $.  Il y a certes là preuve d’une certaine continuité, si non d’une continuité certaine, de l’emploi de la marque AINHOA au Canada.

[50]           Les circonstances de la présente affaire contrastent aussi avec celles d’autres affaires où la Cour a jugé que l’emploi antérieur d’une marque de commerce, dans la pratique normale du commerce, n’avait pas été établi :

  1. la vente unique d’un produit à une filiale (SAFT - Société des accumulateurs fixes et de traction c Charles Le Borgne Ltée (1975), 22 CPR (2d) 178, à la p 182 (CF));
  2. une commande de boîtes sur lesquelles est inscrite la marque de commerce lorsqu’il n'y a aucune preuve ni du moment où les boîtes ont été utilisées ni même de leur utilisation (Golden Happiness Bakery c Goldstone Bakery & Restaurant Ltd (1994), 53 CPR (3d) 195, à la p 199, 76 FTR 52);
  3. l'annonce d'un service sans qu'aucun service n’ait été rendu (Cornerstone Securities Canada Inc c Registraire des marques de commerce et autres (1994), 58 CPR (3d) 417(CF));
  4. deux expéditions isolées de vin pour sonder le marché (Grants of St James Ltd c Andres Wines Ltd (1969), 58 CPR 281; et
  5. la distribution de quelques échantillons promotionnels (King Features Syndicate, Inc et al c Lechter, [1950] RC de l'Éch 297, aux p 306-307).

[51]           À cet égard, comme le juge Nadon le notait dans l’affaire JC Penney, ce sont généralement les ventes considérées comme des ventes « symboliques », les ventes à des sociétés liées, la livraison gratuite d'échantillons et les transferts pro forma, qui ont été jugés comme ne satisfaisant pas à l'exigence selon laquelle la vente doit être conclue « dans la pratique normale du commerce » (JC Penney, au para 92).  Ce n’est pas le cas en l’espèce.

[52]           Il importe aussi de rappeler qu’après avoir écarté la majeure partie de la preuve visant à établir l’emploi antérieur de la marque en cause parce qu’elle était soit liée à des ventes postérieures à la date pertinente, soit non concluante, le juge Nadon a jugé comme constituant une preuve suffisante d’emploi antérieur la preuve de deux transactions impliquant la vente de quatre paires de pantalons jeans au total (JC Penney, aux para 86-87).  Strictement sur le plan du volume des ventes, il n’y a pas de commune mesure entre la situation prévalant dans cette affaire et celle prévalent en la présente instance où le Registraire avait devant lui la preuve d’un volume de ventes qui, sans être substantiel, dépassait largement celui reconnu par le juge Nadon comme étant suffisant pour constituer une preuve d’emploi antérieur.

[53]           Il est vrai que dans l’affaire Mr Goodwrench Inc c General Motors Corp, (1994) 55 CPR (3d) 508 (CF) [Mr Goodwrench Inc], à laquelle réfère L’Oréal, la juge Sandra Simpson s’est dite d’avis que pour qu’il y ait emploi antérieur d’un nom commercial, au sens du paragraphe 16(3)(c) de la Loi, cet emploi devait être important et continu (« substantial and continuous »).  Dans cette affaire, la juge Simpson a jugé qu’un seul cas d'emploi d'un nom commercial, trois ans avant la date de production de la demande d’enregistrement litigieuse par une société qui a été inactive pendant deux ans avant cette date, ne constituait pas un emploi antérieur dans la pratique normale du commerce.  Encore ici, j’estime que la situation se distingue de la nôtre dans la mesure où la preuve établit que Cabinas a effectué des ventes de produits AINHOA au Canada en 2006 et 2007 et que, comme on l’a vu, rien ne suggère qu’il ait cessé ses activités commerciales au Canada après coup en lien avec les produits AINHOA, bien au contraire.

[54]           Je note aussi que l’affaire Mr. Goodwrench Inc a été décidée avant l’affaire Brasserie Labatt Ltée, précitée, où la juge Simpson, comme l’a noté le juge Rennie dans l’affaire Bacardi & Co, précitée, est venue nuancer sa conception de la notion de continuité ou d’emploi ininterrompu de manière à ne pas imposer un fardeau trop strict lorsqu’il s’agit d’établir l’emploi antérieur d’une marque ou d’un nom commercial.  Quoi qu’il en soit, dans la mesure où cette position diverge de celle élaborée par le juge Nadon dans JC Penney, je préfère, et ceci dit en tout respect, cette dernière que j’estime davantage compatible avec le libellé de l’article 4 de la Loi qui, comme le précise le juge Nadon, n'impose pas d'exigences quant à la durée, l’étendue ou l'importance de l'emploi d’une marque de commerce (JC Penney, au para 92).

[55]           L’Oréal plaide que pour constituer un emploi « dans la pratique normale du commerce », suivant l’approche suivie par le juge Nadon dans l’affaire JC Penney, un faible volume de ventes doit être conjugué à une activité promotionnelle importante, ce que Cabinas n’a pas établi, comme l’a d’ailleurs noté le Registraire.  Toutefois, ce n’est là qu’un des facteurs pris en compte par le juge Nadon dans l’examen de « toutes les circonstances » entourant les deux ventes qu’il a reconnues comme constituant un emploi antérieur de la marque en cause dans cette affaire (JC Penney , au para 93).  Parmi les autres facteurs pris en compte, facteurs dont il n’a certes pas voulu dresser une liste exhaustive vu le caractère mouvant et propre à chaque espèce du concept de l’examen fondé sur l’ensemble des circonstances d’un cas donné, le juge Nadon a aussi considéré l’historique de l’emploi de la marque en cause par la demanderesse, une compagnie américaine, la distribution des produits portant cette marque aux États-Unis, la visibilité desdits produits dans les catalogues publicitaires de la demanderesse de même que, comme nous l’avons vu, l’emploi de ladite marque, au Canada, postérieurement à la date du dépôt de la demande d’enregistrement contestée.  Le juge Nadon s’est exprimé comme suit :

[93] À mon avis, il ne peut pas être contesté que les ventes de la demanderesse ont été conclues dans la pratique normale du commerce. Les ventes doivent être examinées à la lumière de toutes les circonstances de l'espèce, à savoir : 1) des centaines de détenteurs de carte de la demanderesse ont des adresses domiciliaires canadiennes; 2) des milliers de catalogues de la demanderesse sont envoyés par la poste à des Canadiens chaque année; 3) la demanderesse a commencé à employer la marque de commerce THE ORIGINAL ARIZONA JEAN COMPANY en 1989 en liaison avec des pantalons et des jeans pour hommes, pour femmes et pour enfants; 4) les marchandises liées à la marque de commerce THE ORIGINAL ARIZONA JEAN COMPANY sont vendues dans les grands magasins de la demanderesse aux États-Unis et, à l'aide de ses catalogues, à des clients ailleurs et en particulier au Canada; 5) les marchandises liées à la marque de commerce THE ORIGINAL ARIZONA JEAN COMPANY sont montrées bien en vue et sont offertes en vente dans les catalogues de la demanderesse. Je note également que selon certains éléments de preuve, la demanderesse envoie encore ses catalogues au Canada, qu'elle vend ses marchandises à des Canadiens par l'entremise d'un système de vente par correspondance, et qu'elle livre pareilles marchandises chez des acheteurs canadiens. La preuve relative à la situation postérieure au 21 décembre 1993 est pertinente aux fins de l'enquête lorsqu'il s'agit de déterminer s'il y a eu emploi dans la « pratique normale du commerce ». Si je me fonde sur la preuve relative à la situation avant et après le 21 décembre 1993, j'estime que la demanderesse a employé sa marque de commerce dans la pratique normale du commerce, et non simplement d'une façon symbolique ou factice. Je me rends bien compte qu'en déterminant si la demanderesse a établi l'emploi, la preuve d'emploi après le 21 décembre 1993 n'est pas pertinente. En déterminant s'il y a eu emploi dans la pratique normale du commerce, je puis à bon droit tenir compte de la preuve d'emploi après le 21 décembre 1993.

[56]           En l’espèce, le Registraire avait devant lui la preuve :

  1. que la marque AINHOA existe depuis 1996 et qu’elle est l’une des marques principales de Cabinas;
  2. que les produits portant cette marque sont vendus dans plus de cinquante pays;
  3. que la vente desdits produits a généré des revenus de 231 millions de pesetas espagnoles entre 1996 et 2001, et de 20,5 millions d’euros, entre 2002 et 2009;
  4. que ces produits sont bien visibles, depuis au moins 2002, sur le site www.ainhoacosmeticscom, lequel est visité annuellement par des centaines de milliers de personnes, bien que le nombre de visiteurs canadiens ne puisse être déterminé; et
  5. qu’il y a eu ventes de produits AINHOA au Canada en 2006, 2007, 2009 et 2010 totalisant, je le rappelle, plus de 360 000 $ de revenus.

[57]           À mon avis, sur le plan du volume des ventes, la preuve de l’emploi de la marque AINHOA au Canada au 16 janvier 2009, produite par Cabinas devant le Registraire, autorisait celui-ci, à l’aulne de la norme de la décision raisonnable, à conclure, lorsque cette preuve est considérée dans son ensemble, que Cabinas s’est déchargée du fardeau de démontrer qu’elle employait ladite marque, à cette date, dans le cours normal du commerce et qu’elle ne l’avait pas abandonnée au 27 janvier 2010, date de la publication de la demande d’enregistrement de la marque INOA.

[58]           En d’autres termes, il est raisonnable de conclure en l’espèce, pour paraphraser le juge Nadon dans l’affaire JC Penney, que Cabinas « a employé sa marque de commerce dans la pratique normale du commerce, et non simplement d'une façon symbolique ou factice » (JC Penney, au para 93).

La réputation de la marque AINHOA

[59]           L’Oréal soutient que Cabinas, pour satisfaire à son fardeau de preuve initial et ainsi démontrer qu’elle employait la marque AINHOA au Canada au 16 janvier 2009 « dans la pratique normale du commerce », se devait d’établir la « réputation » de ladite marque à cette date.  Or, plaide-t-elle, la preuve nouvelle démontre que la réputation de la marque AINHOA était alors négligeable, sinon inexistante.  Selon elle, la preuve des deux enquêteurs-analystes de SIRCO révèle que le site www.scienceandnatureonline.com, via lequel, selon M. Morales, Cabinas aurait vendu ses produits AINHOA au Canada, n’aurait été mis en ligne qu’après le 5 juin 2009, date de création du nom de domaine scienceandnatureonline.com, et donc, postérieurement au 16 janvier 2009.  Il en va de même des ventes de produits AINHOA au distributeur canadien Cosmolane Inc, dont les archives du site web révèlent que la marque AINHOA y apparaît pour la première fois en octobre 2009, soit, encore une fois, postérieurement à la date de priorité revendiquée.  Toujours selon les recherches de mesdames Boucher et Andrade, à l’exception d’une mention dans un article, portant la date du 26 mai 2009, relayé sur le site de Cosmolane Inc via un site administré en Inde, toutes les mentions de produits AINHOA apparaissant sur certains sites de ventes en ligne et blogues canadiens sont postérieures à 2010.

[60]           Suivant l’alinéa 16(3)(a) de la Loi, le droit de L’Oréal à l’enregistrement de la marque INOA est conditionnel à ce que ladite marque, à la date de production de la demande d’enregistrement, n’ait créé de la confusion avec une marque de commerce « antérieurement employée ou révélée au Canada par une autre personne ».  Comme en fait foi le libellé de l’article 5 de la Loi, qui prescrit quand une marque de commerce est réputée révélée au Canada, cette exigence suggère, en lien avec l’article 4 de la Loi, deux idées distinctes.  L’article 5 se lit comme suit :

5 Une personne est réputée faire connaître une marque de commerce au Canada seulement si elle l’emploie dans un pays de l’Union, autre que le Canada, en liaison avec des produits ou services, si, selon le cas :

5 A trade-mark is deemed to be made known in Canada by a person only if it is used by that person in a country of the Union, other than Canada, in association with goods or services, and

a) ces produits sont distribués en liaison avec cette marque au Canada;

(a) the goods are distributed in association with it in Canada, or

b) ces produits ou services sont annoncés en liaison avec cette marque :

(b) the goods or services are advertised in association with it in

(i) soit dans toute publication imprimée et mise en circulation au Canada dans la pratique ordinaire du commerce parmi les marchands ou usagers éventuels de ces produits ou services,

(i) any printed publication circulated in Canada in the ordinary course of commerce among potential dealers in or users of the goods or services, or

(ii) soit dans des émissions de radio ordinairement captées au Canada par des marchands ou usagers éventuels de ces produits ou services, et si la marque est bien connue au Canada par suite de cette distribution ou annonce.

(ii) radio broadcasts ordinarily received in Canada by potential dealers in or users of the goods or services, and it has become well known in Canada by reason of the distribution or advertising.

[61]           Dans l’affaire, Kamsut, Inc c Jaymei Enterprises Inc, 2009 CF 627, 347 FTR 627, la Cour a rappelé que le fardeau initial d’un opposant à l’enregistrement d’une marque de commerce dont l’opposition est fondée sur l’alinéa 16(3)(a) de la Loi est satisfait lorsque celui-ci démontre soit l’emploi antérieur de sa marque de commerce, soit que celle-ci est bien connue au Canada :

[39] Le paragraphe 16(1) de la Loi prévoit un critère à deux volets auxquels Kamsut doit satisfaire: (1) établir l'emploi antérieur de la marque ou que la marque est bien connue au Canada; et (2) établir qu'il y a confusion. Je suis d'accord avec l'avocat de Jaymei pour affirmer que si Kamsut n'établit pas l'emploi antérieur ou la réputation de la marque au Canada, il n'est pas nécessaire de se pencher sur la question de la confusion. La décision Auld Phillips est pertinente en l'espèce. D'un point de vue d'interprétation des lois, cette affirmation découle de la nature du critère à deux volets établi en vertu de l'article 16 de la Loi.

[62]           Il me semble donc clair que Cabinas n’avait pas à prouver à la fois l’emploi de la marque AINHOA et la réputation de celle-ci, du moins au sens de l’article 5 de la Loi, au 16 janvier 2009 pour rencontrer son fardeau de preuve initial.  La preuve de l’un ou l’autre suffisait.

[63]           L’Oréal, citant l’affaire British American Bank Note c Bank of America National Trust and Saving Association et al, [1983] 2 CF 778 de même que l’ouvrage Fox on Canadian Law of Trade-Marks and Unfair Competition (4e éd, Toronto, Carswell, 2002 (mise à jour 2015)), fait toutefois remarquer que ce fardeau initial imposait tout de même à Cabinas l’obligation de démontrer la réputation acquise par la marque AINHOA à cette date.  Notant que la jurisprudence sur l’article 16 de la Loi est silencieuse quant au degré de réputation requis pour rencontrer ce fardeau, L’Oréal invite la Cour à se référer aux définitions développées dans un contexte de passing off afin de clarifier cet aspect, lesquelles exigeraient la preuve d’un volume de ventes significatif.

[64]           La Cour, dans l’affaire Merrill Lynch & Co v Bank of Montreal (1996), 108 FTR 241, 61 ACWS (3d) 774, est venue préciser ce qui est requis d’un opposant à cet égard :

[34] There is a burden, then on an opponent to a registration, to actually show the prior use of a mark as a trade-mark, before the opponent can rely on section 16. When this burden is discharged, the applicant for registration must show that there will be no confusion with the opponent's mark if the applied-for mark is registered.

[35] The burden on the opponent, in this case, the Appellant, was commented on in Domtar Inc. v. Ottawa Perma-Coating Ltd11, a decision of a Trade-Marks Opposition Board, where it was stated:

In view of the clear language in the British American Bank Note case, supra, and the consistent reliance on this case by the Trade Marks Opposition Board, I consider myself bound to require that an opponent relying on s. 16 of the Act, establish a reputation in trade. I do not, however, consider that it is at all clear from the jurisprudence what an opponent must establish in order to show a reputation in trade for this purpose.

To require an opponent to establish a reputation in trade of the nature that would be required to support a passing-off action or to establish a secondary meaning or acquired distinctiveness such as would satisfy the requirements of s.12(2) of the Trade Marks Act would, at least if applied as a general principle, in my view be clearly inconsistent with the basic intent of s.16 of the Act.

It appears to me that the requirement to establish a reputation is best viewed as a requirement to establish that the opponent's mark has actually functioned as a trade-mark, in other words and having regard to the definition of a trade mark in s. 2 of the Trade Marks Act, that it has been used for the purpose of distinguishing or so as to distinguish the opponent's wares or services from the wares or services of others. As such the requirement to establish a reputation could be viewed as simply being one aspect of the requirement under s. 16 of the Act to establish prior use.

In the case of a mark which is inherently adapted to distinguish, it would appear that the requirement to establish a reputation could be satisfied by evidence of a usage on a single occasion if one is able to conclude that the mark functioned as a trade mark on that occasion.

In the case of marks, however, which are not inherently adapted to distinguish such as descriptive or laudatory words, it appears that there is a heavier burden on an opponent. For such marks, in order to satisfy the requirement for a reputation, it would appear that an opponent must show that there has been at least some recognition by the public of the mark as a trade-mark:

I am in agreement with the foregoing analysis on the issue of entitlement.

[65]           Deux constats, que je fais miens, s’imposent.  D’une part, le recours aux concepts développés en matière de passing off, parce qu’étrangers à l’objet de l’article 16, est à éviter.  En effet, je souligne ici que le recours en passing off vise fondamentalement à mettre fin à une situation de concurrence déloyale et illicite et à réparer le tort injustement causé à autrui, ce qui suppose que pour réussir, celui qui s’en plaint doit établir que son produit a acquis une notoriété propre (Ciba-Geigy Canada Ltd c Apotex Inc, [1992] 3 RCS 120, aux pp 132-133, 95 DLR (4th) 385).  La question, comme en l’espèce, du droit à l’enregistrement d’une marque de commerce est d’un autre ordre.  D’autre part, le fardeau de démontrer « a reputation in trade » dans le contexte de l’article 16 de la Loi paraît peu exigeant dans la mesure où il s’agit pour l’opposant de démontrer que la marque de commerce qu’il dit avoir employée antérieurement à celle visée par la demande d’enregistrement à laquelle il s’oppose, a été utilisée dans le but de distinguer ses produits et services des produits et services des autres.  Dans le cas présent, même si le Registraire ne s’est pas prononcé explicitement sur cette question, cette preuve ne fait aucun doute.

[66]           Ainsi, la preuve nouvelle invoquée par L’Oréal à ce titre n’aurait pu, à mon sens, avoir pour effet de modifier les conclusions du Registraire sur l’emploi de la marque AINHOA antérieurement au 16 janvier 2009, si celui-ci avait eu l’occasion de la considérer.  Je rappelle ici que le Registraire a reconnu, comme L’Oréal l’invitait à le faire, que la preuve apportée par Cabinas ne lui permettait pas de conclure sur la mesure dans laquelle la marque AINHOA était devenue connue au Canada au 16 janvier 2009.  Il a souligné, à cet égard, les « déficiences » de la preuve de Cabinas.  Toutefois, ce constat a été tiré dans le cadre de la prise en compte de l’un des critères liés à l’examen de la probabilité de confusion entre les marques concurrentes et non en lien avec l’exigence d’établir « a reputation in trade » comme composante du fardeau initial s’imposant à l’opposant à l’enregistrement d’une marque de commerce.  Le Registraire s’est aussi demandé si la marque AINHOA, à la date du dépôt de l’opposition de Cabinas, le 28 juin 2010, « avait acquis une réputation substantielle, significative ou suffisante ».  Toutefois, il a abordé cette question, qu’il n’a pas jugée nécessaire, ultimement, de trancher, dans le cadre de l’analyse du motif d’opposition fondé sur l’article 2 de la Loi.

[67]           Le recours de L’Oréal aux concepts définis dans le contexte des actions en passing off ne lui est donc, en l’instance, d’aucun secours.

La conformité des produits AINHOA aux exigences réglementaires en matière d’aliments et drogues

[68]           L’Oréal prétend enfin que les ventes des produits AINHOA au Canada, au 16 janvier 2009, ne peuvent être considérées comme ayant été faites « dans la pratique normale du commerce », au sens du paragraphe 4(1) de la Loi, puisque plusieurs desdits produits n’étaient pas conformes, suivant l’avis de son expert en conformité réglementaire, M. Ross-Fitchner, à la réglementation canadienne régissant les cosmétiques.  Elle soutient plus particulièrement que pour vendre ces produits au Canada, Cabinas se devait d’obtenir l’approbation de Santé Canada ou encore se conformer aux exigences statutaires d’emballage et d’étiquetage, ce qu’elle n’a pas fait.  Il en est de même de leur importation au pays, qui devait être assurée par un importateur agréé par Santé Canada.

[69]           L’Oréal rappelle à cet égard qu’une partie de la cargaison achetée par Beautytech – celle dont les produits contenaient du caviar d’esturgeon sauvage – a d’ailleurs été saisie par les autorités douanières canadiennes parce que non conforme à ladite réglementation.  Selon L’Oréal, la valeur des produits ainsi saisis représenterait 36,4 % des revenus générés par les ventes effectuées par Cabinas auprès de Winners et Beautytech.

[70]           Tout comme la preuve qui le sous-tend, cet argument est nouveau mais il ne me convainc pas qu’il y a lieu d’intervenir et de conclure que l’emploi de la marque AINHOA au Canada au 16 janvier 2009 ne s’est pas effectué « dans le cadre de la pratique normale du commerce ».  Comme le note Cabinas, pour conclure à l’illégalité de l’emploi d’une marque de commerce, encore faut-il qu’elle apparaisse clairement à la face même du dossier et émane, selon le cas, non pas d’un jugement porté par le Registraire sur des questions n’étant pas de son ressort, mais bien d’une décision des autorités compétentes à prononcer cette illégalité.

[71]           C’est ce qui se dégage, à mon avis, de l’affaire Sunbeam Products, Inc c Mister Coffee & Services Inc, 2001 FCT 1218, 16 CPR (4th) 53 [Sunbeam Products], où la Cour a jugé qu’il n’appartenait pas au Registraire, en l’absence d’une preuve claire, de conclure à l’illégalité de l’emploi d’une marque de commerce dans le cadre de l’examen d’une opposition à une demande d’enregistrement, particulièrement lorsque cette question relève de la compétence d’un autre décideur, qu’il soit administratif ou judiciaire :

[17] La demanderesse soutient que le registraire avait la compétence nécessaire pour conclure que l'emploi par la défenderesse du nom commercial MISTER COFFEE était illégal. Elle invoque à cette fin les décisions McCabe v. Yamamoto & Co. (America) (1989), 23 C.P.R. (3d) 498 (Fed. T.D.) (C.F. 1re inst.) et Lunettes Cartier Ltée v. Cartier Inc. (1991), 36 C.P.R. (3d) 391 (T.M. Opp. Bd.) dans lesquelles le registraire a jugé illégal l'emploi d'une marque de commerce par l'opposante. Dans l'affaire McCabe, la Cour fédérale avait été saisie de la preuve qu'un tribunal américain avait conclu que l'emploi de la marque de commerce par l'intimée constituait une atteinte aux droits de l'appelante. Dans l'affaire Lunettes Cartier, la Commission des oppositions avait été saisie d'éléments de preuve indiquant que l'intimée était visée par une injonction de la Cour fédérale lui interdisant d'employer les marques de commerce, les mêmes marques de commerce qu'invoquait l'intimée au soutien de son opposition.

[18] En l'espèce, la preuve n'indique pas clairement que l'emploi de la marque de commerce MISTER COFFEE par la défenderesse est illégal. Cette question nécessite la tenue d'une audience. Le fait que la demanderesse n'ait pas sollicité d'injonction interlocutoire ni engagé de procédures judiciaires avant 1995 soulève des questions qui doivent être tranchées par un tribunal compétent. Dans le cadre d'une opposition faite en vertu de l'article 38 de la Loi sur les marques de commerce, le registraire n'a pas compétence pour procéder à une audience complète avec présentation de preuves orales pour déterminer la légalité de l'emploi par la défenderesse de sa marque de commerce. Si la question de la légalité est claire, le registraire a alors compétence pour statuer que la défenderesse ne peut pas invoquer son emploi de la marque de commerce parce que cet emploi n'est pas légal. En l'espèce, le registraire ne peut pas en arriver à cette conclusion claire dans la procédure d'opposition.

[72]           En l’espèce, cette preuve n’a pas été faite.  L’affidavit de M. Ross-Fitchner se conclut en ces termes :

[42] Products sold in Canada as cosmetics, drugs or [Natural Health Products] must be registered or approved with Health Canada.  They must also follow strict labeling and claims guidelines. A number of products shown in the documents I have reviewed as part of my mandate would not have been compliant to Canadian Cosmetic, Drug and NHPs regulations and guidelines if they were sold in Canada by [Cabinas] from 2006 to 2010.  Furthermore, I could find no evidence that [Cabinas] products which would be classified as Drugs or [Natural Health Products] were approved or imported as per Canadian regulatory requirements.

[73]           Deux constats s’imposent d’entrée de jeu.  D’une part, il ne s’agit pas de tous les produits vendus à Winners et Beautytech qui, de l’avis de M. Ross-Fitchner, seraient non conformes à la réglementation canadienne régissant les cosmétiques, mais bien d’une fraction relativement modeste de ceux-ci.  En effet, L’Oréal précise à cet égard, aux paragraphes 65 et 67 de ses représentations écrites, que 17 des 85 types de cosmétiques que Cabinas aurait vendus à Winners et Beautytech comportaient « des revendications thérapeutiques, sur leur emballage et/ou dans leur nom, sans avoir fait l’objet d’une approbation par Santé Canada à titre de drogue ou de produit naturel » et qu’« au moins deux produits » se qualifiant comme des drogues auraient été vendus au Canada sans une telle approbation.  D’autre part, l’avis de M. Ross-Fitchner demeure celui d’un tiers et non du régulateur lui-même, Santé Canada.  Suivant l’affaire Sunbeam Products, il n’appartient pas au Registraire de s’y substituer et pour cause : il ne possède aucune expertise en la matière.

[74]           Par ailleurs, en contre-interrogatoire, M. Ross-Fitchner a reconnu (i) que des divergences de vues peuvent se présenter quant à la portée de cette réglementation; (ii) que des compagnies qui n’ont pas jugé nécessaire de faire approuver leurs produits par Santé Canada offrent ces produits en vente au Canada, bien qu’elles risquent, si, par exemple, elles sont dénoncées par un compétiteur, de recevoir, sous forme de lettre, un avis de non-conformité de la part de Santé Canada; (iii) que le degré de non-conformité peut varier de façon significative, un peu comme le comportement des automobilistes par rapport aux limites de vitesse; et (iv) que certains des problèmes de conformité identifiés en l’espèce se situent au bas de l’échelle de non-conformité faisant en sorte qu’il est peu probable qu’ils puissent attirer l’attention du régulateur.

[75]           La preuve de M. Ross-Fitchner n’établit donc pas que l’emploi de la marque AINHOA au Canada était illégal au 16 janvier 2009 suivant le standard requis par l’affaire Sunbeam Products.  Quoi qu’il en soit, les cas de non-conformité relevés par cet expert ne portent que sur une tranche somme toute modeste des produits AINHOA vendus ou offerts en vente au Canada à cette date alors que, comme le souligne à juste titre Cabinas, la preuve de non-conformité d’une proportion beaucoup plus grande desdits produits aurait été nécessaire pour contrecarrer son opposition.

[76]           La jurisprudence invoquée par L’Oréal au soutien de l’argument de non-conformité ne change rien à ces constats.  Dans l’affaire McCabe c Yamamoto & Co (America), [1989] 3 FC 290, 25 FTR 186 [McCabe], la preuve était à l’effet que l’opposant n’était contractuellement pas autorisé à distribuer les produits de la demanderesse, McCabe, en association avec sa propre marque de commerce (McCabe, au para 25).  Il n’y avait pas d’ambiguïté sur cet état de fait et de droit.  Il en va de même de l’affaire Lunettes Cartier Ltée c Cartier Inc (1991), 36 CPR (3d) 391, où il a été jugé que l’opposant ne pouvait prétendre à un emploi « dans la pratique normale du commerce » alors qu’une injonction lui interdisait de vendre des lunettes portant la marque faisant l’objet de la demande d’enregistrement en cause.

[77]           Dans l’affaire Molson Co v Halter, [1976]  FCJ No 302, 28 CPR (2d) 158 [Molson Co], la preuve était clairement à l’effet que le particulier qui souhaitait enregistrer la marque « Canadian Maple Leaf » en liaison avec de la bière, du vin et du gin ne pouvait vendre de produits portant cette marque sans l’autorisation de la commission des liqueurs du Manitoba, obtenue conformément au Liquor Control Act of Manitoba, RSM 1970 c L160, une démarche que ce particulier n’avait jamais même entreprise (Molson Co, au para 44).

[78]           Par ailleurs, l’affaire Becon Pty Ltd c Fast Company Distributors Inc, 2012 COMC 190 [Becon Pty Ltd], mettait en cause la mise en œuvre d’un accord de licence entre les parties et non pas le principe voulant que la vente de produits non conformes à la réglementation gouvernementale applicable puisse ne pas répondre aux exigences du paragraphe 4(1) de la Loi (Becon Pty Ltd, aux para 44-45).  Pour sa part, l’affaire Mattel Canada Inc c GTS Acquisitions Ltd, [1990] 1 CF 462; 17 ACWS (3d) 443, n’est d’aucune utilité à L’Oréal puisqu’elle n’impliquait pas la notion d’emploi antérieur au sens de la Loi.  Finalement, l’affaire Producteurs Laitiers du Canada c DairyLogic, 2010 COMC 46 [Producteurs Laitiers du Canada], s’avère, elle aussi, d’aucune utilité en l’espèce puisqu’elle appuie plutôt l’idée que L’Oréal se devait de démontrer que les produits problématiques identifiés par M. Ross-Fitchner, faisaient l’objet, en fait et en droit, d’un constat de non-conformité par les autorités compétentes (Producteurs Laitiers du Canada aux para 17-18).

[79]           En somme, je suis d’avis que L’Oréal n’a pas réussi à démontrer que le Registraire a eu tort de conclure que, lorsque considérée dans son ensemble, la preuve de Cabinas était suffisante pour démontrer, au 16 janvier 2009, son emploi de la marque AINHOA au Canada depuis au moins aussitôt que le mois d’août 2006, et que la preuve nouvelle produite au soutien du présent appel, aurait été de nature à modifier la décision du Registraire sur ce point.  En d’autres termes, L’Oréal ne m’a pas convaincu que cette décision est clairement erronée ou encore qu’elle se situe hors du champ des issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir, au para 47).

[80]           Ceci dit, le bien-fondé de ce volet de la décision du Registraire étant acquis, ce dernier a-t-il erré, comme le prétend L’Oréal, en concluant qu’il existe une probabilité de confusion entre ladite marque et la marque INOA dont L’Oréal demande l’enregistrement?

B.                 La probabilité de confusion entre la marque AINHOA et la marque INOA

(1)               Le droit applicable

[81]           Suivant le paragraphe 6(2) de la Loi, l’emploi d’une marque de commerce crée de la confusion avec une autre :

6(2) […] lorsque l’emploi des deux marques de commerce dans la même région serait susceptible de faire conclure que les produits liés à ces marques de commerce sont fabriqués, vendus, donnés à bail ou loués, ou que les services liés à ces marques sont loués ou exécutés, par la même personne, que ces produits ou ces services soient ou non de la même catégorie générale.

6(2) […] if the use of both trade-marks in the same area would be likely to lead to the inference that the goods or services associated with those trade-marks are manufactured, sold, leased, hired or performed by the same person, whether or not the goods or services are of the same general class.

[82]           Les tribunaux sont venus préciser que le concept de probabilité de confusion doit être appliqué dans l’optique du consommateur moyen et de la première impression.  C’est ainsi que pour déterminer s’il y a confusion entre deux marques de commerce, l’une que l’on cherche à faire enregistrer et une autre déjà enregistrée ou employée antérieurement, l’on doit se demander si, comme première impression dans l’esprit du consommateur ordinaire plutôt pressé, la vue de la marque dont on cherche à obtenir l’enregistrement est susceptible de donner l’impression, alors que ce consommateur n’a qu’un souvenir vague de la marque déjà enregistrée ou employée antérieurement et qu’il ne s’arrête pas pour réfléchir à la question en profondeur, pas plus que pour examiner de près les ressemblances et les différences entre les deux marques, que les marchandises ou services liés à ces marques sont fabriqués, vendus ou fournis, selon le cas, par la même personne (Veuve Clicquot Ponsardin c Boutiques Cliquot Ltée, 2006 CSC 23, au para 20, [2006] 1 RCS 824 [Veuve Clicquot Ponsardin]; Masterpiece c Alavida Lifestyles Inc, 2011 CSC 27, au para 40, [2011] 2 RCS 387 [Masterpiece]; Miss Universe, Inc c Bohna, [1995] 1 RCF 614, aux para 10-11).

[83]           Ce critère de première impression requiert un examen global des marques en cause et non un examen minutieux ou une comparaison côte à côte desdites marques (Veuve Clicquot Ponsardin, précitée, au para 20; Masterpiece, précitée, au para 40).

[84]           Le paragraphe 6(5) de la Loi précise pour sa part que l’examen de la probabilité de confusion entre deux marques de commerce doit se faire en tenant compte « de toutes les circonstances de l’espèce », y compris des facteurs suivants, dont j’ai déjà fait mention plus tôt dans les présents motifs :

6(5) […] :

6(5) […]:

a) le caractère distinctif inhérent des marques de commerce ou noms commerciaux, et la mesure dans laquelle ils sont devenus connus;

(a) the inherent distinctiveness of the trade-marks or trade-names and the extent to which they have become known;

b) la période pendant laquelle les marques de commerce ou noms commerciaux ont été en usage;

(b) the length of time the trade-marks or trade-names have been in use;

c) le genre de produits, services ou entreprises;

(c) the nature of the goods, services or business;

d) la nature du commerce;

(d) the nature of the trade; and

e) le degré de ressemblance entre les marques de commerce ou les noms commerciaux dans la présentation ou le son, ou dans les idées qu’ils suggèrent.

(e) the degree of resemblance between the trade-marks or trade-names in appearance or sound or in the ideas suggested by them.

[85]           En l’espèce, le Registraire a examiné chacun de ces facteurs à l’aulne du critère de la première impression et il en a conclu que L’Oréal ne s’était pas déchargé du fardeau, qui était devenu le sien (Chypre (Commerce et Industrie) c International Cheese Council of Canada, 2011 CAF 201, aux para 25-28, 203 ACWS (3d) 383), d’établir, selon la balance des probabilités, qu’il n’y avait pas de probabilité de confusion entre l’emploi de la marque INOA et celui de la marque AINHOA.  L’Oréal soutient, je le rappelle, que la preuve nouvelle modifie de façon importante l’appréciation de la question de la confusion et mène, à cet égard, à un constat d’absence de probabilité de confusion.

[86]           Je ne suis pas convaincu que c’est le cas.

(2)               L’Oréal n’a pas satisfait à son fardeau de preuve

Le caractère distinctif des marques concurrentes

[87]           L’Oréal soutient que le mot « AINHOA », qui évoque un prénom féminin et un village de France situé à la frontière espagnole, possède un caractère distinctif inhérent faible.  Elle estime plus particulièrement que suivant la preuve nouvelle, en l’occurrence celle de mesdames Bélanger et Brehl Steele, la marque AINHOA évoque aux yeux des consommateurs canadiens non pas les produits de Cabinas mais plutôt le prénom et le lieu géographique dont elle tire son origine et auxquels ils sont régulièrement exposés par l’entremise des médias.  En conséquence, plaide L’Oréal, la protection devant être accordée à cette marque ne saurait être que limitée.

[88]           Le Registraire a conclu que ce facteur était neutre, les marques concurrentes n’évoquant aucun terme de la langue anglaise ou française et aucune connotation descriptive ou suggestive en liaison avec les marchandises y étant associées.  Il a précisé à cet égard qu’il n’y avait pas de « débat entre les parties que chacune des marques possède un caractère distinctif inhérent important et équivalent ».

[89]           Or, la preuve que le mot AINHOA évoque un prénom féminin de langue espagnole et un nom géographique venant du Pays basque n’est pas nouvelle.  Elle était devant le Registraire, comme en fait foi le paragraphe 25 de la décision de ce dernier.  La preuve nouvelle ne fait que le confirmer.  En cela, elle n’aurait pas modifié la décision du Registraire sur ce point de manière à justifier un examen de novo de la question.  En conséquence, L’Oréal devait me convaincre que la décision du Registraire concernant le caractère distinctif inhérent des marques concurrentes, une question qui semble avoir fait consensus, était déraisonnable.  Elle n’y est pas parvenue.

Le degré de ressemblance entre les marques concurrentes dans la présentation ou le son, ou dans les idées qu’ils suggèrent

[90]           L’Oréal reproche ici au Registraire d’avoir conclu en faveur de Cabinas « [m]algré les importantes différences visuelles, sonores et dans les idées suggérées par les marques ».  Elle soutient plus particulièrement, sur la base de la preuve nouvelle, que le degré de ressemblance entre les idées suggérées par les marques concurrentes est faible et doit donc la favoriser.  Elle plaide à cet égard que, contrairement à la marque AINHOA qui évoque un prénom et un nom propre, la marque INOA, acronyme de « Innovation No Ammonia », est un mot inventé possédant un caractère inhérent distinctif  élevé.  Il y a donc là, selon elle, une preuve nouvelle qui était de nature à amener le Registraire à conclure autrement qu’au caractère neutre de ce sous-facteur.

[91]           Quant au degré de ressemblance dans la présentation et le son des marques concurrentes, L’Oréal se contente de réitérer les arguments qu’elle a soumis au Registraire.  Toutefois, elle se devait de démontrer que les conclusions tirées par le Registraire à cet égard étaient déraisonnables et non pas d’inviter la Cour à substituer ses propres conclusions à celles du Registraire.  La question, ici, n’est pas de déterminer si la Cour aurait pu en arriver à conclure autrement que ne l’a fait le Registraire mais bien de juger si les conclusions du Registraire voulant que les marques concurrentes présentent un degré de ressemblance sur le plan de la présentation et du son, appartiennent aux issues possibles acceptables en regard des faits et du droit.  À mon avis, les conclusions du Registraire satisfont à ce standard : le Registraire s’est livré à une analyse détaillée des arguments de L’Oréal sur ce point et sa position se défend.  Notamment, il a, à bon droit, jugé que les prétentions de L’Oréal sur les différences entre les marques concurrentes étaient « fondées sur une décortication inappropriée de celles-ci », rappelant, à juste titre, comme nous l’avons vu, que lesdites marques devaient être considérées « comme un tout » dans l’optique du consommateur moyen qui garde un souvenir imprécis des marques en cause (Veuve Clicquot Ponsardin, précitée, au para 20; Masterpiece, au para 40).  Je ne vois donc aucune raison d’intervenir ici.

[92]           Reste donc à déterminer si le fait, révélé par la preuve nouvelle, que la marque INOA soit l’acronyme de « Innovation No Ammonia », et donc, un mot inventé suggérant, selon L’Oréal, une idée distincte et plus forte que celle suggérée par la marque AINHOA, aurait été de nature à modifier l’appréciation globale du critère du degré de ressemblance entre les marques concurrentes à laquelle s’est livré le Registraire.

[93]           Je ne le crois pas.  En effet, même en acceptant que, contrairement à la marque AINHOA, la marque INOA suggère une idée distinctive, je suis d’avis que les éléments de similarités entre les deux marques, tel qu’énoncé par le Registraire aux paragraphes 45 à 57 de sa décision, favorisent globalement Cabinas.  À cet égard, il ne me paraît aller de soi que pour un consommateur moyen, le mot INOA suggère l’idée que la marque du même nom est associée à des produits sans ammoniaque.  Suivant la preuve soumise par L’Oréal auprès du Registraire, la mention « Innovation No Ammonia » n’apparaît nulle part sur les emballages ou étiquettes des produits INOA (Dossier de la demanderesse, Vol. X, Onglet 45, p. 2276).  De plus, l’argument tiré de cette nouvelle preuve contredit les représentations faites par L’Oréal devant le Registraire à l’effet que ni l’une ni l’autre des marques concurrentes ne suggèrent d’idées précises en liaison avec les produits qui y sont associés, ce qui, à mon avis, en réduit le caractère persuasif.

[94]           Enfin, L’Oréal reproche au Registraire d’avoir, contrairement, selon elle, aux enseignements de l’arrêt Masterpiece, accordé trop de poids au facteur du degré de ressemblance entre les marques concurrentes au détriment des autres facteurs énoncés au paragraphe 6(5) de la Loi.  Je ne vois aucun mérite à cet argument, le Registraire s’étant employé à analyser tous les facteurs prescrits par le paragraphe 6(5) de la Loi.

Le genre de marchandises associées aux marques concurrentes

[95]           L’Oréal reproche ici au Registraire de ne pas avoir dûment tenu compte des différences importantes entre les produits associés aux marques concurrentes, la marque AINHOA n’étant employée au Canada qu’en liaison avec des produits pour le soin de la peau alors que la marque INOA n’y est employée qu’en lien avec des produits pour le soin des cheveux.  Je rappelle que le Registraire a jugé que bien que n’étant pas identiques, il s’agissait, dans un cas comme dans l’autre, de produits de beauté destinés à embellir la peau ou les cheveux et donc de produits entre lesquels il n’existait pas de différences significatives.

[96]           Or, L’Oréal soutient que la preuve nouvelle, en particulier celle émanant de M. Lemieux et Mme Dalati, établit que la marque INOA n’est employée qu’en liaison avec des produits capillaires professionnels et que ces produits sont vendus uniquement à des salons de coiffure et à des professionnels de la coiffure.  À mon sens, cette preuve est répétitive de celle qui était déjà devant le Registraire qui, comme on l’a vu, l’a considérée.  Cette preuve nouvelle ne justifie donc pas l’application d’une norme de contrôle autre que celle de la décision raisonnable.

[97]           L’Oréal plaide que bien que des produits puissent, comme ici, appartenir à une même catégorie générale, il n’en découle pas nécessairement qu’il s’agit du même genre de marchandises aux fins de l’analyse de la confusion.  La présente affaire n’est pas la première où le Registraire juge que des produits destinés à embellir la peau ou les cheveux, bien qu’ils ne soient pas identiques, demeurent des produits destinés à améliorer l’apparence physique.  En cela, ils demeurent fondamentalement des produits de beauté (Gillette Co c HJ Sutton Industries Inc, [1983] TMOB No 73, à la p 144; Wella Canada Inc c Li-Te Ser, 2007 COMC No 108, à la p 4).  Cette conclusion m’apparaît raisonnable et conforme au sens commun des termes « cosmétique » ou « produit de beauté », tel que l’a constaté le Registraire en l’espèce en rappelant la définition qu’en donne le Multidictionnaire de la langue française (voir aussi : Merriam-Webster’s Dictionnary, en ligne: <http://www.merriam-webster.com/dictionary/cosmetics>).

La nature du commerce des parties

[98]           Comme dernier élément de récrimination, L’Oréal fait valoir que les produits INOA sont vendus à une clientèle sophistiquée, les professionnels de la coiffure, et qu’on les retrouve dans des canaux de distribution différents de ceux où sont vendus les « produits consommateurs » comme les produits AINHOA.  Cela limite, selon elle, le risque de confusion et favorise en conséquence la coexistence des deux marques.  Elle ajoute que l’engagement pris par Mme Dalati, en son nom, à ce que les produits INOA ne soient offerts qu’au circuit de distributeurs professionnels si elle a gain de cause dans le présent appel, constitue une circonstance pertinente additionnelle aux fins de l’examen du critère de la nature du commerce.

[99]           Encore ici, je ne saurais souscrire à cet argument.  Le Registraire se devait d’examiner ce critère en fonction des termes de la demande d’enregistrement de la marque INOA (Masterpiece, au para 53), ce qu’il a fait et ce qui l’a mené à constater, à même la preuve soumise par L’Oréal, notamment l’état déclaratif des marchandises joint à la demande d’enregistrement, que la distribution des produits INOA ne contenait aucune restriction quant aux canaux de distribution.  Le Registraire a aussi noté que l’affidavit de M. Tran ne contenait aucune affirmation selon laquelle lesdits produits étaient destinés uniquement aux salons de coiffure et aux coiffeurs professionnels.  Sur ce plan, la décision du Registraire m’apparaît inattaquable.

[100]       L’engagement de Mme Dalati, pris le 11 février 2015, sauve-t-il la mise?  Je suis d’avis que non puisque, comme le souligne à juste titre Cabinas, cette « circonstance pertinente additionnelle » n’aurait eu aucun impact sur la décision du Registraire puisqu’elle est postérieure au 16 janvier 2009, date pertinente à l’examen du critère de la probabilité de confusion (Masterpiece, au para 53).

[101]       Bref, lorsque l’analyse à laquelle s’est livré le Registraire en marge du critère de la probabilité de confusion est examinée dans son ensemble, elle apparaît conforme aux principes qui devaient la guider et tout à fait raisonnable quant aux résultats.  La preuve nouvelle produite par L’Oréal à cet égard, si elle avait été soumise au Registraire, n’aurait pas été de nature, je le répète, à modifier ses conclusions sur ce point.

[102]       Un dernier commentaire s’impose.  L’Oréal invitait la Cour à tirer des inférences négatives du fait que Cabinas n’a pas produit, en appel, de preuve en réponse à la sienne.  Je vais décliner l’invitation.  De l’avis du Registraire, Cabinas a satisfait à son fardeau de preuve initial.  Il appartenait donc à L’Oréal de démontrer que cette conclusion était erronée.  Le fardeau était le sien.  Cabinas pouvait très bien décider, dans les circonstances, de défendre la décision du Registraire sur ce point sur la base de la preuve versée devant ce dernier.  Il appartenait par ailleurs à L’Oréal de démontrer, devant le Registraire, qu’il n’existait pas de probabilité de confusion entre les marques concurrentes et de convaincre la Cour que le Registraire avait erré en concluant que ce n’était pas le cas.  Encore là, le fardeau reposait, dans les deux cas, sur les épaules de L’Oréal et encore là, Cabinas pouvait très bien décider de ne pas répliquer à sa preuve nouvelle si elle jugeait, comme ce fut le cas, que cette preuve n’ajoutait rien de nouveau au dossier et ne justifiait pas, par conséquent, un examen de novo de la part de la Cour.

[103]       Pour tous ces motifs, et malgré l’effort louable des procureurs de L’Oréal, l’appel sera rejeté.  Cabinas demande les dépens.  Comme l’appel est décidé en sa faveur, elle y aura droit.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que l’appel est rejeté, avec dépens.

« René LeBlanc »

Juge


ANNEXE

Marques projetées

Proposed marks

16 (3) Tout requérant qui a produit une demande selon l’article 30 en vue de l’enregistrement d’une marque de commerce projetée et enregistrable, a droit, sous réserve des articles 38 et 40, d’en obtenir l’enregistrement à l’égard des produits ou services spécifiés dans la demande, à moins que, à la date de production de la demande, elle n’ait créé de la confusion :

16 (3) Any applicant who has filed an application in accordance with section 30 for registration of a proposed trade-mark that is registrable is entitled, subject to sections 38 and 40, to secure its registration in respect of the goods or services specified in the application, unless at the date of filing of the application it was confusing with

a) soit avec une marque de commerce antérieurement employée ou révélée au Canada par une autre personne;

(a) a trade-mark that had been previously used in Canada or made known in Canada by any other person;

b) soit avec une marque de commerce à l’égard de laquelle une demande d’enregistrement a été antérieurement produite au Canada par une autre personne;

(b) a trade-mark in respect of which an application for registration had been previously filed in Canada by any other person; or

c) soit avec un nom commercial antérieurement employé au Canada par une autre personne.

(c) a trade-name that had been previously used in Canada by any other person.

[…]

[…]

Emploi ou révélation antérieur

Previous use or making known

16(5) Le droit, pour un requérant, d’obtenir l’enregistrement d’une marque de commerce enregistrable n’est pas atteint par l’emploi antérieur ou la révélation antérieure d’une marque de commerce ou d’un nom commercial créant de la confusion, par une autre personne, si cette marque de commerce ou ce nom commercial créant de la confusion a été abandonné à la date de l’annonce de la demande du requérant selon l’article 37.

(5) The right of an applicant to secure registration of a registrable trade-mark is not affected by the previous use or making known of a confusing trade-mark or trade-name by another person, if the confusing trade-mark or trade-name was abandoned at the date of advertisement of the applicant’s application in accordance with section 37.

[…]

[…]

Déclaration d’opposition

Statement of opposition

38 (1) Toute personne peut, dans le délai de deux mois à compter de l’annonce de la demande, et sur paiement du droit prescrit, produire au bureau du registraire une déclaration d’opposition.

38 (1) Within two months after the advertisement of an application for the registration of a trade-mark, any person may, on payment of the prescribed fee, file a statement of opposition with the Registrar.

Motifs

Grounds

38 (2) Cette opposition peut être fondée sur l’un des motifs suivants :

38 (2) A statement of opposition may be based on any of the following grounds:

a) la demande ne satisfait pas aux exigences de l’article 30;

(a) that the application does not conform to the requirements of section 30;

b) la marque de commerce n’est pas enregistrable;

(b) that the trade-mark is not registrable;

c) le requérant n’est pas la personne ayant droit à l’enregistrement;

(c) that the applicant is not the person entitled to registration of the trade-mark; or

d) la marque de commerce n’est pas distinctive.

(d) that the trade-mark is not distinctive.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-2531-14

INTITULÉ :

L’ORÉAL, SOCIÉTÉ ANONYME c COSMÉTICA CABINAS, S.L.

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 16 décembre 2015

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE LEBLANC

DATE DES MOTIFS :

LE 17 juin 2016

COMPARUTIONS :

Me Jean-Philippe Mikus

Me Chloé Latulippe

Pour LA DEMANDERESSE

Me Mark L. Robbins

Me François Larose

Pour LA DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Fasken Martineau

Avocat(e)s

Montréal (Québec)

Pour LA DEMANDERESSE

Bereskin & Parr

Avocat(e)s

Toronto (Ontario)

Pour LA DÉFENDERESSE

 

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