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Date : 20160321


Dossier : T-1888-15

Référence : 2016 CF 336

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 21 mars 2016

En présence de monsieur le juge Barnes

ENTRE :

GILEAD SCIENCES, INC.,

GILEAD SCIENCES CANADA, INC., ET BRISTOL-MYERS SQUIBB et

GILEAD SCIENCES LLC

demanderesses

et

TEVA CANADA LIMITÉE

défenderesse

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1]               La défenderesse, Teva Canada Limitée, a interjeté appel, aux termes de l’article 51 des Règles des Cours fédérales, de l’ordonnance de la protonotaire Mireille Tabib, par laquelle elle a refusé de radier la déclaration des demanderesses (collectivement, « Gilead ») dans son intégralité. Bien que la protonotaire Tabib ait radié une partie de la déclaration de Gilead, elle a autorisé la poursuite de la procédure en raison d’allégations modifiées relatives à une contrefaçon future potentielle (quia timet). Teva affirme que cet aspect de la décision est erroné et que la procédure devrait être rejetée dans son intégralité.

[2]               Teva ne remet pas en question le fait que la protonotaire Tabib ait défini le critère approprié à appliquer pour maintenir une procédure quia timet, comme il est décrit dans le passage suivant de la décision Connaught Laboratories Ltd. c. Smithkline Beecham Pharma Inc., 158 FTR 194, [1998] A.C.F. no 1851 :

[20]      De cette jurisprudence, je tire à l’égard des allégations les critères suivants qui doivent être respectés, de manière évidente, au vu de la déclaration dans une procédure préventive alléguant la contrefaçon de brevet : la déclaration doit alléguer une intention exprimée et délibérée de s’engager dans une activité dont le résultat implique une forte possibilité de contravention; il doit être allégué que l’activité en question est imminente et que le préjudice en résultant est très important, sinon irréparable; et, finalement, les faits plaidés doivent être pertinents, précis et déterminants. Des allégations vagues, ne portant que sur une intention ou relevant de la pure spéculation ne suffisent pas.

[3]               Teva affirme qu’une erreur a été commise dans l’application aux faits du critère susmentionné.

[4]               Je suis d’accord avec Teva, qui affirme que pour une question de ce type, la norme de contrôle applicable dans le cadre d’un appel en vertu de l’article 51 consiste à déterminer si une erreur manifeste et dominante a été commise. Une erreur « manifeste » est une erreur évidente, et une erreur « dominante » est une erreur qui est au cœur de l’issue de l’affaire; voir les décisions Bayer Inc. v. Fresenius Kabi Canada Ltd., 2016 FCA 13, [2016] FCJ no 43 et Imperial Manufacturing Group Inc. c. Decor Grates Incorporated, 2015 CAF 100, [2015] A.C.F. no 503.

[5]               Teva affirme que la protonotaire Tabib a commis les erreurs suivantes : elle n’a pas tenu compte, à tort, de l’aspect temporel du critère applicable à un préjudice imminent et elle a incorrectement appliqué l’exigence selon laquelle il doit y avoir une « inéluctabilité virtuelle » de préjudice futur. Teva affirme que, étant donné que son produit médicinal est en attente de brevet et qu’un avis de conformité n’a pas pu être délivré avant que le brevet de blocage de Gilead (le brevet 619) soit déclaré invalide ou qu’il vienne à échéance, le critère de l’imminence n’a pas été établi. Ces arguments sont décrits plus en détail dans les passages suivants des observations écrites de Teva :

[traduction]

22.       La protonotaire Tabib a affirmé que la possibilité d’approbation satisfait au critère d’imminence dans le cadre d’une procédure quia timet pour contrefaçon, malgré le fait que, pour les faits plaidés, la contrefaçon alléguée pourrait ne pas survenir et ne pourrait certainement pas survenir avant une période minimale de 18 mois.

Cependant, sans les amendements qui sont proposés, la déclaration de Gilead présente les mêmes lacunes que dans l’affaire Novartis : absence d’allégations voulant que la requête de Teva en vertu du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) soit accueillie et émission d’un avis de conformité dès l’expiration du brevet 619 ou dès que celui‑ci sera déclaré invalide; déclaration qui ne présente pas suffisamment de faits importants pour démontrer que la violation est imminente; violation qui reste spéculative et qui dépend de l’approbation ou du rejet par Santé Canada de la requête aux termes du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), ainsi que du moment où Santé Canada le fera. [...] Je conclus que la preuve offerte à l’interrogatoire et les amendements qui sont proposés sont suffisamment convaincants, précis et importants pour satisfaire le critère de l’imminence [...].

Ordonnance de la protonotaire Tabib datée du 8 janvier 2016, aux paragraphes 27 et 28, TMR, onglet 2.

23.       Il s’agit d’une erreur de droit. Cette approche élimine l’aspect temporel du critère d’imminence et va directement à l’encontre de la jurisprudence établie, qui prévoit que l’imminence indique une « inéluctabilité virtuelle » que l’événement se produira ou qu’il y a une forte probabilité que le préjudice survienne « réellement ». Par ailleurs, la conclusion de la protonotaire, selon laquelle le fait que le brevet était en suspens signifiait qu’un avis de conformité allait être délivré, est contraire à la jurisprudence établie par la Cour fédérale et la Cour d’appel fédérale, qui prévoit qu’il n’y a pas de portée juridique au fait qu’un brevet soit en suspens et que cela ne signifie pas qu’un avis de conformité sera délivré.

[6]               Les éléments de preuve démontrent sans l’ombre d’un doute que Teva a clairement déclaré qu’elle avait l’intention de mettre sur le marché une version concurrente du ténofovir disoproxil de Gilead aussitôt qu’elle pourra obtenir un avis de conformité. Cela pourrait se produire si la Cour invalide le brevet 619 à la suite de l’action en invalidation maintenant prévue pour la fin novembre ou, dans le cas où l’invalidation ne serait pas accordée, à l’échéance du brevet, le 25 juillet 2017.

[7]               Néanmoins, Teva affirme que rien ne garantit qu’un avis de conformité sera délivré et que, même si c’est bien le cas, une contrefaçon potentielle dans un an ou plus ne constitue pas une « contrefaçon imminente ».

[8]               La protonotaire a conclu que la présentation abrégée de drogue nouvelle de Teva avait été approuvée par le ministre et que le brevet était en suspens. En l’absence de preuve du contraire de la part de Teva, cette conclusion est inattaquable. Je suis d’accord avec l’affirmation de Teva selon laquelle la délivrance d’un avis de conformité n’est pas inévitable, mais, en même temps, le caractère vraisemblable de cet événement n’est pas une question de spéculation. Il faut plutôt déterminer si la délivrance d’un avis de conformité à Teva dans ces circonstances était suffisamment vraisemblable pour que Teva soit positionnée de façon à réaliser son intention déclarée d’accéder immédiatement au marché.

[9]               La protonotaire Tabib a fait référence à une [traduction] « solide possibilité de contrefaçon », ce qui correspond aux dispositions énoncées dans la décision Connaught Laboratories Limited susmentionnée que dans plusieurs autres décisions qui ont fait jurisprudence. Dans la décision Zoocheck Canada Inc. v. Canada (Parks Canada Agency), 2008 FC 540, [2008] FCJ no 714, le juge Russel Zinn a adopté la disposition [traduction] « une forte probabilité que le préjudice redouté survienne réellement » à titre de critère d’imminence pour l’octroi d’une injonction quia timet. Dans Canadian Civil Liberties Association v. Toronto Police Service, 2010 ONSC 3525, [2010] OJ no 2715, le juge D. M. Brown a étudié plusieurs décisions ayant fait jurisprudence à cet égard, et il a noté les expressions suivantes : [traduction] « une forte probabilité que le préjudice survienne réellement », « la preuve d’un danger imminent », « la preuve que le préjudice redouté, s’il survient, sera très important » et « une probabilité de préjudice très réelle ». Dans une situation où le produit de Teva a été approuvé de façon conditionnelle par le ministre et où Teva a affirmé sans équivoque que, dès la réception d’un avis de conformité, elle accéderait au marché, la conclusion selon laquelle une contrefaçon est très possible ne peut pas être considérée comme une erreur, et encore moins comme une erreur manifeste et dominante.

[10]           En outre, je ne suis pas d’accord avec l’affirmation de Teva selon laquelle la protonotaire Tabib a confondu à tort l’aspect temporel de l’imminence avec la possibilité qu’une contrefaçon survienne à la suite de la délivrance d’un avis de conformité. Elle a clairement reconnu l’exigence temporelle dans le passage suivant :

[31]      Enfin, je pense que la probabilité que la violation se produise en juillet 2017 est suffisante pour justifier une procédure quia timet. La raison d’être d’une procédure quia timet est d’empêcher un événement de se produire avant qu’il ne soit trop tard. Comme les actions en contrefaçon simplifiée peuvent maintenant être entendues et réglées en deux ans, il n’est ni prématuré ni inutile d’intenter une telle action 22 mois avant l’occurrence de l’événement que l’on cherche à éviter. Demander à un plaignant d’attendre jusqu’à ce que l’événement soit si imminent qu’il n’y aura pas suffisamment de temps pour mener raisonnablement la procédure à sa conclusion aurait pour effet d’empêcher de telles procédures d’atteindre le but visé ou d’imposer des échéanciers excessivement serrés aux parties et à la Cour.

[11]            En même temps, l’exigence relative à l’imminence dans le sens temporel peut être pertinente pour la détermination de la possibilité que survienne un événement futur. Un événement potentiel qui est plus éloigné dans le temps peut être moins susceptible de survenir. Par ailleurs, l’imminence temporelle semble être un facteur subordonné dans une affaire où la possibilité de préjudice futur semble être élevée : voir la décision Canadian Civil Liberties Association v. Toronto Police Service, précitée, au paragraphe 88.

[12]           Dans l’état actuel des choses, la procédure devrait pouvoir aller de l’avant de la façon dont elle est formulée. Bien entendu, si les circonstances changent, la Cour peut toujours réexaminer la viabilité de la procédure.

[13]           Des dépens d’un montant de 4 500 $ sont payables à Gilead.


ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE que la présente requête soit rejetée avec dépens d’un montant de 4 500 $ payables à Gilead.

« R.L. Barnes »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1888-15

 

INTITULÉ :

GILEAD SCIENCES, INC., GILEAD SCIENCES CANADA, INC., ET BRISTOL-MYERS SQUIBB et GILEAD SCIENCES LLC c. TEVA CANADA LIMITÉE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 11 février 2016

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE BARNES

 

DATE DES MOTIFS :

Le 21 mars 2016

 

COMPARUTIONS :

Brian Daley

Brian J. Capogrosso

 

Pour les demanderesses

 

Jonathan Stainsby

Sean Jackson

 

Pour la défenderesse

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Norton Rose Fulbright Canada S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour les demanderesses

BRIAN DALEY

SOFIA LOPEZ BANCALARI

 

Aitken Klee LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour la défenderesse

 

 

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