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Date : 20160613


Dossier : T-1891-14

 Référence : 2016 CF 655

Ottawa (Ontario), le 13 juin 2016

En présence de madame la juge Roussel

ENTRE :

LYNN TERESA NEALE

demanderesse

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               La demanderesse, Lynn Teresa Neale, travaille pour la compagnie Société Terminaux Montréal Gateway [STMG] depuis 1991. Son emploi en tant qu’agente de transport au Port de Montréal requiert une habilitation de sécurité. La demanderesse a obtenu une première habilitation de sécurité en 2007 et celle-ci a été renouvelée en 2012 pour une période de cinq (5) ans.

[2]               La présente demande vise le contrôle judiciaire de la décision en réexamen prise par le ministre de Transports Canada [ministre] de maintenir la suspension de l’habilitation de sécurité maritime de la demanderesse. Cette décision s’appuie sur l’opinion du ministre que la proche association de la demanderesse avec un individu accusé d’infractions relatives à l’importation de stupéfiants aux fins de trafic à travers le Port de Montréal faisait en sorte qu’il existait des motifs raisonnables de soupçonner que la demanderesse était dans une position à risque d’être subornée afin de commettre un acte pouvant poser un risque pour la sûreté du transport maritime.

[3]               Cet individu s’avère être le conjoint de fait de la demanderesse.

[4]               Pour les raisons qui suivent, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

I.                   Contexte

A.                La sécurité dans les ports maritimes

[5]               Le Programme d’habilitation de sécurité de Transports Canada existe depuis déjà plusieurs années dans le domaine de l’aéronautique. Il vise à prévenir les actes d’intervention illicite dans l’aviation civile en prévoyant l’obligation pour les personnes ayant accès à des zones réglementées de détenir une habilitation de sécurité. Dans la foulée des attentats perpétrés contre le World Trade Center le 11 septembre 2001, Transports Canada a élargi le programme afin d’inclure le secteur maritime (Canada (Ministre des Transports, de l’Infrastructure et des Collectivités) c Jagjit Singh Farwaha, 2014 CAF 56 au para 12 [Farwaha]. En 2006, le Programme d’habilitation de sécurité en matière de transport maritime a été intégré au Règlement sur la sûreté du transport maritime, DORS/2004-144 [Règlement], édicté en vertu de la Loi sur la sûreté du transport maritime, LC 1994, c 40. Il vise à réduire le risque de menaces à la sécurité du transport maritime dans les ports, les bâtiments et les installations maritimes et reconnaît que la sûreté portuaire peut être compromise par des menaces internes (Farwaha, au para 17).

[6]               L’article 380 du Règlement prévoit qu’il est interdit à toute personne d’entrer dans une zone réglementée ou d’y demeurer à moins qu’elle ne respecte certaines conditions. Les zones réglementées sont établies par un agent de sûreté de l’installation maritime dans son plan de sûreté de l’installation maritime. Ce plan est assujetti à l’approbation du ministre, mais est élaboré et mis en place par l’installation maritime (Règlement, arts. 306b), 323c) et 380).

[7]               Lorsqu’une personne nécessite accès, aux fins de son emploi, à une « zone réglementée deux » telle que définie au paragraphe 329(4) du Règlement, elle doit être titulaire d’une habilitation de sécurité selon l’alinéa 503a) du Règlement. Pour obtenir une habilitation de sécurité, la personne doit remplir le formulaire prescrit par le ministre en vertu de l’article 507 du Règlement et fournir les renseignements énumérés à l’article 506 du Règlement. Notamment, la personne doit fournir les renseignements permettant d’établir son identité, les endroits où elle a demeuré au cours des cinq (5) années précédentes, les noms et adresses de ses employeurs et des établissements d’enseignement postsecondaires fréquentés durant la même période, les détails des séjours de plus de quatre-vingt-dix (90) jours à l’extérieur du Canada et des États-Unis ainsi que l’identité et le lieu de résidence des époux et conjoints de fait actuels et antérieurs.

[8]               Une fois les renseignements fournis, Transports Canada procède à des vérifications auprès des autorités gouvernementales. Selon les résultats, le ministre décide d’accorder ou non l’habilitation de sécurité. Cette décision est notamment prise à la lumière des critères énoncés à l’article 509 du Règlement. Une fois octroyée, le ministre peut suspendre ou annuler une habilitation de sécurité en vertu de l’article 515 du Règlement lorsqu’il reçoit des renseignements qui pourraient modifier sa décision prise en application de l’article 509 du Règlement.

[9]               Toute personne ayant fait l’objet d’un refus ou d’une annulation d’habilitation de sécurité peut, en vertu de l’article 517 du Règlement, demander au ministre de réexaminer sa décision. Le Bureau de réexamen a été créé afin de réévaluer les décisions en matière d’habilitation de sécurité. Chaque demande est attribuée à un conseiller indépendant, lequel, après avoir examiné et évalué la demande, communique sa recommandation au ministre. Le ministre prend connaissance de la recommandation, révise le dossier et réexamine sa décision initiale.

B.                 La révision de l’habilitation de sécurité de la demanderesse

[10]           Le ou vers le 14 juin 2013, le directeur du Programme de filtrage de sécurité à Transports Canada [PFSTC] a reçu de la Gendarmerie royale du Canada [GRC] un rapport de vérification des dossiers policiers [VDP] visant la demanderesse. Ce rapport indiquait que la demanderesse « s’associait de près et avait des interactions sur une base quotidienne » avec un individu n’ayant pas de casier judiciaire, mais faisant face à des accusations criminelles dont notamment complot d’importation, complot de trafic, importation de cannabis et possession en vue d’en faire le trafic.

[11]           Selon ce même rapport, les accusations découlaient d’une enquête de la GRC ayant débuté en été 2010 après que des conteneurs de cargaison contenant de la drogue ont été découverts dans les Ports de Montréal et d’Halifax par l’Agence des services frontaliers du Canada. Cette enquête d’envergure internationale avait mis au jour une organisation criminelle bien implantée qui s’approvisionnait en drogue principalement au Pakistan et qui était par la suite dissimulée dans des conteneurs pour être acheminée par bateau vers le Canada. Le rapport indiquait de plus qu’à l’issue de l’enquête, huit (8) personnes avaient été arrêtées, dont l’individu en question.  En plus, quarante-trois (43) tonnes de haschich, d’une valeur approximative de huit cent soixante (860) millions de dollars sur le marché montréalais à l’unité, avaient été saisies au cours de l’enquête.

[12]           Sur la base de ces informations, le directeur du PFSTC a informé la demanderesse par lettre datée du 19 juin 2013 que son habilitation de sécurité maritime était en cours de révision. Le libellé du rapport de VDP a été reproduit textuellement dans la lettre adressée à la demanderesse et elle a été invitée à soumettre des informations supplémentaires décrivant les circonstances de son association avec l’individu ainsi que toutes autres informations pertinentes ou circonstances atténuantes. La lettre indiquait de plus que les motifs énumérés à l’article 509 du Règlement étaient ceux sur lesquels l’Organisme consultatif d’examen d’habilitation de sécurité en matière de transport [Organisme consultatif d’examen] se fondait pour recommander au ministre d’accorder, refuser ou annuler une habilitation de sécurité.

[13]           Le 2 juillet 2013, la demanderesse a soumis des commentaires verbaux à une employée du PFSTC. La demanderesse a, par la suite, transmis un courriel au directeur du PFSTC le 15 juillet 2013 dans lequel elle a affirmé sa loyauté envers son employeur et le fait qu’elle n’avait jamais été impliquée ou été témoin d’activités criminelles, dont celles décrites dans la lettre du 19 juin 2013. Elle a confirmé connaître l’individu en question. Elle a expliqué qu’il habitait chez elle selon les termes de sa libération sous caution accordée l’année précédente et qu’ils avaient commencé à se fréquenter avant son arrestation. Elle a précisé qu’elle le connaissait depuis vingt (20) ans et que son arrestation avait été un choc pour elle. Dans le même courriel, elle a souligné que son emploi était sa seule source de revenus et qu’elle avait deux (2) enfants, dont l’un qui est handicapé. En terminant, elle a invité le ministre à communiquer avec elle advenant le cas où des informations supplémentaires étaient nécessaires.

[14]           Le 27 août 2013, l’Organisme consultatif d’examen s’est réuni pour considérer son dossier et établir une recommandation au ministre. Il a recommandé la suspension de l’habilitation de sécurité de la demanderesse jusqu’à ce que les accusations criminelles soient tranchées par les tribunaux.

[15]           Le 14 septembre 2013, le directeur général, Sécurité et sûreté maritime [DGSSM] a entériné la recommandation de l’Organisme consultatif d’examen. Dans une lettre datée du 21 octobre 2013 à la demanderesse, le DGSSM a précisé que les informations concernant son association avec l’individu soulevaient des préoccupations relatives à son jugement et à sa fiabilité. Notant l’existence d’un lien direct entre les accusations criminelles toujours pendantes portées contre l’individu et la sécurité du transport maritime ainsi que l’affirmation de la demanderesse qu’elle le connaissait depuis vingt (20) ans, qu’ils avaient commencé à se fréquenter avant son arrestation et qu’ils habitaient ensemble selon les termes de sa libération sous caution, le DGSSM a indiqué être d’avis, après révision du dossier, qu’il y avait des motifs raisonnables de soupçonner que la demanderesse était à risque d’être subornée afin de commettre un acte qui pourrait poser un risque pour la sûreté du transport maritime.

[16]           Le 22 octobre 2013, la STMG a communiqué à la demanderesse qu’elle était suspendue avec traitement en raison de la suspension de son habilitation de sécurité maritime.

[17]           Le 12 novembre 2013, la demanderesse a soumis une demande de réexamen auprès du Bureau de réexamen de Transports Canada où elle expose ses observations quant au risque allégué de subornation.

[18]           Le 25 novembre 2013, la STMG a avisé la demanderesse qu’elle était dorénavant suspendue sans traitement, rétroactivement au 21 novembre 2013.

[19]           Le 12 décembre 2013, le directeur du Bureau de réexamen a informé la demanderesse que l’issue de sa demande de réexamen dépendait de deux (2) éléments : soit premièrement de la question de savoir si elle avait fourni suffisamment de précisions sur sa relation avec l’individu en question, et deuxièmement de la présence ou de l’absence de motifs raisonnables de soupçonner que la demanderesse soit dans une position l’exposant au risque d’être subornée à commettre des actes menaçant la sécurité du transport maritime.

[20]           Accompagnée de son avocat, du président de son syndicat et du trésorier du syndicat à Montréal, la demanderesse a rencontré le conseiller indépendant retenu par le ministre le 24 janvier 2014 afin de lui présenter ses observations. La demanderesse a fait valoir, entre autres, que : 1) l’individu habitait toujours avec elle; 2) il n’avait pas été reconnu coupable; 3) le rôle de la demanderesse dans le processus d’accès sécuritaire au Port de Montréal était plutôt inconséquent et insignifiant pour la sécurité des opérations puisqu’elle ne pourrait falsifier des documents de la manière démontrée lors de l’enquête préliminaire dans le dossier impliquant le conjoint de la demanderesse; et 4) elle ne pouvait être affectée économiquement par le fait qu’un proche serait accusé d’un acte criminel dans lequel elle n’avait eu aucun rôle.

[21]           À la suite de cette rencontre, le conseiller indépendant a rédigé un rapport résumant ses conclusions, lequel a été remis au Bureau de réexamen avec l’enregistrement sonore de la rencontre.

[22]           Le 23 juin 2014, le directeur du Bureau de réexamen a préparé pour le ministre une note d’information de trois (3) pages, dans laquelle il a recommandé le maintien de la décision de suspendre l’habilitation de sécurité de la demanderesse.

[23]           Le 5 août 2014, la sous-ministre adjointe de la Sécurité et sûreté de Transports Canada a pris, au nom du ministre, la décision de maintenir la suspension de l’habilitation de sécurité. La demanderesse en a été avisée le 6 août 2014. Dans sa lettre à la demanderesse, elle a indiqué avoir pris connaissance de toute l’information disponible et pertinente, y incluant la recommandation de l’Organisme consultatif d’examen, la décision initiale du DGSSM, le rapport du conseiller indépendant et la recommandation du Bureau de réexamen. Elle indique également avoir noté, dans le cadre de son examen, la proche association de la demanderesse avec l’individu accusé d’infractions criminelles relatives à l’importation de quarante-trois (43) tonnes de haschich à travers le Port de Montréal. Elle a souligné être d’avis qu’il y avait suffisamment d’informations pour conclure que l’alinéa 509c) du Règlement s’appliquait, c’est-à-dire qu’il existait des motifs raisonnables de soupçonner que la demanderesse était dans une position à risque d’être subornée afin de commettre un acte, d’aider, ou d’encourager toute personne à commettre un acte qui pourrait poser un risque pour la sûreté du transport maritime. La lettre mentionnait, en terminant, que la suspension était en vigueur jusqu’à ce que les accusations criminelles soient tranchées par les tribunaux et qu’une revue de son dossier par l’Organisme consultatif d’examen soit complétée.

II.                Question en litige

[24]           Après avoir analysé les observations des parties, je considère que la seule question en litige est celle de déterminer si la décision du ministre de maintenir la suspension de l’habilitation de sécurité est raisonnable.

III.             Dispositions législatives

[25]           La principale disposition d’intérêt se lit comme suit:

509. Le ministre peut accorder une habilitation de sécurité en matière de transport si, de l’avis du ministre, les renseignements fournis par le demandeur et ceux obtenus par les vérifications sont vérifiables et fiables et s’ils sont suffisants pour lui permettre d’établir, par une évaluation des facteurs ci-après, dans quelle mesure le demandeur pose un risque pour la sûreté du transport maritime :

509. The Minister may grant a transportation security clearance if, in the opinion of the Minister, the information provided by the applicant and that resulting from the checks and verifications is verifiable and reliable and is sufficient for the Minister to determine, by an evaluation of the following factors, to what extent the applicant poses a risk to the security of marine transportation:

a) la pertinence de toute condamnation criminelle du demandeur par rapport à la sûreté du transport maritime, y compris la prise en compte du type, de la gravité et des circonstances de l’infraction, le nombre et la fréquence des condamnations, le temps écoulé entre les infractions, la date de la dernière infraction et la peine ou la décision;

(a) the relevance of any criminal convictions to the security of marine transportation, including a consideration of the type, circumstances and seriousness of the offence, the number and frequency of convictions, the length of time between offences, the date of the last offence and the sentence or disposition;

b) s’il est connu ou qu’il y a des motifs raisonnables de soupçonner que le demandeur :

(b) whether it is known or there are reasonable grounds to suspect that the applicant

(i) participe ou contribue, ou a participé ou a contribué, à des activités visant ou soutenant une utilisation malveillante de l’infrastructure de transport afin de commettre des crimes ou l’exécution d’actes de violence contre des personnes ou des biens et la pertinence de ces activités, compte tenu de la pertinence de ces facteurs par rapport à la sûreté du transport maritime,

(i) is or has been involved in, or contributes or has contributed to, activities directed toward or in support of the misuse of the transportation infrastructure to commit criminal offences or the use of acts of violence against persons or property, taking into account the relevance of those activities to the security of marine transportation,

(ii) est ou a été membre d’un groupe terroriste au sens du paragraphe 83.01(1) du Code criminel, ou participe ou contribue, ou a participé ou a contribué, à des activités d’un tel groupe,

(ii) is or has been a member of a terrorist group within the meaning of subsection 83.01(1) of the Criminal Code, or is or has been involved in, or contributes or has contributed to, the activities of such a group,

(iii) est ou a été membre d’une organisation criminelle au sens du paragraphe 467.1(1) du Code criminel ou participe ou contribue, ou a participé ou a contribué, aux activités d’un tel groupe tel qu’il est mentionné au paragraphe 467.11(1) du Code criminel, compte tenu de la pertinence de ces facteurs par rapport à la sûreté du transport maritime,

(iii) is or has been a member of a criminal organization as defined in subsection 467.1(1) of the Criminal Code, or participates or has participated in, or contributes or has contributed to, the activities of such a group as referred to in subsection 467.11(1) of the Criminal Code taking into account the relevance of these factors to the security of marine transportation,

(iv) est ou a été un membre d’une organisation qui est connue pour sa participation ou sa contribution — ou à l’égard de laquelle il y a des motifs raisonnables de soupçonner sa participation ou sa contribution — à des activités qui visent ou favorisent la menace ou l’exécution d’actes de violence contre des personnes ou des biens, ou participe ou contribue, ou a participé ou a contribué, aux activités d’une telle organisation, compte tenu de la pertinence de ces facteurs par rapport à la sûreté du transport maritime,

(iv) is or has been a member of an organization that is known to be involved in or to contribute to — or in respect of which there are reasonable grounds to suspect involvement in or contribution to — activities directed toward or in support of the threat of or the use of, acts of violence against persons or property, or is or has been involved in, or is contributing to or has contributed to, the activities of such a group, taking into account the relevance of those factors to the security of marine transportation, or

(v) est ou a été associé à un individu qui est connu pour sa participation ou sa contribution — ou à l’égard duquel il y a des motifs raisonnables de soupçonner sa participation ou sa contribution — à des activités visées au sous-alinéa (i), ou est membre d’un groupe ou d’une organisation visés à l’un des sous-alinéas (ii) à (iv), compte tenu de la pertinence de ces facteurs par rapport à la sûreté du transport maritime;

(v) is or has been associated with an individual who is known to be involved in or to contribute to — or in respect of whom there are reasonable grounds to suspect involvement in or contribution to — activities referred to in subparagraph (i), or is a member of an organization or group referred to in any of subparagraphs (ii) to (iv), taking into account the relevance of those factors to the security of marine transportation;

c) s’il y a des motifs raisonnables de soupçonner que le demandeur est dans une position où il risque d’être suborné afin de commettre un acte ou d’aider ou d’encourager toute personne à commettre un acte qui pourrait poser un risque pour la sûreté du transport maritime;

(c) whether there are reasonable grounds to suspect that the applicant is in a position in which there is a risk that they be suborned to commit an act or to assist or abet any person to commit an act that might constitute a risk to marine transportation security;

d) le demandeur s’est vu retirer pour motifs valables un laissez-passer de zone réglementée pour une installation maritime, un port ou un aérodrome;

(d) whether the applicant has had a restricted area pass for a marine facility, port or aerodrome removed for cause; and

e) le demandeur a présenté une demande comportant des renseignements frauduleux, faux ou trompeurs en vue d’obtenir une habilitation de sécurité en matière de transport.

(e) whether the applicant has filed fraudulent, false or misleading information relating to their application for a transportation security clearance.

IV.             Norme de contrôle

[26]           Il est bien établi que la décision d’annuler ou de suspendre une habilitation de sécurité est assujettie à la norme de contrôle de la décision raisonnable compte tenu de la nature spécialisée et discrétionnaire de cette décision (Sidhu v Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 FC 34 au para 11 [Sidhu]; Singh Kailley v Canada (Transport), 2016 FC 52 au para 17 [Kailley]; Thep-Outhainthany c Canada (Procureur général), 2013 CF 59 au para 11 [Thep-Outhainthany]; Clue c Canada (Procureur général), 2011 CF 323 au para 14). La décision du Bureau de réexamen confirmant ou infirmant la suspension de l’habilitation de sécurité l’est également (Farwaha, aux para 84-86).

[27]           Dans le cadre de son analyse de la raisonnabilité de la décision, le rôle de la Cour consiste à déterminer si la décision « fait partie des issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 au para 47, [2008] 1 RCS 190 [Dunsmuir]. Si l’issue et le processus en cause cadrent bien avec les principes de justification, de transparence et d’intelligibilité, la Cour ne peut y substituer l’issue qui serait à son avis préférable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 au para 59, [2009] 1 RCS 339).

V.                Analyse

A.                Questions préliminaires

[28]           Dans son avis de demande ainsi que dans son mémoire, la demanderesse cherche à faire annuler non seulement la décision du 5 août 2014, mais également la décision initiale du 21 octobre 2013 rendue par le DGSSM. Il est bien établi que lorsque la Cour est appelée à examiner une décision en réexamen, elle ne doit pas examiner la décision sous-jacente au réexamen (Canadian Airport Workers Union c Sécurité préembarquement Garda inc., 2013 CAF 106 au para 3). L’examen de cette Cour portera donc uniquement sur la raisonnabilité de la décision rendue le 5 août 2014.

[29]           Le défendeur a également présenté une requête afin de faire radier certains éléments de preuve produits par la demanderesse au soutien de sa demande de contrôle judiciaire. Le défendeur soutient que les affidavits de Me Langevin, de M. De Bastos, de Me Doré, de même que la pièce D-6 de l’affidavit de la demanderesse sont inadmissibles et non pertinents.

[30]           Avant d’examiner la documentation visée par la requête du défendeur, il importe de rappeler que bien que des éléments de preuve puissent être recevables dans certaines circonstances, la règle générale veut qu’un contrôle judiciaire soit décidé sur la base du dossier qui était devant le décideur. Dans l’affaire Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22, le juge Stratas de la Cour d’appel fédérale a expliqué le fondement de la règle et a précisé les balises concernant les exceptions en matière d’admission de preuves complémentaires qui n’étaient pas devant le décideur administratif :

[19]      En raison des rôles bien distincts que jouent respectivement notre Cour et la Commission du droit d’auteur, notre Cour ne saurait se permettre de tirer des conclusions de fait sur le fond. Par conséquent, en principe, le dossier de la preuve qui est soumis à notre Cour lorsqu’elle est saisie d’une demande de contrôle judiciaire se limite au dossier de preuve dont disposait la Commission. En d’autres termes, les éléments de preuve qui n’ont pas été portés à la connaissance de la Commission et qui ont trait au fond de l’affaire soumise à la Commission ne sont pas admissibles dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire présentée à notre Cour. Ainsi que notre Cour l’a déclaré dans l’arrêt Gitxan Treaty Society c. Hospital Employees’ Union, [2000] 1 C.F. 135, aux pages 144 et 145 (C.A.F.), « [l]e but premier du contrôle judiciaire est de contrôler des décisions, et non pas de trancher, par un procès de novo, des questions qui n’ont pas été examinées de façon adéquate sur le plan de la preuve devant le tribunal ou la cour de première instance » (voir également les arrêts Kallies c. Canada, 2001 CAF 376, au paragraphe 3, et Bekker c. Canada, 2004 CAF 186, au paragraphe 11).

[20]      Le principe général interdisant à notre Cour d’admettre de nouveaux éléments de preuve dans le cadre d’une instance en contrôle judiciaire souffre quelques exceptions reconnues et la liste des exceptions n’est sans doute pas exhaustive. Ces exceptions ne jouent que dans les situations dans lesquelles l’admission, par notre Cour, d’éléments de preuve n’est pas incompatible avec le rôle différent joué par la juridiction de révision et par le tribunal administratif (nous avons déjà expliqué cette différence de rôle aux paragraphes 17 et 18). En fait, bon nombre de ces exceptions sont susceptibles de faciliter ou de favoriser la tâche de la juridiction de révision sans porter atteinte à la mission qui est confiée au tribunal administratif. Voici trois de ces exceptions :

a)         Parfois, notre Cour admettra en preuve un affidavit qui contient des informations générales qui sont susceptibles d’aider la Cour à comprendre les questions qui se rapportent au contrôle judiciaire (voir, par ex. Succession de Corinne Kelley c. Canada, 2011 CF 1335, aux paragraphes 26 et 27; Armstrong c. Canada (Procureur général), 2005 CF 1013, aux paragraphes 39 et 40; Chopra c. Canada (Conseil du Trésor) (1999), 168 F.T.R. 273, au paragraphe 9). On doit s’assurer que l’affidavit ne va pas plus loin en fournissant des éléments de preuve se rapportant au fond de la question déjà tranchée par le tribunal administratif, au risque de s’immiscer dans le rôle que joue le tribunal administratif en tant que juge des faits et juge du fond. En l’espèce, les demanderesses invoquent cette exception en ce qui concerne la plus grande partie de l’affidavit de M. Juliano.

b)         Parfois les affidavits sont nécessaires pour porter à l’attention de la juridiction de révision des vices de procédure qu’on ne peut déceler dans le dossier de la preuve du tribunal administratif, permettant ainsi à la juridiction de révision de remplir son rôle d’organe chargé de censurer les manquements à l’équité procédurale (voir, par ex. Keeprite Workers’ Independent Union c. Keeprite Products Ltd., (1980) 29 O.R. (2d) 513 (C.A.)). Ainsi, si l’on découvrait qu’une des parties a versé un pot-de-vin au tribunal administratif, on pourrait soumettre à notre Cour des éléments de preuve relatifs à ce pot-de-vin pour appuyer un argument fondé sur l’existence d’un parti pris.

c)         Parfois, un affidavit est admis en preuve dans le cadre d’un contrôle judiciaire pour faire ressortir l’absence totale de preuve dont disposait le tribunal administratif lorsqu’il a tiré une conclusion déterminée (Keeprite, précitée).

(a)                Affidavit de Me Doré

[31]           Dans un affidavit de dix (10) paragraphes, Me Doré affirme avoir représenté le conjoint de la demanderesse dans le cadre de son enquête préliminaire, suite à des accusations criminelles liées à l’importation de stupéfiants avec l’intention d’en faire le trafic. Me Doré joint à son affidavit cent quarante-et-une (141) pages de notes sténographiques du témoignage rendu par un employé de la STMG dans le cadre de cette enquête préliminaire.

[32]           Le défendeur s’oppose à l’introduction de l’affidavit et des notes sténographiques au motif que la transcription, à l’exception d’un extrait de onze (11) pages qui se retrouve déjà dans le dossier de la Cour, n’était pas devant le décideur. Il soutient que ces éléments de preuve ne sont ni pertinents ni admissibles en contrôle judiciaire.

[33]           La demanderesse allègue au contraire que les notes sténographiques intégrales sont pertinentes pour deux (2) raisons. Dans un premier temps, les notes offrent une compréhension générale du contexte factuel du dossier, car elles expliquent la procédure d’entrée et de sortie des camions au Port de Montréal. De plus, elles clarifient le contexte factuel entourant un élément essentiel de la décision prise par Transports Canada, soit la notion du risque que la demanderesse soit subornée à commettre un acte qui pourrait poser un risque pour la sûreté maritime. Elle soumet en dernier lieu que les extraits contenus au-delà de la onzième page sont indissociables des onze (11) premières pages qui étaient devant le décideur.

[34]           Je ne peux souscrire aux arguments de la demanderesse pour les raisons suivantes.

[35]           Le témoignage dont il est question a été rendu le 23 avril 2013 lors de l’enquête préliminaire du conjoint de la demanderesse. La demanderesse connaissait l’objet des préoccupations du ministre depuis au moins le 21 octobre 2013, date de la décision initiale de suspension de son habilitation de sécurité maritime. Si, comme le prétend la demanderesse, l’intégralité des notes est pertinente pour assurer une compréhension générale du contexte factuel du dossier et parce qu’elle porte sur un élément essentiel de la décision prise par Transports Canada, il me semble alors que cette preuve aurait dû être communiquée, pour les mêmes motifs, en même temps que les onze (11) pages qui ont été soumises au conseiller indépendant le 24 janvier 2014. La demanderesse a choisi de se limiter aux onze (11) premières pages. Quant au prétendu caractère « indissociable » des extraits de transcription qui n’ont pas été produits antérieurement, si tel avait été le cas, l’intégralité des notes sténographiques aurait été produite plutôt qu’un extrait seulement.

[36]           Ce que tente de faire la demanderesse devant cette Cour par l’introduction de cette nouvelle preuve est de bonifier son dossier sur un élément qu’elle considère comme essentiel à son dossier. Or, la jurisprudence est claire. L’objet du contrôle judiciaire est de vérifier la légalité de la décision du décideur et la Cour peut seulement s’appuyer sur le dossier qui était devant le décideur. L’affidavit de Me Doré ainsi que la transcription qui y est jointe ne sont donc pas admissibles.

(b)               Affidavit de M. De Bastos

[37]           Dans son affidavit, M. De Bastos affirme être employé au Port de Montréal et travailler dans la même pièce que les commis de bureau au camionnage, où travaillait la demanderesse. Il témoigne des vérifications effectuées à l’entrée et à la sortie du Port de Montréal et décrit la procédure en place avant et après l’implantation d’un nouveau système informatique intégré en mars 2014. M. De Bastos émet également l’opinion que depuis la venue de ce nouveau système, il n’est pas possible de contrefaire une autorisation de circulation puisque toutes les informations et vérifications transitent par le nouveau système informatique.

[38]           Le défendeur s’oppose à la recevabilité de l’affidavit au motif que la preuve concernant le nouveau système informatique n’était pas devant le décideur. Le défendeur soutient également que l’opinion émise par M. De Bastos quant à la possibilité de déjouer le système d’entrée et de sortie constitue de la spéculation inadmissible dont le but est d’inviter la Cour à évaluer la preuve de nouveau.

[39]           Pour sa part, la demanderesse allègue que l’affidavit de M. De Bastos est pertinent puisqu’il porte également sur la question du risque que la demanderesse soit subornée à commettre un acte qui constitue un risque pour la sûreté du transport maritime. Les paragraphes un (1) à six (6) et huit (8) de l’affidavit sont conformes à ce qui est relaté dans les onze (11) pages de notes sténographiques de l’interrogatoire de Me Doré. Quant aux autres paragraphes de l’affidavit de M. De Bastos, la demanderesse soutient que la procédure qui y est décrite n’était pas en place lorsque la demanderesse a eu l’occasion de présenter ses observations devant le conseiller indépendant le 24 janvier 2014. Elle soumet qu’il s’agit de faits nouveaux et déterminants qui n’ont pu être découverts, malgré une diligence raisonnable, avant le 24 janvier 2014.

[40]           Cet affidavit est inadmissible pour deux (2) raisons. D’une part, il renferme une opinion sur les risques de contourner le système d’entrée et de sortie qui est purement spéculative. Selon la règle 81 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, un affidavit doit se limiter aux faits dont le déclarant a une connaissance personnelle. De plus, la Cour d’appel fédérale a rappelé dans l’affaire Canada (Procureur général) c Quadrini, 2010 CAF 47, qu’un affidavit a pour but de présenter les faits pertinents, sans commentaires ni explications et qu’il pourra être radié s’il renferme une opinion (au para 18). L’opinion n’est permise que dans le cadre d’un rapport d’expertise préparé par un expert dûment qualifié. En l’instance, il n’a pas été démontré que l’affiant était un expert en la matière (Sopinka, Lederman & Bryant, The Law of Evidence in Canada, 4ed, Markham: LexisNexis Canada inc., 2014 aux pp 783-784; R c Mohan, [1994] 2 RCS 9, aux pp 20 à 25 [Mohan]).

[41]           D’autre part, cette preuve n’était pas devant le ministre au moment de la prise de décision. Même si le nouveau système informatique n’était pas opérationnel au moment de la rencontre avec le conseiller indépendant le 24 janvier 2014, la nouvelle procédure a toutefois été mise en place en mars 2014 et le rapport du conseiller indépendant n’a été signé que le 28 avril 2014. Également, ce n’est que le 23 juin 2014 que la recommandation de maintenir la suspension a été prise. Si la demanderesse considérait cette information pertinente aux fins de son dossier, elle aurait pu prendre les moyens nécessaires pour l’acheminer tant au conseiller indépendant qu’au directeur du Bureau de réexamen.

[42]           Par ailleurs, je ne partage pas l’avis de la demanderesse que les informations contenues à l’affidavit sont visées par les exceptions à la règle générale concernant la production de documents nouveaux dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire. Je réitère à nouveau que la demanderesse ne peut bonifier le dossier qui était devant le ministre par le biais d’une demande de contrôle judiciaire. L’affidavit de M. De Bastos est donc inadmissible.

(c)                Pièce D-6 de l’affidavit de la demanderesse

[43]           La demanderesse a introduit une lettre datée du 20 janvier 2014 comme pièce D-6 à son affidavit assermenté le 16 octobre 2014. Cette lettre, signée par le superviseur immédiat de la demanderesse, confirme que la demanderesse est à l’emploi de la STMG depuis 23 ans et qu’elle a toujours accompli ses tâches avec diligence et de façon compétente. La lettre indique qu’en plus d’être ponctuelle, la demanderesse est une employée qui fait partie de l’équipe et sur laquelle on peut toujours compter.

[44]           Le défendeur s’oppose au motif que la lettre n’a pas été soumise dans le cadre du processus d’examen et donc n’était pas devant le ministre au moment de la prise de décision. Il reconnaît toutefois que la teneur de celle-ci a été discutée devant le conseiller indépendant.

[45]           La demanderesse reconnaît que celle-ci n’a pas été produite devant le décideur. Elle ajoute toutefois que la lettre a été présentée au conseiller indépendant dans le cadre de sa rencontre le 24 janvier 2014. La demanderesse affirme que la lettre est pertinente, car elle permet d’apporter un éclairage supplémentaire à la Cour sur le travail de la demanderesse et le risque qu’elle commette un acte qui pourrait poser un risque pour la sûreté du transport maritime.

[46]           Considérant que la lettre ne fait pas partie du dossier certifié du tribunal, la lettre n’est pas admissible. Je ne considère pas non plus qu’elle entre dans les exceptions à la règle générale. Toutefois, son contenu, par l’entremise de l’enregistrement de la demanderesse lors de son entrevue avec le conseiller indépendant, fait partie du dossier du tribunal.

(d)               Affidavit de Me Langevin

[47]           L’affidavit de Me Langevin contient sept (7) paragraphes et porte sur son expérience professionnelle juridique. Elle indique avoir publié plusieurs ouvrages en matière d’égalité des sexes et d’égalité conjugale. Elle entend être reconnue comme experte en la matière. Elle affirme avoir été mandatée par les procureurs de la demanderesse afin de produire une expertise sur les préjugés et les stéréotypes sous-jacents à la décision de Transports Canada de suspendre l’habilitation de sécurité maritime. Me Langevin affirme de plus être l’auteure de l’expertise déposée au soutien de la demande de contrôle judiciaire de la demanderesse. Elle indique avoir eu l’occasion de consulter les principaux documents utilisés par Transports Canada lorsque ce dernier a effectué sa décision en réexamen.

[48]           Le défendeur demande la radiation de son affidavit ainsi que des pièces qui y sont jointes. Il est d’avis que la preuve que cherche à introduire la demanderesse par le biais de l’affidavit et du rapport qui y est joint : 1) est non nécessaire; 2) dépasse le champ de son expertise; 3) tranche des questions de faits et de droit qui sont de la compétence exclusive de cette Cour; 4) manque d’impartialité; et 5) a été affaiblie par son témoignage en interrogatoire.

[49]           En réponse, la demanderesse prétend que l’expertise de Me Langevin est d’une grande utilité pour la Cour puisqu’elle constitue une revue sociologique de l’évolution des normes législatives et des mentalités en matière d’égalité des sexes dans un contexte de conjugalité. L’expertise de Me Langevin est également pertinente aux fins du moyen constitutionnel que la demanderesse invoque selon lequel le ministre a exercé son pouvoir de façon discrétionnaire de manière non conforme à la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R-U), 1982, c 11 [Charte] en appliquant des préjugés et des stéréotypes concernant la situation matrimoniale de la demanderesse. La demanderesse ajoute qu’il aurait été déraisonnable d’exiger qu’elle produise un rapport d’expert devant le Bureau de réexamen puisque c’est la décision du ministre qu’elle conteste sur une base constitutionnelle. Il s’agit donc de la première occasion pour elle de soulever un moyen constitutionnel et de produire une expertise au soutien de ses prétentions.

[50]           La demanderesse soutient également que la décision contestée relève de l’application de préjugés ou de stéréotypes. L’approche sociologique de cette expertise, tant par rapport au contexte social qu’à la définition des concepts de « préjugés » et de « stéréotypes », est issue de notions externes au droit qui se situent hors de la compétence et de l’expertise de cette Cour. La question de l’existence de préjugés ou de stéréotypes est accessoire à celle de discrimination et l’expertise de Me Langevin ne laisse pas entendre qu’elle conclut à de la discrimination. Bien que ces notions soient incluses dans le test juridique permettant d’établir si le droit à l’égalité a été enfreint, il est utile et pertinent de savoir comment les sciences sociales définissent ces concepts.

[51]           Enfin, la demanderesse affirme que la valeur probante de l’expertise doit l’emporter sur les effets préjudiciables qui pourraient résulter de son admission. Elle allègue que les décisions qui portent sur les critères à considérer dans le cadre de l’admission de la preuve d’experts ont été rendues dans un contexte différent et qu’il y a lieu de les distinguer.

[52]           La Cour suprême du Canada a récemment confirmé dans l’affaire White Burgess Langille Inman c Abbott and Haliburton Co, 2015 CSC 23 aux paragraphes 23 et 24 [White Burgess], que l’analyse de l’admissibilité d’une preuve d’expert doit procéder en deux étapes. À la première étape, la preuve d’expert devra répondre aux critères articulés dans l’affaire Mohan aux pp 20 à 25 : 1) la pertinence; 2) la nécessité d’aider le juge des faits; 3) l’absence de toute règle d’exclusion; et 4) la qualification suffisante de l’expert. Dans un deuxième temps, le juge exerce son pouvoir discrétionnaire en soupesant les risques et bénéfices éventuels que présente l’admission de la preuve d’expert.

[53]           Le critère de la nécessité d’aider le juge des faits a pour but de fournir au juge des renseignements « qui, selon toute vraisemblance, dépassent l’expérience et la connaissance d’une juge ou d’un jury » et les experts ne doivent pas usurper les fonctions du juge des faits. Si le juge peut, à même la preuve devant lui, tirer ses propres conclusions, l’opinion n’est pas nécessaire (Mohan, aux pp 23 et 24).

[54]           L’obligation du témoin expert envers la Cour d’être juste, objectif et impartial relève du critère de la qualification suffisante de l’expert. (White Burgess, aux para 46, 53).

[55]           Ayant examiné le rapport de Me Langevin attentivement, je considère que celui-ci n’est pas admissible puisqu’il ne satisfait pas le critère de la nécessité énoncé dans l’affaire Mohan. Bien que la première partie du rapport (pp 2 à 14) se veut une analyse historique et sociologique de l’évolution de la conjugalité au Québec, l’analyse porte en grande partie sur l’évolution du droit applicable au Québec depuis le Code civil du Bas-Canada  de 1866 jusqu’aux dispositions qu’on retrouve aujourd’hui dans le Code civil du Québec. L’on y retrouve plusieurs références à des dispositions législatives et à des articles de doctrine juridique et l’aspect juridique de l’analyse ne peut être dissocié des aspects qui se veulent plutôt sociologiques. Cette première partie du rapport relève plutôt de la compétence de la Cour et un rapport d’expert sur le droit applicable ne satisfait pas le critère de nécessité.

[56]           Dans la deuxième partie de son rapport, Me Langevin effectue une analyse de la décision de Transports Canada. Elle considère que Transports Canada véhicule une vision stéréotypée et désuète de la conjugalité qui nie l’autonomie, l’indépendance d’esprit et le jugement des conjoints. Elle définit le concept de stéréotype et analyse la décision de Transports Canada en fonction des caractéristiques de ce concept pour éventuellement conclure que la décision de Transports Canada est « stéréotypée et partant, fausse ».

[57]           Je souscris à l’argument du défendeur que cette deuxième partie du rapport dépasse le cadre d’expertise de Me Langevin et que l’analyse qu’on y retrouve n’est pas nécessaire. Sans remettre en question son expertise en matière d’égalité des sexes dans un contexte de conjugalité, il en demeure que Me Langevin se prononce sur des conclusions de faits et de droit qui doivent être tranchées par cette Cour dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire.

[58]           En résumé, l’affidavit de Me Langevin vise à introduire un rapport dans lequel on y retrouve une analyse qui est de nature plutôt juridique que sociologique ainsi qu’une analyse qui porte sur des questions de faits et de droit qui sont du ressort de cette Cour. Les parties du rapport qui ont un aspect plus sociologique sont inextricables du reste du rapport.

[59]           Pour ces motifs, l’affidavit et les pièces qui y sont jointes sont jugés inadmissibles parce qu’ils ne satisfont pas le critère de nécessité de l’arrêt Mohan. Il n’y a donc pas lieu d’aller plus loin dans l’analyse des autres critères articulés dans l’arrêt Mohan.

B.                 Est-ce que la décision du ministre est raisonnable?

[60]           La demanderesse allègue que le ministre a commis une erreur déraisonnable en exerçant son pouvoir discrétionnaire de manière non conforme à la Charte. Elle avance que la décision du ministre est fondée sur des préjugés et des stéréotypes concernant la situation matrimoniale de la demanderesse. Plus précisément, elle soutient que le ministre a conclu qu’il existe un risque que la demanderesse soit subornée par son conjoint sans examiner la dynamique de leur relation et en présumant qu’un individu en couple est influencé par son conjoint, et ce, sans aucune base factuelle. La demanderesse argumente que la décision du ministre a été rendue en fonction du fait qu’elle est la conjointe de l’individu accusé. Il s’agit ainsi d’une distinction discriminatoire fondée sur un motif analogue du paragraphe 15(1) de la Charte, soit l’état matrimonial de la demanderesse.

[61]           Le défendeur prétend que la décision ne fait pas intervenir l’article 15 de la Charte. Il soumet qu’il y a absence de distinction d’un motif énuméré ou analogue, absence de désavantage historique, ou de stéréotype.

[62]           Le cadre d’analyse applicable pour décider si un ministre a exercé son pouvoir discrétionnaire de manière conforme aux dispositions pertinentes de la Charte a été établi par la Cour suprême du Canada dans l’affaire Doré c Barreau du Québec, 2012 CSC 12, [2012] 1 RCS 395 [Doré]. Avant d’entamer l’analyse énoncée dans Doré, il y a lieu, à titre préliminaire, de déterminer si la décision fait intervenir la Charte (École secondaire Loyola c Québec (Procureur général), 2015 CSC 12 au para 39, [2015] 1 RCS 613).

[63]           Pour déterminer si la décision fait intervenir le paragraphe 15(1) de la Charte, il faut d’abord s’interroger quant à la présence d’une distinction sur un motif énuméré ou analogue. Cette première étape sert à limiter l’examen judiciaire aux seules distinctions que la Charte vise à interdire. Si l’on arrive à la conclusion qu’il y a une différence de traitement fondée sur une caractéristique personnelle qui est soit immuable ou soit modifiable uniquement à un prix inacceptable du point de vue de l’identité personnelle, il faut ensuite procéder à la deuxième étape et déterminer si la distinction a un effet discriminatoire. C’est à cette étape que l’on examine si la distinction crée un désavantage par la perpétuation d’un préjugé ou l’application d’un stéréotype. Ce n’est que dans les cas où les deux (2) étapes reçoivent une réponse affirmative que l’on peut conclure que la décision fait intervenir le paragraphe 15(1) de la Charte et qu’il y a lieu de passer à l’analyse de l’affaire Doré (Withler c Canada (Procureur général), 2011 CSC 12 aux para 30, 33 et 34, [2011] 1 RCS 396).

[64]           Pour les raisons qui suivent, je suis d’avis que la demanderesse n’a pas réussi à démontrer l’existence d’une distinction fondée sur son état matrimonial, caractéristique personnelle reconnue par la jurisprudence comme étant un motif analogue à ceux reconnus au paragraphe 15(1) de la Charte.

[65]           Le Règlement confère au ministre un large pouvoir discrétionnaire relativement à l’octroi, le refus, la suspension ou l’annulation d’habilitation de sécurité. Une relation conjugale ne pourrait toutefois, à elle-même, justifier la conclusion qu’une personne est à risque d’être subornée par son conjoint. Il en est de même pour toute association innocente.

[66]           À mon avis, l’évaluation du risque par le ministre doit plutôt reposer sur des éléments factuels qui démontrent que les circonstances personnelles ou le comportement de la personne la rendent vulnérable à des pressions ou à une influence indue. Il est également important de pouvoir établir un lien avec la sécurité à protéger.

[67]           Parmi les facteurs à considérer dans l’évaluation du risque qu’une personne soit subornée, il y a d’abord les traits de personnalité du demandeur d’habilitation de sécurité. Plus la personne est facilement manipulable, plus elle est à risque d’être subornée. Ensuite, il est aussi important de considérer les habitudes de vie de la personne. Une personne aux prises avec une dépendance à la drogue, à l’alcool ou à d’autres substances nocives qui n’a pas les moyens d’entretenir cette dépendance pourrait être plus à risque d’être incitée à commettre un acte illégal ou d’y participer si on lui offre une compensation financière ou autre. Il en est de même pour une personne ayant des problèmes financiers importants.

[68]           Il sera également approprié, selon les circonstances, de tenir compte des convictions personnelles de la personne. Lorsqu’une personne a des convictions personnelles profondes en faveur d’une idéologie radicale ou criminelle, elle risque d’être plus facilement persuadée à commettre ou de participer à un acte mettant en péril la sécurité que le ministre vise protéger. De la même façon, les antécédents criminels d’une personne pourront être considérés dans la mesure où cette personne a été reconnue coupable d’une infraction comptant parmi les menaces que le ministre vise à enrayer.

[69]           Les associations d’une personne ont aussi la capacité d’influencer négativement l’appréciation du risque de subornation. Les associations peuvent être basées sur des liens d’amitié, de fraternité, de filiation, d’affaires ou de proximité physique. Si un membre de la famille du demandeur est associé à groupe criminalisé, le risque de subornation dépendra de la proximité de la relation. Si, par exemple, le demandeur d’habilitation de sécurité n’a eu aucun contact avec ce membre de la famille depuis longtemps, le risque de subornation sera possiblement moins élevé que si le demandeur entretient des communications quotidiennes.

[70]           Cette Cour a reconnu à maintes reprises qu’il est raisonnable de conclure à l’existence d’un risque à la sécurité des transports en raison des associations de la personne (Russo c Canada (Transport, de l’Infrastructure et des Collectivités), 2011 CF 764 au para 84; Farwaha, au para 97; Sidhu, au para 20; Brown c Canada (Procureur général), 2014 CF 1081 au para 74; Fontaine c Transports Canada Sécurité et Sûreté, 2007 CF 1160 au para 7).

[71]           Dans tous les cas, le risque de subornation doit être évalué en tenant compte des faits particuliers de la relation.

[72]           Dans le contexte maritime, le sous-alinéa 509b)(v) du Règlement prévoit que le ministre peut considérer les associations que la personne entretient avec des individus membres de groupes terroristes, d’organisations criminelles définies au paragraphe 467.1(1) du Code criminel LRC 1985, c C-46 et d’organisations qui participent à des activités visant la violence ou qui soutiennent de telles activités. Dans le Renvoi relatif au Règlement sur la sûreté du transport maritime (CA), 2009 CAF 234 [Renvoi relatif au Règlement], la Cour d’appel fédérale s’est prononcée sur le critère de l’association aux paragraphes 37 et 38 :

[37] Néanmoins, le sous-alinéa 509b)(v) qui prévoit que le ministre peut prendre en considération l’association du demandeur avec une personne qui est impliquée avec l’un quelconque des groupes visés à l’alinéa précédent crée un problème particulier. Comme l’avocat du SIDM l’a souligné, l’association du demandeur avec une telle personne peut être entièrement innocente, que le demandeur ait ou non été conscient des activités criminelles ou terroristes de cette personne.

[38] Dans ce contexte, il importe de rappeler qu’aucune des associations visées au paragraphe précédent ne nuit nécessairement au demandeur, mais elles peuvent faire naître suffisamment de soupçons pour justifier la tenue d’un entretien au cours duquel le demandeur pourrait fournir une explication. L’association, examinée en corrélation avec l’ensemble des facteurs énumérés à l’article 509, doit avoir quelque rapport avec les menaces pour la sûreté du transport maritime émanant d’organisations terroristes et criminelles. Les associations innocentes ne permettent pas normalement de justifier le refus de l’habilitation de sécurité, par exemple lorsque le demandeur ne sait pas que certains des membres d’un groupe politique essentiellement pacifique se sont livrés à des activités violentes ou qu’un ami ou un membre de sa famille a été impliqué dans une organisation criminelle ou un groupe terroriste.

[73]           À mon avis, c’est dans ce contexte qu’il y a lieu d’interpréter l’alinéa 509c) du Règlement lorsque le risque de subornation découle des associations d’une personne. L’association en question devrait avoir un rapport quelconque avec les menaces pour la sûreté du transport maritime.

[74]           Il est reconnu que le crime organisé, et plus particulièrement les activités de trafic illégal de stupéfiants, constitue une menace grave à la sûreté du transport maritime. Pour effectuer de telles activités, les organisations criminelles doivent souvent obtenir l’assistance d’employés qui ont accès aux zones contrôlées. Les employés ayant des liens avec les organisations criminelles et le crime organisé sont plus susceptibles d’être ciblés et influencés ou contraints à contourner les mesures de sécurité (Farwaha, aux para 13, 17, 19; Renvoi relatif au Règlement, aux para 64-69). De là découle l’importance d’examiner les associations d’une personne lorsque celle-ci travaille dans une zone contrôlée.

[75]           Ces associations peuvent aussi comprendre l’association basée sur un lien conjugal. Dans l’affaire Thep-Outhainthany, précitée, cette Cour a eu l’occasion de se prononcer sur un dossier où l’association en cause découlait d’un lien conjugal. Dans ce dossier, l’époux de la demanderesse était impliqué dans un réseau de vente de drogue sur appel et se servait de l’automobile dont elle était la conductrice principale. L’automobile était munie d’un compartiment secret dans lequel diverses substances réglementées ainsi qu’une arme à feu avaient été trouvées. La demanderesse, qui travaillait dans un aéroport, a nié toute implication. La Cour a toutefois souligné que l’accès de la demanderesse à une zone réglementée d’un aéroport était susceptible d’attirer l’attention de son époux ou des acolytes de ce dernier (Thep-Outhainthany, aux para 26 et 27).

[76]           Je suis d’ailleurs d’avis que la pertinence du lien conjugal ait été envisagée dans l’évaluation des risques relatifs à la détention d’une habilitation de sécurité puisque le demandeur a l’obligation de fournir les renseignements concernant ses époux ou conjoints de fait, actuels et antérieurs au moment où il remplit le formulaire de demande prescrit par le ministre. Si la relation conjugale n’était pas pertinente à l’évaluation du risque, le ministre ne serait pas justifié de colliger les informations.

[77]           Lorsqu’il examine les facteurs pouvant influencer le risque de subornation, le ministre est guidé par la norme de l’existence de « motifs raisonnables de soupçonner », telle qu’énoncée à l’alinéa 509c) du Règlement. Dans l’arrêt Farwaha, précité, la Cour d’appel fédérale a précisé qu’il faut faire preuve de jugement et de nuance lorsqu’il s’agit de se prononcer sur l’existence de « motifs raisonnables de soupçonner » :

[94] Toutefois, l’appréciation du risque et la question de savoir s’il existe des motifs raisonnables de soupçonner sont des normes qui supposent un examen délicat des faits et une recherche attentive des faits, des démarches qui sont normalement susceptibles de donner lieu à une vaste gamme de décisions acceptables pouvant se justifier. L’appréciation du risque implique la formulation d’éventualités ainsi qu’une analyse prospective. De par leur nature, ces questions ne donnent pas lieu à des calculs scientifiques exacts, mais supposent l’exercice du jugement et le recours à des nuances.

[78]           La norme des « motifs raisonnables de soupçonner » est moins exigeante et plus souple que celle des « motifs raisonnables et probables » et elle fait appel à l’exercice du jugement en cernant des « possibilités » et non des « probabilités » (Farwaha, au para 96).

[79]           À la lumière de ce qui précède et après examen du dossier en l’instance, je ne peux donc souscrire aux arguments de la demanderesse comme quoi la décision du ministre est fondée sur des préjugés et stéréotypes ainsi que sur la présomption qu’un individu en couple est influencé par son conjoint. Je suis plutôt d’avis que la décision du ministre est basée sur le lien de connexité entre les accusations criminelles portées contre le conjoint de la demanderesse, l’endroit où elle travaille et la sûreté du transport maritime ainsi que sur le lien de dépendance de la demanderesse vis-à-vis son conjoint.

[80]           Dans sa lettre du 6 août 2014 à la demanderesse l’informant de la décision de maintenir la suspension, la sous-ministre adjointe se réfère explicitement à la proche association de la demanderesse avec un « individu » qui est accusé de complot d’importation, de complot de trafic, et d’importation de cannabis et possession en vue d’en faire le trafic, en raison de son implication présumée dans la facilitation du mouvement de quarante-trois (43) tonnes de haschich par le Port de Montréal. Elle ne nomme pas l’individu en question et ne fait aucune référence à la relation conjugale. Il en est de même pour les lettres du 19 juin 2013 et 21 octobre 2013.

[81]           L’importance de ce lien de connexité se dégage également du rapport préparé par le conseiller indépendant pour le ministre dans le cadre du processus de réexamen. Dans la section « analyse » de son rapport, le conseiller indépendant décrit d’abord la relation de la demanderesse avec son conjoint. Il indique qu’elle a amorcé une relation avec « l’accusé » en 2009 et qu’elle le connaissait depuis une vingtaine d’années. Ils ont vécu ensemble de façon intermittente jusqu’à ce que « l’accusé » emménage chez elle en 2012, où il demeurait au moment de son arrestation. Il indique de plus que bien qu’il n’y ait aucun indice que la demanderesse était au courant du complot qui se tramait au Port de Montréal, elle était déjà engagée, depuis 2010, dans une « relation étroite avec l’accusé ».

[82]           Le conseiller indépendant indique ensuite que le fait que le processus de sécurité au Port de Montréal a été court-circuité lors de la commission du crime démontre que tout intervenant dans le processus peut être suborné. Il précise que selon les témoignages, il appert que le gardien de la barrière aurait laissé entrer le camionneur sans les papiers nécessaires. Il rejette l’argument présenté par le procureur de la demanderesse suggérant que l’agent de transport joue un rôle insignifiant dans le processus de sécurité et qu’elle ne pourrait être subornée en raison des changements apportés au processus d’identification instauré pour l’admission des camions. Il indique avoir fait des vérifications additionnelles auprès de l’employeur de la demanderesse pour déterminer si le rôle de « commis au camionnage » décrit dans le témoignage rendu à l’enquête criminelle de son conjoint était identique à celui de la demanderesse en tant qu’agent de transport. Selon les informations obtenues, il s’agissait du même poste dont une des fonctions était de créer et d’émettre un document qui s’appelait « interchange » permettant l’entrée et la sortie des conteneurs du Port de Montréal. Ce document indiquait au gardien de la barrière que le camion avait droit d’accès et identifiait par la suite au vérificateur quel conteneur faisait l’objet de la transaction.

[83]           La conclusion du rapport fait également référence au lien connexe entre les accusations portées contre le conjoint de la demanderesse et l’endroit où elle travaille. Le conseiller indépendant conclut que les explications reçues dans le cadre de son examen ne faisaient que confirmer les faits relatés dans le dossier à l’effet qu’il y avait bien une association entre la demanderesse et un « individu », demeurant avec elle et qui est « accusé de plusieurs chefs d’accusations de complot pour des crimes commis dans le Port de Montréal, où il travaillait également à l’époque ». Il ajoute que malgré la conviction affichée de la demanderesse à l’égard de son innocence, tant qu’une cour ne validerait pas son innocence, il demeurait un accusé d’actes criminels avec qui la demanderesse maintenait une relation étroite. D’avis que la situation personnelle de la demanderesse reflétait sans contredit des éléments qui se retrouvaient dans les préoccupations soulevées à l’article 509 du Règlement, le conseiller indépendant a recommandé que la suspension de son habilitation de sécurité soit maintenue jusqu’à ce que le ministre soit satisfait, selon le paragraphe 515(4) du Règlement, qu’il n’y ait pas de risque à la sûreté du transport maritime.

[84]           La situation personnelle de la demanderesse dont il est question dans le rapport réfère non seulement à son « association » avec une personne accusée de complot pour des infractions en lien avec son lieu de travail, mais également à l’importance de cette personne dans la vie du fils handicapé de la demanderesse. Questionnée par son avocat dans le cadre de sa rencontre avec le conseiller indépendant, la demanderesse a décrit la relation comme suit :

Bien, il s’occupe de mon garçon, il est attaché à lui, ça fait depuis deux mille neuf (2009). Puis c’est...mon enfant, c’est son enfant, d’habitude. Puis s’il serait pas avec nous autres, moi, j’aurais de la misère... de m’en occuper (Dossier du défendeur, p. 554).

[85]           La demanderesse a plaidé qu’il n’y a aucune indication au dossier que cette information a été considérée par le ministre. Même si la décision ne fait pas mention de cette information, il est bien établi en droit que le décideur n’est pas tenu de mentionner chaque élément de preuve dans ses motifs et qu’il est présumé avoir pris en considération toute la preuve. En l’instance, la sous-ministre adjointe a confirmé avoir consulté toute l’information pertinente et disponible pour arriver à sa conclusion. La demanderesse n’a pas démontré le contraire. (Florea c Canada (Minister of Employment & Immigration), [1993] FCJ No 598 (CAF); Newfoundland and Labrador Nurses' Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62 aux para 14 à 16, [2011] 3 RCS 708 [Newfoundland Nurses]).

[86]           Par ailleurs, il importe de rappeler que dans l’affaire Newfoundland Nurses, aux paragraphes 15 et 16, la Cour suprême du Canada a énoncé que lorsqu’une cour examine une décision afin de déterminer si elle est raisonnable du point de vue du résultat et des motifs, la cour doit faire preuve de respect à l’égard du processus décisionnel de l’organisme juridictionnel et ne peut substituer ses propres motifs à ceux de la décision en cause. La Cour peut toutefois, si elle le juge nécessaire, examiner le dossier pour en apprécier le caractère raisonnable du résultat. La Cour suprême a également ajouté qu’il se peut que les motifs ne fassent pas référence à tous les arguments, dispositions législatives, précédents ou autres détails que le juge siégeant en révision aurait voulu y lire, mais que cela ne met pas en doute leur validité ni le résultat au terme de l’analyse du caractère raisonnable de la décision. Si les motifs permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables, les motifs répondent aux critères établis dans l’arrêt Dunsmuir.

[87]           La demanderesse a reproché au ministre de ne pas avoir examiné la dynamique de la relation avec son conjoint. Ce reproche est sans fondement. L’enregistrement sonore de l’entrevue de la demanderesse avec le conseiller indépendant démontre clairement que ce dernier a tenté à plusieurs reprises, mais sans succès, d’encourager la demanderesse à préciser la dynamique de sa relation. La demanderesse a plutôt choisi, par l’entremise de son procureur, de faire valoir : 1) qu’elle ne devait pas être affectée économiquement par le fait qu’un proche serait accusé d’un acte criminel dans lequel elle n’avait eu aucun rôle; 2) que son conjoint n’avait pas été reconnu coupable et qu’il avait déposé une requête en certiorari dans le but de faire retirer les accusations criminelles; et 3) que le rôle de la demanderesse dans le processus d’accès sécuritaire au Port de Montréal était plutôt inconséquent pour la sécurité des opérations. Cette Cour a reconnu qu’il appartient au demandeur d’une habilitation de sécurité, et non au ministre, de démontrer qu’il ne constitue pas un risque pour la sûreté du transport maritime (Kailley, au para 20). Il incombait donc à la demanderesse de dissiper les doutes du ministre. Elle ne l’a pas fait à la satisfaction de ce dernier.

[88]           La preuve au dossier ne démontre tout simplement pas que la demanderesse a subi une différence de traitement en raison de son état matrimonial ou en raison de l’identité de son conjoint de façon à faire intervenir le paragraphe 15(1) de la Charte. La décision du ministre est basée non pas sur son état matrimonial, mais sur les éléments suivants : 1) la proximité de sa relation avec un individu faisant l’objet d’accusations criminelles directement reliées à la sûreté du transport maritime; 2) ces accusations criminelles sont directement liées à l’endroit où travaille la demanderesse; et 3) la demanderesse dépend de son conjoint pour le soutien moral et physique de son enfant handicapé. Ces trois (3) éléments rendent la demanderesse plus vulnérable et donc plus à risque d’être subornée qu’une autre personne employée au Port de Montréal. La décision n’est donc pas basée sur un motif analogue à l’article 15(1) de la Charte. Si l’individu en question n’avait pas été son conjoint, mais plutôt un parent, un colocataire ou un ami, la proximité du lien aurait soulevé autant de préoccupations.

[89]           La demanderesse prétend également que le ministre a bafoué la présomption d’innocence garantie à l’alinéa 11d) de la Charte. Plus particulièrement, elle allègue qu’en interprétant le Règlement comme il l’a fait, le ministre « ignore complètement le droit de la demanderesse d’être présumée innocente. En vérité, le ministre rend la demanderesse coupable par association pour le motif qu’elle est en relation conjugale avec [l’individu accusé] ».

[90]           Cet argument est sans fondement. La Cour d’appel fédérale a statué dans l’affaire Farwaha que la décision du ministre refusant une habilitation de sécurité ne contrevient pas à la présomption d’innocence puisque la décision ne peut en aucun cas être assimilée à une déclaration de culpabilité, et ce, même dans le cas où la personne est elle-même accusée d’une infraction criminelle (au para 121). En l’instance, la demanderesse ne fait pas l’objet d’accusations criminelles ni de procédures comportant l’imposition de véritables conséquences pénales tel qu’énoncé par la Cour suprême du Canada aux paragraphes 21 et 23 de l’arrêt R c Wigglesworth, [1987] 2 RCS 541. La décision du ministre en réexamen ne fait donc pas intervenir l’alinéa 11d) de la Charte.

[91]           Étant donné que la suspension de l’habilitation de sécurité entraine la perte de son emploi, la demanderesse propose que le ministre doive être convaincu qu’il existe de « fortes chances » que la demanderesse soit subornée. Je suis d’avis que cet argument n’est aucunement fondé dans la législation. Dans l’affaire Farwaha, la Cour d’appel fédérale a indiqué que le libellé des articles 509 et 515 exige que le ministre ait la certitude qu’une personne ne pose aucun risque pour la sûreté du transport maritime. Pour reprendre les mots du juge Stratas, il ne doit exister aucun doute. En cas de doute, le ministre peut annuler ou suspendre une habilitation de sécurité.

[92]           La demanderesse a également plaidé que le ministre a rendu une décision disproportionnée en raison du fait qu’elle ne pourrait plus exercer son emploi au Port de Montréal à la suite de la suspension de son habilitation de sécurité. Elle prétend que la décision est disproportionnée à ce qu’on lui reproche. Selon moi, la jurisprudence qu’elle a invoquée est inapplicable dans les circonstances du présent dossier puisque la détention d’une habilitation de sécurité est une condition à l’emploi de la demanderesse. L’octroi d’une habilitation de sécurité n’est pas un droit mais plutôt un privilège (Lorenzen c. Canada (Transport), 2014 CF 273 au para 31; Thep-Outhainthany, au para 17). La demanderesse n’ayant pas réussi à dissiper les doutes du ministre, le ministre était justifié de suspendre son habilitation de sécurité. Conscient que les accusations criminelles ne sont pas encore tranchées par les tribunaux, le ministre a suspendu l’habilitation de sécurité plutôt que l’annuler de façon définitive.

VI.             Conclusion

[93]           Considérant le lien étroit entre la gravité des accusations directement liées à l’une des menaces que l’on tente d’éradiquer dans le Port de Montréal portées contre le conjoint de la demanderesse, le poste de la demanderesse qui se situe dans une « zone réglementée deux » et la dépendance de la demanderesse vis-à-vis son conjoint pour l’aide qu’il lui apporte à l’égard de son fils handicapé, je conclus qu’il était tout à fait raisonnable pour le ministre de soupçonner que la demanderesse était dans une position où elle risquait d’être subornée aux termes de l’alinéa 509c) du Règlement.

[94]           Dans ces circonstances, la décision du ministre est justifiée, transparente et intelligible et elle se situe à l’intérieur des issues possibles et acceptables pouvant se justifier à l’égard des faits et du droit (Dunsmuir, para 47).


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est rejetée avec dépens.

« Sylvie E. Roussel »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T -1891-14

INTITULÉ :

LYNN TERESA NEALE c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 20 OCTOBRE 2015

JUGEMENT ET motifs :

LA JUGE ROUSSEL

DATE DES MOTIFS :

LE 13 JUIN 2016

COMPARUTIONS :

Julien Boucher

Pour la demanderesse

Michelle Kellam

Pour la défenderesse

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lamoureux, Morin, Lamoureux

Avocats

Longueuil (Québec)

Pour la demanderesse

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour la défenderesse

 

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