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Date : 20160428


Dossier : IMM-898-15

Référence : 2016 CF 480

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 28 avril 2016

En présence de madame la juge Gagné

ENTRE :

IEVGENII VOLOSHYN

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Nature de l’affaire

[1]               M. Ievgenii Voloshyn conteste une décision rendue le 5 février 2015, dans laquelle la Section d’appel des réfugiés (SAR) a rejeté son appel d’une décision négative rendue par la Section de la protection des réfugiés (SPR). Les deux ont conclu que le demandeur n’est pas un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger.

II.                Les faits

[2]               Le demandeur est un citoyen ukrainien d’origine russe de 28 ans qui a vécu à Kiev. Il craint d’être recruté de force dans les groupes paramilitaires qui doivent être envoyés sur les lignes de front dans l’est de l’Ukraine. Plusieurs événements de mars 2014 ont mené à cette crainte.

[3]               Le 15 mars 2014, un groupe paramilitaire a appelé sa mère et demandé qu’il se présente à une unité militaire à Kiev, ce qu’il n’a pas fait. Le demandeur mentionne qu’il a déjà effectué son service militaire en 2006-2007 et déclare avoir été un « soldat ».

[4]               Le 17 mars 2014, il mentionne que pendant une marche avec son chien, des hommes masqués et armés de bâtons l’ont entouré. Ils lui ont demandé pourquoi il n’était pas au camp militaire, et ils lui ont demandé où il habitait. Il soutient qu’ils avaient un imprimé d’ordinateur et qu’ils ont cherché son nom. Ils lui ont dit de se présenter à la station militaire.

[5]               Le 18 mars 2014, sa mère a appelé son oncle au Canada pour lui obtenir un visa pour le Canada. Le demandeur a immédiatement emménagé chez les parents de sa copine dans un autre secteur de Kiev à des fins de sécurité. Le lendemain, pendant son trajet vers le travail, le demandeur a dû s’arrêter à un « point de contrôle » mis sur pied par les forces paramilitaires. Il a vu les hommes masqués saisir un jeune homme et l’emmener. Le demandeur s’est dirigé vers une rue transversale pour s’échapper.

[6]               Le demandeur a quitté l’Ukraine pour le Canada le 10 mai 2014 et il a présenté une demande d’asile à la fin de juin 2014.

[7]               Le demandeur est persuadé que son nom a été transmis au gouvernement et qu’il y a possibilité raisonnable qu’il serait retenu à l’aéroport d’Ukraine s’il tentait d’y retourner. Il croit que son refus de devenir membre des groupes paramilitaires entraînera des représailles et une peine des forces paramilitaires ou du gouvernement ukrainien, puisque son refus pourrait être perçu comme une désertion. De plus, le demandeur craint une peine plus importante en raison du sentiment d’opposition aux Russes qui règne en Ukraine.

[8]               La SPR a rejeté la demande d’asile du demandeur le 1er octobre 2014 en raison du manque de crédibilité et de bien-fondé de sa demande.

III.             Décision contestée

[9]               Pendant l’appel, la SAR a commencé en indiquant qu’il n’y aurait pas d’audience, puisqu’aucun nouvel élément de preuve n’a été présenté à l’appui de l’appel. La SAR a mentionné qu’elle effectuerait sa propre évaluation de la décision de la SPR, à l’aide de l’approche dans Huruglica c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 799, et qu’elle ferait preuve de retenue à l’égard des conclusions de la SPR concernant la crédibilité du demandeur, ainsi que d’autres questions pour lesquelles la SPR jouissait d’un avantage particulier pour tirer ses conclusions.

[10]           La SAR a reconnu que les éléments de preuve documentaire dans le cartable national de documentation indiquaient que le président ukrainien a signé une ordonnance rétablissant la conscription le 1er mai 2014, et que le demandeur a quitté le pays ce même mois. Toutefois, la SAR a souligné que les éléments de preuve démontraient que la conscription visait uniquement les hommes âgés de 18 à 25 ans et que le demandeur n’a reçu aucun appel ou avis écrit du gouvernement ukrainien lui ordonnant de se présenter volontairement pour le service militaire. De plus, il n’y avait aucun élément de preuve démontrant que les forces ukrainiennes recrutent maintenant des hommes de la catégorie d’âge du demandeur (plus de 25 ans), ni que le gouvernement ukrainien tuerait le demandeur s’il ne se présentait pas pour le service militaire. Par conséquent, la SAR a trouvé qu’il était peu probable que le demandeur soit soumis à la conscription dans les forces ukrainiennes ou qu’il soit puni pour désertion par le gouvernement ukrainien, étant donné qu’il n’a pas été recruté officiellement.

[11]           La SAR a reconnu que le gouvernement ukrainien peut avoir eu besoin des forces paramilitaires de février à mai 2014, mais elle a conclu que depuis, le gouvernement a déployé des efforts pour renforcer son armée avec l’aide d’investissements étrangers. Le gouvernement a créé la Garde nationale le 12 mars 2014, l’un de ses objectifs étant de désarmer les milices volontaires.

[12]           La SAR était également d’accord avec les autres conclusions de la SPR : elle a conclu qu’il n’y avait aucun élément de preuve que les forces paramilitaires auraient transmis des renseignements au sujet du demandeur aux forces armées ukrainiennes. Elle a également conclu que le projet de loi qui limiterait prétendument l’utilisation de la langue russe dans les affaires publiques en Ukraine n’avait pas été adopté.

[13]           Au paragraphe 30 de ses motifs, la SAR a conclu que :

…le [demandeur], citoyen ukrainien parlant le russe qui n’est pas actif sur la scène politique et qui vit à Kiev, soit persécuté en Ukraine, que ce soit par le gouvernement ou la société. En outre, l’appelant ne serait pas, selon la prépondérance des probabilités, personnellement exposé au risque d’être soumis à la torture, à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités s’il retournait en Ukraine. Pour ces motifs, son appel est rejeté.

IV.             Questions en litige et norme de contrôle

[14]           Ce contrôle judiciaire soulève une seule question :

Est-ce que la SAR a commis une erreur révisable en concluant que le demandeur n’est pas un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger?

[15]           Je suis d’accord avec les parties que la norme de contrôle qui s’applique est celle du caractère raisonnable (Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47).

V.                Analyse

[16]           Depuis que cette affaire a été plaidée devant moi, la Cour d’appel fédérale (CAF) a rendu sa décision dans Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Huruglica, 2016 CAF 93. J’ai accordé aux parties l’occasion de présenter des observations supplémentaires à savoir si la décision de la CAF a eu un impact en l’espèce. Je n’ai reçu qu’une réponse du demandeur, qui se concentre sur la réponse fournie par la CAF à la question certifiée et qui soutient en l’espèce, que la décision de la SAR peut résister à la norme de la décision correcte à l’égard de ses conclusions de fait et de ses conclusions mixtes de fait et de droit et que de la retenue doit être exercée à l’égard de la conclusion sur la crédibilité. Je suis d’accord avec le défendeur.

[17]           Cela dit, comme la juge Gleason a conclu dans Herrera Andrade c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1490, au paragraphe 11 [Andrade], « lorsque la cour de révision est saisie d’un argument qui porte sur les conséquences pour le tribunal de ne pas avoir mentionné des éléments de preuve importants, son examen consiste initialement à présumer que le tribunal a pris en compte l’ensemble du dossier », et par conséquent, le demandeur « doit se montrer très convaincant ». Deuxièmement, lors de l’évaluation du caractère raisonnable, la Cour doit évaluer l’issue et les motifs du tribunal, conformément à Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au paragraphe 14. Troisièmement, la Cour doit faire preuve de retenue envers les conclusions du tribunal, notamment lorsque de telles conclusions sont au cœur de l’expertise du tribunal.

[18]           Dans son évaluation des éléments de preuve, un décideur n’est pas tenu de faire référence et d’analyser chaque élément de preuve (Cepeda-Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] ACF no 1425, au paragraphe 16 (QL) [Cepeda-Gutierrez]). De plus, Andrade, précité au paragraphe 9, conclut que Cepeda-Gutierrez « ne confirme pas l’énoncé selon lequel le défaut d’analyser des éléments de preuve contraires à la conclusion d’un tribunal rend nécessairement une décision déraisonnable ». Ainsi, le seuil à franchir pour conclure que la décision est déraisonnable est élevé.

[19]           Pour les motifs ci-dessous, je suis d’avis que la décision de la SAR est raisonnable.

[20]           Premièrement, je ne peux pas être d’accord avec l’affirmation du demandeur que la SAR a erré en concluant que la langue russe est bien établie à Kiev et que la SAR a fait fi des éléments de preuve contraires qui démontrent que le demandeur a une crainte bien-fondé dans le nouveau gouvernement de Maidan. Il était loisible à la SAR de rendre cette décision en fonction des éléments de preuve qui lui ont été présentés. En ce qui concerne la question de l’abrogation de la loi sur les langues minoritaires, la SAR peut avoir conclu à tort que le parlement ukrainien ne l’avait pas adoptée, puisque certains des éléments de preuve dans le Dossier certifié du tribunal suggèrent que la loi a été abrogée. Toutefois, il n’y a pas d’éléments de preuve clairs sur cette question, et donc, je conclus que la conclusion de la SAR était raisonnable. De plus, je ne suis pas satisfait que cette question soit devenue l’élément central de la demande du demandeur; sa demande était plutôt fondée sur sa crainte de recrutement forcé.

[21]           Deuxièmement, je rejette l’argument du demandeur que la SAR a erré en concluant que le gouvernement de Maidan ne le blesserait pas ni ne le tuerait s’il ne retournait pas dans le service militaire, en raison de l’omission de la SAR de tenir compte de l’avant-projet de loi qui rendrait les déserteurs passibles de la peine de mort. La SAR a conclu que le gouvernement ukrainien ne qualifierait pas le demandeur de déserteur puisqu’il n’a pas été officiellement recruté. Ainsi, l’élément de preuve dans l’avant-projet de loi ne s’applique pas à la situation du demandeur.

[22]           Troisièmement, à l’égard de l’argument du demandeur à l’effet que la SAR n’aurait pas maintenu l’application par la SPR d’une norme de preuve trop élevée à l’égard de la transmission de l’information au gouvernement par les forces paramilitaires, je suis d’avis que la décision dans Zhu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 1026 (C.F. 1re inst.), citée par le demandeur, se distingue de cette affaire. Dans cette affaire, il y avait une preuve d’un transfert d’information : le demandeur avait fourni de l’information à la GRC au sujet des passeurs de clandestins en Chine, laquelle information a été transférée à l’avocat dans une cause judiciaire connexe; le demandeur soutenait donc être un réfugié sur place. La Cour a conclu qu’il était déraisonnable pour la Section de la détermination pour les réfugiés au sens de la Convention (SDRC) (comme elle s’appelait alors), d’exiger des éléments de preuve que l’information transférée à l’avocat dans la cause judiciaire avait également été transférée aux « passeurs » en Chine :

[16]      Une fois que la preuve avait établi que les renseignements fournis par M. Zhu avaient été transmis à l’avocat des accusés et déposés en preuve dans un procès public et dans un dossier de la Cour accessible au public, il était, selon moi, manifestement déraisonnable que la SSR suggère qu’une preuve additionnelle était nécessaire pour établir que les renseignements auraient pu être portés à l’attention d’un agent de persécution potentiel. [...]

[23]           Dans le cas présent, toutefois, il n’y avait aucune preuve d’un transfert d’information des forces paramilitaires au gouvernement ukrainien. Ainsi, il était raisonnable pour la SAR de ne pas intervenir dans la conclusion de la SPR à cet effet.

[24]           Quatrièmement, je rejette l’argument du demandeur que la SAR a mal interprété les éléments de preuve au sujet de la conscription. Contrairement à l’affirmation du demandeur, la SAR n’a pas seulement cité le document « période de paix » de 2005, mais elle a également cité des éléments de preuve récents qu’il y a eu une deuxième et une troisième vague de conscription en mai et en juillet 2014, respectivement. La SAR a même reconnu que le demandeur est parti pendant la vague de conscription de mai 2014. Néanmoins, elle a conclu que la conscription visait uniquement les hommes âgés de 18 à 25 ans et que le demandeur n’a reçu aucun appel ou avis écrit du gouvernement ukrainien lui ordonnant de se présenter volontairement pour le service militaire. Ainsi, la SAR a raisonnablement conclu que le demandeur ne serait pas admissible à la conscription.

[25]           Finalement, je ne suis pas d’accord avec l’affirmation du demandeur que les motifs de la SAR n’étaient pas transparents puisqu’ils n’ont pas commenté sur les éléments de preuve contradictoires. Comme il a été mentionné ci-dessus, la jurisprudence est claire qu’un tribunal n’a pas à référer ni à analyser chaque élément de preuve (Cepeda-Gutierrez, précité, au paragraphe 16), et que l’existence d’éléments de preuve contradictoires ne rendra pas nécessairement une décision déraisonnable (Andrade, précité, au paragraphe 9).

VI.             Conclusion

[26]           Par conséquent, la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée. Les parties n’ont pas proposé de question de portée générale aux fins de certification, et aucune question n’a été soulevée dans la présente affaire.


JUGEMENT

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

1.      La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

2.      Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Jocelyne Gagné »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-898-15

INTITULÉ :

IEVGENII VOLOSHYN c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 9 décembre 2015

JUGEMENT ET MOTIFS :

La juge Gagné

DATE DES MOTIFS :

Le 28 avril 2016

COMPARUTIONS :

Pietro Iannuzzi

POUR LE DEMANDEUR

Zoé Richard

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Mercandate, Di Pace

Avocats

Montréal (Québec)

POUR LE DEMANDEUR

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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