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Date : 20160324


Dossier : T-300-16

Référence : 2016 CF 350

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 24 mars 2016

En présence de monsieur le juge Russell

ENTRE :

THE REGENTS OF THE UNIVERSITY OF CALIFORNIA ET TEARLAB CORPORATION

demandeurs

et

I-MED PHARMA INC.

défenderesse

ORDONNANCE ET MOTIFS

I.                   LA REQUÊTE

[1]               Il s’agit d’une requête présentée par la demanderesse, TearLab Corporation [TearLab], sollicitant :

1.         Une ordonnance :

a)      d’injonction provisoire interdisant à la défenderesse, à ses dirigeants, à ses administrateurs, à ses employés, à ses agents, à ses préposés, à ses ayants cause, à ses ayants droit, à ses titulaires de licences, à ses sociétés affiliées, à ses filiales, à ses sociétés liées et à toute personne sur qui elle exerce un contrôle, de porter atteinte aux revendications 1, 2, 5, 6, 8, 13, 14, 16, 25 et 26 du brevet canadien no 2 494 540 en attendant la décision définitive relative à la requête d’injonction interlocutoire dans la présente affaire;

b)      d’injonction provisoire interdisant à la défenderesse, à ses dirigeants, à ses administrateurs, à ses employés, à ses agents, à ses préposés, à ses ayants cause, à ses ayants droit, à ses titulaires de licences, à ses sociétés affiliées, à ses filiales, à ses sociétés liées et à toute personne sur qui elle exerce un contrôle, de fabriquer, d’utiliser, d’importer, de commercialiser, de mettre en vente ou de vendre le système i-Pen, y compris les capteurs à usage unique i-Pen, en attendant la décision définitive relative à la requête d’injonction interlocutoire dans la présente affaire;

c)      d’adjudication des dépens à la demanderesse, TearLab Corporation, pour la présente requête payables sans délai;

d)      toute autre réparation que la Cour peut estimer juste.

II.                CONTEXTE

[2]               Les faits à l’origine de la présente requête ne sont pas contestés.

[3]               Le demandeur, the Regents of the University of California, détient le brevet canadien no 2 494 540 [le brevet 540]. Le brevet 540 est intitulé Osmometrie de film lacrymal. The Regents of the University of California consent à la réparation demandée par TearLab, mais il n’est pas partie requérante à la requête.

[4]               La demande de brevet canadien qui a donné lieu au brevet 540 a été déposée le 25 mars 2003 et le brevet a été délivré le 3 juin 2014. En raison de la délivrance du brevet 540, the Regents of the University of California détient le droit exclusif, le privilège et la liberté de fabriquer, de construire, d’utiliser, d’importer et de vendre à d’autres aux fins d’utilisation au Canada l’invention revendiquée dans le brevet 540 jusqu’à l’expiration du brevet 540 le 25 mars 2023.

[5]               Le brevet 540 vise et revendique de façon générale des puces destinées à recevoir des échantillons fluides, des systèmes de mesure de l’osmolarité d’échantillons fluides et des méthodes de mesure de l’osmolarité d’échantillons fluides, y compris le fluide lacrymal. La capacité de mesurer l’osmolarité du fluide lacrymal est utile pour le dépistage et le traitement de la maladie de l’œil sec [SOS], une maladie qui touche près de 30 % de la population canadienne à un moment donné dans leur vie.

[6]               La demanderesse, TearLab Corporation, qui est la partie requérante à la présente requête, est une société ouverte dont les actions sont cotées à la Bourse de Toronto. TearLab détient une licence exclusive en vertu du brevet 540. TearLab commercialise le système TearLab Osmolarity [le système TearLab] auprès des cliniciens canadiens spécialisés dans les soins oculaires, par exemple les optométristes et les ophtalmologistes, ainsi que certains organismes de recherche canadiens spécialisés dans les soins oculaires.

[7]               Le système TearLab est constitué d’une sonde en forme de crayon, qui est configurée pour recevoir une carte de test (une micro-puce à usage unique). Lorsqu’il utilise le système TearLab, le clinicien insère une carte de test ou une micro-puce dans la sonde et place le rebord de la puce contre la conjonctive inférieure de l’œil du patient et la puce recueille un échantillon du film lacrymal du patient. La sonde et la puce sont placées dans un lecteur à impédance électrique qui détermine l’osmolarité de l’échantillon lacrymal (lorsque le courant électrique traverse l’échantillon de larme) et qui affiche la mesure pour le clinicien.

[8]               Presque tous les utilisateurs du système TearLab ont loué ou emprunté le système TearLab auprès de TearLab; leur unique engagement envers TearLab étant l’achat d’un nombre minimum de cartes de test par trimestre ou par année. De plus, presque tous les utilisateurs ont un contrat avec TearLab qui peut être résilié à la fin de la première année ou aux années anniversaires. À ce titre, les utilisateurs actuels peuvent retourner leur système TearLab à TearLab assez rapidement si, par exemple, un appareil semblable à un meilleur prix devait faire son entrée sur le marché.

[9]               La capacité du système TearLab de déterminer avec précision et fiabilité l’osmolarité du film lacrymal d’un patient au point d’intervention offre aux optométristes et aux ophtalmologistes une information utile qui améliore leur capacité à diagnostiquer et à traiter la maladie de l’œil sec.

[10]           Avant l’approbation du système TearLab par les organismes de réglementation compétents, ce système a été soumis à des essais cliniques pour garantir qu’il est sans risque et efficace.

[11]           TearLab a passé des années et consacré des millions de dollars à la mise à l’essai du système TearLab dans le contexte d’une série d’essais cliniques conçue pour démontrer sa fiabilité, sa précision, son efficacité et sa sécurité. Les résultats de ces essais cliniques ont été soumis aux organismes de réglementation compétents en vue d’obtenir l’homologation du système TearLab.

[12]           Après s’être heurtée aux obstacles en matière de réglementation, la Food and Drug Agency des États-Unis a autorisé la vente du système TearLab aux États-Unis. En décembre 2009, le système TearLab a été approuvé par Santé Canada à la vente au Canada en tant qu’instrument médical de classe III.

[13]           Au début, l’un des obstacles les plus importants auxquels TearLab était confronté résidait dans la nécessité de démontrer aux cliniciens en soins oculaires que l’hyperosmolarité était un biomarqueur et indicateur fiable et quantitatif de la maladie de l’œil sec. Vers 2009, ce concept n’était ni bien connu ni bien compris par les cliniciens canadiens. TearLab a constaté une certaine hésitation de la part de certains cliniciens à reconnaître que l’osmolarité pouvait être un indicateur de la maladie de l’œil sec.

[14]           Pour parvenir à persuader les cliniciens canadiens spécialisés dans les soins oculaires de l’utilité du système TearLab, TearLab a dû leur démontrer de manière convaincante que les symptômes des patients et la pathologie de la maladie de l’œil sec étaient liés à l’hyperosmolarité.

[15]           Pour vaincre la réticence et l’hésitation des cliniciens en soins oculaires et pour les convaincre, eux et leurs collègues au Canada et dans le monde, que la mesure de l’osmolarité était une méthode diagnostique utile pour le dépistage de la maladie de l’œil sec, TearLab a réalisé de nombreux essais cliniques et publiés les résultats dans des revues évaluées par des pairs.

[16]           TearLab a tenté de convaincre un nombre croissant de cliniciens canadiens en soins oculaires que l’osmolarité lacrymale est une technique efficace pour diagnostiquer la maladie de l’œil sec. Toutefois, un nombre important de cliniciens canadiens en soins oculaires n’a toujours pas décidé d’adopter la technologie. TearLab y voit une possibilité commerciale.

[17]           À la mi-janvier 2016, TearLab a découvert que la défenderesse avait mis sur le marché un appareil de mesure de l’osmolarité lacrymale appelé le système « i-Pen » et qu’elle annonçait aux cliniciens canadiens en soins oculaires que cet appareil serait disponible dès mars 2016.

[18]           Le système i-Pen est un appareil de collecte et de mesure du fluide lacrymal pour déterminer l’osmolarité des larmes des patients au moyen d’une mesure d’impédance d’un échantillon du film lacrymal. Comme le montre et le décrit le manuel de l’utilisateur, le système i-Pen est constitué d’un [traduction] « capteur à usage unique » et d’un lecteur portatif dans lequel le capteur à usage unique est inséré. Le lecteur portatif affiche le résultat du test d’osmolarité.

[19]           TearLab affirme que le système i-Pen et son capteur à usage unique, ainsi que leurs méthodes d’utilisation, se situent dans la portée d’au moins une des revendications 1, 2, 5, 6, 8, 13, 14, 16, 25 et 26 du brevet 540.

[20]           La défenderesse offre les capteurs à usage unique du système i-Pen à un prix nettement inférieur à celui des micro-puces utilisées par le système TearLab. Les clients de la défenderesse ne sont pas tenus d’acheter un nombre minimum de capteurs à usage unique de la défenderesse.

[21]           La défenderesse a annoncé au public canadien qu’elle comptait commercialiser le système i-Pen au Canada en mars 2016. TearLab a lancé la présente procédure en contrefaçon de brevet en déposant une déclaration le 18 février 2016, et a signifié et déposé sa requête en réparation interlocutoire le 1er mars 2016. L’audience de la requête en injonction interlocutoire doit avoir lieu à la fin du mois d’avril ou au début du mois de mai 2016.

[22]           L’injonction intérimaire demandée empêchera la défenderesse de commercialiser le système i-Pen au Canada avant l’audience de la requête en injonction interlocutoire.

[23]           La défenderesse a refusé d’accéder aux demandes formulées par TearLab de divulgation de la date de lancement du système i-Pen. La défenderesse a aussi refusé de fournir un préavis minimum de quelques jours avant le lancement.

III.             DISPOSITIONS LÉGISLATIVES

[24]           Dans la présente requête, les dispositions suivantes de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7, sont pertinentes :

Mandamus, injonction, exécution intégrale ou nomination d’un séquestre

44 Indépendamment de toute autre forme de réparation qu’elle peut accorder, la Cour d’appel fédérale ou la Cour fédérale peut, dans tous les cas où il lui paraît juste ou opportun de le faire, décerner un mandamus, une injonction ou une ordonnance d’exécution intégrale, ou nommer un séquestre, soit sans condition, soit selon les modalités qu’elle juge équitables.

Mandamus, injunction, specific performance or appointment of receiver

44 In addition to any other relief that the Federal Court of Appeal or the Federal Court may grant or award, a mandamus, an injunction or an order for specific performance may be granted or a receiver appointed by that court in all cases in which it appears to the court to be just or convenient to do so. The order may be made either unconditionally or on any terms and conditions that the court considers just.

[25]           Dans la présente requête, les dispositions suivantes des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, sont également pertinentes :

Injonctions interlocutoires et provisoires

Interim and Interlocutory Injunctions

Injonction interlocutoire

Availability

373 (1) Un juge peut accorder une injonction interlocutoire sur requête.

373 (1) On motion, a judge may grant an interlocutory injunction.

Engagement

Undertaking to abide by order

(2) Sauf ordonnance contraire du juge, la partie qui présente une requête pour l’obtention d’une injonction interlocutoire s’engage à se conformer à toute ordonnance concernant les dommages-intérêts découlant de la délivrance ou de la prolongation de l’injonction.

(2) Unless a judge orders otherwise, a party bringing a motion for an interlocutory injunction shall undertake to abide by any order concerning damages caused by the granting or extension of the injunction.

Instruction accélérée

Expedited hearing

(3) Si le juge est d’avis que les questions en litige dans la requête devraient être tranchées par une instruction accélérée de l’instance, il peut rendre une ordonnance aux termes de la règle 385.

(3) Where it appears to a judge that the issues in a motion for an interlocutory injunction should be decided by an expedited hearing of the proceeding, the judge may make an order under rule 385.

Preuve à l’audition

Evidence at hearing

(4) Le juge peut ordonner que la preuve présentée à l’audition de la requête soit considérée comme une preuve présentée à l’instruction de l’instance.

(4) A judge may order that any evidence submitted at the hearing of a motion for an interlocutory injunction shall be considered as evidence submitted at the hearing of the proceeding.

Injonction provisoire

Interim injunction

374 (1) Une injonction provisoire d’une durée d’au plus 14 jours peut être accordée sur requête ex parte lorsque le juge estime :

374 (1) A judge may grant an interim injunction on an ex parte motion for a period of not more than 14 days where the judge is satisfied

a) soit, en cas d’urgence, qu’aucun avis n’a pu être donné;

(a) in a case of urgency, that no notice is possible; or

b) soit que le fait de donner un avis porterait irrémédiablement préjudice au but poursuivi.

(b) that to give notice would defeat the purpose of the motion.

Prolongation

Extension

(2) Lorsque l’injonction provisoire a été accordée sur requête ex parte, tout avis de requête visant à en prolonger la durée est signifié aux parties touchées par l’injonction, sauf si le requérant peut démontrer qu’une partie s’est soustraite à la signification ou qu’il existe d’autres motifs suffisants pour prolonger la durée de l’injonction sans en aviser la partie.

(2) A motion to extend an interim injunction that was granted on an ex parte motion may be brought only on notice to every party affected by the injunction, unless the moving party can demonstrate that a party has been evading service or that there are other sufficient reasons to extend the interim injunction without notice to the party.

Période limite

Limitation

(3) La prolongation visée au paragraphe (2) qui est accordée sur requête ex parte ne peut dépasser 14 jours.

(3) Where a motion to extend an interim injunction under subsection (2) is brought ex parte, the extension may be granted for a further period of not more than 14 days.

IV.             ARGUMENTS

A.                TearLab

[26]           TearLab soutient qu’une injonction provisoire est urgente et nécessaire en l’espèce pour les raisons suivantes :

a)      La défenderesse a annoncé au public canadien qu’elle commercialisera le système i-Pen au Canada en mars 2016. L’injonction interlocutoire doit avoir lieu à la fin du mois d’avril ou au début du mois de mai 2016. Sans injonction provisoire, la défenderesse lancera son système i-Pen avant l’audience de la requête en injonction interlocutoire.

b)      Comme le système i-Pen et le capteur à usage unique de la défenderesse ainsi que ses méthodes d’utilisation se situent dans la portée d’au moins une des revendications 1, 2, 5, 6, 8, 13, 14, 16, 25 et 26 du brevet 540, il existe une question sérieuse à juger.

c)      Sans injonction, TearLab subira un préjudice irréparable en raison :

                                i.            de la perte impossible à quantifier d’une possibilité commerciale;

                              ii.            de la perte de perspectives au sein de l’industrie et d’occasions d’attirer des clients éventuels;

                            iii.            de l’impossibilité pour TearLab de mesurer les ventes perdues parce qu’il n’existe pas de méthodologie à cette fin;

                            iv.            du préjudice causé à l’achalandage et à la réputation de TearLab impossible à déterminer.

d)     La prépondérance des inconvénients favorise l’octroi de l’injonction puisque :

                                i.            les dommages-intérêts ne procureraient pas à TearLab une réparation adéquate, mais offriraient à la défenderesse une réparation adéquate au titre de l’engagement de TearLab à payer des dommages-intérêts;

                              ii.            la défenderesse va de l’avant en toute connaissance des droits de brevet TearLab et en toute connaissance de cause;

                            iii.            dans la présente instance, il est prudent de maintenir le statu quo;

                            iv.            le brevet 540 est présumé valide et que la défenderesse est allée de l’avant en toute connaissance des droits de brevet TearLab, tout en refusant de divulguer sa date de lancement ou de fournir à TearLab un préavis avant le lancement du système i-Pen au Canada;

                              v.            comme la défenderesse n’a pas encore commercialisé son système i-Pen, elle subira relativement peu d’inconvénients comparativement au préjudice que subirait TearLab si l’injonction provisoire est refusée;

                            vi.            la défenderesse vend une variété d’autres produits et ne mise pas exclusivement sur le système i-Pen, tandis que les revenus de TearLab proviennent uniquement de la vente et de la location du système TearLab et des cartes de test de TearLab;

                          vii.            Le système TearLab est vendu au Canada depuis la fin de 2009/le début de 2010, tandis que la défenderesse n’a pas encore lancé son produit au Canada;

                        viii.            TearLab subira un préjudice plus grave si la requête d’injonction provisoire est refusée que celui de la défenderesse si l’injonction provisoire est accordée.

B.                 La défenderesse

[27]           La défenderesse soutient que TearLab n’a pas établi de motifs pour l’injonction provisoire demandée pour les raisons suivantes :

a)      TearLab n’a pas satisfait à l’exigence relative à l’« urgence » et toute urgence a découlé du fait du retard de TearLab à demander réparation;

b)      TearLab n’a pas satisfait au critère cumulatif établi dans RJR -- MacDonald Inc c. Canada (Procureur général), [1994] 1 RCS 311 [RJR -- MacDonald], dans la mesure où :

i)        il n’existe aucune question sérieuse à juger. Les éléments de preuve de M. Sullivan en l’espèce sont inadmissibles et TearLab n’a présenté aucun autre élément de preuve;

ii)      TearLab n’a pas établi de préjudice irréparable, car elle n’a soumis aucun témoignage d’expert compétent pour appuyer son allégation selon laquelle des dommages ne pourraient pas être quantifiés. Par ailleurs, la défenderesse a invoqué le témoignage d’un expert compétent – M. Rosenblatt – démontrant que des dommages peuvent être quantifiés;

iii)    le témoignage de TearLab concernant le préjudice irréparable ne réfère pas, par ailleurs, au préjudice subi pendant la période pour laquelle l’injonction provisoire est demandée;

iv)    TearLab se fonde sur trois témoins pour appuyer son allégation selon laquelle elle subira un préjudice irréparable si la requête d’injonction interlocutoire est refusée. M. Tierney et le Dr Jackson sont présentés comme témoins experts. Ni l’un ni l’autre n’est expert dans les motifs invoqués par TearLab pour alléguer qu’elle subira un préjudice irréparable. M. Smith est un employé de TearLab dont le témoignage repose sur des hypothèses. Aucun élément de preuve présenté par TearLab ne démontre que l’entreprise subira un préjudice irréparable;

v)      Il n’existe pas de préjudice irréparable lorsqu’un demandeur allègue subir un préjudice causé par une incidence négative purement hypothétique sur sa réputation ou sur sa part de marché. Les droits de brevet confèrent le droit de tirer tous les profits de la vente ou de l’utilisation d’une invention. Les « profits perdus » peuvent toujours être calculés et faire l’objet d’une indemnisation. La Cour a toujours jugé que le type de préjudice que TearLab a fait valoir que l’entreprise subira n’est pas irréparable;

vi)    Comme les dommages-intérêts constituent une réparation adéquate, il n’est pas nécessaire de prendre en considération la prépondérance des inconvénients. Cependant, selon les faits en l’espèce, la prépondérance des inconvénients favorise clairement la défenderesse. Si l’injonction provisoire est accordée, la défenderesse sera exclue du marché, tandis que TearLab sera simplement exposée à la réalisation du préjudice si elle est refusée. TearLab tente d’utiliser la Cour pour se protéger contre une réalisation légitime sur un marché où l’entreprise n’est pas parvenue à imposer son produit.

C.                 Les engagements

[28]           TearLab s’est engagée à payer les dommages-intérêts subis par la défenderesse, concernant le système i-Pen, s’il s’avérait que l’injonction provisoire faisant l’objet de la présente requête a été accordée à tort. TearLab se conformera à une ordonnance concernant les dommages causés par la délivrance de l’injonction demandée.

[29]           La défenderesse s’est engagée à tenir des registres de ventes de tous les i-Pen et des capteurs à usage unique jusqu’à la résolution définitive du présent litige, afin de faciliter la détermination des dommages subis par TearLab si elle obtient finalement gain de cause.

V.                ANALYSE

[30]           Il est acquis en matière jurisprudentielle que dans RJR -- MacDonald, précité, la Cour suprême du Canada a approuvé le critère qui s’applique à une injonction provisoire ou interlocutoire, comme l’énonce la Chambre des Lords dans l’arrêt American Cyanamid Co v Ethicon Ltd, [1975] RPC 513 [American Cyanamid]. Cela signifie que TearLab doit démontrer :

a)      qu’il existe une question sérieuse à juger;

b)      qu’elle subira un préjudice irréparable si l’injonction n’est pas accordée;

c)      que la prépondérance des inconvénients favorise l’octroi d’une injonction.

[31]           Il est également bien établi que ces facteurs sont liés et qu’ils ne doivent pas être examinés séparément. Voir la décision Movel Restaurants Ltd. c. E.A.T. at Le Marché Inc., [1994] ACF no 1950 (1re inst.), au paragraphe 9.

[32]           S’agissant d’une injonction provisoire, la partie requérante doit également établir qu’il existe une urgence suffisante pour justifier une injonction. Voir la décision Les laboratoires servier c. Apotex inc., 2006 CF 1443, au paragraphe 17.

[33]           Concernant l’urgence et la question sérieuse, la position de TearLab est à tout le moins discutable, mais, à mon avis, TearLab n’a pas établi de préjudice irréparable ni la prépondérance des inconvénients selon le critère de l’arrêt RJR -- MacDonald et la jurisprudence régissant la Cour.

[34]           TearLab doit convaincre la Cour qu’elle subira un préjudice irréparable pendant l’intervalle pour lequel l’injonction est demandée. Comme le mentionne la défenderesse, les témoignages par affidavit produits par TearLab ne se rapportent pas directement à cette période et ne sont pas présentés par des personnes qualifiées pour convaincre la Cour que le préjudice que craint TearLab ne peut pas faire l’objet d’une indemnisation par l’octroi de dommages-intérêts.

[35]           Compte tenu du contexte entourant le présent litige, il est tout à fait compréhensible que TearLab craigne de subir une perte non quantifiable de possibilités sur le marché, de perspectives au sein de l’industrie et d’occasions d’attirer des clients potentiels, de ventes et de clientèle. Cependant, ces craintes doivent être appuyées par une personne qui possède l’expertise requise pour affirmer qu’il est impossible de quantifier les pertes advenant que l’injonction soit refusée. En l’absence de tels éléments de preuve, le préjudice allégué demeure hypothétique.

[36]           Les personnes qui mentionnent un préjudice irréparable au nom de TearLab sont des témoins de l’entreprise ou des témoins qui expriment des opinions non étayées dépassant leur domaine de compétence. TearLab a dit compter essentiellement sur M. Tierney à l’égard du présent litige.

[37]           M. Tierney est un ancien directeur commercial d’Allergen Eye Care maintenant retraité qui possède une vaste expérience du marché canadien des soins oculaires. S’appuyant sur son expérience, il a présenté à la Cour ce qui se produira selon lui si le système i-Pen est lancé au Canada par la défenderesse et qu’il est ensuite retiré du marché à la suite d’une injonction après un procès en contrefaçon de brevet. Là n’est pas la question qui m’est soumise dans la présente requête.

[38]           M. Tierney déclare à la Cour que les [traduction] « conséquences de la présence du système i-Pen sur le marché avant le procès ne peuvent pas être quantifiées ». Il affirme aussi [traduction] « qu’il n’existe pas de modèle permettant de déterminer les conséquences que la présence d’I-Med sur le marché canadien aura sur TearLab » et que [traduction] « les pertes globales ne pourront pas être quantifiées ». Il fait valoir ce qui suit :

[TRADUCTION]

23.       Les conséquences de la présence du système i-Pen sur le marché avant le procès ne peuvent pas être quantifiées. TearLab évolue sur un marché en croissance et n’a pas encore eu le temps ni la possibilité de tenter de convaincre l’ensemble des professionnels des soins oculaires d’utiliser les tests d’osmolarité en clinique pour dépister la maladie de l’œil sec. Il faudra déployer encore beaucoup d’efforts pour convaincre certains professionnels des soins oculaires de commencer à utiliser le système d’osmolarité TearLabMC.

24.       J’ai des décennies d’expérience liées à l’industrie pharmaceutique et je sais que, lorsque des produits pharmaceutiques font face à la concurrence des produits génériques sur les marchés pharmaceutiques après l’expiration d’un brevet, il existe un grand nombre de modèles permettant de déterminer l’incidence de la variation des prix sur les parts de marché et ce qui se produit lorsque des concurrents s’implantent sur le marché. Concernant la situation relative à l’i-Pen et au système d’osmolarité TearLabMC, c’est la première fois qu’une telle situation se produit au Canada et, pour cette raison, il n’existe pas de modèle permettant de déterminer les conséquences que la présence d’I-Med sur le marché canadien aura sur TearLab. Sans pouvoir déterminer combien d’occasions elle a manquées ou pourrait avoir manquées, mises à part les ventes de l’i-Pen, les pertes globales de TearLab ne pourront pas être quantifiées.

25.       En outre, si une injonction est accordée et empêche les professionnels des soins oculaires d’utiliser un i-Pen qu’ils ont acheté (et les empêche de se procurer d’autres capteurs à usage unique), ces médecins blâmeront sans doute TearLab, ce qui nuira à la réputation de TearLab. À ce titre, la présence de I-Med sur le marché avant le procès causera inévitablement un tort irréparable à la clientèle et à la réputation de TearLab qui se cristallisera lorsqu’une injonction sera prononcée après le procès.

[39]           Dans son affidavit, M. Tierny n’établit pas que, en dépit de sa vaste expérience liée au marché canadien des soins oculaires, il possède l’expérience et l’expertise requises pour formuler une opinion sur ce que constitue ou non des dommages pouvant être quantifiés. Il n’a pas l’expérience nécessaire pour formuler des prévisions sur le marché ou pour évaluer des dommages. Il formule également des affirmations sans fondement factuel véritable. Par exemple, comment M. Tierney sait-il que les médecins blâmeront TearLab? Les experts doivent fonder leurs affirmations sur des faits. M. Tierney demande simplement à la Cour d’admettre que ses [traduction] « décennies d’expérience » sont suffisantes, mais ces décennies d’expérience n’ont pas été acquises dans les domaines des prévisions du marché et de l’évaluation des dommages. Il ne nous parle pas des mesures qu’il a prises pour s’assurer qu’il n’existe pas de modèle et il ne présente pas d’éléments de preuve à l’appui de ses connaissances sur les prévisions du marché et l’évaluation des dommages. Il ne produit aucun curriculum vitæ.

[40]           Le Dr Jackson est un ophtalmologiste traitant à qui on a demandé :

[traduction] [...] d’émettre [s]on opinion sur ce qui se produira sur le marché canadien si I-Med est autorisée à commercialiser son i-Pen et les échantillons de capteurs à usage unique connexes jusqu’à un procès dans le cadre de la présente procédure en contrefaçon de brevet et qu’une injonction empêchant I-Med de vendre son i-Pen et empêchant les optométristes de continuer de s’approvisionner en échantillons de capteurs à usage unique est accordée après le procès.

Encore une fois, là n’est pas la question qui m’est soumise dans la présente requête interlocutoire.

[41]           De plus, l’opinion du Dr Jackson est formulée en termes hypothétiques et il n’aborde jamais les questions de quantification, sujet sur lequel il ne possède de toute évidence aucune expérience. Le témoignage du Dr Jackson n’est pas vraiment utile à la Cour, concernant un préjudice irréparable qui est, je suppose, la raison pour laquelle TearLab a demandé à la Cour de se fier au témoignage de M. Tierney à ce sujet.

[42]           Le témoignage de M. Berg (vice-président des affaires réglementaires de TearLab) ne contient rien de pertinent quant à la question de préjudice irréparable qui m’est soumise et le témoignage de M. Smith (vice-président des marchés internationaux pour TearLab) indique à la Cour que le système i-Pen de la défenderesse a déjà une incidence sur le système TearLab au Canada, mais il ne dit rien (même s’il est qualifié pour le faire) au sujet des questions de quantification pertinentes pour la présente requête interlocutoire.

[43]           J’ai résumé le critère du préjudice irréparable dans la décision Aventis Pharma S.A. c. Novopharm Ltd., 2005 CF 815, aux paragraphes 59 à 61 et 113 [Aventis] :

[59]      Comme le juge Kelen l’a fait remarquer au paragraphe 25 de la décision Pfizer Ireland Pharmaceuticals, il est de jurisprudence constante qu’une injonction interlocutoire ou une injonction provisoire ne peut être accordée que dans les cas où l’existence d’un préjudice irréparable a été établie au moyen de preuves claires. Les demanderesses doivent présenter une preuve « claire et non spéculative » démontrant qu’elles subiront un préjudice irréparable en raison de l’introduction de la Novo-énoxaparine de Novopharm sur le marché.

[60]      Il est également bien entendu que le terme « irréparable » a trait à la nature du préjudice subi plutôt qu’à son étendue. Comme la Cour suprême l’a fait observer, dans RJR -- MacDonald, c’est un « préjudice qui ne peut être quantifié du point de vue monétaire ou un préjudice auquel il ne peut être remédié, en général parce qu’une partie ne peut être dédommagée par l’autre » (p. 341)

[61]      De plus, la difficulté à calculer précisément les dommages ne constitue pas un préjudice irréparable, pourvu qu’il existe une manière raisonnablement exacte de mesurer ces dommages. Voir Merck & Co. c. Nu-Pharm Inc (2000), 4 C.P.R. (4th) de 464, à la p. 476, par. 32 (C.F. 1re inst.).

[...]

[113]    Il ressort de la preuve que les demanderesses n’ont pas établir clairement qu’elles subiront un préjudice irréparable si l’injonction n’est pas accordée. Leurs prétentions quant au caractère irréparable d’un préjudice éventuel manquent de clarté, n’ont pas été étayées et demeurent spéculatives et théoriques. Devant l’information que les demanderesses ont choisi de ne pas divulguer et leur tendance générale à complexifier la question des dommages au lieu de présenter une preuve claire de préjudice et de perte, Mme Loomer soutient qu’aucune des catégories de perte alléguées par les demanderesses n’est au-delà du domaine de la quantification [traduction] « ou ne sort du champ de la compétence ordinaire des tribunaux ». Par conséquent, rien ne justifie une injonction.

[44]           Les mêmes problèmes se posent dans la présente requête. La Cour ne peut pas inférer un préjudice irréparable pour l’intervalle en s’appuyant sur les allégations non étayées de témoins d’entreprise ou non compétents qui ne sont pas en mesure de traiter de la question relative à la quantification.

[45]           Par ailleurs, la défenderesse a fourni des éléments de preuve directs à ce sujet produits par le Dr Rosenblatt, qui me paraît parfaitement qualifié pour exprimer une opinion sur le préjudice irréparable que TearLab subira ou non si je refuse d’accorder l’injonction et, en particulier, sur les problèmes de quantification soulevés par TearLab. Le Dr Rosenblatt explique comment et pourquoi les dommages que craint TearLab sont quantifiables. Le témoignage du Dr Rosenblatt est le meilleur élément de preuve qui m’est présenté en l’espèce.

[46]           TearLab soulève plusieurs objections quant à ce témoignage. Tout d’abord, TearLab affirme que l’expérience et l’expertise du Dr Rosenblatt portent sur l’industrie pharmaceutique et qu’il n’a pas les moyens de fournir une expertise dans le présent contexte où il est question d’un dispositif médical qui est commercialisé de la manière précise dont TearLab commercialise son système. Toutefois, même si le Dr Rosenblatt possède de l’expérience dans le domaine pharmaceutique, il établit clairement qu’il est [traduction] « expert en marketing, en général, ainsi qu’en marketing et en matière de prévision dans les domaines pharmaceutique et des soins de santé [...] ». Aucun des déposants de TearLab ne possède ce genre d’expertise.

[47]           TearLab soutient également que le Dr Rosenblatt fait des affirmations hypothétiques et qu’il n’offre aucun fondement pour étayer son opinion et ses conclusions. Pour des motifs qui ne m’ont pas été présentés, le Dr Rosenblatt n’a pas été contre-interrogé au sujet de son affidavit. Il se peut bien que le témoignage du Dr Rosenblatt puisse être contesté; cependant, les problèmes qui seraient alors soulevés n’élimineraient pas les problèmes concernant la preuve apportée par TearLab. Les problèmes attribués au témoignage du Dr Rosenblatt ne font pas de M. Tierney un expert en marketing et en matière de prévision capable de présenter à la Cour le témoignage clair et convaincant dont elle a besoin pour conclure que les pertes que pourrait subir TearLab ne peuvent pas être quantifiées ni être recouvrées à titre de dommages-intérêts. Voir Aventis, précitée, aux paragraphes 59 à 61.

[48]           Par conséquent, je dois conclure que TearLab n’a pas établi qu’un préjudice irréparable sera subi si l’injonction provisoire est refusée. Cela signifie que, selon le critère cumulatif en trois étapes établi dans RJR -- MacDonald, précité, la Cour ne peut pas intervenir à cette étape.

[49]           Les deux parties ont demandé à la Cour de ne pas statuer sur les dépens avant que la décision interlocutoire ne soit rendue.


ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE que :

1.      la requête soit rejetée;

2.      les parties pourront s’adresser à la Cour au sujet des dépens lorsqu’une décision interlocutoire aura été rendue, ce qui devrait être fait par écrit, du moins initialement.

« James Russell »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-300-16

 

INTITULÉ :

THE REGENTS OF THE UNIVERSITY OF CALIFORNIA ET TEARLAB CORPORATION c. I‑MED PHARMA INC.

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 24 mars 2016

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE RUSSEL

 

DATE :

Le 24 mars 2016

 

COMPARUTIONS :

Patrick S. Smith

Scott E. Foster

Timothy C. Bailey

 

Pour la demanderesse

TEARLAB CORPORATION

 

Steven Garland

Daniel Davies

 

Pour le demandeur THE REGENTS OF THE UNIVERSITY OF CALIFORNIA

 

Brian Daley

Nikita Stepin

 

Pour la défenderesse

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Gowling WLG (Canada) S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Avocats

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

Pour la demanderesse

TEARLAB CORPORATION

 

Smart & Biggar

Avocats

Ottawa (Ontario)

 

Pour le demandeur THE REGENTS OF THE UNIVERSITY OF CALIFORNIA

 

Norton Rose Fulbright Canada S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Avocats

Montréal (Québec)

 

Pour la défenderesse

 

 

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