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Date : 20160401


Dossier : T-852-14

Référence : 2016 CF 344

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 1er avril 2016

En présence de monsieur le juge Zinn

ENTRE :

ALLERGAN INC.

demanderesse

et

APOTEX INC. ET

LE MINISTRE DE LA SANTÉ

défendeurs

et

SENJU PHARMACEUTICAL CO., LTD. ET

KYORIN PHARMACEUTICAL CO., LTD.

défenderesses/brevetées

JUGEMENT PUBLIC ET MOTIFS

(Jugement et motifs confidentiels publiés le 22 mars 2016)

[1]               Allergan Inc. [Allergan] sollicite une ordonnance, aux termes du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93-133, interdisant au ministre de la Santé d’envoyer un avis de conformité à Apotex Inc. [Apotex] concernant son produit de gatifloxacine pour usage ophtalmique après l’expiration du brevet canadien no 2,307,632 [brevet 632].

[2]               Le brevet 632 revendique des compositions liquides aqueuses pharmaceutiques (sous la forme de gouttes pour les yeux, les oreilles ou le nez) contenant de la gatifloxacine et de l’EDTA de disodium [EDTA]. Sa date de priorité est le 21 août 1998, sa date de dépôt est le 20 août 1999, et sa date de publication est le 3 mars 2000.

[3]               Le brevet 632 comprend 10 revendications. Les revendications 6 à 8 sont des revendications de procédé se rapportant aux effets positifs pouvant découler de l’ajout d’EDTA à la gatifloxacine. La revendication 6 porte sur un procédé permettant d’accroître la perméabilité cornéenne de la gatifloxacine par l’ajout d’EDTA. La revendication 7 porte sur un procédé permettant d’empêcher la précipitation de cristaux de gatifloxacine dans la solution grâce à l’ajout d’EDTA. La revendication 8 porte sur un procédé permettant d’empêcher la coloration d’une solution de gatifloxacine grâce à l’ajout d’EDTA.

[4]               Les revendications 1 à 5, 9 et 10 sont des revendications de composition pharmaceutique comportant des variantes dans la quantité de gatifloxacine revendiquée, la quantité d’EDTA revendiquée, le niveau de pH de la solution et la forme d’administration (gouttes pour les yeux, les oreilles ou le nez).

[5]               Dans cette demande, Allergan s’appuie uniquement sur la revendication 10 du brevet 632, conformément au contenu des revendications 9, 3, 2 et 1. Voici ces revendications :

[traduction]

1. Composition pharmaceutique liquide aqueuse qui comprend de la gatifloxacine ou son sel et de l’EDTA de disodium.

2. Composition pharmaceutique liquide aqueuse selon la revendication 1, dont le pH se trouve entre 5 et 8.

3. Composition pharmaceutique liquide aqueuse selon la revendication 1 ou 2, qui est sous la forme de gouttes pour les yeux.

9. Composition liquide aqueuse selon l’une des revendications 1 à 5, dans laquelle la gatifloxacine ou son sel de qualité pharmaceutique est présent dans une quantité de 0,1 à 1,0 % p/v et l’EDTA de disodium est présent dans une quantité de 0,001 à 0,2 % p/v.

10. Composition liquide aqueuse selon la revendication 9, dans laquelle l’EDTA de disodium est présent dans une quantité de 0,01 à 0,1 % p/v.

[6]               Allergan fait valoir, et je suis d’accord, que lue conjointement avec les revendications 9, 3, 2 et 1, la revendication 10 couvre :

[traduction]

Une composition pharmaceutique liquide aqueuse sous la forme de gouttes pour les yeux et ayant un pH entre 5 et 8, comprenant de la gatifloxacine ou son sel de qualité pharmaceutique dans une quantité de 0,1 à 1,0 % p/v et de l’EDTA dans une quantité de 0,01 à 0,1 % p/v [l’invention].

[7]               Dans son avis d’allégation et ses observations, Apotex a fait valoir que le brevet 632 est invalide, compte tenu de son évidence et de son inutilité. La question est de déterminer si cette allégation est justifiée. Apotex doit démontrer qu’il existe des preuves qui, si elles sont retenues, peuvent réfuter la présomption de validité du brevet garantie par le paragraphe 43(2) de la Loi sur les brevets, L.R.C. (1985), ch. P-4. Si Apotex y parvient, Allergan devra alors démontrer selon la prépondérance des probabilités que les allégations d’évidence et d’inutilité ne sont pas justifiées : Abbott Laboratories c. Canada (Santé), 2007 CAF 153, aux paragraphes 9 et 10; Allergan inc. c. Canada (Santé), 2012 CF 767, au paragraphe 42.

[8]               Compte tenu des peu nombreuses questions soulevées et de ma préférence pour la preuve de l’un des témoins experts, seuls de brefs motifs sont requis pour expliquer ma conclusion comme quoi Allergan n’a pas démontré que les allégations d’Apotex n’étaient pas justifiées.

LA PREUVE

[9]               Allergan s’est appuyé sur la preuve d’expert de M. Joseph Fix, qui a affirmé avoir de l’expertise dans [traduction] « le domaine de l’administration et de la formulation de médicaments ».

[10]           Apotex s’est appuyé sur la preuve d’expert de M. Paul Myrdal, un formulateur, et de Mme Heather Sheardown, [traduction] « une ingénieure chimiste dont le travail est axé sur l’étude et l’élaboration de formules d’administration pour un usage ophtalmique ».

[11]           Apotex recommande avec insistance que peu de poids soit accordé au témoignage de M. Fix :

[traduction]

Son témoignage comporte des lacunes : a) il n’avait pas été tenu « en aveugle » par rapport aux enjeux, comme il avait passé en revue l’avis d’allégation et le brevet 632 avant de forger son opinion; b) il n’avait pas été adéquatement informé à l’égard de l’évidence et de l’utilité; c) il a interprété le brevet selon sa perspective (avec plus de 30 ans d’expérience) plutôt que celle d’une personne versée dans l’art; d) il a interprété le concept inventif et la promesse en déterminant ce qui rendrait le brevet 632 différent de l’antériorité; d) il était déconnecté de l’état de la technique de la formulation de produits ophtalmiques en 1998, p. ex. il a émis l’avis que l’EDTA n’était pas un excipient conventionnel utilisé dans les formules ophtalmiques alors que la preuve démontrait clairement que c’en était un; f) il a examiné chaque référence isolément au lieu de se fonder sur une mosaïque de l’antériorité; et h) il n’a pas examiné attentivement tous les documents sur lesquels s’est appuyée Apotex dans son avis d’allégation et a, par conséquent, omis ou fait fi des aspects critiques de l’antériorité. [Renvois omis.]

[12]           Bien que je ne sois pas convaincu que toutes ces lacunes présumées sont établies, je conclus, pour les motifs suivants, qu’il convient de privilégier le témoignage de Mme Sheardown et d’y accorder plus de poids qu’à celui de M. Fix et de M. Myrdal.

[13]           Comme l’a relevé Apotex, M. Fix n’avait pas été tenu « en aveugle »; il a exprimé son opinion après avoir lu le brevet 632 et l’avis d’allégation d’Apotex et après avoir discuté de ces deux documents avec Allergan. Dans l’arrêt Apotex Inc. c. Sanofi-Synthelabo Canada Inc., 2008 CSC 61, [2008] 3 R.C.S. 265 [Plavix CSC], au paragraphe 67, la Cour suprême du Canada a ordonné qu’une évaluation de l’évidence soit réalisée [traduction] « abstraction faite de toute connaissance de l’invention telle que revendiquée ». En s’appuyant sur cette observation, la Cour a reconnu que le témoignage d’experts n’ayant pas vu le brevet ni n’ayant pas été informés des positions des parties doit se voir accorder plus de poids à l’égard des questions d’évidence et d’interprétation du brevet que le témoignage d’un expert pleinement au fait du contenu divulgué du brevet et des positions des parties : AstraZeneca Canada Inc. c. Apotex inc., 2014 CF 638 [Esomeprazole CF], au paragraphe 321; Teva Canada Innovation c. Apotex Inc., 2014 CF 1070, aux paragraphes 94 à 97; Takeda Canada Inc. c. Canada (Santé), 2015 CF 570, aux paragraphes 27 à 29.

[14]           À l’instar de M. Fix, M. Myrdal avait eu connaissance du brevet 632 (ou de l’équivalent américain) et des positions des parties. Comme l’a reconnu Apotex, [traduction] « M. Myrdal avait témoigné dans le cadre d’une affaire aux États-Unis au sujet du brevet en question, et son témoignage dans la présente instance concordait avec le témoignage qu’il avait fait aux États‑Unis ».

[15]           Apotex a porté à l’attention de la Cour deux instances intentées devant le tribunal des États-Unis du district du Delaware dans le cadre desquelles M. Myrdal avait témoigné. Apotex soutient que dans les deux cas, le tribunal a conclu que l’équivalent américain du brevet 632 était invalide, au motif de son caractère évident. Ces conclusions ne sont clairement pas contraignantes pour la Cour, et ces décisions ne revêtent aucune valeur probante convaincante en l’absence de preuve d’expert concernant la législation pertinente dans cette juridiction et sa similarité, le cas échéant, avec la jurisprudence à laquelle la Cour doit se conformer. Quoi qu’il en soit, même si les brevets sont « équivalents », leur libellé n’est pas identique.

[16]           Contrairement aux autres experts en formulation pharmaceutique, Mme Sheardown a exprimé son opinion sur les connaissances générales courantes et l’antériorité sans avoir pris connaissance du brevet en question ni de la position des parties. Par conséquent, ses réponses aux questions qui lui ont été posées n’étaient marquées par aucune influence, consciente ou non. En outre, parmi les trois experts, seule Mme Sheardown avait une expertise axée sur [traduction] « l’étude et l’élaboration de formules d’administration pour un usage ophtalmique ». M. Fix et M. Myrdal sont des formulateurs experts. Toutefois, étant donné que l’invention présumée dans les revendications en question vise précisément un médicament ophtalmique sous la forme de gouttes pour les yeux, j’estime que le témoignage de l’experte spécialisée dans ce domaine, dont l’opinion est exprimée sans éventuelle influence, doit être privilégié.

ÉVIDENCE

[17]           Si une invention revendiquée est évidente, alors elle n’est pas brevetable puisqu’elle ne répond pas à la définition d’une « invention » en vertu de l’article 2 de la Loi sur les brevets et ne satisfait pas au critère énoncé à l’article 28.3 selon lequel l’objet « ne doit pas, à la date de la revendication, être évident pour une personne versée dans l’art ou la science dont relève l’objet ».

[18]           Dans l’arrêt Plavix CSC, au paragraphe 67, la Cour suprême du Canada a énoncé une démarche en quatre étapes permettant d’évaluer si une invention revendiquée est évidente :

(1)        a)  Identifier la « personne versée dans l’art ».

b)  Déterminer les connaissances générales courantes pertinentes de cette personne;

(2)        Définir l’idée originale de la revendication en cause, au besoin par voie d’interprétation;

(3)        Recenser les différences, s’il en est, entre ce qui ferait partie de « l’état de la technique » et l’idée originale qui sous‑tend la revendication ou son interprétation;

(4)        Abstraction faite de toute connaissance de l’invention revendiquée, ces différences constituent‑elles des étapes évidentes pour la personne versée dans l’art ou dénotent‑elles quelque inventivité?

Étape 1 : Personne versée dans l’art et connaissances générales courantes

[19]           Les parties conviennent que la personne versée dans l’art aurait l’expertise en formulation et administration de médicaments et en chimie pharmaceutique, serait en mesure de suivre les instructions de l’antériorité pour faire des formules, et aurait une certaine connaissance des statistiques en raison de sa formation en sciences.

[20]           Allergan soutient que les 49 références citées dans l’avis d’allégation d’Apotex ne sont pas représentatives des connaissances générales courantes étant donné qu’elles ont été recueillies par Apotex en connaissance de cause et dans le but d’invalider le brevet 632. De plus, Allergan fait valoir que les deux experts d’Apotex n’ont effectué aucune recherche indépendante sur l’antériorité.

[21]           Je suis d’accord avec Apotex que ces objections ne sont pas fondées. Les experts d’Apotex ont donné des raisons expliquant pourquoi ces références auraient été facilement trouvées au cours d’une recherche sur l’antériorité ou ont indiqué qu’elles seraient déjà connues par la personne versée dans l’art. Mme Sheardown soutient que [traduction] « bon nombre des documents sont des références bien connues dans le domaine de la formulation pharmaceutique, en particulier des formulations ophtalmiques », qu’elle connaissait bon nombre des articles et des textes et que les autres auraient été facilement trouvés par un formulateur effectuant une recherche minutieuse en 1998. Plus important encore, Allergan n’a fourni aucune preuve qu’il existe d’autres références pertinentes constituant l’antériorité qui ne figurent pas dans l’avis d’allégation, ni de preuve que celles y figurant ne constituent pas des connaissances générales courantes.

[22]           Une bonne partie des connaissances générales courantes pertinentes sont indiquées dans le mémoire descriptif du brevet 632 et peuvent être résumées comme suit :

         La gatifloxacine est une quinolone.

         La gatifloxacine est un agent antimicrobien connu pour sa forte activité antimicrobienne contre les bactéries à gram positif et négatif, les anaérobies et les mycoplasmes.

         La gatifloxacine avait été proposée pour traiter les maladies ophtalmiques infectieuses.

         Le passage de l’ingrédient actif dans les gouttes pour les yeux est empêché par le larmoiement et la fonction de barrière de la cornée; par conséquent, l’augmentation de la perméabilité cornéenne par l’utilisation d’un composant favorisant l’absorption s’avère avantageuse.

         L’EDTA diminue [traduction] « la concentration en calcium dans les cellules de l’épithélium cornéen et augmente les espaces intercellulaires, ce qui accélère le passage du médicament hydrosoluble vers l’intérieur de l’œil ». De plus :

         [traduction] « La solubilité de la gatifloxacine dépend de son pH, et est très basse lorsqu’elle possède un pH correspondant environ au pH physiologique. »

[23]           En outre, je retiens le témoignage de Mme Sheardown comme quoi les énoncés suivants font également partie des connaissances générales courantes :

         Les fluoroquinolones (autres que la gatifloxacine) étaient utilisées dans des formules ophtalmiques.

         Les formules ophtalmiques à base de fluoroquinolones sur le marché étaient le Ciloxan (ciprofloxacine), le Chibroxin (norfloxacine) et l’Ocuflox (ofloxacine).

         Deux de ces formules à base de fluoroquinolones, le Ciloxan et le Chibroxin, contenaient de l’EDTA.

         Le Ciloxan contenait une concentration de 0,3 % de ciprofloxacine et une concentration de 0,05 % d’EDTA.

         L’EDTA était un excipient approuvé utilisé dans les solutions ophtalmiques approuvées par le Secrétariat américain aux produits alimentaires et pharmaceutiques (Food and Drug Administration).

         L’EDTA était un chélateur métallique.

Étape 2 : Concept inventif

[24]           L’étape 2 exige que la Cour discerne le concept inventif de la revendication, en commençant par la revendication en soi. Toutefois, si le concept inventif n’est pas facile à discerner de la revendication, la Cour peut examiner le mémoire descriptif, pourvu qu’une telle démarche ne mène pas à interpréter la revendication de façon plus restrictive ou plus extensive que le permet le texte de la revendication (Plavix CSC, au paragraphe 77).

[25]           Allergan soutient que le concept inventif de la revendication 10 n’est pas discernable de la revendication en soi, mais fait valoir que la divulgation démontre que le concept inventif, comme l’a indiqué M. Fix, [traduction] « est la découverte que la formule combinant la gatifloxacine dans une quantité de 0,1 à 1,0 % p/v avec une concentration d’EDTA de 0,01 à 0,1 % p/v augmente la perméabilité cornéenne de la gatifloxacine, ou empêche la précipitation de la gatifloxacine, ou empêche un changement de couleur de la formule ».

[26]           Apotex soutient, comme l’indique M. Myrdal, que le concept inventif de la revendication 10 est discernable de la revendication en soi, et est [traduction] « une composition aqueuse contenant de 0,1 à 1,0 % de gatifloxacine et de 0,01 à 0,1 % d’EDTA à utiliser comme solution de gouttes pour les yeux ».

[27]           Le témoignage de Mme Sheardown, que je privilégie et retiens, cadre étroitement avec l’observation d’Allergan. Elle déclare ce qui suit :

[traduction]

Le concept inventif des revendications 1 à 3 du brevet 632 est une composition aqueuse contenant une certaine quantité de gatifloxacine et d’EDTA. Le brevet 632 indique que ces compositions sont utiles aux trois fins suivantes : augmenter la perméabilité cornéenne de la gatifloxacine, empêcher la précipitation de cristaux de gatifloxacine et empêcher la coloration de la solution de gatifloxacine.

[…]

Le concept inventif des revendications 9 et 10 est semblable à celui des revendications 1 et 3 susmentionnées, excepté que la quantité de gatifloxacine se trouve entre 0,1 % et 1,0 % et que la quantité d’EDTA se trouve entre 0,001 % et 0,2 % (revendication 9) ou entre 0,01 % et 0,1 % (revendication 10).

Étape 3 : Différence entre l’état de la technique et le concept inventif

[28]           Il n’est pas contesté que la combinaison de la gatifloxacine et de l’EDTA selon les quantités indiquées à la revendication 10 pour un usage à titre de gouttes pour les yeux était une idée originale. Néanmoins, comme l’a indiqué Mme Sheardown, le brevet américain 4,980,470 daté du 25 décembre 1990 indiquait que [traduction] « la gatifloxacine peut être formulée en gouttes pour les yeux », et il était aussi connu que [traduction] « l’EDTA était un excipient conventionnel utilisé dans les solutions ophtalmiques en date d’août 1998 ».

[29]           Les parties ne s’entendent pas sur le fait qu’il était ou qu’il n’était pas connu dans l’état de la technique que la combinaison de la gatifloxacine et de l’EDTA augmenterait la perméabilité cornéenne de la gatifloxacine, empêcherait la précipitation de cristaux de gatifloxacine et empêcherait la coloration de la solution de gatifloxacine.

[30]           Mme Sheardown indique que les composants favorisant l’absorption améliorent la perméabilité cornéenne, ce qui permet à une plus grande partie de l’ingrédient actif de traverser la cornée et d’atteindre l’humeur aqueuse. Comme il a précédemment été mentionné, l’EDTA était connu comme un tel composant favorisant l’absorption.

[31]           Elle déclare qu’une personne versée dans l’art se serait attendue à ce que l’EDTA empêche la précipitation [traduction] « dans certaines circonstances » :

[traduction]

« Étant donné que l’EDTA possède certaines propriétés surfactantes, une personne versée dans l’art se serait attendue à ce que son ajout à une solution aqueuse puisse aider à solubiliser un composé faiblement soluble et, par conséquent, dans certaines circonstances, empêcher la précipitation. »

[32]           Elle affirme également qu’il était connu que l’EDTA était un agent chélateur, et que l’ajout d’un tel agent empêcherait une solution de gatifloxacine de changer de couleur.

[33]           Par conséquent, alors qu’on ne savait pas avec une certitude absolue que les trois avantages de l’invention découlaient de la combinaison de l’EDTA et de la gatifloxacine selon les quantités énoncées à la revendication 10, on connaissait chacun de ces avantages dans une certaine mesure et ceux-ci ne représentaient pas une conséquence inattendue de la combinaison. »

Étape 4 : Les différences constituent-elles des étapes qui auraient été évidentes pour la personne versée dans l’art ou exigent-elles quelque inventivité?

[34]           Mme Sheardown est d’avis qu’il n’y a rien d’inventif :

[traduction]

Il n’y a aucune différence pratique entre le concept inventif des réclamations du brevet 632 et les connaissances générales courantes. Toutes les différences entre le concept inventif et les revendications du brevet 632 et ce que pouvait savoir la personne versée dans l’art en date d’août 1998 constituaient des étapes qui auraient été évidentes pour la personne versée dans l’art. Il n’y avait rien d’inventif à préparer une solution ophtalmique topique au moyen d’une formule combinant la gatifloxacine et l’EDTA. La personne versée dans l’art savait que l’ajout d’EDTA à une solution ophtalmique aurait pour effet d’augmenter la perméabilité cornéenne des composés polaires. La gatifloxacine est un composé polaire; par conséquent, la personne versée dans l’art se serait attendue à ce que l’ajout d’EDTA dans une solution de gatifloxacine fasse augmenter la perméabilité cornéenne de la gatifloxacine. La personne versée dans l’art se serait également attendue à ce que l’ajout d’EDTA dans une solution de gatifloxacine empêche, d’une part, la précipitation de la gatifloxacine et empêche, d’autre part, la coloration en raison de la complexion de la gatifloxacine avec des ions métalliques. [Non souligné dans l’original.]

[35]           L’avocate d’Allergan soutient que les passages soulignés montrent que cette experte utilise le critère d’utilité de [traduction] « conclusion raisonnable » au lieu d’utiliser le critère d’évidence [traduction] « allant de soi ». Sauf respect, l’analyse de l’avocate des mots de l’affidavit de cette experte mène à une conclusion qui n’est pas justifiée et révèle que cette interprétation ne lui a pas été exposée dans son contre-interrogatoire.

[36]           Je fais d’abord remarquer que l’évidence dépend en grande partie de la façon dont une personne versée dans l’art aurait agi compte tenu de l’antériorité, comme l’indique le paragraphe 70 de l’arrêt Plavix CSC. On trouve réponse à ce questionnement en suivant l’approche en quatre étapes adoptée par la Cour suprême du Canada et indiquée au paragraphe 18 précité. C’est à la dernière étape, lorsqu’on évalue si les différences entre l’invention revendiquée et l’antériorité constituent des étapes qui auraient été évidentes ou qui exigent quelque inventivité, que le critère de l’« essai allant de soi » peut être utilisé en vue de répondre à la question.

[37]           La législation des États-Unis à l’égard de l’essai allant de soi dans l’arrêt KSR International Co c. Teleflex Inc, 127 S Ct 1727 (2007), à la page 1742, comme l’indique l’arrêt Plavix CSC, au paragraphe 58, fournit une excellente déclaration, à mon avis, sur l’utilisation du critère de l’« essai allant de soi » lors de l’évaluation de l’évidence :

[traduction] Lorsqu’il y a un besoin de conception ou une pression du marché pour la résolution d’un problème et qu’il y un nombre fini de solutions prévisibles déterminées, une personne moyennement versée dans l’art a de bonnes raisons de suivre les options connues dans les limites de sa compréhension des éléments techniques. Si cette démarche mène au résultat fructueux attendu, il est probable que cela découle non pas d’une innovation, mais plutôt des connaissances courantes et du bon sens. Dans ce cas, le fait qu’une combinaison était un essai allant de soi peut indiquer qu’il s’agissait d’une évidence [...]

[38]           Lorsque le critère de l’essai allant de soi est utilisé, il convient alors de se demander si l’étape réalisée pour passer de l’antériorité à l’invention revendiquée était évidente en raison d’une attente légitime ou raisonnable d’un résultat fructueux pour l’obtention de l’invention : Eli Lilly Canada Inc. c. Mylan Pharmaceuticals ULC, 2015 CF 178, au paragraphe 150; Janssen Inc. c. Teva Canada Limited, 2015 CF 184, aux paragraphes 12 et 13; Pfizer Canada Inc. c. Apotex Inc., 2009 CAF 8, au paragraphe 44.

[39]           Mme Sheardown est d’avis, et je suis d’accord, qu’une personne versée dans l’art s’attendrait, de façon légitime ou raisonnable, à ce que la combinaison de la gatifloxacine et de l’EDTA produise un composé ophtalmique efficace qui posséderait les trois avantages énoncés dans le brevet 632. Il ne s’agirait pas d’une certitude, mais d’une attente plus que légitime d’un résultat fructueux. À mon avis, l’attente atteint le degré où elle est plus ou moins évidente en soi : Eli Lilly Canada Inc. v. Mylan Pharmaceuticals ULC, 2015 FCA 286.

[40]           J’en viens à cette conclusion compte tenu des faits suivants connus à ce moment :

         La gatifloxacine, une fluoroquinolone, est un agent antimicrobien qui a été proposé pour traiter des maladies ophtalmiques infectieuses.

         La perméabilité cornéenne est améliorée au moyen d’un composant favorisant l’absorption, et l’EDTA constitue un tel composant.

         L’EDTA est un excipient qui était utilisé dans deux autres formules ophtalmiques à base de fluoroquinolones sur le marché, soit le Ciloxan et le Chibroxin.

         Le Ciloxan contenait une concentration de 0,3 % de ciprofloxacine et une concentration de 0,05 % d’EDTA.

         Le guide relatif aux excipients professionnels décrit l’application de l’EDTA dans les formules pharmaceutiques et indique qu’il est couramment utilisé selon une quantité de 0,005 % à 0,1 %.

         L’EDTA est un chélateur métallique connu.

         L’ajout d’EDTA à une solution aqueuse pourrait aider à solubiliser un composé faiblement soluble tel que la gatifloxacine et, par conséquent, dans certaines circonstances, empêcher la précipitation.

[41]           Compte tenu de l’état de la technique, une personne moyennement versée dans l’art a de bonnes raisons de suivre les options connues dans les limites de sa compréhension des éléments techniques, notamment la combinaison de la gatifloxacine et de l’EDTA dans une solution ophtalmique. Certes, la quantité de chacun de ces produits qui devait être incluse dans la solution a nécessité des essais, mais ces essais étaient de nature courante parmi les essais régulièrement réalisés lors de l’élaboration de solutions ophtalmiques, et la fourchette des concentrations correspondait tout à fait à celle connue dans la littérature connexe. Ainsi, le résultat fructueux attendu découlait non pas d’une innovation, mais plutôt des connaissances courantes et du bon sens.

UTILITÉ

[42]           Pour être brevetable, l’invention doit être utile : Loi sur les brevets, article 2.

[43]           Actuellement, la législation est telle qu’une invention ne requiert qu’une parcelle d’utilité, et il n’est pas exigé qu’un inventeur décrive l’utilité particulière de l’invention. Toutefois, si un inventeur promet de façon explicite un résultat précis, en utilisant un langage clair et sans ambiguïté, alors l’inventeur sera tenu de remplir cette promesse, et l’utilité sera évaluée en fonction de cette promesse : Pfizer Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé), 2008 CAF 108, [2009] 1 RCF 253, au paragraphe 53; Mylan Pharmaceuticals ULC c. AstraZeneca Canada Inc., 2012 CAF 109, au paragraphe 7; Apotex Inc. c. Pfizer Canada Inc., 2014 CAF 250, aux paragraphes 65 et 66.

[44]           Apotex indique que le brevet 632 [traduction] « fournit une promesse explicite d’un résultat précis, soit que la composition de la revendication 10 entraînera une augmentation de la perméabilité cornéenne et empêchera la précipitation ainsi qu’un changement de couleur ». Dans ses observations orales, Allergan a indiqué que l’utilité du brevet 632 est qu’il s’agit [traduction] « d’un antibiotique efficace », et soutient ainsi dans sa position que l’augmentation de la perméabilité cornéenne, la prévention de la précipitation et la prévention de la coloration sont des objectifs ou des buts du brevet, mais pas des promesses.

[45]           Dans Apotex Inc. c. Pfizer Canada Inc., 2011 CAF 236, la Cour d’appel fédérale m’indique, au paragraphe 17, que je dois vérifier, avec l’aide de témoignages d’experts, la promesse du brevet en fonction de son objet dans le contexte du brevet dans son ensemble, du point de vue de la personne versée dans l’art, par rapport à l’état d’avancement de la science et aux données disponibles au moment du dépôt du brevet.

[46]           Mme Sheardown, la personne versée dans l’art dont je privilégie le témoignage, fait part de son avis que l’utilité promise englobe les trois avantages qu’Allergan expose comme de simples buts :

[traduction]

L’utilité promise est clairement et sans équivoque décrite dans le brevet 632. La personne versée dans l’art comprendrait que le brevet énonce explicitement que les compositions de gatifloxacine et d’EDTA de l’invention sont utiles aux fins suivantes : pour augmenter ou provoquer la perméabilité cornéenne de la gatifloxacine, comparativement à une solution aqueuse ne contenant pas d’EDTA; pour empêcher la précipitation de cristaux de gatifloxacine, comparativement à une solution aqueuse ne contenant pas d’EDTA; et pour empêcher la coloration de la gatifloxacine, comparativement à une solution aqueuse ne contenant pas d’EDTA.

Je suis d’accord.

[47]           Le brevet dans son ensemble montre clairement que ces trois résultats sont des promesses de l’invention. À l’exception des revendications 6, 7 et 8, où ces trois résultats sont des revendications de procédé, la description du brevet 632 comprend des énoncés qui promettent ces résultats lors de l’utilisation du brevet :

[traduction]

[...] la présente invention fournit un procédé permettant d’augmenter la perméabilité cornéenne de la gatifloxacine [...] un procédé permettant d’empêcher la précipitation de cristaux de gatifloxacine [...] et un procédé permettant d’empêcher la coloration de la gatifloxacine.

En outre, dans la description des trois expériences réalisées, on trouve des énoncés d’utilité promise semblables :

[traduction]

[...] ces résultats montrent que la perméabilité cornéenne de la gatifloxacine a été améliorée [...]

Ces résultats montrent qu’on peut empêcher la précipitation de cristaux de gatifloxacine en entreposant celle-ci à basse température [...]

[...] ces résultats montrent que l’ajout d’EDTA de disodium peut empêcher la coloration de la gatifloxacine.

[48]           L’énoncé le plus éloquent du brevet 632 qui mène à la conclusion que ces trois aspects de l’invention sont des promesses d’utilité est l’énoncé final du mémoire descriptif :

[traduction]

Comme le montre l’expérience 1, en ce qui concerne les gouttes pour les yeux de la présente invention, la perméabilité cornéenne du composant efficace, la gatifloxacine, peut être améliorée en utilisant ne serait-ce que le dixième de la quantité d’EDTA de disodium habituellement utilisée. En outre, comme le montre l’expérience 2, la préparation aqueuse liquide de la présente invention peut empêcher la précipitation de cristaux de gatifloxacine lorsqu’elle est entreposée à basse température. De plus, comme le montre l’expérience 2, il est possible d’empêcher la coloration de la gatifloxacine qui serait causée par un ion métallique. Par conséquent, la préparation aqueuse liquide de la présente invention est très utile. [Non souligné dans l’original.]

En utilisant les termes « par conséquent » et « utile », l’inventeur fournit un énoncé clair indiquant qu’il promet les trois aspects de l’invention en question. Il s’agit là de promesses d’utilité.

[49]           Est-ce que ces promesses d’utilité étaient établies au moment de la date de dépôt du 20 août 1999, ou s’agissait-il de prédictions valables?

[50]           Compte tenu des nombreuses compositions qu’englobe la revendication 10 et des essais très limités réalisés par les inventeurs, le témoin d’Allergan, M. Fix, a admis avec justesse qu’il ne s’agit pas d’un cas où l’utilité, telle que je l’ai décrite, a été démontrée. S’agissait-il de prédictions valables?

[51]           Allergan exhorte la Cour à suivre la décision du juge Rennie dans l’arrêt Esomeprazole CF, conf. par 2015 CAF 158, où il a exprimé son point de vue selon lequel il n’y a aucune exigence d’information en cas de prédiction valable, sauf en ce qui concerne les brevets d’application nouvelle, ce qui revient à dire que le fondement factuel d’une prédiction valable d’utilité n’a pas besoin d’être décrit dans le brevet en soi. Je constate que ses propos sur son point de vue à cet égard n’étaient pas nécessaires à la décision qu’il a rendue (voir le paragraphe 139) et n’ont pas été examinés par la Cour d’appel fédérale.

[52]           Apotex soutient que la Cour d’appel fédérale, dans de multiples dossiers antérieurs, et la Cour suprême du Canada, en 2002, ont conclu qu’en cas de prédiction valable, le breveté peut seulement s’appuyer sur les faits et le raisonnement décrits dans le brevet : Apotex Inc. c. Wellcome Foundation Ltd., 2002 CSC 77, [2002] 4 R.C.S. 153, aux paragraphes 70 à 72; Eli Lilly Canada Inc. c. Apotex Inc., 2009 CAF 97, aux paragraphes 12 à 15; Eli Lilly and Company c. Teva Canada Limited, 2011 CAF 220, aux paragraphes 47 et 50; Apotex Inc. c. Pfizer Canada Inc., 2011 CAF 236, aux paragraphes 42 à 44 ainsi que 51 et 52. Il fait valoir que cela demeure la loi au Canada à moins que, comme le suggère le juge Rennie et Allergan, cela ne soit renversé par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Teva Canada Ltée c. Pfizer Canada Inc., 2012 CSC 60, [2012] 3 R.C.S. 625 [Teva sildenafil].

[53]           Le juge Rennie reconnaît au paragraphe 142 de ses motifs que le passage sur lequel il se fonde dans l’arrêt Teva sildenafil est une remarque incidente. En effet, au paragraphe 43 de ses motifs, le juge LeBel déclare que la question de prédiction valable n’est pas en cause dans cette affaire et « qu’il n’y a pas lieu de se demander s’il y a obligation de divulgation accrue ». Il répète cette observation au paragraphe 89.

[54]           Dans la décision Bell Helicopter Textron Canada Limitée c. Eurocopter, société par actions simplifiée, 2013 CAF 219, que la Cour d’appel fédérale a rendue postérieurement à l’arrêt Teva sildenafil en faisant référence à ce dernier, il est établi, à mon avis, qu’à l’exception des questions de connaissances générales courantes, le fondement factuel et le raisonnement doivent être inclus dans le brevet :

[151] Dans l’arrêt Teva Canada Ltd. c. Pfizer Canada Inc., 2012 CSC 60, [2012] 3 R.C.S. 625 (Teva), le juge LeBel a récemment déclaré (par. 37) que « l’incertitude inhérente à la prédiction – plutôt que la démonstration – de l’utilité de l’invention a parfois amené les tribunaux à conclure à l’existence d’une obligation de divulgation accrue lorsqu’une allégation d’utilité se fondait sur une prédiction valable : voir p. ex., Eli Lilly Canada Inc. c. Apotex Inc., 2009 CAF 97, 78 C.P.R. (4th) 388 (C.A.F.), aux par. 14-15 ». Le juge LeBel a cependant refusé de trancher la question vu qu’elle n’était pas soulevée en l’espèce (Teva, au par. 43). Il a néanmoins exprimé des commentaires (Teva par. 38 à 40), selon lesquels aucune disposition de la Loi sur les brevets n’exige la divulgation de l’utilité de l’invention, et cité à l’appui avec approbation les commentaires du juge Dickson dans l’arrêt Consolboard, à la p. 521, selon lesquels « le par. 36(1) [maintenant le par. 27(3)] [de la Loi sur les brevets] n’impose pas au breveté l’obligation de prouver l’utilité de son invention ». Dans Sanofi-Aventis c. Apotex Inc., 2013 CAF 186, aux par. 47-49, le juge Pelletier a aussi récemment déclaré que bien que l’inventeur ne soit pas tenu de décrire l’utilité de son invention dans le brevet, s’il le fait, il sera tenu de respecter la promesse faite.

[152] À mon avis, le fondement factuel, le raisonnement et le niveau de divulgation requis en vertu de la règle de la prédiction valable doivent être appréciés en fonction des connaissances dont une personne versée dans l’art aurait pour étayer cette prédiction et aussi en fonction de la compréhension qu’elle se ferait du raisonnement logique conduisant à établir l’utilité de l’invention.

[153] Lorsqu’on peut trouver le fondement factuel dans des règles ou des principes scientifiques reconnus ou dans ce qui constitue les connaissances générales courantes de la personne versée dans l’art, il pourrait ne pas être nécessaire de divulguer ce fondement factuel dans le mémoire descriptif. À l’inverse, lorsque le fondement factuel repose sur des données qui ne font pas partie des connaissances générales courantes, il se peut fort bien que la divulgation dans le mémoire descriptif soit exigée pour étayer une prédiction valable.

[154] Tel qu’indiqué dans le Recueil des pratiques du Bureau des brevets, publié par le Bureau des brevets du Canada (par. 12.08.04b et 12.08.04c), vu que le raisonnement valable s’adresse à une personne versée dans l’art, les éléments du raisonnement valable qui seraient évidents par eux‑mêmes à la personne versée dans l’art, en raison de ses connaissances générales courantes, n’ont pas besoin d’être divulgués explicitement dans la demande. Le caractère valable d’un raisonnement peut être efficacement apprécié en se demandant si la personne versée dans l’art accepterait la logique que présente le raisonnement et s’attendrait, par déduction de l’ensemble de la prédiction valable, à ce que l’invention procure l’utilité recherchée.

[155] Par conséquent, lorsque la prédiction valable est fondée sur des connaissances faisant partie des connaissances générales courantes et sur un raisonnement qui semblerait évident à une personne versée dans l’art (ce qui est souvent le cas pour les inventions mécaniques), les exigences en matière de divulgation pourraient facilement être remplies simplement en décrivant l’invention de façon suffisamment détaillée pour en permettre la réalisation. Il convient donc d’adopter une approche contextuelle dans chaque cas. [Non souligné dans l’original.]

[55]           En fait, l’observation présentée au paragraphe 155 ci-dessus correspond précisément à la situation mentionnée par la juge Gauthier dans la décision Sanofi-Aventis c. Apotex Inc., 2013 CAF 186, [2015] 2 R.C.F. 644, à laquelle le juge Rennie a fait référence et sur laquelle il s’appuie. La juge Gauthier indique ainsi au paragraphe 134 que : « Contrairement à l’affaire AZT, où l’invention revendiquée concernait un nouvel usage/une nouvelle utilité, et où le monopole était accordé en échange d’une divulgation complète de cette utilité, le public a bénéficié en l’espèce de tous les renseignements nécessaires à la fabrication et à l’emploi du clopidogrel, l’invention revendiquée dans le brevet 777. » [Non souligné dans l’original.] Comme ce fut le cas dans l’arrêt Teva sildenafil, il s’agit de remarques incidentes (voir le paragraphe 123).

[56]           Après ces décisions, la Cour a appliqué la loi telle qu’elle était avant l’arrêt Teva sildenafil : voir Laboratoires Servier c. Canada (Santé), 2015 CF 108, aux paragraphes 219 à 225.

[57]           En toute déférence envers le point de vue du juge Rennie, je ne suis pas prêt à m’écarter de la jurisprudence établie par des cours supérieures qui porte directement sur la question et à m’appuyer sur des remarques incidentes de quelques juges dans des affaires où la question de l’utilité n’a pas été pleinement et attentivement examinée. À mon avis, jusqu’à ce que la Cour d’appel fédérale ou la Cour suprême du Canada en décide autrement, la jurisprudence canadienne est telle qu’à l’exception des questions de connaissances générales courantes, le fondement factuel et le raisonnement doivent être inclus dans le brevet.

[58]           Dans son avis d’allégation, Apotex a décrit en détail les raisons pour lesquelles, à son avis, les inventeurs n’avaient aucun moyen sûr de prédire que la composition de la revendication 10 empêcherait la précipitation. Mme Sheardown a mis de l’avant des éléments de preuve à cet effet :

[traduction]

Dans l’expérience 2 du brevet 632, trois formules ont été mises à l’essai (formules B, C et D), et les deux formules qui contenaient de l’EDTA (C et D) n’ont pas subi de phénomène de précipitation après dix cycles de gel et de dégel, tandis qu’un phénomène de précipitation est survenu après trois cycles dans la formule B. Bien que ces données suggèrent que les inventeurs auraient pu prédire que des concentrations d’EDTA égales ou supérieures à 0,05 % [ce qui était la quantité d’EDTA dans la formule C, tandis que la formule D contenait une quantité de 0,1 %] empêcheraient la précipitation de la gatifloxacine, je suis d’avis que les inventeurs n’auraient pas pu prédire que des concentrations inférieures telles que 0,01 % ou 0,001 % empêcheraient la précipitation de la gatifloxacine. On ne trouve dans le brevet aucun fondement à partir duquel il aurait été possible de prédire que ces concentrations inférieures d’EDTA empêcheraient la précipitation.

[59]           En réponse, Allergan a présenté le témoignage de M. Fix. Après avoir observé que la seule différence dans les trois formules mises à l’essai était la présence d’EDTA dans les formules C et D, il a déclaré que [traduction] « une personne versée dans l’art déduirait que l’EDTA était le composant de la formule qui avait une incidence sur la précipitation de la gatifloxacine ».

[60]           À mon avis, M. Fix ne dit rien de plus que Mme Sheardown, c’est-à-dire qu’en ce qui concerne les quantités dans les formules mises à l’essai (0,05 % et 0,1 %), la personne versée dans l’art déduirait que l’EDTA était le composant ayant une incidence sur la précipitation. Ce qu’il ne dit pas dans son affidavit est que la personne versée dans l’art déduirait ou saurait également que ce résultat serait obtenu en utilisant la quantité d’EDTA beaucoup moins élevée indiquée dans la revendication 10. M. Fix n’affirme nulle part qu’il serait déduit que la précipitation serait empêchée si l’on ajoutait à la solution une quantité d’EDTA se trouvant dans la fourchette indiquée à la revendication 10, et fournit encore moins le fondement d’une telle conclusion.

[61]           Pour ces motifs, je conclus que l’utilité du brevet 632 n’est pas établie par Allergan.

[62]           Allergan n’est pas parvenu à réfuter les allégations d’Apotex à l’égard de la revendication 10 du brevet 632, notamment son évidence et son manque d’utilité. Par conséquent, cette demande d’ordonnance d’interdiction doit être rejetée avec dépens en faveur d’Apotex.

[63]           Si les parties ne sont pas en mesure de s’entendre sur les dépens, elles peuvent échanger et déposer des observations auprès de la Cour dans les 20 jours après que le jugement et les motifs leur ont été signifiés de façon confidentielle.


JUGEMENT

LA COUR rejette la présente demande avec dépens en faveur d’Apotex, dont le montant est réservé conformément aux motifs.

« Russel W. Zinn »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-852-14

 

INTITULÉ :

ALLERGAN INC. c. APOTEX INC. ET AL.

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATES DE L’AUDIENCE :

Du 14 au 17 décembre 2015

 

JUGEMENT PUBLIC ET MOTIFS :

LE JUGE ZINN

 

DATE DES MOTIFS :

LE 1ER AVRIL 2016

 

COMPARUTIONS

Anthony Creber, John Norman,

Alex Gloor

Pour la demanderesse

 

Andrew R. Brodkin, Dino Clarizio, Michelle Schneer

Pour la défenderesse

APOTEX INC.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Gowling Lafleur Henderson S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Avocats

Ottawa (Ontario)

Pour la demanderesse

 

Goodmans LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

Pour la défenderesse

APOTEX INC.

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

Pour le défendeur

LE MINISTRE DE LA SANTÉ

 

 

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