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Date : 20160530

Dossier : T-133-15

Référence : 2016 CF 595

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 30 mai 2016

En présence de madame la juge Heneghan

ENTRE :

BANDE INDIENNE DE COLDWATER ET LE CHEF LEE SPAHAN, AGISSANT EN SA QUALITÉ DE CHEF DE LA BANDE DE COLDWATER ET AU NOM DE TOUS LES MEMBRES DE LA BANDE DE COLDWATER

demandeurs

et

LE MINISTRE DES AFFAIRES INDIENNES ET DU NORD CANADIEN ET KINDER MORGAN CANADA INC.

défendeurs

JUGEMENT PUBLIC ET MOTIFS

(Jugement et motifs confidentiels publiés le 20 mai 2016)

I.                   INTRODUCTION

[1]               La Bande indienne de Coldwater (« Coldwater ») et le chef Lee Spahan (collectivement, les « demandeurs ») sollicitent un contrôle judiciaire conformément à l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7, à l’encontre d’une décision rendue par le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien (le « ministre »). Dans cette décision du 19 décembre 2014, le ministre donnait son consentement à la cession à Kinder Morgan Canada Inc. (« Kinder Morgan ») d’un acte formaliste bilatéral conclu le 4 mai 1955 (l’« acte de 1955 ») et par lequel un droit de passage à travers la réserve indienne no 1 de Coldwater (la « réserve ») est accordé à la Trans Mountain Oil Pipe Line Company (« Trans Mountain »). La réserve est située à 13 km environ au sud de Merritt, en Colombie-Britannique.

[2]               Le ministre a consenti à la cession de l’acte formaliste bilatéral de 1955 par l’entremise d’une entente de consentement à la cession inscrite au Registre des terres indiennes sous le numéro 6083518.

[3]               Le 3 août 1958, un autre acte formaliste bilatéral accordant un droit de passage de pipeline parcourant la réserve (l’« acte formaliste bilatéral de 1958 ») a été établi au profit de Trans Mountain. L’acte formaliste bilatéral de 1958, inscrit sous le numéro R10906 au Registre des terres indiennes, n’est pas en cause dans la présente instance.

II.                LES PARTIES

[4]               Coldwater est une bande indienne au sens de la Loi sur les Indiens, L.R.C. (1985), ch. I-5 (la « Loi »). Le chef Lee Spahan est le chef élu de Coldwater.

[5]               Le ministre a été désigné par le gouvernement fédéral pour faire appliquer la Loi [se reporter à l’article 4(1).

[6]               Le ministre qui a pris la décision en décembre 2014 était l’honorable Bernard Valcourt. Le ministre en poste actuellement est l’honorable Carolyn Bennett.

[7]               Kinder Morgan est une personne morale constituée en vertu des lois de l’Alberta. Elle possède et exploite, par l’entremise de ses sociétés affiliées, un pipeline liant Sherwood Park, en Alberta, à Burnaby, en Colombie-Britannique (le « pipeline »). Le pipeline traverse la réserve.

III.             L’HISTORIQUE PROCÉDURAL

[8]               Coldwater et l’ancien chef Harold Aljam ont introduit une demande de contrôle judiciaire en mars 2013 dans la cause no T-491-13, afin d’obtenir un jugement déclaratoire, une interdiction et une injonction. Plus précisément, le recours sollicité dans la cause no T-491-13 visait à obtenir une ordonnance interdisant au ministre d’accorder son consentement à la cession des actes formalistes bilatéraux de 1955 et de 1958 (collectivement, les « actes formalistes bilatéraux »), ainsi qu’un jugement déclarant que le ministre était juridiquement tenu de suivre les instructions de Coldwater au sujet de ladite cession.

[9]               La demande de contrôle judiciaire introduite en 2013 a été accueillie, en partie, dans la décision Bande indienne de Coldwater c. Canada (Affaires indiennes et du Nord canadien) (2013), 442 F.T.R. 136. Toutefois, la demande a été rejetée par la Cour d’appel fédérale, au motif de son caractère prématuré; voir la décision Bande indienne de Coldwater c. Canada (Affaires indiennes et du Nord canadien) (2014), 466 N.R. 145.

[10]           La Cour d’appel fédérale ayant annulé la décision de la Cour fédérale dans la cause no T-491-13, et au vu des nouveaux faits et arguments produits dans la présente instance, je n’ai pas tenu compte de ladite décision.

[11]           Les demandeurs ont introduit la présente demande le 27 janvier 2015.

[12]           Le 28 avril 2015, le protonotaire Lafrenière a ordonné que l’affidavit de M. Robert Love, souscrit le 27 mars 2015, soit considéré comme confidentiel et déposé sous pli scellé. Le 1er juin 2015, le protonotaire Lafrenière a ordonné que la transcription du contre-interrogatoire sur l’affidavit du chef Spahan soit également considérée comme confidentielle.

[13]           Le 4 novembre 2015, le protonotaire Lafrenière a autorisé Kinder Morgan à déposer une requête en vertu des articles 81 et 369 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 (les « Règles ») en vue de la radiation de certains paragraphes des affidavits du chef Spahan et de M. Harold Aljam, présentés au nom des demandeurs. La requête a été entendue au cours de l’instruction de l’instance.

IV.             LA PREUVE

[14]           Pour étayer leur demande, les demandeurs ont produit l’affidavit du chef Spahan, souscrit le 25 février 2015; l’affidavit de l’ancien chef de Coldwater, M. Harold Aljam, souscrit le 26 février 2015, ainsi que l’affidavit de la parajuriste au service de l’avocat des demandeurs, Mme Chelsea Craighead, souscrit le 26 mars 2015.

[15]           L’affidavit du chef Spahan contient de l’information générale sur Coldwater, la réserve et l’historique des droits de passage et des actes formalistes bilatéraux. Son affidavit décrit en outre le projet de prolongement du pipeline de Kinder Morgan et ses inquiétudes concernant le défaut du ministre d’exiger que Kinder Morgan actualise les actes formalistes bilatéraux.

[16]           L’affidavit de M. Aljam fait le point sur les consultations auxquelles il a pris part avec les représentants du ministre et de Kinder Morgan. Les discussions ont porté sur la tentative avortée d’actualiser les actes formalistes bilatéraux et la demande de consentement à leur cession.

[17]           L’affidavit de Mme Craighead avait pour objet de joindre en tant que pièce une lettre du 16 juillet 2015 transmise à Kinder Morgan par M. Kuldip Gill et son avocat.

[18]           En réponse, le ministre a déposé un affidavit d’un agent de la gestion et de la location des terres au ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien (« AINC »), M. Kuldip Gill, souscrit le 27 mars 2015. Il a également produit les transcriptions des contre-interrogatoires du chef Spahan et de M. Aljam concernant leur affidavit, menés respectivement le 14 avril et le 16 avril 2015.

[19]           M. Gill trace l’historique des actes formalistes bilatéraux et décrit les communications entre AINC et Coldwater ainsi que le processus d’actualisation des actes. Il parle également des litiges instruits auparavant par la Cour fédérale.

[20]           Kinder Morgan a déposé l’affidavit de son gestionnaire chargé des terres et des droits de passages, M. Robert Love, souscrit le 27 mars 2015; l’affidavit confidentiel de M. Love, également souscrit le 27 mars 2015, de même que la transcription confidentielle du contre-interrogatoire du chef Spahan, mené le 14 avril 2015.

[21]           Dans son affidavit, M. Love donne un exposé circonstancié de la création des actes formalistes bilatéraux, des restructurations opérées au sein de Trans Mountain de 1958 à 2007, du processus d’actualisation des actes, ainsi que des efforts de Kinder Morgan pour collaborer avec Coldwater. Les pièces jointes à l’affidavit de M. Love comprennent l’entente de transfert d’actifs conclue entre Terasen Inc. et Trans Mountain Pipeline ULC, ainsi que le protocole d’entente sur la capacité intervenu entre Kinder Morgan, Trans Mountain Pipeline L.P. et Coldwater.

V.                LES FAITS

[22]           Les faits exposés ci-après sont tirés de la preuve. La preuve est constituée des affidavits, y compris les pièces qui y sont jointes, déposés par les parties, les transcriptions des contre-interrogatoires, ainsi que le dossier du tribunal.

[23]           Trans Mountain a entamé la construction du pipeline en 1952.

[24]           En avril 1952, Canadian Bechtel Ltd., pour le compte de Trans Mountain, a demandé au ministère des Affaires indiennes de lui accorder une emprise de 60 pieds de largeur traversant la réserve. Trans Mountain offrait une indemnisation équivalant à 1 $ par perche linéaire d’emprise, qu’elle entendait verser après [traduction] « la signature des actes attestant les servitudes accordant le droit de passage sollicité ».

[25]           Dans une résolution datée du 22 avril 1952, le Conseil de bande de Coldwater accordait le droit de passage sollicité par Trans Mountain, aux conditions énoncées dans la demande.

[26]           Le 19 mars 1953, le gouverneur en conseil a adopté un décret approuvant l’octroi d’une servitude sur la réserve en vertu de l’article 35 de la Loi sur les Indiens, L.R.C. 1952, ch. 149 (la « Loi de 1952 ») [traduction] « aux fins du passage d’un pipeline, pour le temps requis pour lesdites fins et aux termes des modalités, conditions et dispositions que le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration jugera nécessaires et souhaitables ». Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration était à cette époque responsable du ministère des Affaires indiennes.

[27]           À l’automne 1953, Trans Mountain a versé la somme de 1 292 $ au ministère des Affaires indiennes pour acquérir un droit de passage à travers la réserve, et de 1 125,09 $ pour indemniser Coldwater des dommages et des pertes de matière ligneuse.

[28]           En 1955, par la voie d’un acte formaliste bilatéral, Trans Mountain s’est vue accorder un droit de passage à travers la réserve par Sa Majesté la Reine du Chef du Canada. L’offre de 1 $ la perche linéaire a été acceptée et une indemnité supplémentaire a été versée pour les pertes de matière ligneuse et les répercussions sur les résidents. L’acte formaliste bilatéral de 1955 est inscrit sous le no R10848 au Registre des terres indiennes.

[29]           La clause 2 de l’acte formaliste bilatéral de 1955, pertinente dans la présente instance, stipule que :

2.         le bénéficiaire ne doit pas céder le droit accordé par la présente sans le consentement écrit du ministre.

[30]           En mai 1958, Trans Mountain a de nouveau demandé un droit de passage dans la réserve en vue de l’installation d’une boucle de déviation.

[31]           Par le décret C.P. 1958-611, le gouverneur en conseil a consenti à accorder une seconde servitude en mai 1958. L’octroi de la servitude a été officialisé par l’acte formaliste bilatéral de 1958, en vertu des mêmes conditions que celui de 1955.

[32]           En 1970, les parties ont modifié l’acte formaliste bilatéral de 1955 en vue de la suppression d’une zone et de la relocalisation de l’emprise. Une seconde modification opérée en 1975 supprimait une autre partie de l’emprise et ajoutait une zone de 0,17 acre à celle-ci. Ces deux modifications ont eu des répercussions sur certaines parties de l’emprise dans la réserve.

A.                Historique de la société

[33]           De 1955 à 2007, Trans Mountain a connu quelques changements de dénomination sociale, des fusions et des réorganisations. L’approbation du ministre n’a jamais été demandée relativement à ces changements.

[34]           Le 11 novembre 1994, les actions de Trans Mountain Pipe Line Company Ltd., qui avait succédé à Trans Mountain, ont été achetées par BC Gas Inc. Le 31 décembre 2002, Trans Mountain Pipe Line Company Ltd. est devenue Terasen Pipelines (Trans Mountain) Inc.

[35]           En avril 2003, BC Gas Inc. est devenue Terasen Inc. Le 1er décembre 2005, Terasen Inc., société mère de Terasen Pipelines (Trans Mountain) Inc., a été acquise par Kinder Morgan par l’intermédiaire de sa filiale canadienne, 0731297 B.C. Ltd.

[36]           En janvier 2007, Terasen Pipelines (Trans Mountain) Inc. était propriétaire du pipeline. Terasen Pipelines (Trans Mountain) Inc. était une filiale de Terasen Inc., qui elle appartenait à la société américaine Kinder Morgan et à sa filiale canadienne, 0731297 B.C. Ltd.

[37]           Le 15 février 2007, 0731297 B.C. Ltd. est devenue 4371330 Canada Inc. Le lendemain, Terasen Pipelines (Trans Mountain) Inc. a fusionné avec 4371330 Canada Inc. et Terasen Inc., toutes les deux des filiales de Kinder Morgan, et a changé sa dénomination pour Terasen Inc. Celle-ci devenait ainsi propriétaire et exploitante du pipeline.

[38]           Le 30 avril 2007, le pipeline a été transféré à Trans Mountain Pipeline ULC, une filiale de Terasen Inc., dans le cadre d’une entente de transfert d’actifs. Le même jour, le pipeline a été transféré à Trans Mountain Pipeline L.P. dans le cadre d’une entente de contribution de partenariats. Trans Mountain Pipeline L.P. était une filiale de Trans Mountain Pipeline ULC.

[39]           Le 1er mai 2007, Trans Mountain Pipeline ULC a fusionné avec KMEP Canada ULC et a poursuivi ses activités sous la dénomination KMEP Canada ULC. KMEP Canada ULC est une filiale canadienne de Kinder Morgan Energy Partners. Ces opérations faisaient partie d’une opération d’envergure d’achat d’actifs de gaz naturel par Terasen Inc., à l’exception du pipeline, dans le cadre d’une entente d’acquisition.

[40]           L’Office national de l’énergie (« ONÉ ») et le gouverneur en conseil ont tous les deux approuvé les opérations entre sociétés conclues en 2007. Ces approbations ont été attestées par le transfert de certificats de commodité et de nécessité publiques conformément aux paragraphes 21(2) et 21.1(1), ainsi qu’à l’article 30 de la Loi sur l’Office national de l’énergie, L.R.C. (1985), ch. N-7.

B.                 Demande et consultation

[41]           Dans une lettre du 25 avril 2012 adressée au ministre, Coldwater exprime ses appréhensions concernant l’éventuelle signification par Kinder Morgan d’une demande de consentement à la cession des actes formalistes bilatéraux. M. Gill a rencontré M. Aljam et l’avocat de Coldwater le 17 mai 2012. Toutefois, M. Aljam et M. Gill ont convenu que la rencontre était prématurée en l’absence d’une demande officielle de consentement à la cession.

[42]           Le 12 juin 2012, le ministre a reçu une lettre par laquelle Kinder Morgan, Fortis et FortisBC lui demandaient de consentir à la cession des actes formalistes bilatéraux.

[43]           Le 16 juillet 2012, un représentant d’AINC a informé les demandeurs de la réception de ladite demande. AINC avait alors donné aux demandeurs l’occasion de présenter de l’information sur la capacité juridique de Kinder Morgan, sur son expérience commerciale et opérationnelle et sur sa capacité financière et sa capacité globale à remplir les conditions des actes formalistes bilatéraux.

[44]           AINC et Coldwater ont correspondu entre le 14 novembre 2012 et le 3 décembre 2014. Le Ministère a invité Coldwater à lui présenter ses arguments et de l’information à l’égard de la demande soumise en juin 2012.

[45]           Dans une lettre datée du 20 février 2013, Coldwater a informé AINC qu’elle avait conclu que la cession n’était pas dans son intérêt supérieur et elle a « donné l’instruction » au ministre de ne pas donner son consentement.

[46]           À partir de janvier 2014, des représentants d’AINC, de Kinder Morgan et de plusieurs Premières Nations, dont les demandeurs, ont discuté du processus d’actualisation des actes formalistes bilatéraux. L’objet du processus était d’améliorer les conditions de ceux-ci, et notamment de mieux [traduction] « définir les rôles et les responsabilités des parties signataires ». Cependant, le processus ne visait pas à créer de nouveaux droits juridiques, ni à restreindre ceux qui existaient déjà.

[47]           Les demandeurs se sont retirés du processus d’actualisation au motif de l’ignorance par le Canada de leurs recommandations à son sujet. L’une des recommandations de Coldwater, formulée dans une lettre du 30 mai 2014, visait à intégrer un nouvel examen au processus, pour remédier à la prise en compte insuffisante des points de vue de chacune des Premières Nations eu égard à leurs terres dans les années 1950. Les autres Premières Nations ont approuvé l’entente d’actualisation des actes formalistes bilatéraux en juin 2014.

[48]           En juillet 2010, Kinder Morgan a entamé des consultations auprès de Coldwater afin de répondre à ses inquiétudes à l’égard du pipeline. Les inquiétudes des demandeurs avaient trait à la sécurité du pipeline, et plus précisément aux risques de contamination de l’eau potable et de déversements, de même qu’aux problèmes d’irrigation. Kinder Morgan affirme avoir pris toutes les mesures nécessaires concernant les problèmes soulevés.

[49]           En 2013, Kinder Morgan a demandé à l’ONÉ de lui délivrer un certificat d’utilité publique, ainsi que les approbations requises en vue de la construction d’installations pour prolonger le pipeline et l’exploiter. Le prolongement proposé triplerait la capacité du pipeline. Il ne faut pas confondre le processus de réglementation de l’ONÉ et la décision du ministre d’approuver la cession de l’acte formaliste bilatéral de 1955. Toutefois, Coldwater s’est opposée à ce que le ministre consente à la cession de l’acte formaliste bilatéral de 1955 principalement à cause des préoccupations suscitées par le projet de prolongement du pipeline.

[50]           Pendant les consultations, Coldwater a allégué que Kinder Morgan empiétait illégalement sur les terres de la réserve et a réclamé des frais pour utilisation non autorisée. Les demandeurs ont menacé de refuser à Kinder Morgan l’accès à la réserve si les frais n’étaient pas payés. Coldwater a en outre menacé de tout faire en son pouvoir pour faire cesser l’exploitation non autorisée du pipeline.

[51]           Par suite des menaces de perturber l’exploitation du pipeline, Kinder Morgan a demandé que des agents de la GRC soient dépêchés dans la réserve. Cet événement est évoqué dans une lettre du 1er août 2012 que Coldwater a adressée à Kinder Morgan et dans laquelle elle indique ce qui suit : [traduction] « Nous avons autorisé notre avocat à vous inviter à une réunion en vue d’examiner la possibilité de délivrer un permis provisoire moyennant des droits de 20 000 $. Au lieu de cela, vous avez choisi d’envoyer la GRC dans la réserve ».

[52]           Les efforts déployés pour régler les problèmes soulevés par la présence et l’exploitation du pipeline ont débouché sur un protocole d’entente sur la capacité (le « protocole d’entente »), conclu le 1er octobre 2014 entre Kinder Morgan et Coldwater. Le protocole d’entente établissait un processus, y compris le financement, pour résoudre les problèmes hérités du passé et liés à l’exploitation. Kinder Morgan affirme avoir versé des sommes substantielles à Coldwater pour l’aider à régler les problèmes hérités. Le montant de ces versements a été retranché du protocole d’entente joint comme pièce à l’affidavit confidentiel de M. Love.

[53]           Le protocole d’entente définit comme suit les problèmes hérités du passé :

[traduction] Tous les problèmes concernant le droit juridique de Trans Mountain d’exploiter des installations de pipelines situées dans la réserve, y compris les droits conférés à KMC par l’acte formaliste bilatéral, l’acte formaliste bilatéral dans son ensemble et tous les inconvénients, coûts et dommages découlant de la résolution de tout problème y afférent.

[54]           Dans le protocole d’entente, les problèmes d’exploitation s’entendent [traduction] « des problèmes se rattachant aux activités courantes d’exploitation des installations de pipeline de Trans Mountain situées dans la réserve, en surface ou dans le sous-sol, y compris les routes d’accès traversant la réserve ».

[55]           Kinder Morgan a également accepté de financer une étude sur l’utilisation traditionnelle du territoire et le savoir traditionnel à l’intérieur et à l’extérieur de la réserve, et de verser des indemnités pour les utilisations antérieures.

[56]           Dans le cadre du protocole d’entente et pendant toute sa durée, Coldwater a accepté de s’abstenir d’engager des poursuites pour contester les actes formalistes bilatéraux. Le protocole d’entente n’a pas été divulgué au ministre avant le contre-interrogatoire des auteurs des affidavits présentés par les demandeurs.

[57]           Le 3 août 2015, le Conseil de bande de Coldwater a adopté une résolution ordonnant à Kinder Morgan de retirer le pipeline dès qu’il serait raisonnablement possible et imposant des frais de 30 000 $ par mois pour toute utilisation non autorisée.

[58]           Chaque année, Kinder Morgan verse plus de 100 000 $ en impôts fonciers au Conseil de bande de Coldwater.

C.                 La décision contestée

[59]           Le 19 décembre 2014, le ministre a consenti à la cession inconditionnelle de l’acte formaliste bilatéral de 1955. II a reporté sa décision concernant l’acte formaliste bilatéral de 1958 parce qu’il attendait d’autres renseignements de Kinder Morgan. Le ministre, par l’intermédiaire de son délégué, a signé l’entente de consentement à la cession le 19 décembre 2014.

[60]           La décision du ministre a été notifiée à Coldwater dans une lettre datée du 29 décembre 2014. La lettre indique que le consentement a été donné au motif que Kinder Morgan avait démontré qu’elle possédait [traduction] « la capacité juridique, l’expérience commerciale et opérationnelle, la capacité financière et la capacité globale pour remplir les conditions de la servitude ».

VI.             LES QUESTIONS EN LITIGE

[61]           La présente demande de contrôle judiciaire soulève plusieurs questions, dont celle ayant trait à la requête présentée par Kinder Morgan en vertu des articles 81 et 369 des Règles pour faire radier des paragraphes des affidavits du chef Spahan et de M. Harold Aljam.

[62]           Deuxièmement, elle soulève la question de la norme de contrôle applicable.

[63]           La troisième question porte sur le contenu de l’obligation fiduciaire du ministre eu égard au consentement à la cession de l’acte formaliste bilatéral de 1955 et à l’accomplissement de cette obligation.

[64]           La quatrième question est de savoir si le ministre a manqué à son devoir d’équité procédurale en omettant de transmettre à Coldwater tout le matériel dont il disposait pour prendre sa décision.

[65]           La cinquième question a trait à l’incidence du défaut de Kinder Morgan d’obtenir le consentement du ministre en 2007 pour maintenir l’effet de l’acte formaliste bilatéral de 1955.

[66]           Enfin, si la demande de contrôle judiciaire est accueillie, le recours souhaité par les demandeurs devrait-il être accordé?

VII.          LA QUESTION PRÉLIMINAIRE

A.                La requête en radiation de Kinder Morgan

(1)               Les arguments de Kinder Morgan

[67]           Kinder Morgan sollicite une ordonnance en vertu des articles 81 et 369 des Règles en vue de la radiation des paragraphes 9, 15, 16, 27, 32 à 42 et 44 à 46 de l’affidavit du chef Spahan, et des paragraphes 12 à 15 de celui de M. Harold Aljam. Subsidiairement, Kinder Morgan demande qu’aucun poids ne soit accordé auxdits paragraphes.

[68]           Kinder Morgan soutient que les paragraphes 9, 37, 44 et 46 de l’affidavit du chef Spahan renferment des arguments juridiques sur la légalité de ses titres de propriété à l’égard du pipeline et sur les obligations de fiduciaire du ministre.

[69]           Selon Kinder Morgan, le paragraphe 15 de l’affidavit du chef Spahan est truffé de conjectures et de renseignements dont l’auteur n’a pas une connaissance directe.

[70]           Kinder Morgan a aussi relevé au paragraphe 16 de cet affidavit des éléments de preuve inappropriés, aucunement pertinents et conjecturaux. De même, Kinder Morgan met en doute la pertinence des paragraphes 32 à 36, 41, 44 et 45 parce qu’ils traitent du projet de prolongement du pipeline, nullement en cause dans la présente instance.

[71]           Quant aux paragraphes 38 à 42, ils reposent sur du ouï-dire et ils sont contredits par d’autres éléments de preuve. Lesdits paragraphes traitent des torts que le pipeline a causés à la réserve dans le passé.

[72]           À l’égard de l’affidavit de M. Aljam, Kinder Morgan souhaite la radiation des paragraphes contestés au motif qu’ils contiennent des arguments juridiques et de preuve d’opinion.

(2)               Les arguments des demandeurs

[73]           Les demandeurs font valoir que la Cour devrait exercer prudemment son pouvoir discrétionnaire de radier des passages d’un affidavit soumis dans le cadre d’une procédure de contrôle judiciaire; voir à ce sujet les décisions Z.(Y.) c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (2015), 387 D.L.R. (4th) 676 (CF), au paragraphe 91, et Armstrong c. Canada (Procureur général), 2005 CF 1013, au paragraphe 40.

[74]           Les demandeurs soutiennent que les paragraphes 9, 15, 37 et 45 à 46 de l’affidavit du chef Spahan présentent des faits pertinents, connus de l’auteur. Ils ajoutent que Kinder Morgan n’a pas mentionné les préjudices qu’elle subirait si ces paragraphes étaient pris en compte.

[75]           Les demandeurs estiment par ailleurs que les paragraphes 9, 15, 37 et 45 à 47 de l’affidavit du chef Spahan font état de faits qui ne sont pas des arguments juridiques, au contraire de ce qu’affirme Kinder Morgan. Quant aux paragraphes 32 à 36, 41, 44 et 45, qui portent sur le projet de prolongement du pipeline, les demandeurs affirment qu’ils sont déterminants pour évaluer si le ministre a rempli son obligation fiduciaire.

[76]           Les demandeurs indiquent que les paragraphes 38 à 42 de l’affidavit du chef Spahan exposent ses appréhensions à l’égard du pipeline, et que ce dernier s’exprime à ce sujet en toute connaissance de cause. Pour ce qui est de l’argument de Kinder Morgan selon lequel ces faits sont contredits par d’autres éléments de preuve, les demandeurs soulignent qu’il concerne le poids à donner à ceux-ci, et non leur admissibilité.

[77]           Les demandeurs rétorquent aux objections concernant l’affidavit de M. Aljam que les paragraphes 12 à 15 résument la correspondance entre eux et le ministère de la Justice. À leurs yeux, il ne s’agit nullement d’un argument juridique inadmissible.

[78]           En réplique à la requête dans son ensemble, les demandeurs font valoir que Kinder Morgan n’a pas saisi l’occasion qui lui a été offerte de contre-interroger le chef Spahan.

(3)               Les arguments du ministre

[79]           Le ministre n’a pas acquiescé à la requête, mais il ne s’y est pas opposé non plus.

VIII.       LES ARGUMENTS

A.                Les arguments des demandeurs

(1)               Quelle est la norme de contrôle applicable?

[80]           Aux yeux des demandeurs, en consentant à la cession à l’encontre de son obligation de fiduciaire, le ministre a agi illégalement et il a outrepassé ses pouvoirs. La norme de contrôle n’est donc pas en cause, tel qu’il est exposé dans la décision Tzeachten First Nation v. Canada (Attorney General) (2007), 281 D.L.R. (4th) 752 (B.C.C.A.), et dans l’arrêt Procureur général du Canada c. Inuit Tapirisat et autres, [1980] 2 R.C.S. 735.

[81]           Durant leur témoignage oral, les demandeurs ont invoqué la décision rendue dans White Bear First Nations v. Canada (Minister of Indian Affairs and Northern Development), (2012), 434 N.R. 185 (C.A.F.), au paragraphe 16, pour étayer leur argument comme quoi la portée des obligations de fiduciaire du ministre est une question de droit susceptible de contrôle suivant la norme de la décision correcte.

(2)               Quel est le contenu de l’obligation fiduciaire du ministre relativement à l’application des conditions d’un octroi en vertu de l’article 35?

[82]           Aux yeux des demandeurs, dès lors que la Couronne jouit d’un pouvoir discrétionnaire à l’égard d’un droit particulier d’une bande, une obligation fiduciaire est créée. La portée de l’obligation fiduciaire du ministre est fonction de l’importance pour Coldwater du droit sur une terre de réserve.

[83]           Les demandeurs estiment qu’en consentant à la cession, le ministre n’a pas exercé un pouvoir gouvernemental ordinaire, mais un pouvoir que lui confère l’acte formaliste bilatéral de 1955. Par conséquent, il doit être exercé conformément à son obligation de fiduciaire à l’égard de Coldwater; voir à ce sujet l’arrêt Bande indienne Wewaykum c. Canada, [2002] 4 R.C.S. 245, aux paragraphes 98 à 104.

[84]           Les demandeurs sont d’avis que le ministre a l’obligation continuelle d’agir dans l’intérêt de Coldwater eu égard aux opérations effectuées aux termes de l’acte formaliste bilatéral de 1955. Il s’agit d’une obligation qui subsiste pendant toute la durée de l’acte. Les demandeurs s’appuient sur l’arrêt Bande indienne d’Osoyoos c. Oliver (Ville), [2001] 3 R.C.S. 746, et la décision Bande indienne de Semiahmoo c. Canada [1998], 148 D.L.R. (4th) 523 (C.A.F.).

[85]           Selon les demandeurs, l’arrêt Osoyoos, précité, donne des directives sur la façon de concilier le besoin de la Couronne d’utiliser le territoire de la bande dans l’intérêt public et son obligation de fiduciaire dans le contexte d’une expropriation en vertu de l’article 35 de la Loi, d’autre part. Ainsi, la Couronne doit déterminer si l’utilisation du territoire sert l’intérêt public et, le cas échéant, le ministre doit s’acquitter de son obligation de fiduciaire de faire en sorte que l’atteinte au droit de la bande indienne d’utiliser ses terres et d’en jouir soit minimale.

[86]           Les demandeurs estiment que, vu son obligation de fiduciaire, le ministre n’aurait pas dû consentir à la cession sans s’être auparavant assuré que celle-ci était dans l’intérêt de Coldwater, notamment sur le plan de l’indemnisation courante.

[87]           Subsidiairement, ils font valoir que le ministre aurait dû se plier aux instructions éclairées de Coldwater. Selon eux, les fiduciaires ont une obligation générale d’obéir aux instructions des bénéficiaires.

[88]           Les demandeurs invoquent la Loi sur la gestion des terres des premières nations, L.C. 1999, ch. 24 (la « LGTPN »), qui autorise les Premières Nations à exercer un contrôle sur les terres d’une réserve par l’intermédiaire d’un code foncier.

[89]           Coldwater n’a pas adopté de code foncier. Toutefois, deux autres Premières Nations visées par les actes formalistes bilatéraux ont adopté un code foncier. Les demandeurs soutiennent que, dans ces cas, il incombe à la bande de donner son consentement à une cession de l’acte formaliste bilatéral de 1955.

[90]           Les demandeurs estiment que ce pouvoir de consentement indique que l’obligation figurant à l’acte formaliste bilatéral de 1955 d’obtenir un consentement ministériel pour la cession vise à protéger l’intérêt des Premières Nations.

(3)               Le ministre s’est-il acquitté de son obligation de fiduciaire?

[91]           Les demandeurs soutiennent que le ministre a manqué à son obligation de fiduciaire en consentant à la cession, et que les conditions de l’acte formaliste bilatéral de 1955 étaient loin d’être avantageuses pour Coldwater sur les plans des garanties et de l’indemnisation. Ils font valoir que les indemnités versées à Coldwater en 1952 étaient nettement insuffisantes.

[92]           Ils ajoutent que, au titre de son obligation de fiduciaire, le ministre aurait dû en profiter pour renégocier les conditions de l’acte formaliste bilatéral de 1955 dans l’intérêt de Coldwater, entre autres pour lui assurer une indemnisation suffisante; voir la décision Semiahmoo, précitée, à la p. 543. Dans cette instance, la Cour d’appel fédérale a conclu que la Couronne devait corriger l’erreur à l’origine de la cession inconditionnelle de terres appartenant à la bande.

[93]           Les demandeurs ont réitéré à maintes reprises que l’acte formaliste bilatéral de 1955 était un contrat et que les opérations découlant de tels instruments étaient assujetties aux principes ordinaires du droit des contrats.

[94]           En réponse aux arguments du ministre comme quoi il était tenu de négocier de bonne foi, les demandeurs ont rétorqué que la sollicitation d’un nouvel examen avant une cession constitue une pratique commerciale [traduction] « tout à fait acceptable ».

[95]           Selon les demandeurs, la renégociation de l’acte formaliste bilatéral de 1955 n’est pas incompatible avec l’obligation contractuelle du ministre d’agir de bonne foi envers Kinder Morgan.

[96]           Ils ajoutent que Kinder Morgan était étrangère au contrat, c’est-à-dire à l’acte formaliste bilatéral de 1955. Dans ces circonstances, le ministre pouvait à juste titre ordonner à Kinder Morgan de renégocier l’entente avec Coldwater comme condition préalable à son consentement à la cession de l’acte formaliste bilatéral de 1955.

[97]           Les demandeurs affirment que l’actualisation de l’acte formaliste bilatéral de 1955 était essentielle pour protéger les intérêts de Coldwater. C’est pourquoi le ministre aurait dû attendre que de meilleures conditions soient convenues avant de donner son consentement. L’omission du ministre de renégocier l’acte formaliste bilatéral de 1955 constitue un manquement à son obligation de fiduciaire.

[98]           Les demandeurs font valoir que même si un projet est d’intérêt public, les obligations fiduciaires du ministre restent entières; voir les arrêts Wewaykum, précité, au paragraphe 104, et Osoyoos, précité, aux paragraphes 52 à 55. Ils soutiennent également que l’intérêt du public dans le pipeline ne serait pas bafoué par une demande d’actualisation.

[99]           Les demandeurs jugent que le ministre n’était pas lié par le processus d’actualisation de l’acte formaliste bilatéral. Il aurait pu exiger que les conditions soient revues de manière à empiéter le moins possible sur les intérêts de Coldwater.

[100]       Subsidiairement, les demandeurs font valoir que l’obligation de fiduciaire du ministre l’obligeait à se conformer aux instructions éclairées de Coldwater. De manière générale, les fiduciaires sont tenus de divulguer tous les faits importants et à obéir aux instructions des bénéficiaires. Les demandeurs soutiennent qu’en ignorant les instructions de Coldwater, le ministre a manqué à son obligation de fiduciaire.

[101]       L’exigence liée au consentement, renchérissent-ils, vise à empêcher l’exploitation; voir l’arrêt Bande indienne de la rivière Blueberry c. Canada (Ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1995] 4 R.C.S. 344, au paragraphe 35. Dans cette instance, la Cour suprême a tranché que la Couronne pouvait appliquer la clause de consentement à seule fin de refuser celui-ci si la cession équivalait à un marché abusif. Les demandeurs sont d’avis que, en l’espèce, l’exigence équivaut à celle qui figure à l’acte formaliste bilatéral de 1955 eu égard au consentement du ministre à sa cession.

(4)               Le ministre a-t-il manqué à son devoir d’équité procédurale en omettant de transmettre à Coldwater tout le matériel dont il disposait?

[102]       Les demandeurs soutiennent que le ministre a manqué à son devoir d’équité procédurale en omettant de leur communiquer une note de service interne par laquelle le personnel d’AINC lui recommandait de consentir à la cession de l’acte formaliste bilatéral de 1955.

[103]       La règle audi alteram partem requiert que les décideurs donnent la possibilité aux intéressés de prendre connaissance des arguments à réfuter et d’y répondre. De plus, un fiduciaire est tenu de communiquer tous les faits importants au bénéficiaire.

[104]       Les demandeurs estiment avoir droit à un degré élevé d’équité procédurale, pour plusieurs raisons : la décision avait une incidence sur des droits de propriété, c’est-à-dire la servitude; ces droits touchaient le territoire de la réserve; la décision engageait l’honneur de la Couronne, et Coldwater pouvait légitimement s’attendre à ce que sa participation au processus soit soutenue et importante; voir l’arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817.

[105]       Les demandeurs soutiennent que le ministre aurait dû communiquer à Coldwater tous les documents sur lesquels se fondait sa décision pour lui permettre de soumettre ses observations avant même que celle-ci soit rendue.

(5)               L’acte formaliste bilatéral de 1955 est-il invalidé par le défaut de Kinder Morgan d’obtenir le consentement du ministre en 2007 et la servitude est-elle inutile pour les besoins du pipeline?

[106]       En contradiction avec les conditions expresses de l’acte formaliste bilatéral de 1955, le consentement du ministre n’a pas été sollicité avant juin 2012. Par conséquent, d’après les demandeurs, la cession effectuée en 2007 n’avait aucun effet sur le plan juridique.

[107]       Les demandeurs soutiennent que depuis le 30 avril 2007, Terasen Inc., la titulaire de l’acte formaliste bilatéral de 1955, n’a pas exploité le pipeline. Il s’ensuit par conséquent que la servitude est inutile pour les « besoins du pipeline » et serait donc invalide.

[108]       Dans leur témoignage oral, les demandeurs ont indiqué qu’ils ne contestaient pas la validité de l’acte formaliste bilatéral de 1955. À leurs yeux, si Kinder Morgan n’a aucun droit légal à l’égard de la servitude, l’acte formaliste bilatéral de 1955 lui-même est valide.

(6)               Si la demande est accueillie, quel sera le recours approprié?

[109]       Les demandeurs cherchent à obtenir un jugement déclarant que le ministre était tenu d’exercer son pouvoir de donner ou de refuser son consentement à la cession de l’acte formaliste bilatéral de 1955 en ayant à cœur l’intérêt supérieur de Coldwater; qu’il avait une obligation juridique, qu’il n’a pas remplie, de consulter Coldwater et de tenir compte de ses intérêts à l’égard de la cession de l’acte formaliste bilatéral de 1955, et que le consentement du ministre à la cession de l’acte formaliste bilatéral de 1955 était illégal.

[110]       Subsidiairement, les demandeurs sollicitent un jugement déclarant que le ministre avait l’obligation de demander les instructions de Coldwater et d’y obéir, et que le consentement du ministre à la cession de l’acte formaliste bilatéral de 1955 était illégal parce qu’il allait à l’encontre de son obligation d’agir selon les instructions de Coldwater. Ils demandent en outre qu’il soit déclaré que le ministre avait l’obligation légale de soumettre à l’examen de Coldwater toute l’information disponible concernant la cession de l’acte formaliste bilatéral de 1955, et qu’il a manqué à ladite obligation.

[111]       Dans leur mémoire des faits et du droit, les demandeurs sollicitent également une ordonnance annulant ou infirmant la décision du ministre de consentir à la cession de l’acte formaliste bilatéral de 1955.

B.                 Les arguments de Kinder Morgan

(1)               Quelle est la norme de contrôle applicable?

[112]       Kinder Morgan affirme que la question de l’existence en droit d’une obligation fiduciaire est susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte; voir la décision Nunavut Tunngavik Incorporated v. Canada (Attorney General), [2014] 3 C.N.L.R. 193, aux paragraphes 24 à 26 (N.U.C.A.). La question de savoir si l’obligation fiduciaire a été acquittée en l’espèce est fortement fonction des faits. Cette question devrait faire l’objet d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable; voir la décision Nation Ojibway de Brokenhead c. Canada (Procureur général), (2009), 345 F.T.R. 119 (C.F.), au paragraphe 17.

[113]       Kinder Morgan allègue que la norme de la décision correcte s’applique en cas d’atteinte à l’équité procédurale; voir la décision Bande indienne Tobique c. Canada (2010), 361 F.T.R. 202 (C.F.), au paragraphe 66.

(2)               Quel est le contenu de l’obligation fiduciaire du ministre relativement à l’application des conditions d’un octroi en vertu de l’article 35?

[114]       Kinder Morgan reconnaît l’obligation fiduciaire du ministre à l’égard de Coldwater. Toutefois, selon elle, le ministre doit s’acquitter de cette obligation en cherchant un juste équilibre entre les obligations de la Couronne à l’égard de l’intérêt du public dans l’expropriation initiale et son obligation fiduciaire de faire en sorte que l’atteinte à l’utilisation et à la jouissance de la réserve soit minimale.

[115]       Aux yeux de Kinder Morgan, les demandeurs commettent une erreur fondamentale quant à la nature de ladite obligation fiduciaire en se fondant sur la jurisprudence traitant des dispositions sur les cessions (article 37) de la Loi.

[116]       En vertu de l’article 35 de la Loi de 1952, l’expropriation était régie par l’effet cumulatif de ladite Loi et des autres dispositions législatives autorisant la prise de terres, soit dans ce cas-ci l’article 28 de la Loi concernant les pipe-lines, S.R.C. 1952, ch. 211 (la « Loi concernant les pipe-lines »).

[117]       L’article 35 de la Loi de 1952 dispose :

35 (1) Lorsque, par une loi fédérale ou provinciale, Sa Majesté du chef d’une province, une autorité municipale ou locale, ou une personne morale, a le pouvoir de prendre ou d’utiliser des terres ou tout droit sur celles-ci sans le consentement du propriétaire, ce pouvoir peut, avec le consentement du gouverneur en conseil et aux conditions qu’il peut prescrire, être exercé relativement aux terres dans une réserve ou à tout droit sur celles-ci.

35 (1) Where by an Act of Parliament or a provincial legislature Her Majesty in right of a province, a municipal or local authority or a corporation is empowered to take or to use lands or any interest therein without the consent of the owner, the power may, with the consent of the Governor in Council and subject to any terms that may be prescribed by the Governor in Council, be exercised in relation to lands in a reserve or any interest therein.

 

(2) À moins que le gouverneur en conseil n’en ordonne autrement, toutes les questions concernant la prise ou l’utilisation obligatoire de terres dans une réserve, aux termes du paragraphe (1), doivent être régies par la loi qui confère les pouvoirs.

 

(2) Unless the Governor in Council otherwise directs, all matters relating to compulsory taking or using of lands in a reserve under subsection (1) are governed by the statute by which the powers are conferred.

(3) Lorsque le gouverneur en conseil a consenti à l’exercice des pouvoirs mentionnés au paragraphe (1) par une province, une autorité ou une personne morale, il peut, au lieu que la province, l’autorité ou la personne morale prenne ou utilise les terres sans le consentement du propriétaire, permettre un transfert ou octroi de ces terres à la province, autorité ou personne morale, sous réserve des conditions qu’il fixe.

(3) Whenever the Governor in Council has consented to the exercise by a province, authority or a corporation of the powers referred to in subsection (1), the Governor in Council may, in lieu of the province, authority or corporation taking or using the lands without the consent of the owner, authorize a transfer or grant of the lands to the province, authority or corporation, subject to any terms that may be prescribed by the Governor in Council.

 

(4) Tout montant dont il est convenu ou qui est accordé à l’égard de la prise ou de l’utilisation obligatoire de terrains sous le régime du présent article ou qui est payé pour un transfert ou octroi de terre selon le présent article, doit être versé au receveur général à l’usage et au profit de la bande ou à l’usage et au profit de tout Indien qui a droit à l’indemnité ou au paiement du fait de l’exercice des pouvoirs mentionnés au paragraphe (1).

(4) Any amount that is agreed on or awarded in respect of the compulsory taking or using of land under this section or that is paid for a transfer or grant of land pursuant to this section shall be paid to the Receiver General for the use and benefit of the band or for the use and benefit of any Indian who is entitled to compensation or payment as a result of the exercise of the powers referred to in subsection (1).

[118]       Kinder Morgan estime que la démarche suivie dans le cas d’une expropriation en vertu de l’article 35 devrait aussi s’appliquer à une cession de droits découlant d’une expropriation en vertu des mêmes dispositions. La société donne en référence la démarche en deux volets décrite par la Cour suprême à l’égard de l’obligation fiduciaire née d’une expropriation en vertu de l’article 35. La Couronne doit s’assurer que l’expropriation est dans l’intérêt du public et, le cas échéant, elle doit faire en sorte d’exproprier seulement le droit minimal requis pour réaliser cette fin d’intérêt public; voir l’arrêt Osoyoos, précité, aux paragraphes 52 et 53.

[119]       Kinder Morgan soutient que Coldwater cherche à faire admettre une obligation plus importante à son égard que celle qui était commandée par les expropriations initiales. Le contenu de l’obligation envers les demandeurs est déterminé selon une échelle mobile, tributaire des faits.

[120]       Selon Kinder Morgan, l’objet de l’exigence de consentement est de permettre au ministre de s’assurer qu’un éventuel cessionnaire continuera de réaliser la fin d’intérêt public au titre de laquelle l’acte formaliste bilatéral de 1955 avait été accordé.

[121]       Kinder Morgan estime que la cession de l’acte formaliste bilatéral de 1955 ne porte aucunement atteinte à l’utilisation et à la jouissance par Coldwater des terres de la réserve. En l’absence d’une atteinte commandant une protection, la prétention de Coldwater concernant une quelconque obligation à son égard est sans fondement.

[122]       La négociation par Coldwater de sa propre entente avec Kinder Morgan restreint, selon la société, la portée de l’obligation. La vulnérabilité constitue la marque distinctive du rapport fiduciaire, mais Coldwater a démontré qu’elle n’était nullement vulnérable en négociant un protocole d’entente.

[123]       Finalement, Kinder Morgan affirme que les demandeurs invoquent à tort la LGTPN, puisque ses dispositions ne s’appliquent pas à Coldwater. De plus, les pouvoirs conférés par la LGTPN ne doivent pas être exercés de manière incompatible avec la fin d’intérêt public d’une expropriation précédente d’un intérêt sur une terre dans une réserve; voir la LGTPN, précitée [articles 4 et 6 à 16, et paragraphes 28(2) et 32(1)].

(3)               Le ministre s’est-il acquitté de son obligation de fiduciaire?

[124]       Kinder Morgan allègue que rien dans la jurisprudence, la Loi de 1952 ou l’acte formaliste bilatéral de 1955 n’étaye l’argument des demandeurs comme quoi la Couronne était tenue d’obéir aux instructions de Coldwater.

[125]       Kinder Morgan juge que le ministre a rempli ses obligations en examinant la capacité de Kinder Morgan de continuer à servir l’intérêt du public. L’expropriation initiale était nécessaire pour les besoins d’un pipeline, et rien ne permet de démontrer que la servitude accordée par l’acte formaliste bilatéral de 1955 ne sert pas les besoins du pipeline. L’utilisation continue du pipeline dans l’intérêt et pour les besoins du public est confirmée dans les certificats d’utilité publique délivrés par l’ONÉ.

[126]       Kinder Morgan affirme que le ministre a conclu de manière raisonnable que son consentement à la cession de l’acte formaliste bilatéral de 1955 n’irait pas à l’encontre des intérêts de Coldwater. Le ministre a rempli son obligation de réduire au minimum l’atteinte au droit d’utiliser la terre de la réserve et d’en jouir.

[127]       La société allègue de plus qu’une révision de l’acte formaliste bilatéral de 1955 porterait préjudice à l’intérêt du public parce qu’elle fragiliserait les relations commerciales entre le gouvernement du Canada et les constructeurs de pipelines.

[128]       Par ailleurs, selon Kinder Morgan, rien dans la preuve n’indique que l’indemnisation offerte en 1952 était injuste ou insuffisante. La production de montants en dollars de 2014 ne suffit pas pour appuyer cette allégation.

[129]       Kinder Morgan fait valoir en dernier lieu que, contrairement à ce qu’allèguent les demandeurs, elle n’est pas étrangère à l’acte formaliste bilatéral de 1955 puisqu’elle a acquis Terasen Inc. en 2005.

(4)               Le ministre a-t-il manqué à son devoir d’équité procédurale en omettant de transmettre à Coldwater tout le matériel dont il disposait?

[130]       Kinder Morgan estime que l’équité procédurale n’a aucunement été bafouée, car la recommandation ne contenait aucune information inconnue de Coldwater.

[131]       Kinder Morgan ajoute que tout le matériel nécessaire a été dûment communiqué compte tenu de la nature de la décision, de la source établissant le pouvoir décisionnel du ministre, du processus décisionnel retenu, des intérêts en jeu et des attentes légitimes des parties.

[132]        La divulgation complète n’était pas impérative puisque le ministre devait concilier des intérêts concurrents; voir l’arrêt Baker, précité, au paragraphe 23. Kinder Morgan est aussi d’avis que le ministre a accepté la recommandation en sa capacité administrative. La démarche suivie par le ministre laissait les demandeurs tout à fait loisibles d’obtenir l’information voulue et de formuler leurs observations.

[133]       Kinder Morgan mentionne que Coldwater ne bénéficiait d’aucun droit d’examiner la recommandation finale du personnel d’AINC et, de toute manière, l’incidence a été négligeable.

(5)               L’acte formaliste bilatéral de 1955 est-il invalidé par le défaut de Kinder Morgan d’obtenir le consentement du ministre en 2007 et la servitude est-elle inutile pour les besoins du pipeline?

[134]       Kinder Morgan soutient que l’acte formaliste bilatéral de 1955 n’est pas invalidé par son défaut d’obtenir un consentement avant décembre 2014. Aux termes de l’entente d’acquisition et de l’entente de transfert d’actifs conclues entre Terasen Inc. et Kinder Morgan, l’acte formaliste bilatéral de 1955 était détenu en fiducie par le cédant, Terasen Inc. Les clauses 8.1(a) et (b) de l’entente de transfert d’actifs stipulent que Terasen Inc. demeure titulaire de l’acte formaliste bilatéral de 1955 en fiducie jusqu’à ce qu’elle émette un accord de cession, de novation et tout autre acte de transfert de titre requis.

[135]       Subsidiairement, si la Cour conclut à l’inexistence d’une fiducie explicite, Kinder Morgan soutient que Terasen Inc. est titulaire de l’acte formaliste bilatéral de 1955 au titre d’une fiducie par interprétation.

(6)               Si la demande est accueillie, quel sera le recours approprié?

[136]       Kinder Morgan n’a pas formulé d’observations écrites ou verbales sur cette question.

C.                 Les arguments du ministre

(1)               Quelle est la norme de contrôle applicable?

[137]       Le ministre soutient qu’il y a lieu de faire preuve de retenue à l’égard de la décision et que celle-ci est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable; voir la décision Halifax (Regional Municipality) c. Canada (Travaux publics et Services gouvernementaux), [2012] 2 R.C.S. 108, aux paragraphes 37, 43 et 44.

(2)               Quel est le contenu de l’obligation fiduciaire du ministre relativement à l’application des conditions d’un octroi en vertu de l’article 35?

[138]       Le ministre admet son obligation fiduciaire envers les demandeurs eu égard à sa décision d’accorder ou non son consentement à la cession des actes formalistes bilatéraux. En revanche, il ne faut pas confondre son rôle avec celui d’un « fiduciaire ordinaire », et le contenu de son obligation fiduciaire envers Coldwater doit être mis en équilibre avec les autres obligations incombant à la Couronne.

[139]       Le ministre estime que dans le cadre d’un examen d’un octroi en vertu de l’article 35, la Couronne doit veiller à concilier l’intérêt du public à une expropriation et la nécessité de réduire au minimum l’atteinte à l’utilisation et à la jouissance par les Premières Nations des terres de leur réserve; voir l’arrêt Osoyoos, précité, au paragraphe 52. En l’espèce, l’atteinte minimale suppose de comprendre les intérêts et les préoccupations de Coldwater, et d’en tenir compte.

[140]       Le ministre estime que le degré de l’obligation de fiduciaire est plus élevé au moment de l’expropriation que durant la période d’application de l’acte formaliste bilatéral de 1955. Au vu de cette analyse, le degré de l’obligation était supérieur au moment de l’expropriation du droit de propriété de la Première Nation.

[141]       Le consentement d’un ministre à une cession rend la Couronne apte à vérifier que le cessionnaire a la compétence technique et toutes les compétences requises pour exploiter le pipeline, pour faire en sorte que tant les intérêts de Coldwater que ceux du public soient respectés.

[142]       L’obligation de fiduciaire découle de l’article 35 de la Loi de 1952. Il intime à la Couronne de vérifier auprès de la Première Nation que celle-ci comprend bien ses intérêts.

[143]       Le ministre soutient qu’aucune jurisprudence n’étaye l’argument de son obligation fiduciaire de renégocier l’acte formaliste bilatéral de 1955. Elle ajoute qu’aucune source n’étaye l’argument comme quoi la Couronne doit obéir aux instructions des demandeurs. Ceux-ci fondent cette affirmation sur l’arrêt Bande indienne de la rivière Blueberry, précité. Or, avance le ministre, ladite instance porte sur la cession d’une terre de la réserve en vertu de l’article 37 de la Loi, qui n’est pas en cause en l’espèce.

[144]       Le ministre affirme en outre que, lorsqu’elle a établi le degré de son obligation envers Coldwater, la Couronne était aussi tenue par son devoir d’agir de bonne foi, dicté par les normes de conduite des parties à un contrat; voir les arrêts Bhasin c. Hrynew, [2014] 3 R.C.S. 494, aux paragraphes 92 et 93, et Potter c. Commission des services d’aide juridique du Nouveau-Brunswick, [2015] 1 R.C.S. 500.

[145]       Enfin, le ministre affirme que la LGTPN ne s’applique aucunement à la présente instance.

(3)               Le ministre s’est-il acquitté de son obligation de fiduciaire?

[146]       Le ministre déclare que l’obligation de fiduciaire a été dûment remplie par la conciliation de l’intérêt public avec celui des demandeurs.

[147]       Rien ne démontre que l’acte formaliste bilatéral de 1955 recèle un quelconque vice qui obligerait la Couronne à revoir ses conditions. Selon le ministre, l’insuffisance alléguée de l’indemnisation ne justifie nullement de modifier les conditions de l’acte.

[148]       Le ministre estime que l’indemnisation était raisonnable selon les normes de l’époque, et que d’autres propriétaires fonciers ont touché des sommes comparables; voir la décision Kruger c. R. (1985), 17 D.L.R. (4th) 591 (C.A.F.). Il ajoute que les demandeurs omettent de dire que l’acte formaliste bilatéral de 1955 leur a procuré d’autres avantages financiers sous la forme d’impôts fonciers et de paiements prévus au protocole d’entente.

[149]       Le ministre estime que l’imposition d’un nouvel examen dépasserait le seuil du critère de l’atteinte minimale à l’utilisation et à la jouissance du territoire de la réserve.

[150]       À ses yeux, la cession n’a aucune incidence sur l’atteinte portée aux intérêts des demandeurs dans la réserve.

[151]       Les demandeurs évoquent les incidences potentielles d’une prolongation du pipeline. Or, selon le ministre, ces préoccupations reposent sur des conjectures qui n’ont rien à voir avec la décision examinée en l’espèce.

[152]       Une seule fuite s’est produite au cours des 60 ans d’exploitation du pipeline, et elle était si minime qu’elle n’a même pas justifié un signalement de déversement. Les demandeurs se sont également dits préoccupés du fait que le pipeline nuirait à l’irrigation. Kinder Morgan a affirmé que le pipeline n’est en rien responsable des problèmes d’irrigation.

[153]       Le ministre fait valoir que pendant deux ans, au titre de son obligation de fiduciaire, AINC a tenté à maintes reprises d’organiser des rencontres avec Coldwater afin de discuter de sa demande. Or, il fait valoir que les demandeurs ont fait avorter le processus de collaboration en refusant systématiquement les rencontres et en imposant des conditions déraisonnables.

(4)               Le ministre a-t-il manqué à son devoir d’équité procédurale en omettant de transmettre à Coldwater tout le matériel dont il disposait?

[154]       Le ministre affirme qu’aucun manquement au devoir d’équité procédurale n’a été commis en l’espèce.

[155]       La seule plainte des demandeurs a trait au fait qu’on ne leur a pas transmis une note de service interne des fonctionnaires d’AINC. Cette note de service contenait tout juste un résumé des faits importants et une recommandation. Selon le ministre, elle ne contenait aucune information qui n’avait pas déjà été divulguée avant juillet 2013.

[156]       Le ministre ajoute que les demandeurs n’ont pas précisé en quoi leur réaction aurait été différente s’ils avaient eu la note de service en main; voir la décision Canada (Ministre des Transports, de l’Infrastructure et des Collectivités), 2014 C.A.F. 56, aux paragraphes 116 à 118.

[157]       Le ministre estime que les demandeurs n’avaient pas des attentes légitimes dont le degré de participation était important. Il fait valoir l’absence d’obligation légale d’obtenir le consentement de Coldwater à l’expropriation initiale ou à la cession. L’accord donné par les demandeurs en 1955 visait seulement l’indemnisation offerte par Trans Mountain.

[158]       Subsidiairement, le ministre soutient que, si la théorie des attentes légitimes s’applique, les demandeurs auraient le droit de présenter des observations. Ce droit a été accordé aux demandeurs.

(5)               L’acte formaliste bilatéral de 1955 est-il invalidé par le défaut de Kinder Morgan d’obtenir le consentement du ministre en 2007 et la servitude est-elle inutile pour les besoins du pipeline?

[159]       Le ministre fait valoir que, pendant toute la période pertinente, l’acte formaliste bilatéral de 1955 est resté en vigueur. Aucune des opérations de restructuration de la société antérieures à 2007 ne peut être assimilée à une cession. Au titre de l’entente de transfert d’actifs, Terasen Inc. était tenue de garder l’acte formaliste bilatéral de 1955 en fiducie pour le compte de Trans Mountain Pipeline ULC dans l’attente de la mise en état, laquelle est survenue lorsque le ministre a consenti à la cession.

(6)               Si la demande est accueillie, quel sera le recours approprié?

[160]       Le ministre soutient qu’une annulation est requise si un fonctionnaire a outrepassé ses pouvoirs ou agi illégalement de quelque façon, ou si une erreur juridictionnelle a été commise au vu du dossier; voir David Jones et Anne de Villars, Principles of Administrative Law, 6e éd., Toronto, Carswell, 2014, p. 668 et 669.

[161]       Or, soutient le ministre, aucune de ces circonstances n’existe en l’espèce. Il plaide aussi qu’une déclaration suffit amplement, puisque la Couronne s’y pliera.

[162]        La Cour peut refuser d’annuler une décision même si les demandeurs ont autrement établi le bien-fondé de leur demande; voir le paragraphe 18.1(3) de la Loi sur les Cours fédérales. Une mesure discrétionnaire peut être refusée si leur conduite prive les demandeurs de leur droit de recours et s’il existe une autre voie de recours satisfaisante; voir les décisions Athabasca Chipewyan First Nation v. Alberta (Minister of Energy), 2009 ABQB 576, au paragraphe 33, et LeBar c. Canada, [1989] 1 C.F. 603.

[163]       Le ministre juge que la conduite des demandeurs les prive de leur droit de demander une annulation. Ils ont menacé de se faire justice eux-mêmes et refuser de s’engager pleinement dans le processus de collaboration. Qui plus est, une déclaration ne constitue pas un recours subsidiaire approprié.

IX.             DISCUSSION

A.                La requête en radiation

[164]       La première question soulevée a trait à la requête de Kinder Morgan de radier certains paragraphes des affidavits du chef Spahan et de M. Aljam.

[165]       Kinder Morgan, en contestant les paragraphes susmentionnés des affidavits du chef Spahan et de M. Aljam, sollicite une ordonnance en radiation ou, subsidiairement, elle demande qu’il ne leur soit accordé aucun poids.

[166]       Kinder Morgan soutient que les paragraphes 9, 15, 16, 27, 32 à 42 et 44 à 46 de l’affidavit du chef Spahan sont inadmissibles parce qu’ils renferment des arguments juridiques, des conjectures, des éléments de preuve d’opinion inappropriés et des éléments de preuve par ouï-dire inadmissibles, ainsi que des éléments de preuve contradictoires.

[167]       En réplique, les demandeurs soutiennent que les paragraphes remis en cause dans les deux affidavits fournissent des éléments de preuve appropriés et pertinents. Des paragraphes renfermant des éléments de preuve par ouï-dire peuvent être admis s’ils ne portent pas sur des questions controversées et, incidemment, les éléments de preuve en cause n’ont pas été contestés lors du contre-interrogatoire des auteurs. À leur avis, Kinder Morgan n’a pas pu démontrer qu’elle avait subi un préjudice par suite de l’admission desdits éléments de preuve.

[168]       L’article 81 des Règles énonce les critères d’admission d’une preuve par affidavit :

81 (1) Les affidavits se limitent aux faits dont le déclarant a une connaissance personnelle, sauf s’ils sont présentés à l’appui d’une requête – autre qu’une requête en jugement sommaire ou en procès sommaire – auquel cas ils peuvent contenir des déclarations fondées sur ce que le déclarant croit être les faits, avec motifs à l’appui.

 

81 (1) Affidavits shall be confined to facts within the deponent’s personal knowledge except on motions, other than motions for summary judgment or summary trial, in which statements as to the deponent’s belief, with the grounds for it, may be included.

 

(2) Lorsqu’un affidavit contient des déclarations fondées sur ce que croit le déclarant, le fait de ne pas offrir le témoignage de personnes ayant une connaissance personnelle des faits substantiels peut donner lieu à des conclusions défavorables.

 

(2) Where an affidavit is made on belief, an adverse inference may be drawn from the failure of a party to provide evidence of persons having personal knowledge of material facts.

[169]       Je suis d’accord avec les prétentions de Kinder Morgan comme quoi les paragraphes 9 et 15 de l’affidavit du chef Spahan renferment des éléments de preuve d’opinion inappropriés. J’abonde aussi dans son sens quand elle affirme que le paragraphe 16 – dans lequel le montant des indemnités versées en 1953 est évalué en dollars de 2014 – constitue une preuve d’opinion conjecturale.

[170]       Kinder Morgan n’a toutefois pas précisé sur quoi elle se fonde pour contester le paragraphe 27 de l’affidavit du chef Spahan. J’estime pour ma part que ce paragraphe expose des faits connus de l’auteur.

[171]       Dans les paragraphes 32 à 36, le chef Spahan expose sa vision des projets de Kinder Morgan pour le pipeline. Les paragraphes 37 à 46 décrivent les préoccupations de Coldwater quant à la durée de l’acte formaliste bilatéral de 1955 et à la sécurité du pipeline, ainsi qu’au défaut du gouvernement du Canada de revoir les conditions de l’acte.

[172]       Je ne vois aucunement la pertinence des opinions exprimées dans les paragraphes 32 à 36 dans le cadre de la présente instance, et je pense qu’il faut leur accorder très peu de poids, voire aucun. Je souscris à l’argument de Kinder Morgan selon lequel les paragraphes 37 à 46 sont conjecturaux et contiennent des éléments de preuve d’opinion inappropriés.

[173]       Kinder Morgan remet aussi en cause les paragraphes 12 à 15 de l’affidavit de M. Aljam, arguant qu’ils renferment eux aussi des éléments de preuve d’opinion, des arguments juridiques et des faits dont l’auteur n’a aucune connaissance directe, et qu’ils sont par le fait même inadmissibles.

[174]       J’admets que les paragraphes 12 à 15 dudit affidavit recèlent des arguments juridiques inadmissibles.

[175]       Si je concède que le moment auquel la requête a été déposée peut soulever des réserves – Kinder Morgan n’ayant pas abordé ces questions lors du contre-interrogatoire du chef Spahan et de M. Aljam –, j’estime que les objections soulevées dans la requête en radiation sont fondées pour l’essentiel. Au titre de mon pouvoir discrétionnaire, je n’ordonnerai pas que les paragraphes litigieux soient radiés, mais qu’il ne leur soit accordé aucun poids.

B.                 La norme de contrôle

[176]       La question suivante à examiner est la norme de contrôle applicable. La présente demande de contrôle judiciaire porte sur l’existence, la reconnaissance et l’accomplissement de l’obligation de fiduciaire du ministre.

[177]       L’existence et le contenu de l’obligation de fiduciaire sont des questions de droit, susceptibles d’un contrôle en fonction de la norme de la décision correcte; voir la décision Nunavut Tunngavik Inc., précitée, au paragraphe 24.

[178]       L’accomplissement de cette obligation par la Couronne doit être examiné suivant la norme de la décision raisonnable; voir la décision Nation Ojibway de Brokenhead, précitée, aux paragraphes 17 et 18.

[179]       La norme de la décision raisonnable commande que celle-ci soit justifiable, transparente et intelligible, et qu’elle fasse partie des issues possibles acceptables; voir l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, [2008] 1 R.C.S. 190, au paragraphe 47. L’éventail des issues acceptables est fonction du contexte dans lequel s’inscrit un type de processus décisionnel donné, ainsi que de l’ensemble des facteurs pertinents; voir l’arrêt Halifax (Regional Municipality) c. Nouvelle-Écosse (Human Rights Commission), [2012] 1 R.C.S. 364, au paragraphe 44.

[180]       Le contrôle des questions d’équité procédurale doit être fondé sur la norme de la décision correcte; voir l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, [2009] 1 R.C.S. 339, au paragraphe 43.

C.                 Quel est le contenu de l’obligation fiduciaire du ministre relativement à l’application des conditions d’un octroi en vertu de l’article 35?

[181]       Toutes les parties admettent que le ministre devait tenir compte de son obligation fiduciaire envers les demandeurs pour consentir ou non à la cession de l’acte formaliste bilatéral de 1955.

[182]       Au paragraphe 51 de la décision Lameman v. Alberta (2013), 553 A.R. 44, la Cour d’appel de l’Alberta s’est prononcée ainsi sur l’existence d’une obligation de fiduciaire de la Couronne envers les Autochtones :

[traduction] Ses rapports avec les Autochtones n’imposent pas forcément une obligation de fiduciaire à la Couronne. Certes, la relation entre la Couronne et les Premières Nations recèle des aspects fiduciaires (Guerin c. R., [1984] 2 R.C.S. 335 [C.S.C.], p. 385, (1984), 13 D.L.R. [4th] 321 [CSC]), mais les négociations entre elles ne donnent pas forcément naissance à une obligation fiduciaire : Bande indienne Wewaykum c. Canada, [2002] 4 R.C.S. 245, 2002 CSC 79 (CSC), au paragraphe 83. Tel que la Cour le souligne au paragraphe 81 de l’arrêt Bande indienne Wewaykum, « l’obligation de fiduciaire incombant à la Couronne n’a pas un caractère général, mais existe plutôt à l’égard des droits particuliers des Indiens ».

[183]       La Couronne peut avoir une obligation de fiduciaire lorsqu’elle assume des pouvoirs discrétionnaires à l’égard d’intérêts autochtones particuliers; voir l’arrêt Nation haïda c. Colombie-Britannique (Ministre des Forêts), [2004] 3 R.C.S. 511, au paragraphe 18. À mon avis, le ministre était investi d’un pouvoir discrétionnaire relativement à la cession de l’acte formaliste bilatéral de 1955. Coldwater a un intérêt particulier dans l’acte formaliste bilatéral de 1955 parce qu’il accorde un droit de propriété dans la réserve.

[184]       La Cour suprême du Canada décrit la nature de l’obligation de fiduciaire au paragraphe 47 de l’arrêt Manitoba Métis Federation Inc. c. Canada (Procureur général), [2013] 1 R.C.S. 623 :

L’obligation fiduciaire est une notion d’equity issue du droit des fiducies. En règle générale, le fiduciaire est tenu d’agir dans le meilleur intérêt de la personne pour le compte de laquelle il agit, d’éviter tout conflit d’intérêts et de rendre compte de façon rigoureuse des biens qu’il détient ou administre pour le compte de cette personne. […]

[185]       Je note en outre les commentaires de la Cour suprême au paragraphe 24 de l’arrêt E.D.G. c. Hammer, [2003] 2 R.C.S. 459, relativement aux devoirs d’un fiduciaire en général :

Les obligations fiduciaires n’ont pas pour objet de garantir un certain résultat à la partie vulnérable, indépendamment de la faute. Elles n’obligent pas le fiduciaire à atteindre un certain type de résultat, engageant ainsi sa responsabilité chaque fois que la partie vulnérable subit un dommage du fait d’un employé du fiduciaire. Le fiduciaire est plutôt tenu à un certain type de conduite. Comme l’a dit le juge Ryan dans A. (C.) v. C.(J.W.) (1998), 60 B.C.L.R. (3d) 92 (C.A.), par. 154, [traduction] « [u]n fiduciaire n’est pas une caution. » Il « ne contrevient pas à ses obligations du simple fait qu’il n’a pas obtenu le meilleur résultat pour le bénéficiaire ».

[186]       Dans leur argumentaire sur la question du contenu de l’obligation fiduciaire du ministre en l’espèce, les demandeurs et le ministre évoquent tous les deux les principes du droit des contrats.

[187]       L’acte formaliste bilatéral de 1955 reconnaît l’intérêt foncier, savoir la servitude réelle de passage, qui a été créé par le décret de 1953. Un droit de passage est un type de servitude; voir le paragraphe 82 de l’arrêt Osoyoos, précité. L’acte formaliste bilatéral de 1955 est un contrat intervenu entre le ministre et Trans Mountain, par lequel le droit de passage est transféré à Trans Mountain et les obligations qui y sont stipulées sont imposées à la société.

[188]       Le ministre soutient que le contenu de l’obligation de fiduciaire peut varier en fonction des autres obligations de la Couronne, dont son obligation contractuelle d’agir de bonne foi aux fins de l’application des conditions de l’acte formaliste bilatéral de 1955. Cette obligation impose aux parties à un contrat d’agir de manière honnête, raisonnable et franche; voir l’arrêt Potter, précité, au paragraphe 99.

[189]       Je suis consciente de l’opposition entre l’obligation fiduciaire du ministre envers Coldwater et son obligation, au titre de l’acte formaliste bilatéral de 1955, d’agir de bonne foi envers Kinder Morgan. Si le ministre ne peut se soustraire à cette dernière, il doit cependant garder à l’esprit que son obligation fiduciaire à l’égard de Coldwater prime.

[190]       Au paragraphe 52 de l’arrêt Osoyoos, précité, la Cour suprême établit une démarche en deux volets pour déterminer la portée de l’obligation fiduciaire lorsque le ministre envisage une expropriation en vertu de l’article 35 de la Loi :

À mon avis, l’obligation de fiduciaire de la Couronne ne se limite pas aux cessions. L’article 35 permet clairement au gouverneur en conseil d’autoriser l’usage de terres de réserve à des fins d’intérêt public. Cependant, une fois qu’il est établi que l’expropriation de terres indiennes est dans l’intérêt du public, la Couronne a l’obligation de fiduciaire de n’exproprier que le droit minimal requis pour réaliser cette fin d’intérêt public et ainsi de faire en sorte que le droit de la bande d’utiliser des terres indiennes et d’en jouir ne subisse qu’une atteinte minimale. Cette obligation est compatible avec les dispositions de l’art. 35, qui confèrent au gouverneur en conseil le pouvoir discrétionnaire absolu de prescrire les modalités de l’expropriation ou du transfert. De cette manière, plutôt que de faire prévaloir l’intérêt public sur les droits des Indiens, l’approche que je préconise tend à concilier les intérêts en jeu.

[191]       Je conviens avec les défendeurs que la même démarche devrait être suivie pour une expropriation en vertu de l’article 35 et pour la cession d’un intérêt foncier par suite de cette expropriation. En l’espèce, il est question d’un intérêt sur un droit de passage, né après l’expropriation de 1953 et officialisé par l’acte formaliste bilatéral de 1955.

[192]       J’examinerai maintenant l’application du critère de l’arrêt Osoyoos à l’espèce. En l’espèce, ce critère créé et appliqué relativement au pouvoir d’expropriation conféré par la Loi intervient par analogie, car il n’est pas question ici d’expropriation, mais plutôt d’un consentement ministériel à la cession de l’acte formaliste bilatéral de 1955, créé par suite de l’expropriation de 1953.

[193]       Pour décider s’il doit consentir à la cession de l’acte formaliste bilatéral de 1955, le ministre doit tout d’abord vérifier si l’intérêt public justifie cette cession. Après s’en être assuré, le ministre doit déterminer si l’atteinte à l’intérêt de Coldwater dans la réserve est minimale.

[194]       L’obligation fiduciaire de la Couronne naît seulement au deuxième volet de l’analyse; voir le paragraphe 52 de l’arrêt Osoyoos, précité. Dans le premier volet, le ministre doit tenir compte uniquement de l’intérêt public. Rien ne lui sert d’examiner les répercussions d’une cession pour Coldwater s’il appert que celle-ci n’est pas dans l’intérêt public.

[195]       Au deuxième volet de la démarche, l’obligation fiduciaire du ministre lui impose de consulter Coldwater pour évaluer son intérêt dans la réserve et s’assurer, le cas échéant, que l’atteinte est minimale.

[196]       Le ministre n’était nullement tenu d’obéir aux instructions éclairées des demandeurs. Ceux-ci invoquent à tort l’arrêt Bande indienne de la rivière Blueberry, précité, qui ne porte pas sur ce dont il est question en l’espèce.

[197]       L’arrêt Bande indienne de la rivière Blueberry, précité, porte sur une cession en vertu de l’article 37 de la Loi, qui requiert l’obtention du consentement de la bande et du gouverneur en conseil. La Cour a tranché que le consentement de la Couronne était requis pour protéger les bandes contre l’exploitation; voir l’arrêt Bande indienne de la rivière Blueberry, précité, au paragraphe 35.

[198]       L’article 35 de la Loi de 1952 n’exigeait pas le consentement de la bande. Je ne pense pas que l’obligation fiduciaire, telle qu’elle est envisagée dans l’arrêt Bande indienne de la rivière Blueberry, précité, s’applique en l’espèce. Cet arrêt portait sur l’article 37 de la Loi, soit la disposition sur la cession. Les principes applicables sous le régime de l’article 35 étant différents, l’arrêt Bande indienne de la rivière Blueberry, précité, n’est pas pertinent dans la présente instance.

D.                Le ministre s’est-il acquitté de son obligation de fiduciaire?

[199]       Le premier volet du critère exigeait que le ministre détermine si son consentement à la cession de l’acte formaliste bilatéral de 1955 était dans l’intérêt du public. Rien dans le dossier dont je dispose ne donne à penser que l’expropriation de 1953 ait été contestée de quelque façon. En l’absence de preuve démontrant le contraire, je conclus que l’expropriation était dans l’intérêt du public, en me fondant sur une présomption omnia praesumuntur legitime facta donec probetur in contrarium, que l’expropriation a été faite légalement et d’une manière convenable.

[200]       La délivrance de certificats d’utilité publique atteste que l’expropriation était légale et dans l’intérêt du public.

[201]       En application de l’article 35 de la Loi, l’expropriation d’un droit sur une terre dans une réserve est régie par l’effet cumulatif de la Loi et des autres dispositions législatives autorisant la prise de terres. L’objet de l’expropriation doit être prescrit dans la loi habilitante, à savoir la Loi concernant les pipe-lines en l’espèce, dont l’article 28 énonce que l’objet d’une expropriation est [traduction] « de créer un droit de passage pour le pipeline d’une société ».

[202]       Le dossier de preuve qui m’a été remis révèle que l’expropriation était nécessaire pour permettre la construction d’un pipeline qui, outre le fait de servir l’intérêt public, recelait très certainement un intérêt financier non négligeable tant pour les promoteurs que pour la population canadienne. La signature de l’acte formaliste bilatéral de 1955 donne effet à la servitude autorisant la construction du pipeline.

[203]       Dans la mesure où la cession de l’acte formaliste bilatéral de 1955 visait à faciliter l’exploitation du pipeline, je suis d’avis que le consentement donné par le ministre à cette cession s’inscrivait dans le prolongement de la reconnaissance initiale de l’intérêt public de l’expropriation de 1953.

[204]       Le second volet du critère de l’arrêt Osoyoos commande à la Couronne de n’exproprier « que le droit minimal requis pour réaliser cette fin d’intérêt public », pour ainsi faire en sorte que « le droit de la bande d’utiliser des terres indiennes et d’en jouir ne subisse qu’une atteinte minimale ».

[205]       Aux fins de l’analyse de ce volet du critère, je m’en remets de nouveau au fait que, selon le dossier dont j’ai été saisie, aucune contestation de l’expropriation elle-même n’a obtenu gain de cause. L’expropriation est à l’origine de l’acte formaliste bilatéral de 1955, qui accordait une servitude à Trans Mountain, la prédécesseure en titre de Kinder Morgan. Les conditions de cet acte prévoient précisément et expressément la cession de la servitude, sous réserve du consentement ministériel.

[206]       Je suis convaincue et je conclus donc que le consentement du ministre, énoncé dans sa décision publiée le 19 décembre 2014, porte une atteinte minimale au droit de Coldwater d’utiliser sa terre et d’en jouir.

[207]       À mes yeux, le ministre a rempli son obligation de fiduciaire envers les demandeurs. La cession de l’acte formaliste bilatéral de 1955 n’aggravait d’aucune façon l’atteinte au droit des demandeurs d’utiliser la terre de la réserve. Le ministre a raisonnablement conclu que le besoin du public à l’égard de la servitude perdurait. Le besoin du public à l’égard de la servitude a été confirmé par l’ONÉ et le gouverneur en conseil, qui ont approuvé le transfert des certificats de commodité et de nécessité publiques en 2007.

[208]       Le ministre a ensuite vérifié la capacité de Kinder Morgan à remplir les conditions de l’acte formaliste bilatéral de 1955. Il a conclu de manière raisonnable que c’était le cas. Les documents remis au ministre renfermaient de l’information sur le bilan de Kinder Morgan en matière environnementale, sur sa situation financière et sur ses assurances.

[209]       Selon le dossier, le ministre a approché Coldwater à plusieurs reprises au cours de la procédure administrative consécutive à la demande déposée en 2012 en vue d’obtenir son consentement à la cession de l’acte formaliste bilatéral de 1955 et durant le processus d’actualisation de l’acte. Le ministre était déjà au courant des préoccupations de Coldwater quand il a pris sa décision.

[210]       Le dossier du tribunal contient plusieurs documents que les demandeurs ont soumis au ministre, dont des lettres datées du 25 avril 2012, du 25 mai 2015, du 3 juillet 2012, du 9 janvier 2013 et du 20 février 2013.

[211]       Le ministre avait également à sa disposition des lettres échangées entre Coldwater et Kinder Morgan, lesquelles sont datées des 24 et 27 avril 2012, du 2 mai 2012, des 5 et 12 juillet 2012, ainsi que du 1er août 2012.

[212]       Le ministre savait que Coldwater réclamait des indemnités en sus de celles qui lui avaient été versées en 1953. Cette demande est évoquée dans la lettre adressée à M. Gill le 9 janvier 2013, la lettre que Coldwater a envoyée au ministère de la Justice le 30 mai 2014, dans la correspondance du 1er août 2012 entre Coldwater et Kinder Morgan, de même que dans la résolution prise par le Conseil de bande le 3 août 2012.

[213]       Les demandeurs allèguent que le ministre a manqué à son obligation de fiduciaire en refusant de demander un nouvel examen qui serait exécuté dans un esprit nouveau, en prise avec la réalité du XXe siècle. Je rejette cet argument.

[214]       Les demandeurs se fondent sur la décision Lower Kootenay Indian Band v. Canada, [1992] 2 C.N.L.R. 54, pour étayer le point de vue selon lequel l’obligation fiduciaire du ministre lui commandait de renégocier l’indemnisation versée au titre de l’acte formaliste bilatéral de 1955. Dans cette décision, la Cour fédérale tranche que la Couronne a manqué à son obligation fiduciaire en omettant de prendre les mesures nécessaires pour résilier un bail stipulant des loyers insuffisants.

[215]       La décision Lower Kootenay, précitée, porte sur des questions différentes de celles qui nous occupent. Dans cette cause, le ministre savait que la bande était insatisfaite des conditions du bail depuis le moment de sa signature, en 1934. En 1974, le locataire ayant violé plusieurs stipulations du bail, il y avait matière à résiliation. Comme le ministre n’a pas résilié le bail, il a manqué à son obligation de fiduciaire.

[216]       En l’espèce, la preuve au dossier indique que Coldwater était satisfaite du montant des indemnités versées en 1953. Par surcroît, rien n’indique que Kinder Morgan a violé l’une ou l’autre des conditions de l’acte formaliste bilatéral de 1955. Je n’y relève pour ma part aucun vice et, à mes yeux, aucune obligation fiduciaire n’intimait au ministre d’en renégocier les conditions, notamment celles portant sur l’indemnisation.

[217]       La seule obligation fiduciaire du ministre consistait à s’assurer de l’atteinte minimale au droit de Coldwater sur la terre de la réserve. Or, pour assumer cette obligation, le ministre n’était nullement tenu de rouvrir l’acte formaliste bilatéral de 1955 afin d’obtenir une majoration de l’indemnisation de Coldwater. La décision qu’il a prise de ne pas faire cette révision et de ne pas imposer de conditions à Kinder Morgan était raisonnable.

[218]       Les demandeurs font valoir que le ministre aurait dû tenir compte du projet de prolongement du pipeline dans sa décision. Je rejette ces prétentions.

[219]       Pour prolonger le pipeline, Kinder Morgan doit obtenir un certificat de commodité et de nécessité publiques, ainsi que d’autres approbations de l’ONÉ en vue de la construction et de l’exploitation du pipeline agrandi.

[220]       Le projet de prolongement fait l’objet d’autres procédures administratives. Le dossier comporte des éléments de preuve concernant le projet de prolongement, y compris une demande relative au projet soumise par Kinder Morgan à l’Office. D’autres éléments de preuve témoignent de la participation de Coldwater au processus de l’Office.

[221]       Kinder Morgan a par ailleurs déclaré que le prolongement projeté ne serait pas réalisé dans la réserve sans le consentement de Coldwater.

[222]       J’estime que la décision du ministre de consentir à la cession de l’acte formaliste bilatéral de 1955 est justifiable, transparente et intelligible, et qu’elle satisfait ce faisant à la norme de la décision raisonnable énoncée dans l’arrêt Dunsmuir, précité.

E.                 Le ministre a-t-il manqué à son devoir d’équité procédurale en omettant de transmettre à Coldwater tout le matériel dont il disposait?

[223]       La notion d’équité procédurale est éminemment variable et son contenu est tributaire du contexte particulier de chaque cas; voir l’arrêt Knight c. Indian Head School Division No. 19, [1990] 1 R.C.S. 653, aux pages 682 à 684.

[224]       La démarche suivie n’est pas du ressort de la Cour; il importe seulement que les demandeurs aient bénéficié de l’équité procédurale.

[225]       En l’espèce, l’équité procédurale fait intervenir les droits fondamentaux de connaître la preuve à réfuter et de présenter des observations. Les demandeurs ont reçu toute l’information dont disposait le ministre, exception faite d’une recommandation du personnel d’AINC, et ils ont exercé leur droit de présenter des observations. Ils ont de plus pris part à des réunions et à des discussions au cours du processus ayant mené à la décision du ministre.

[226]       Dans l’arrêt Baker, précité, la juge L’Heureux-Dubé recense les facteurs qui doivent entrer en ligne de compte dans l’évaluation de l’obligation d’équité procédurale dans une instance donnée, à savoir la nature de la décision recherchée et le processus suivi pour y parvenir, la nature du régime législatif et l’importance de la décision pour les personnes visées.

[227]       En l’espèce, la décision recherchée était de nature discrétionnaire et administrative. Elle concernait l’administration d’une expropriation accordée en vertu de l’article 35. Le consentement de Coldwater n’était pas obligatoire aux fins de la cession de l’acte formaliste bilatéral de 1955. La décision est importante pour les demandeurs, car une cession signifie la poursuite de l’exploitation du pipeline suivant les modalités auxquelles Trans Mountain s’était engagée à l’origine.

[228]       Je concède que la décision est importante pour les demandeurs. En revanche, je dois soupeser cette importance au regard des autres facteurs énoncés dans l’arrêt Baker, précité.

[229]       Coldwater estime que vu sa participation au processus initial ayant abouti à l’octroi d’une servitude, elle pouvait entretenir des attentes légitimes d’une participation dans le processus décisionnel du ministre.

[230]       Le principe des attentes légitimes s’applique uniquement aux droits procéduraux et non à un résultat en particulier; voir l’arrêt Baker, précité, au paragraphe 26. Je ne suis pas persuadée que ce principe s’applique ici.

[231]       Au vu des facteurs établis dans l’arrêt Baker, précité, Coldwater avait le droit de connaître l’information recueillie par le ministre aux fins de la prise d’une décision. On devait également lui permettre de répliquer à cette information. Coldwater a exercé ce droit en présentant des observations sur la demande de consentement ministériel à la cession de l’acte formaliste bilatéral de 1955 soumise par Kinder Morgan.

[232]       À mon avis, l’obligation d’équité procédurale a été remplie même si la note de service interne n’a pas été remise aux demandeurs. Cette note de service ne recelait aucune information qui n’était pas déjà connue des demandeurs. De plus, ils avaient eu la possibilité de présenter leurs observations.

[233]       Comme les demandeurs n’ont pas démontré que l’obligation d’équité procédurale avait été bafouée, leurs arguments à ce sujet ne peuvent être retenus.

F.                  L’acte formaliste bilatéral de 1955 est-il invalidé par le défaut de Kinder Morgan d’obtenir le consentement du ministre en 2007 et la servitude est-elle inutile pour les besoins du pipeline?

[234]       Dans l’avis de demande, les demandeurs soutiennent que l’acte formaliste bilatéral de 1955 est invalide. Toutefois, ils ont précisé dans leur témoignage oral qu’ils ne contestaient pas la validité de cet instrument.

[235]       Aucun élément de preuve ne permet de conclure à une incidence quelconque du manquement à l’obligation d’obtenir le consentement ministériel sur la validité de l’acte formaliste bilatéral de 1955. Tout au plus, ce manquement constitue une violation purement formelle qui a été réparée lorsque le consentement a été accordé en 2014. Il est inutile de s’étendre plus longuement sur cette question.

[236]       J’ai pris connaissance des observations de Kinder Morgan au sujet de son rapport de type fiduciaire avec Terasen Inc., comme nous l’avons déjà mentionné. À mon sens, la question de savoir s’il s’agit de rapport de fiduciaire ou d’une fiducie par interprétation n’est d’aucun intérêt pour la décision recherchée en l’espèce et je ne m’y attarderai donc pas.

G.                Si la demande est accueillie, quel sera le recours approprié?

[237]       En vertu de la Loi sur les Cours fédérales, des recours sont accordés de manière discrétionnaire si un demandeur est parvenu à démontrer qu’une erreur susceptible de contrôle a été commise; voir l’arrêt Strickland c. Canada (Procureur général), [2015] 2 R.C.S. 713, aux paragraphes 37 à 39.

[238]       La question du recours est abordée dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire seulement si une erreur susceptible de contrôle est relevée dans la décision examinée. Cette question est à mes yeux théorique en l’espèce puisque je ne suis pas convaincue que les demandeurs ont réussi à démontrer que la décision du ministre ou le processus suivi pour y parvenir recèle une quelconque erreur susceptible de contrôle.

X.                CONCLUSION

[239]       Les demandeurs et les défendeurs ont abordé plusieurs questions soulevées par la présente demande de contrôle judiciaire. La question essentielle est celle de savoir si le ministre a commis une erreur susceptible de contrôle.

[240]       Deux des questions soulevées par les demandeurs sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision correcte, à savoir l’existence et le contenu d’une obligation fiduciaire, ainsi que le manquement éventuel à l’équité procédurale dans le cadre du processus décisionnel.

[241]       L’autre question de fond a trait à l’accomplissement par le ministre de son obligation de fiduciaire, laquelle doit être examinée selon la norme de la décision raisonnable.

[242]       Pour les motifs susmentionnés, je suis convaincue que le ministre a dûment constaté son obligation de fiduciaire et qu’il l’a assumée.

[243]       Je suis aussi persuadée que l’obligation d’équité procédurale n’a pas été bafouée par la décision du ministre de ne pas transmettre à Coldwater une copie de la recommandation du personnel avalisant l’exercice du pouvoir discrétionnaire ministériel de consentir à la cession de l’acte formaliste bilatéral de 1955.

[244]       Compte tenu des faits pertinents et des circonstances de l’espèce tels qu’ils sont exposés dans le matériel versé au dossier, dont le dossier certifié du tribunal, les témoignages par affidavit admissibles et les pièces jointes, je conclus que le ministre a exercé de manière raisonnable son pouvoir discrétionnaire indubitable de consentir à la cession et de ne pas imposer de conditions visant le versement d’indemnités supplémentaires à Coldwater.

[245]       Par conséquent, il n’y a pas lieu pour la Cour d’intervenir et la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

XI.             DÉPENS

[246]       Au cas où l’issue leur serait défavorable, les demandeurs ont demandé que chaque partie assume ses propres dépens.

[247]       Les défendeurs s’y opposent et réclament des dépens sur la base d’une indemnisation complète pour Kinder Morgan.

[248]       Exerçant le pouvoir discrétionnaire que me confère l’article 400 des Règles, j’invite les parties à s’entendre sur la question des dépens. Si elles n’y parviennent pas, elles pourront me soumettre de brèves observations concernant l’instruction à publier.


JUGEMENT

LA COUR rejette la présente demande de contrôle judiciaire, avec dépens. Si les parties ne parviennent pas à s’entendre, de brèves observations sur les dépens peuvent être déposées.

« E. Heneghan »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-133-15

 

INTITULÉ :

BANDE INDIENNE DE COLDWATER ET LE CHEF LEE SPAHAN, AGISSANT EN SA QUALITÉ DE CHEF DE LA BANDE DE COLDWATER ET AU NOM DE TOUS LES MEMBRES DE LA BANDE DE COLDWATER c. LE MINISTRE DES AFFAIRES INDIENNES ET DU NORD CANADIEN ET KINDER MORGAN CANADA INC.

LIEU DE L’AUDIENCE :

VANCOUVER (COLOMBIE-BRITANNIQUE)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LES 18 ET 19 NOVEMBRE 2015

 

JUGEMENT PUBLIC ET MOTIFS :

LA JUGE HENEGHAN

 

DATE DES MOTIFS :

LE 30 MAI 2016

 

COMPARUTIONS :

Matthew Kirchner

Michelle Bradley

POUR LES DEMANDEURS

 

Maureen Killoran, c.r.

Thomas Gelbman

POUR LA DÉFENDERESSE

(KINDER MORGAN)

James Mackenzie

Ronald Lauenstein

POUR LE DÉFENDEUR

(MINISTRE DES AFFAIRES INDIENNES ET
DU NORD CANADIEN)

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Ratcliff & Company LLP

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Osler, Hoskin & Harcourt, s.r.l.

 

POUR LA DÉFENDERESSE

(KINDER MORGAN)

William F. Pentney, c.r.

Sous-procureur général du Canada

POUR LE DÉFENDEUR

(MINISTRE DES AFFAIRES INDIENNES ET
DU NORD CANADIEN)

 

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