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Date : 20160525


Dossier : T-1271-15

Référence : 2016 CF 579

Ottawa (Ontario), le 25 mai 2016

En présence de monsieur le juge Martineau

ENTRE :

2750-4711 QUÉBEC INC

demandeur

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Lecture faite des dossiers de demande et de réponse soumis par les parties et ayant considéré les représentations écrites et orales de leurs procureurs, mais excluant les éléments non admissibles, il est fait droit à la présente demande de contrôle judiciaire, la Cour acceptant l’ensemble des arguments de révision présentés par la demanderesse, la société 2750-4711 Québec Inc.

[2]               Le fait de faire ou non droit à une demande d’allègement en vertu du paragraphe 220(3.1) de la Loi de l’impôt sur le revenu, LRC 1985, ch 1 (5e suppl)) [Loi] est un pouvoir de nature discrétionnaire. Vu les éléments déjà en possession ou portés à l’attention du ministre du Revenu national [Ministre] et des fonctionnaires de l’Agence du Revenu du Canada [ARC], je ne suis pas satisfait que la décision finale, rendue le 29 juin 2015, rejetant la demande d’allègement résultant des avis de cotisation émis pour les années d’imposition 2001 et 2002, fait partie des issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Stemijon c Canada (Procureur général), 2011 CAF 299 au para 20 [Stemijon]; Canada (Agence du revenu) c Telfer, 2009 CAF 23 aux paras 24-25; Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, [2008] 1 RCS 190, 2008 CSC 9 au para 47).

[3]               Dans un premier temps, la demande d’allègement formulée au nom de la demanderesse le 19 juillet 2013 a été refusée le 1er novembre 2013 par un gestionnaire de l’ARC [la décision initiale]. Conformément à la Circulaire IC07-1 du 31 mai 2007, Dispositions d’allègement pour les contribuables [la Circulaire], le contribuable peut demander un deuxième examen indépendant. Le contribuable aura la possibilité de soumettre des observations supplémentaires. Il s’agit d’un examen de novo n’impliquant aucun des fonctionnaires de l’ARC ayant pris part au premier processus d’examen. Un rapport de décision comportant la recommandation du fonctionnaire est ensuite soumis à un directeur du bureau des services fiscaux [délégué], qui prendra la décision finale (Circulaire aux paras 17-18; NRT Technology Corp c Canada (Procureur général), 2013 CF 200 au para 16).

[4]               En l’espèce, l’essence du raisonnement du délégué – qui dit avoir pris connaissance des éléments mentionnés dans la correspondance de la demanderesse reçue le 19 novembre 2014 [les observations additionnelles] – se retrouve aux deux paragraphes suivants de la décision contestée :

Nous avons examiné attentivement toutes les circonstances entourant votre cas, selon les dispositions législatives applicables. Les raisons évoquées pour demander à l’Agence d’annuler les pénalités et les intérêts, ne constituent pas en soi des circonstances exceptionnelles indépendantes de votre volonté de ne pas vous être conformé à une exigence de la LIR. Nous regrettons de vous informer que dans votre cas, il n’y a pas lieu d’annuler les pénalités et les intérêts.

Le fait que vous avez été malade ne correspond pas à une circonstance exceptionnelle vous empêchant de produire vos déclarations de revenu en temps puisque votre maladie est arrivée après la période normale de cotisation. [Soulignements ajoutés]

[5]               Le défendeur admet que « la période normale de cotisation » à laquelle fait référence le délégué correspond ici à la période à l’intérieur de laquelle le Ministre pouvait établir une nouvelle cotisation en vertu du paragraphe 152(4)(b) de la Loi à la suite de la production, dans les trois ans, de déclarations tardives ou amendées d’un contribuable. En l’espèce, ce délai expirait le 1er août 2006. Le défendeur reconnaît également que le délégué s’est trompé en affirmant que la maladie de l’actionnaire unique de la demanderesse, M. Jean Beauchamp, « est arrivée après la période normale de cotisation ». Ce faisant, le défendeur invite la Cour à examiner l’ensemble du dossier pour apprécier le caractère raisonnable de la décision (Newfoundland and Labrador Nurses' Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2001 CSC 62).

[6]               En l’espèce, il n’est pas contesté que pour les exercices fiscaux se terminant respectivement le 31 mars 2001 et le 31 mars 2002, la demanderesse devait produire ses déclarations de revenus [impôt corporatif] au plus tard le 30 septembre 2001 et le 30 septembre 2002, respectivement. N’ayant reçu aucune déclaration, la section des non-déclarants de l’ARC a donc établi arbitrairement le 1er août 2003, en vertu du paragraphe 162(2) de la Loi, une cotisation pour l’impôt corporatif visant les exercices 2001 et 2002, en plus d’imposer à la demanderesse des pénalités et des intérêts pour les acomptes provisionnels en retard ou insuffisants.

[7]               Les situations dans lesquelles un allègement des pénalités et des intérêts peut être justifié ne sont pas limitatives et le Ministre peut accorder un allègement dans des situations qui ne sont pas mentionnées au paragraphe 23 de la Circulaire (circonstances exceptionnelles, actions de l’ARC ou/et incapacité de payer ou difficultés financières). La Circulaire ne peut en aucun cas dicter de façon obligatoire comment le pouvoir discrétionnaire prévu au paragraphe 220(3.1) de la Loi est exercé (Stemijon aux paras 22-25 et 58-60). Le délégué ne doit donc pas se limiter au fait qu’un contribuable a ou n’a pas produit sa déclaration de revenus à temps. L’ensemble de la situation personnelle, fiscale et financière du contribuable doit être considéré, ce qui inclut dans le présent dossier toute cause raisonnable d’empêchement du contribuable de produire une déclaration ou/et de payer l’impôt, les intérêts ou les pénalités ayant pu être imposés à la suite d’une cotisation arbitraire.

[8]               Le délégué laisse entendre qu’un allègement aurait pu être accordé si le contribuable avait été malade durant la période normale de cotisation. Or, M. Beauchamp était gravement malade en 2005 et 2006, puisqu’il combattait un cancer – ce qui l’a obligé à s’en remettre à son comptable pour la production de déclarations à l’intérieur de la période normale de cotisation. Pourtant, l’incapacité de M. Beauchamp a bel et bien été portée à la connaissance de l’ARC et du Ministre. Le défendeur soumet néanmoins que l’erreur du délégué n’est pas déterminante lorsqu’on considère l’ensemble du dossier et le rapport de décision préparé par Mme Marie-Hélène Beaucage. Cette démonstration de justification parallèle du résultat final n’a pas été faite à la satisfaction de la Cour (Société Angelo Colatosti inc c Canada (Procureur général), 2012 CF 124 aux paras 31-37 [Société Angelo Colatosti]; Stemijon aux paras 36-39; 3563537 Canada Inc c Canada (Agence du Revenu), 2012 CF 1290 aux paras 66, 70-82 [3563537 Canada Inc]).

[9]               Tout d’abord, le 24 juillet 2006, suite aux mesures de perception entreprises pour récupérer les sommes dues au fisc [impôt corporatif, TVQ et TPS], la demanderesse, M. Jean Beauchamp, et deux autres compagnies liées (Planim-Implan Inc et 9038-9594 Québec Inc) [collectivement les débiteurs] ont signé une entente [l’Entente] avec l’Agence du revenu du Québec [Revenu Québec] et Sa Majesté du chef du Canada, représentée par le Ministre. Il s’agit d’une entente globale prévoyant la suspension des mesures de perception en considération du fait qu’au plus tard le 15 septembre 2006, les débiteurs produiront des déclarations d’impôt des corporations et des particuliers pour plusieurs périodes comprises entre 1995 et 2005 inclusivement. Bien que l’Entente demeure silencieuse quant aux sommes dues par la demanderesse au fisc fédéral pour les exercices se terminant en 2001 et 2002, il est clair que sa portée globale et son esprit général constituent des éléments pertinents au niveau de la demande d’allègement, lorsqu’on considère que l’impôt, les intérêts et les pénalités visant les débiteurs ont été substantiellement réduits à la suite de la production subséquente de déclarations amendées.

[10]           D’autre part, le 13 septembre 2006, l’ancien comptable de la demanderesse a effectivement remis à un représentant de l’ARC des déclarations amendées pour les exercices 2001 et 2002, mais de l’aveu du défendeur, celles-ci n’ont pas été acceptées ou produites puisqu’elles comportaient une erreur cléricale quant à la date de fin d’exercice (laquelle a été subséquemment corrigée à la main sur les documents originaux).Or, pour une raison qui n’a pas été élucidée, ce n’est que le 7 juin 2007, que l’ARC a accusé réception desdites déclarations amendées – qui sont mentionnées dans le système informatisé le 20 juin 2007. À ce moment-là, leur production a été refusée par l’ARC parce que les déclarations en question avaient été déposées après la période de trois ans, laquelle se terminait le 1er août 2006. Légalement parlant, le refus de traitement des déclarations amendées se justifie par l’impossibilité ministérielle d’émettre une nouvelle cotisation à l’extérieur de la période de trois ans. Il n’empêche, on peut néanmoins se demander si un allègement (total ou partiel) au niveau des pénalités et des intérêts accumulés durant dix ans n’était pas justifié considérant l’iniquité d’un tel traitement dans le cadre du règlement global du 24 juillet 2006.

[11]           Bien que l’erreur d’appréciation de la situation médicale commise par le délégué soit déterminante, en tout état de cause, je ne suis pas satisfait que, lors du deuxième examen indépendant, on a procédé à un examen complet de tous les éléments pertinents. Dans sa demande d’allègement du 19 juillet 2013, on invoque non seulement le cancer que M. Beauchamp a dû combattre en 2005-2006, on mentionne également le fait que toutes les énergies de M. Beauchamp étaient antérieurement consacrées à sa défense devant les tribunaux concernant un litige relié à un terrain détenu par une autre de ses sociétés. S’ajoutent dans la liste, le fait que Revenu Québec a accepté d’émettre des nouvelles cotisations, ainsi que les représentations erronées ou trompeuses de l’ancien comptable de la demanderesse.

[12]           Au demeurant, dans ses observations additionnelles du 18 novembre 2014, la demanderesse affirme également que son nouveau comptable a effectivement produit les déclarations amendées avant le 1er août 2006, ce que le défendeur n’est pas prêt à admettre aujourd’hui. Quoi qu’il en soit, la jurisprudence reconnaît par ailleurs qu’un contribuable sous l’effet d’une tromperie concernant la production d’une déclaration de revenus peut invoquer celle-ci à titre de circonstances indépendantes de sa volonté (3563537 Canada Inc aux paras 60 et suivants). L’absence d’analyse et de motivation suffisante à ce chapitre constitue une erreur révisable (Société Angelo Colatosti inc au para 30). Or, il n’est pas vraiment contesté que suite à la réception des avis de cotisation arbitraires, M. Beauchamp a transmis des informations pertinentes à son ancien comptable, en lui demandant à lui de faire un suivi auprès des autorités fiscales. Ce dernier a cru à tort que tout était sous contrôle et que son ancien comptable ferait annuler les cotisations puisque la demanderesse n’avait eu pratiquement aucun revenu au cours des années 2001 et 2002. Le comptable avait mentionné à M. Beauchamp qu’il n’avait pas à s’inquiéter avec les délais, puisque dès que les déclarations d’impôts seraient produites avec les revenus réels réalisés par la demanderesse, les autorités fiscales émettraient des nouvelles cotisations et annuleraient les cotisations antérieures. Éventuellement, l’ancien comptable a admis son erreur et M. Beauchamp a alors changé de comptable (même si celui-ci a pu faire appel à l’ancien comptable).

[13]           Il s’agit certainement d’éléments importants échappant au contrôle de la demanderesse. Pourtant, dans le sommaire de la recommandation de décision, Mme Beaucage ne fait pas le lien entre la maladie de M. Beauchamp et les instructions données aux comptables. Sa conclusion à l’effet qu’« [i]l était tout à fait raisonnable de s’attendre à ce que M. Beauchamp fasse preuve de diligence raisonnable dans la conduite de ses affaires et produise en temps ses déclarations » est un raisonnement circulaire, de sorte que la recommandation de rejet m’apparaît gratuite et déraisonnable. D’ailleurs, certains passages du rapport de décision et de la décision du délégué peuvent laisser croire que les fonctionnaires de l’ARC croyaient à tort que les dispositions de la Circulaire étaient obligatoires, ce qui constitue également une erreur révisable (Stemijon au para 60; 3563537 Canada Inc aux paras 64, 69, 75-85; Société Angelo Colatosti aux paras 35-37).

[14]           Les erreurs et omissions mentionnées plus haut, cumulativement, rendent la décision contestée déraisonnable, de sorte qu’un nouvel examen indépendant devra être effectué avant qu’une nouvelle décision finale ne soit prise au nom du Ministre concernant la demande d’allègement de la demanderesse. Pour ces motifs, la demande contrôle judiciaire sera accueillie. La décision du délégué du Ministre du 29 juin 2015 sera cassée et la demande d’allègement de la demanderesse sera renvoyée pour redétermination conformément aux présents motifs.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision du délégué du ministre du Revenu national est cassée et la demande d’allègement de la demanderesse est renvoyée pour redétermination conformément aux motifs qui accompagnent le présent jugement.

« Luc Martineau »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1271-15

 

INTITULÉ :

2750-4711 QUÉBEC INC c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 19 mai 2016

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MARTINEAU

 

DATE DES MOTIFS :

LE 25 mai 2016

 

COMPARUTIONS :

Me Mathieu Angers

Me Julie Gaudreault-Martel

 

Pour le demandeur

 

Me Anne Poirier

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lambert Angers Avocats

Montréal (Québec)

 

Pour le demandeur

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

 

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