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Date : 20160318

Dossier : IMM-3615-15

Référence : 2016 CF 334

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 18 mars 2016

En présence de madame la juge Roussel

ENTRE :

BERTHELINE NINA TCHANGOUE

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               La demanderesse, Mme Bertheline Nina Tchangoue, sollicite le contrôle judiciaire d’une décision de la Section d’appel des réfugiés (SAR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (CISR), datée du 10 juillet 2015, qui rejetait l’appel interjeté par la demanderesse contre la décision de la Section de la protection des réfugiés (SPR). La SPR a conclu que la demanderesse n’a ni la qualité de réfugiée au sens de la Convention ni celle de personne à protéger au sens des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C., 2001, ch. 27 (la LIPR).

[2]               Pour les motifs établis ci­dessous, la demande de contrôle judiciaire est accueillie.

I.                   Contexte

[3]               La demanderesse est citoyenne du Cameroun. Elle est arrivée au Canada le 13 décembre 2014, et a fait une demande d’asile le 16 janvier 2015. Comme motifs de cette demande, elle a indiqué qu’elle craignait faire l’objet de persécution en raison des activités qu’elle a menées à titre de jeune militante et parce qu’elle défend les droits en matière d’éducation pour les jeunes femmes et les gais, lesbiennes, bisexuels et transgenres [GLBT] au Cameroun. Plus précisément, elle allègue que le 9 novembre 2014 elle a été arrêtée, détenue et maltraitée en raison de ses efforts pour organiser un forum d’information qui devait avoir lieu les 17 et 18 novembre 2014, lequel avait pour titre Importance of Girls and LGBT Education, Inclusion should be now.

[4]               Le 15 avril 2015, la SPR a rejeté la demande de la demanderesse au motif qu’il n’existait pas suffisamment d’éléments de preuve crédibles et dignes de foi à l’appui de sa demande, ce qui mine la crédibilité de la demanderesse. Plus particulièrement, la SPR n’était pas convaincue que le forum d’information avait eu lieu, puisque la demanderesse n’a pas été en mesure de décrire dans les détails cet événement présenté sur deux jours. Étant donné que la demanderesse avait déjà participé à plusieurs rencontres internationales et qu’elle avait ainsi acquis des connaissances et une expérience dans le cadre de ces événements, la SPR s’attendait à ce qu’elle puisse fournir plus de renseignements sur le forum d’information, comme le calendrier des événements et les thèmes des ateliers. La SPR a conclu que l’incapacité de celle­ci à fournir ces détails a eu un impact négatif considérable sur sa crédibilité. De plus, la SPR n’était pas convaincue que la demanderesse avait été arrêtée ou détenue ou qu’elle s’était rendue à l’hôpital, puisqu’elle a été incapable de fournir de preuve documentaire corroborant ces événements. La SPR s’est montrée particulièrement préoccupée par l’absence de toute preuve documentaire faisant mention de sa détention et de la fin des activités de l’organisation qu’elle a cofondée, étant donné sa haute visibilité à titre de militante et de jeune leader au Cameroun et sur la scène internationale.

[5]               Le 5 mai 2015, la demanderesse a interjeté appel devant la Section d’appel des réfugiés (SAR). Après avoir présenté ses observations écrites le 26 mai 2015, la demanderesse a ultérieurement demandé que la SAR admette des éléments de preuve supplémentaires, conformément à la règle 29 des Règles de la Section d’appel des réfugiés (DORS/2012­257) [les Règles de la SAR], et que la SAR tienne une audience en vertu du paragraphe 110(6) de la LIPR. La SAR a reçu ce nouvel élément de preuve le 3 juillet 2015.

[6]               Le 10 juillet 2015, la SAR a rejeté l’appel de la demanderesse. Dans un premier temps, la SAR a déterminé si elle acceptait ou non cette nouvelle preuve. La SAR a conclu que la demanderesse n’avait pas fourni une explication satisfaisante pour le fait que ces documents n’aient pas été déposés avec ses actes de procédures d’appel, le 26 mai 2015. Néanmoins, la SAR a considéré la pertinence et la valeur probante des nouveaux documents conformément à l’alinéa 29(4)a) des Règles de la SAR. La SAR a admis la nouvelle preuve au motif que tous les documents étaient liés aux événements allégués qui ont fait en sorte que la demanderesse a quitté le Cameroun.

[7]               Après avoir admis les nouveaux éléments de preuve, la SAR a examiné la preuve soumise à la SPR, puis s’est dite d’accord avec les conclusions de la SPR en matière de crédibilité. Ensuite, la SAR a examiné les nouveaux éléments de preuve de la demanderesse et a, en bout de ligne, accordé peu de poids à ceux­ci en raison de doutes sur l’authenticité de ces documents. Dans l’ensemble, la SAR a conclu que la demanderesse n’avait pas présenté suffisamment d’éléments de preuve crédibles et dignes de foi à l’appui de sa demande. La SAR a conclu que puisqu’elle avait donné peu de poids aux documents soumis par la demanderesse à titre de nouveaux éléments de preuve, conformément au paragraphe 110(6) de la LIPR, aucune audience ne serait allouée.

II.                Question en litige

[8]               La demanderesse soutient que la SAR a commis une erreur en interprétant de façon erronée les nouveaux éléments de preuve soumis et qu’on aurait dû lui accorder une audience pour lui permettre d’aborder les préoccupations de crédibilité et d’authenticité soulevées.

[9]               Quant au défendeur, il soutient que la décision de la SAR était raisonnable et qu’elle avait bien analysé l’importance des nouveaux éléments de preuve présentés. Le défendeur soutient que la SAR a clairement admis les nouveaux éléments de preuve, mais qu’elle a raisonnablement conclu que ces éléments n’étaient pas crédibles et leur a attribué une faible valeur probante en raison du moment de leur soumission, de leur nature et du manque de vraisemblance des événements sous­jacents à ces éléments.

[10]           À mon point de vue, la question déterminante liée à la demande de contrôle judiciaire est d’établir si la SAR a commis une erreur dans son application du paragraphe 110(6) de la LIPR en refusant de tenir une audience compte tenu des circonstances de la présente instance.

[11]           Le paragraphe 110(3) de la LIPR énonce la règle générale selon laquelle la SAR doit procéder sans tenir d’audience. Cependant, conformément au paragraphe 110(6) de la LIPR, la SAR peut tenir une audience lorsque de nouveaux éléments de preuve lui sont présentés, et que ces éléments : a) soulèvent une question importante en ce qui concerne la crédibilité de la personne en cause; b) sont essentiels pour la prise de la décision relative à la demande d’asile; c) à supposer qu’ils soient admis, justifieraient que la demande d’asile soit accordée ou refusée, selon le cas.

[12]           Pour prendre sa décision de tenir une audience ou non, la SAR doit déterminer si les critères décrits au paragraphe 110(6) de la LIPR sont satisfaits et, si c’est le cas, si la SAR doit exercer son pouvoir discrétionnaire de tenir une audience. Par conséquent, la question de savoir si la SAR a commis une erreur dans son application du paragraphe 110(6) de la LIPR soulève une question mixte de fait et de droit, de pouvoir discrétionnaire et d’interprétation d’une loi constitutive, et devrait par conséquent être contrôlée en respectant la norme du caractère raisonnable (Sanmugalingam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2016 CF 200, au paragraphe 36). De plus, bien que le choix de tenir une audience est un pouvoir discrétionnaire, ce pouvoir doit être exercé de manière raisonnable dans les circonstances de l’affaire (Zhuo c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CF 911, au paragraphe 11). Par conséquent, la Cour de révision doit s’assurer que la décision de la SAR est intelligible, transparente et légitime et qu’elle appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir c. Nouveau­Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47, [2008] 1 RCS 190).

[13]           À l’appui de son appel, la demanderesse a produit plusieurs documents, notamment :

a)      trois (3) photographies qui prétendument montrent la demanderesse sur un lit d’hôpital;

b)      un affidavit du conjoint de fait daté du 10 mai 2015, avec une assignation, un cautionnement en matière pénale, un engagement et deux (2) mandats d’arrêt;

c)      une déclaration sous serment de l’avocat de la demanderesse au Cameroun, à laquelle est joint un rapport médical;

d)     des affidavits de l’oncle et de la mère de la demanderesse et les traductions correspondantes;

e)      l’édition du 3 décembre 2014 de la publication News Room, laquelle contient un article intitulé « Youth activist escape from detention »;

f)       un article en ligne en français sur l’appelante (sur le site lebledparle.com) daté du 5 décembre 2014, et la traduction correspondante en anglais;

g)      une lettre du groupe de défense de la demanderesse datée du 23 octobre 2014;

h)      une copie du programme pour les deux journées du forum, sans mention de date;

i)        un dépliant pour le forum de deux (2) jours daté du 17 et 18 novembre 2014;

j)        une trousse d’outils de militant;

k)      un reçu d’une enveloppe provenant du Cameroun qui a été postée le 22 juin 2015.

[14]           La SAR a donné peu de poids aux documents pour un certain nombre de raisons, notamment l’incapacité de la demanderesse à fournir les originaux et à expliquer pourquoi elle a produit les documents en retard, ainsi que les doutes de la SAR quant à l’authenticité des documents. Plus particulièrement en ce qui concerne les doutes sur l’authenticité des documents, la SAR a déterminé que la présence de données écrites sur les sceaux du rapport médical et des affidavits du conjoint, de l’oncle et de la mère de la demanderesse ont miné l’intégrité de ces sceaux et, par conséquent, la crédibilité des documents. La SAR a également remarqué la similarité de l’écriture sur le rapport et l’affidavit du conjoint de fait de la demanderesse.

[15]           La SAR a également donné peu d’importance à l’édition du 3 décembre 2014 de la publication News Room, qui contenait un article d’une demi­page portant sur la détention de la demanderesse au Cameroun, ainsi qu’à l’article publié en ligne et daté du 5 décembre 2014 concernant ses activités, lesquelles ont entraîné sa détention. Elle a rejeté la publication News Room en soulignant qu’il existait peu de renseignements au sujet de la provenance de cette publication, à part le nom et le numéro de téléphone de l’éditeur qui apparaissaient sur la page couverture. En ce qui concerne l’article en ligne, la SAR a indiqué qu’il s’agissait d’une version électronique téléchargée d’un article qui pourrait avoir été modifié ou inventé. De plus, la SAR se demande pourquoi ces deux (2) documents n’ont pas été relevés au cours de la recherche menée par la Direction des recherches de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié au début de 2015.

[16]           En fondant son évaluation sur la décision dans l’affaire Devundarage c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 245, dans laquelle la Cour a établi qu’il était raisonnable de remettre en question l’authenticité des documents lorsqu’on conclut que le récit du demandeur était fabriqué et non fiable, la SAR a attribué peu de valeur probante aux documents après avoir déterminé que la demanderesse était peu crédible. La SAR a conclu son analyse de la valeur probante des deux (2) articles en indiquant que la soumission de documents faux ou non conformes, comme les divers affidavits et le rapport médical, a une incidence sur le poids accordé aux autres documents fournis par la demanderesse ainsi que sur la crédibilité générale de cette dernière.

[17]           Je conclus que, dans les circonstances de l’espèce, il était déraisonnable pour la SAR de ne pas tenir une audience afin de donner l’occasion à la demanderesse de répondre aux préoccupations de la SAR au sujet de l’authenticité des nouveaux documents. La remise en question des nouveaux documents, qui n’avaient pas été soumis à la SPR, est un élément important qui est venu miner la crédibilité de la demanderesse. De plus, ces nouveaux documents, et plus particulièrement le rapport médical, les mandats d’arrêt et les articles, ont été des éléments importants de la décision puisque l’absence de preuve documentaire touchant les deux (2) jours du forum d’information et la détention et le mauvais traitement de la demanderesse par les autorités au Cameroun a été un facteur déterminant dans la décision de la SPR. Si ces nouveaux éléments de preuve avaient été admis, ils auraient justifié que la demande d’asile soit accordée.

[18]           Même si je reconnais que la décision de tenir une audience est un pouvoir discrétionnaire, je crois que la SAR a commis une erreur en n’effectuant pas une analyse appropriée pour déterminer si les critères motivant la tenue d’une audience aux termes du paragraphe 110(6) de la LIPR étaient satisfaits et, le cas échéant, si la SAR devait exercer ce pouvoir discrétionnaire et accorder une audience. Sauf pour le commentaire de la SAR indiquant qu’aucune audience ne serait accordée en raison du peu d’importance qu’elle a donnée aux documents soumis à titre de nouveaux éléments de preuve, la décision est muette au sujet de l’application des critères décrits au paragraphe 110(6) de la LIPR et sur l’exercice du pouvoir discrétionnaire. En toute déférence pour la SAR et son expertise en la matière, le poids accordé aux nouveaux éléments de preuve n’aurait pas dû être le facteur déterminant motivant la décision de ne pas tenir une audience. Par conséquent, et pour les motifs ci­dessus, je conclus que la décision de la SAR est déraisonnable et qu’elle ne peut être maintenue.

[19]           Les parties n’ont proposé aucune question de portée générale aux fins de certification.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1.      La demande de contrôle judiciaire est accueillie;

2.      L’affaire est renvoyée à la Section d’appel des réfugiés pour nouvel examen par un commissaire différent;

3.      Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Sylvie E. Roussel »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3615-15

INTITULÉ :

BERTHELINE NINA TCHANGOUE c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 25 février 2016

JUGEMENT ET MOTIFS :

La juge ROUSSEL

DATE DES MOTIFS :

Le 18 mars 2016

COMPARUTIONS :

Solomon Orjiwuru

Pour la demanderesse

Suran Bhattacharyya

Pour les défendeurs

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Solomon Orjiwuru

Avocat­procureur

Toronto (Ontario)

Pour la demanderesse

William F. Pentney

Sous­procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour les défendeurs

 

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