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Date : 20160503


Dossier : T-644-15

Référence : 2016 CF 488

Ottawa (Ontario), le 3 mai 2016

En présence de monsieur le juge Roy

ENTRE :

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

demandeur

et

LEUCHERIN BLACKMAN

défendeur

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

[1]               Le défendeur en l’espèce, M. Leucherin Blackman, est détenu dans un pénitencier. À ce titre, il doit se soumettre à un programme réglementaire de contrôle au hasard en vertu duquel il est tenu de fournir un échantillon d’urine. Or, il appert que la prise d’un tel échantillon aurait révélé de la consommation de cocaïne; ainsi, il a fait l’objet d’une accusation disciplinaire à cet égard.

[2]               En défense à cette infraction disciplinaire, M. Blackman a soumis que le contrôle dont il a fait l’objet n’était pas « au hasard » étant donné qu’il a dû se soumettre à tel contrôle à de nombreuses reprises au cours d’une courte période de temps. Selon son argument, il ne pouvait donc plus s’agir d’un programme réglementaire de contrôle au hasard.

[3]               La présidente indépendante du Tribunal disciplinaire chargée d’entendre cette affaire a donné raison à M. Blackman. Le procureur général procède en révision judiciaire de cette décision aux termes de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC (1985), c F-7.

[4]               Pour les motifs exposés ci-après, la Cour en vient à la conclusion que l’affaire doit être retournée à un autre président indépendant du Tribunal disciplinaire parce qu’il y a eu, en l’espèce, violation des principes d’équité procédurale.

I.                   Les faits

[5]               Il n’est pas nécessaire de faire un long exposé au sujet des faits de cette affaire. Ils sont non seulement simples, mais ils ne sont pas contestés non plus.

[6]               M. Blackman est détenu dans des institutions pénitentiaires canadiennes depuis plusieurs années. C’est au moment où il était détenu au pénitencier de Cowansville qu’il a dû se soumettre au programme réglementaire de contrôle au hasard au cours duquel son urine a été reçue et testée à plusieurs reprises sur une période de temps relativement courte. Il était résident du pénitencier de Cowansville lors de l’audition disciplinaire du 25 mars 2015. Il y résidait alors depuis quelques deux ans. Entre 2006 et 2009, M. Blackman aurait été sélectionné à quatre reprises (19 décembre 2006, 23 janvier 2007, 28 août 2008 et 21 avril 2009). Depuis le début de son incarcération à Cowansville, cela aurait plutôt été à cinq reprises qu’il aurait été sélectionné (22 mars, 5 avril, 18 et 24 octobre 2013 et le 8 avril 2014) pour fournir un échantillon d’urine en vertu du programme règlementaire. L’infraction disciplinaire dont il est ici question aurait été portée suite à la prise d’un échantillon d’urine le 8 avril 2014. On note qu’il a aussi été sélectionné par la suite à deux reprises, en novembre 2014 et en février 2015.

[7]               L’échantillon d’urine saisi le 8 avril 2014 aura donné lieu à l’accusation qui fût portée le 15 avril 2014. Cette infraction disciplinaire a été traitée au cours de trois séances présidées par la première présidente indépendante. Ces séances ont eu lieu les 5 juin 2014 et 24 février 2015, alors que la décision a été rendue oralement le 25 mars 2015.

[8]               Je note aussi qu’au 1er avril 2014 l’établissement de Cowansville comptait 646 détenus.

II.                La Loi

[9]               C’est le paragraphe 54 de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, LC 1992, c 20 [la Loi], qui donne juridiction pour créer un programme réglementaire de contrôle au hasard relativement à la fourniture d’échantillons d’urine. Le paragraphe se lit de la façon suivante :

54 L’agent peut obliger un détenu à lui fournir un échantillon d’urine dans l’un ou l’autre des cas suivants :

54 Subject to section 56 and subsection 57(1), a staff member may demand that an inmate submit to urinalysis

. . .

. . .

b) il le fait dans le cadre d’un programme réglementaire de contrôle au hasard, effectué sans soupçon précis, périodiquement et, selon le cas, conformément aux directives réglementaires du commissaire;

(b) as part of a prescribed random selection urinalysis program, conducted without individualized grounds on a periodic basis and in accordance with any Commissioner’s Directives that the regulations may provide for; or

[10]           Le programme réglementaire dont il est question au paragraphe 54(b) prend forme dans le Règlement sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, DORS/92-620 [le Règlement]. C’est ce Règlement qui prévoit la nomination de présidents indépendants dans un chapitre du Règlement qui traite du régime disciplinaire applicable aux détenus. L’article 63 du Règlement prescrit que le nom du détenu devant fournir un échantillon d’urine doit être choisi au hasard. Son texte de lit de la façon suivante :

63 (1) Pour l’application de l’alinéa 54b) de la Loi, le Service peut instaurer un programme de contrôle au hasard visant à garantir la sécurité du pénitencier et de quiconque et à prévenir l’usage et le trafic de substances intoxicantes à l’intérieur du pénitencier.

63 (1) For the purposes of paragraph 54(b) of the Act, the Service may establish a random selection urinalysis program for the purpose of ensuring the security of the penitentiary and the safety of persons by deterring the use of and trafficking in intoxicants in the penitentiary.

(2) Le programme de contrôle au hasard doit prévoir que chaque détenu doit fournir un échantillon d’urine lorsque son nom a été choisi au hasard parmi les noms de tous les détenus du pénitencier.

(2) A random selection urinalysis program shall provide for samples to be provided by inmates whose names have been chosen by random selection from among the names of the entire inmate population of the penitentiary.

C’est à l’article 60 du Règlement qu’on y trouvera une définition de ce qu’est le contrôle au hasard. Elle se lit :

contrôle au hasard Méthode de sélection établie dans les Directives du commissaire qui assure à tous les détenus une probabilité égale d’être choisis périodiquement pour fournir un échantillon d’urine et qui offre des garanties raisonnables contre toute ingérence dans son application. (random selection)

[11]           Il est bien évident que la fréquence avec laquelle un nom peut être tiré sera en fonction du nombre de noms tirés par rapport à la population totale de détenus dans une institution. On apprendra de l’affidavit d’une fonctionnaire que le pourcentage de noms tirés au hasard a évolué au cours des dernières années. Selon la Directive du commissaire 566-10, Prise et analyse d’échantillons d’urine (13 juin 2012), il fallait établir une liste mensuelle de détenus sélectionnés au hasard qui comprenait les noms d’au moins 5 % de l’ensemble de la population carcérale. Au 1er octobre 2012, le pourcentage est passé à 8 %. Au 1er avril 2013, le pourcentage a été augmenté à 10 %. Ainsi, lors de la commission de l’infraction alléguée, le pourcentage se situait à un détenu sur 10 dont le nom était sélectionné mensuellement.

[12]           Le Règlement prévoit qu’est une infraction disciplinaire pour le détenu d’introduire « dans son corps une substance intoxicante » (paragraphe 40(k) du Règlement). C’est d’une telle infraction dont on a accusé M. Blackman à la suite de la prise d’échantillons d’avril 2014.

III.             Décision de la première président indépendante

[13]           Comme noté précédemment, la décision qui fait l’objet de la demande en contrôle judiciaire a été rendue oralement le 25 mars 2015.

[14]           L’argument présenté par M. Blackman se résume, essentiellement, à prétendre que le processus mis en place, ou à tout le moins suivi dans son cas, n’en est pas un où la sélection se fait au hasard. Il est soumis que le processus n’offre pas les garanties suffisantes pour rencontrer l’obligation que tous les détenus bénéficient d’une probabilité égale d’être choisi périodiquement pour fournir l’échantillon d’urine. Le fait que M. Blackman a dû se soumettre à cinq prises d’échantillons au cours des 15 mois ayant précédé la date de la commission de l’infraction alléguée indiquerait que le hasard n’est pas au rendez-vous.

[15]           La présidente indépendante note l’existence de témoignages de plusieurs employés du service correctionnel qui auront tenté de démontrer que le système mis en place satisfait à la définition de « contrôle au hasard ». Cependant, la présidente n’en relate pas les éléments et n’en discute pas. Par ailleurs, ce qui est noté par la présidente est que l’un des témoins du service correctionnel, M. Stéphane Marcotte, a indiqué que plusieurs détenus se plaignent de la fréquence avec laquelle leur nom est sélectionné. Sans admettre qu’il en soit ainsi, le témoin s’est contenté de rapporter les plaintes entendues. Il a précisé que les plaintes se rapportaient souvent à des cas d’individus qui disaient être sélectionnés plus souvent lorsque des tests positifs avaient été enregistrés dans les mois précédents.

[16]           Ayant conclu que le commentaire fait par un témoin présenté par M. Blackman selon lequel « le système de contrôle au hasard mis en place par le service correctionnel n’est pas au goût du jour », la présidente conclut que telle n’est pas la question et elle ne saurait conclure que le programme mis en place ne rencontre pas systématiquement les garanties exigées par la Loi (décision du 25 mars 2015, page 20).

[17]           La décision de la première présidente indépendante tient finalement à peu de choses. La première présidente indépendante fonde plutôt sa décision sur son expérience à titre de présidente indépendante depuis plusieurs années. Elle dit : « j’ai été à même de constater à plusieurs reprises que certains détenus avaient été sélectionnés jusqu’à 6 fois dans une période de 12 mois, et ce même jusqu’à 3 mois consécutifs. » (jugement du 25 mars 2015, page 20). La présidente n’élabore pas sur son expérience et réfère alors de façon générale à deux cas dont elle aurait connaissance. Elle ajoute :

J’ai été également à même de constater que le cas de M. Blackman n’est pas un cas isolé, mais une situation qui se reproduit dans plusieurs établissements.

J’ai aussi pu constater que certains détenus n’ont par ailleurs jamais été sélectionnés, et ce, dans certains cas, malgré une longue période d’incarcération.

[18]           À l’évidence, cette expérience de la présidente aura eu un effet décisif sur sa prise de décision puisqu’elle déclare à la page 22 :

Même si, à première vue, avec tous les témoignages et les documents déposés par le service correctionnel, on pourrait être portés à croire que ce qui a été mis en place comme programme est aléatoire et assure à tous les détenus une probabilité égale d’être choisis périodiquement pour fournir un échantillon d’urine et offre des garanties raisonnables contre toute ingérence dans son application, les résultats constatés semblent démontrer le contraire.

En effet, plusieurs détenus sont sélectionnés selon le programme de sélection au hasard plus d’une fois dans une période de 12 mois, et pour certains, deux mois et plus consécutifs.

. . .

Or, après avoir entendu les témoignages, reçu la preuve documentaire, et croyez-moi, elle est nombreuse, et après avoir étudié les affidavits déposés, après avoir pris connaissance des représentations des parties dans cette affaire, de la jurisprudence soumise, et après avoir analysé le tout et tiré les inférences qui s’imposent, j’arrive aux conclusions que M. Blackman a prouvé par la prépondérance des probabilités que le système de contrôle au hasard actuellement mis en place par le service correctionnel et tel qu’appliqué par le SCC n’offre pas les garanties requises exigées par la Loi.

(Jugement du 25 mars 2015, p. 22 à 24)

IV.             Les prétentions des parties

[19]           Le procureur général se présente devant cette Cour pour demander que la décision de la première présidente indépendante soit cassée en contrôle judiciaire. Il présente à la Cour deux arguments. Le premier est que celle-ci s’est appuyée sur des connaissances personnelles à titre de présidente indépendante, mais qui n’étaient pas en preuve et au sujet desquels il a été impossible au demandeur de faire des observations et d’en contester la validité. Dit autrement, le demandeur n’a pas pu participer au débat puisque le décideur administratif a introduit des éléments qui n’étaient pas en preuve pour renverser, du moins à ses yeux, la preuve considérable qui lui avait été soumise que le système en place produit des sélections aléatoires et satisfait au critère que la sélection de personnes pour subir le test de dépistage est « au hasard ». Le demandeur argumente aussi que les conclusions de la présidente ne sont pas raisonnables.

[20]           Le défendeur, quant à lui, a mis en exergue le rapport d’un expert sur les probabilités. Ce rapport a été noté par la présidente indépendante, mais elle n’y a pas par ailleurs eu recours. De fait, l’auteur du rapport n’a pas témoigné et son rapport n’est pas d’une approche facile. Il est composé de formules mathématiques qui ne sont pas expliquées. Ces formules sont appliquées à certains scénarios qui ne sont pas davantage expliqués ou articulés au rapport.

[21]           L’argument au sujet de la violation du principe de l’équité procédurale est en deux temps. Dans un premier temps, le défendeur soutient qu’il ne suffit pas de soulever une crainte de violation de la justice naturelle pour avoir gain de cause, mais encore faut-il en démontrer la violation réelle.

[22]           Dans un deuxième temps, le défendeur prétend que la présidente indépendante n’a pas fait abstraction de la preuve et qu’elle ne s’est pas basée uniquement sur des connaissances personnelles inadmissibles. Le défendeur plaide que la décision a examiné la preuve soumise. On prétend que les témoignages des experts ont été résumés et, ainsi, il n’y a pas lieu de prétendre que l’absence d’un récit détaillé signifierait que cette preuve n’a pas été considérée dans l’élaboration de la décision ultime. Les exemples tirés par la présidente indépendante de son expérience personnelle sont dits ne pas être des faits nouveaux. Le fait qu’il existe un rapport d’expert où des exemples seraient présentés suffirait selon le défendeur à prévenir le demandeur de la nécessité de les contrecarrer. Le demandeur prétend que la présidente indépendante « a considéré dans l’appréciation de la situation l’ensemble de la preuve, tout en retenant et rejetant certaines parties des témoignages, en utilisant son expertise et des exemples identiques à ceux contenus au rapport contenu dans la preuve. Le demandeur ne peut à ce stade qualifier ses faits de nouveaux afin de revenir sur sa stratégie et palier aux lacunes de sa preuve. » (paragraphe 41 du mémoire des faits et du droit du défendeur).

[23]           Quant au caractère raisonnable de la décision, essentiellement, le demandeur prétend que le programme de sélection au hasard ne peut être considéré comme non aléatoire sur la seule base de certains résultats obtenus. Dit autrement, on ne devrait pas juger l’arbre à ses fruits. Ce qui est requis, c’est d’examiner le processus pour voir s’il produit des résultats aléatoires. Tentant d’utiliser une analogie avec la jurisprudence sur la représentativité des jurys, on prétend que les tribunaux ont rejeté la notion qu’une identité parfaite entre les probabilités et les résultats est requise.

[24]           De l’avis du défendeur, il ne faut pas confondre la notion de caractère aléatoire avec celle des « chances équitables ». Ce dont les décisions notées par le demandeur traitent n’est pas tant le caractère aléatoire du système alors sous étude, mais plutôt de s’assurer que les listes utilisées de candidats jurés soient exactes et mises à jour parce qu’il s’agit là de questions de représentativité de jurys en matière criminelle. Il faut éviter le mélange des genres.

[25]           Pour le défendeur, la présidente indépendante n’a pas jugé sur la méthode de sélection qui devait être utilisée. Elle ne se prononce pas à proprement parler. Elle a plutôt conclu qu’elle était convaincue que la sélection du défendeur était trop fréquente par rapport à la période de temps sous étude.

V.                Analyse

[26]           La question qui fait l’objet du présent contrôle judiciaire n’est pas de savoir si le défendeur a fait l’objet d’un processus qui ne rencontre pas ce que la Loi et le Règlement requièrent. C’est bien sûr la conclusion à laquelle la présidente en est arrivée, mais là n’est pas la question posée à la Cour. Nous sommes plutôt en amont de cette décision en ce qu’il faut déterminer si la décision a été rendue en suivant les principes d’équité procédurale. Il est reconnu depuis longtemps que deux des principes fondamentaux de l’équité procédurale sont le droit d’être entendu par un adjudicateur impartial et le droit d’être entendu. Il n’est pas ici question de mettre en doute l’impartialité de la présidente indépendante. C’est plutôt la capacité pour le demandeur d’être entendu qui est mise en cause et qui fait l’objet de l’adjudication en contrôle judiciaire. Rien de plus. Dans un second temps, la décision elle-même peut être considérée pour en considérer le caractère raisonnable. Si le demandeur a tout et qu’il a participé pleinement au débat, alors la décision est-elle attaquable?

[27]           Malgré l’excellente prestation de l’avocate qui représente les intérêts du défendeur dans cette affaire, la Cour doit en venir à la conclusion que la décision rendue dans cette affaire par la présidente indépendante n’a pas respecté le principe de justice fondamentale qui veut que les parties ont le droit d’être entendues.

[28]           La Cour a reproduit de longs extraits de la décision rendue pour illustrer aussi clairement que possible en quoi elle consiste en l’espèce. Contrairement à ce qui a été prétendu par le défendeur, il n’y a pas eu d’analyse de la preuve présentée par le demandeur de la qualité du processus qui a été mis en place pour assurer que les noms soient pigés au hasard. Plutôt, la décision note l’existence de cette preuve abondante qui est alors contrecarrée, aux yeux du décideur, par ce qu’elle a dit avoir constaté à plusieurs reprises depuis qu’elle agit à titre de présidente indépendante dans la région du Québec. De cette expérience la présidente indépendante réfère à deux exemples dont on ne connaît ni les tenants, ni les aboutissants. Ces deux cas ne sont que notés.

[29]           Il s’agit, de toute évidence, d’expériences qui ne faisaient pas partie du dossier et au sujet desquels il était impossible au demandeur d’en argumenter la pertinence ou même la véracité.

[30]           Ce n’est pas comme si ces commentaires étaient marginaux et que la décision était en fait fondée sur la preuve présentée, avec commentaires supplémentaires, peut-être malheureux, mais seulement incidents. Ma lecture de la décision du 25 mars 2015 me convainc que c’est en fait sur cette seule base, d’une expérience qui n’est pas en preuve et dont on ignore les détails, que la décision a été prise sans qu’il ait été rendu possible au demandeur de la contester ou d’en faire des observations. Il s’agit là, à mon avis, d’une atteinte fondamentale à la capacité d’une partie entendue devant un adjudicateur et de participer pleinement au débat. Si la présidente indépendante se fonde sur une preuve quelconque, elle devrait permettre aux parties d’être entendues sur celle-ci pour permettre d’être contestée et qu’on argumente à son sujet.

[31]           Ce genre de violation est contrôlé sur la base de la décision correcte. (Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24 au para 79, [2014] 1 RCS 502). Il en résulte qu’aucune déférence n’est due à la décision en matière d’équité procédurale. À mon avis, la violation est si manifeste qu’il ne saurait y avoir de doute raisonnable. Je ne puis voir comment la preuve présentée par le demandeur peut être contrecarrée par une expérience personnelle qui n’a pas fait l’objet de divulgation, de preuve, de contestation ou de commentaire de la part des parties. On ne saurait prévoir quel aurait été le résultat si le tout avait été divulgué conformément au droit et avait fait l’objet d’une contestation complète. On ne peut davantage chercher appui sur la connaissance d’office. Sopinka, Lederman et Bryant la définisse ainsi dans The Law of Evidence in Canada, 3rd Edition, Lexis Nexis :

§19.13 Judicial notice is the acceptance by a court or judicial tribunal, in a civil or criminal proceeding, without the requirement of proof, of the truth of a particular fact or state of affairs. Facts which are (a) so notorious as not to be the subject of dispute among reasonable persons; or (b) capable of immediate and accurate demonstration by resorting to readily accessible sources of indisputable accuracy, may be noticed by the court without proof of them by any party. The practice of taking judicial notice of facts is justified. It expedites the process of the courts, creates uniformity in decision-making and keeps the courts receptive to societal change. Furthermore, the tacit judicial notice that surely occurs in every hearing is indispensable to the normal reasoning process.

Ici, la connaissance des deux exemples auxquels la présidente indépendante réfère n’est ni notoire ni capable de démonstration de sa justesse. L’expérience générale invoquée par la présidente l’est encore moins. Or, elle a fondé sa décision uniquement sur cette information non révélée ou testées par les parties. La preuve que certains détenus se plaignent quant à elle ne fait preuve de rien outre qu’ils se sont plaints.

[32]           Point n’est besoin de fournir une longue liste d’autorités. Il suffit de citer Brown and Evans, Judicial Review of Administrative Action in Canada (Toronto, On, Carswell, 2013), au numéro 10:8330:

10 :8330 :

. . .

Of course, the courts have often stated that parties, although the fact that a decision-maker is merely aware of extraneous evidence will not, without more, be a breach of procedural fairness. While specialized knowledge may be used to assist the decision-maker to assess the evidence that has been given on a certain fact, it cannot be a substitute for evidence when none has been introduced.

Accordingly, where a tribunal can identify facts or information on which it intends to rely in making its decision, and where there is doubt as to whether that information is known to the parties, a tribunal should disclose it to the parties as a matter both of prudence and fairness, in order to ensure that the parties are provided with an opportunity to respond.

[33]           Un passage aussi puissant peut être tiré du Professeur Patrick Garant dans Droit Administratif (Éditions Yvon Blais, 6e éd.) :

Un tribunal commet une erreur manifeste s’il utilise pour leur valeur probante des faits mis en preuve postérieurement dans un autre dossier sans que les parties aient eu l’occasion d’en débattre. Les faits importés d’un autre dossier, même si celui-ci a été entendu par le même décideur, ne font pas partie de la connaissance d’office en vertu de laquelle le tribunal prend connaissance de certains textes ou faits dont il peut tenir compte dans sa décision, s’ils n’ont été ni allégués ni prouvés. Il ne s’agit pas alors de questions d’ordre général ou dont la notoriété rend l’existence raisonnablement incontestable. Le tribunal peut s’inspirer de faits généraux tirés de dossiers antérieurs, mais il ne peut importer les faits propres à un autre dossier pendant sans en avertir les parties. De même, un tribunal violerait la règle audi alteram partem s’il fondait sa décision, sans aucun préavis aux parties en cause, sur une autre décision qu’il aurait lui-même prononcée dans une toute autre affaire, et, surtout, sur la preuve qu’il aurait entendue dans cet autre dossier, dont les faits, par ailleurs, seraient quasi identiques.

(pp. 645-646)

[34]           En notre espèce, la situation est encore pire en ce que nous ne pouvons même pas parler de faits provenant d’un autre dossier : nous ne savons tout simplement pas d’où cela vient. Il y a eu violation du principe d’équité procédurale voulant que les parties puissent être entendues sur la preuve présentée au tribunal ou utilisée par celui-ci.

[35]           Le deuxième argument présenté par le demandeur se veut une attaque contre les conclusions auxquelles la présidente indépendante en est arrivée. Je dois dire que l’argument tel que présenté est beaucoup moins convaincant et plutôt confus.

[36]           À proprement parler, vu la conclusion à laquelle la Cour en est arrivée sur la question d’équité procédurale, il ne serait peut-être pas nécessaire de disposer de la question du caractère raisonnable de la décision rendue. Je me contenterai d’examiner l’argument tel que présenté. Si je comprends l’argument présenté par le demandeur, on ne peut conclure que la sélection n’est pas aléatoire en se fondant sur les résultats obtenus; il s’agirait là d’une démarche erronée, se fondant sur la jurisprudence relative à la composition des jurys. Pour le demandeur, ce que recherchait la présidente indépendante est l’équivalent de la parité entre les détenus : ils doivent être sélectionnés le même nombre de fois les uns par rapport aux autres. Le demandeur prétend plutôt que ce qui est requis est que les chances d’être sélectionnés doivent être égales. Ainsi, les résultats importent peu si le processus est lui fiable.

[37]           À mon sens, ce n’est pas ce que la présidente indépendante a conclu dans notre cas. Je n’ai trouvé nulle part une indication voulant qu’elle requière parfaite identité de sélection chez les détenus. Je ne doute pas qu’elle reconnaisse qu’un processus aléatoire puisse produire certaines répétitions de sélection. C’est la nature même d’un processus aléatoire.

[38]           Tout ce que la présidente indépendante a fait c’est de questionner qu’un processus aléatoire puisse produire des résultats où certains détenus se voient « gagnants » sensiblement plus souvent que ce que les probabilités pourraient justifier à première vue. Il n’est pas question de représentativité comme dans les affaires citées par le demandeur qui s’attachent à la représentativité des jurys criminels (R. c Kokopenace, 2015 CSC 28, [2015] 2 RCS 398). Il s’agit plutôt de se questionner sur un processus qui génère des résultats au sujet duquel on peut soulever des doutes s’il produit trop de sélections des mêmes individus. Contrairement à ce que prétend le demandeur, la présidente indépendante ne cherche pas à ce que « les détenus étaient effectivement sélectionnés un nombre équivalent de fois les uns par rapport aux autres et, alors que ce n’est pas le nombre de sélections qui doit être équivalent mais bien les chances et les opportunités d’être sélectionné périodiquement. » (paragraphe 42 du mémoire des faits et du droit du demandeur). Ce à quoi cette phrase ne répond pas est en fait la question que se posait la présidente indépendante. Comment se fait-il que plusieurs détenus soient sélectionnés plus souvent que d’autres? La présidente aurait pu se poser la question de savoir si ces écarts statistiques, s’ils en sont, étaient eux-mêmes statistiquement significatifs. Mais ce débat n’a pas eu lieu puisqu’il a été court-circuité par la conclusion de la présidente indépendante qu’elle pouvait utiliser son expérience personnelle pour conclure au caractère non aléatoire. Elle ne se prononce pas sur la représentativité au sens des jugements en la matière relevant de la composition des jurys.

[39]           Ce n’est pas ici une question de représentativité de la composition d’un jury par rapport à la communauté de laquelle il provient. Il s’agit d’un processus de sélection qui donnerait des résultats qui s’éloignent peut-être de ce que les probabilités pourraient générer. L’analogie avec la jurisprudence sur la représentativité des jurys est défectueuse.

[40]           Ainsi, je conclurais que l’argument présenté par le demandeur sur le caractère raisonnable de la décision ne peut être convaincant parce qu’il ne traite pas de la décision qui a été effectivement rendue. Il fait un rapprochement qui n’est pas approprié avec la représentativité des jurys et qui ne produit pas un résultat menant à une conclusion de non raisonnabilité. La raisonnabilité tient à la justification de la décision, à sa transparence, et à l’intelligibilité du processus décisionnel. Celui qui conteste le caractère raisonnable doit convaincre que la décision n’appartient pas aux issues possibles acceptables (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190). Le gouvernement ne s’est pas déchargé de ce fardeau avec l’argument qu’il a présenté.

[41]           Je ne voudrais pas qu’on comprenne de mes propos que j’entérine indirectement la conclusion selon laquelle un processus qui génère des cas d’individus qui sont surreprésentés dans la sélection est nécessairement non aléatoire parce que je ne conclus pas que la décision sous étude n’est pas déraisonnable. Il est certes possible de tirer à pile ou face à cinq reprises et d’obtenir le même résultat à chaque fois. L’échantillon est trop restreint pour conclure à un problème avec la pièce de monnaie par exemple. Ce serait à des experts d’expliquer en quoi un processus qui mène à des résultats inattendus, après avoir été mis en preuve, continue d’être aléatoire. En l’espèce, la conclusion tirée par la présidente indépendante sur la base de quelques expériences, y inclus le cas de M. Blackman, aurait peut-être pu faire l’objet d’une attaque en contrôle judiciaire de la raisonnabilité de la décision sur une base autre que celle présentée. Cependant, telle n’est pas la teneur de l’argument fait par le gouvernement. Le demandeur a cru que la présidente indépendante avait conclu qu’il fallait parfaite égalité des sélections et a fait son argument sur cette base. En fait, la décision est plutôt qu’il y aurait trop de cas de surreprésentation, ce qui engendre une conclusion que le système de contrôle au hasard n’est pas adéquat. L’argument du gouvernement ne répond pas à la décision qui a été rendue. La seule chose qui est ici faite est de disposer de l’argument qui a été présenté. Le caractère aléatoire pourra être contesté sur une base valide dans une autre instance où les parties auront été entendues.

VI.             Conclusion

[42]           Ce qui a été décidé est tout simple. La présidente indépendante ayant constaté la fréquence de la sélection du défendeur, et s’appuyant essentiellement sur son expérience comme présidente indépendante au cours de laquelle elle aurait vu des sélections fréquentes, elle se dit satisfaite selon la balance des probabilités que le système de contrôle au hasard n’offre pas les garanties requises. La présidente indépendante se fonde sur quelques cas dont on ne connait pas les détails pour conclure que le système de sélection ne produit pas des sélections aléatoires. Il y a vice à l’équité procédurale.

[43]           La Cour en vient donc à la conclusion que la décision prise le 25 mars 2015 par la présidente indépendante est viciée au plan de l’équité procédurale. La décision est fondée sur des informations qui n’ont pas été mises en preuve et qu’il n’a pas été possible aux participants de contester ou, à tout le moins, de présenter des observations et commentaires qui auraient alors dus être pris en considération. Quant à l’argument fait par le demandeur que la décision n’était pas raisonnable, l’argument tel que présenté n’est pas convaincant et il est rejeté.

[44]           Le demandeur avait requis ses dépens. Puisque celui-ci n’a eu gain de cause que sur un des deux arguments, et étant donné la nature de la présente affaire, il n’y aura pas d’adjudication de dépens en l’espèce.

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accordée. Il n’y aura pas d’adjudication de dépens.

« Yvan Roy »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-644-15

 

INTITULÉ :

PROCUREUR GENERAL DU CANADA c LEUCHERIN BLACKMAN

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 13 avril 2016

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LE JUGE ROY

 

DATE DES MOTIFS :

LE 3 mai 2016

 

COMPARUTIONS :

Me Stéphane Arcelin

 

Pour le demandeur

 

Me Camille Théberge-Ménard

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

Me Camille Théberge-Ménard, avocate

Longueuil (Québec)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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