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Date : 20160308


Dossier : T-1693-14

Référence : 2016 CF 231

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 8 mars 2016

En présence de madame la juge Heneghan

ENTRE :

GILEAD SCIENCES, INC. ET
GILEAD SCIENCES CANADA, INC.

demanderesses

et

LE MINISTRE DE LA SANTÉ ET
APOTEX INC.

défendeurs

MOTIFS

(motifs confidentiels publiés le 19 février 2016)

I.                   INTRODUCTION

[1]               Par un avis de requête daté du 6 mars 2015, Apotex Inc. (Apotex) souhaite obtenir une ordonnance visant à rejeter la demande en l’espèce, pour le motif que les brevets canadiens nos 2 261 619 (le brevet 619) et 2 298 059 (le brevet 059) ne sont pas admissibles à l’inscription au registre des brevets à l’égard du médicament TRUVADA®.

[2]               Par une ordonnance datée du 8 mai 2015, le juge Barnes a radié la demande en ce qui a trait à la validité du brevet 059. À la lumière de cette ordonnance, la présente requête ne porte que sur le brevet 619.

II.                CONTEXTE

[3]               La requête en l’espèce s’inscrit dans le contexte d’une demande d’ordonnance présentée en vertu du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93-133 (le Règlement ou le Règlement non modifié) en vue d’interdire au ministre de la Santé (le ministre) de signifier un avis de conformité avant l’expiration du brevet 619, du brevet 059 et du brevet canadien nº 2 512 475 (le brevet 475).

A.                Les parties

[4]               Gilead Sciences, Inc. est une société biopharmaceutique axée sur la recherche qui est constituée en personne morale aux États-Unis; elle distribue et vend le médicament TRUVADA®. Gilead Sciences Canada, Inc. est une filiale de Gilead Sciences; elle est concessionnaire des droits de propriété intellectuelle liés aux médicaments dont Gilead est la propriétaire. Gilead Sciences, Canada Inc. distribue et vend le médicament TRUVADA® au Canada. Ces parties seront collectivement appelées Gilead.

[5]               Apotex est une société canadienne qui fabrique des produits pharmaceutiques génériques.

[6]               Bien qu’il soit partie à la présente instance, le ministre n’y participe pas activement.

[7]               La présente instance est déposée en réponse à la signification, à Gilead Sciences Canada, Inc., d’un avis d’allégation de la part d’Apotex, daté du 19 juin 2014. L’avis d’allégation contient les allégations ci-dessous.

En ce qui concerne le brevet 619, Apotex allègue ce qui suit :

a) les revendications 1 à 32 à l’égard du brevet 619 ne sont pas pertinentes en vertu du Règlement;

b) les revendications 6 à 8, 10, 14, 16 à 20 et 22 à 24 à l’égard du brevet 619, ainsi que les revendications qui en dépendent, ne seront pas contrefaites si le produit d’Apotex est fabriqué, conçu, utilisé ou vendu par Apotex au Canada;

c) le brevet 619 et toutes les revendications s’y rapportant sont, et ont toujours été, invalides, nuls, non exécutoires et inopérants.

En ce qui concerne le brevet 059, Apotex allègue ce qui suit :

Les revendications 1 à 14 ne sont pas pertinentes en vertu du Règlement.

a) les revendications 1 à 14 à l’égard du brevet 059 ne seront pas contrefaites si le produit d’Apotex est fabriqué, conçu, utilisé ou vendu par Apotex au Canada;

b) Gilead est précluse de faire valoir la validité du brevet 059 en raison d’un abus de procédure;

c) le brevet 059 et toutes les revendications s’y rapportant sont, et ont toujours été, invalides, nuls, non exécutoires et inopérants.

En ce qui concerne le brevet 475, Apotex allègue ce qui suit :

a) les revendications 1 à 14, 27, 31 à 38, 41, 45 à 49 et 51 à 53, ainsi que les revendications qui en dépendent, ne sont pas pertinentes en vertu du Règlement.

b) les revendications 7 à 11, 13, 19 à 21, 27, 31 à 39, 41, 45 à 49 et 51 à 53 à l’égard du brevet 475, ainsi que les revendications qui en dépendent, ne seront pas contrefaites si le produit d’Apotex est fabriqué, conçu, utilisé ou vendu par Apotex au Canada;

c) le brevet 475 et toutes les revendications s’y rapportant sont, et ont toujours été, invalides, nuls, non exécutoires et inopérants.

B.                 Nature de l’instance

[8]               La présente instance vise à interdire la signification à Apotex d’un avis de conformité (AC) à l’égard de son produit. Dans la présente requête, Apotex remet en question le brevet 619 des demanderesses pour le motif qu’il n’est pas admissible à l’inscription au registre des brevets.

[9]               Un avis de conformité confère une autorisation de commercialiser des médicaments au Canada. Il est signifié par le gouvernement fédéral, ce qui indique que toutes les conditions prescrites par le Règlement sur les aliments et drogues (C.R.C., ch. 870) pour la protection de la santé et de la sécurité du public ont été remplies.

[10]           Le Règlement autorise les titulaires de brevets de produits pharmaceutiques à soumettre une « liste de brevets » à l’égard des produits pour lesquels un avis de conformité leur a été signifié. Le Règlement désigne la personne qui soumet cette liste comme la « première personne ». En l’espèce, les demanderesses sont la « première personne ». Souvent, la première personne est le fabricant d’un médicament novateur.

[11]           Le cadre du Règlement permet aux fabricants de médicaments génériques de s’appuyer sur l’autorisation antérieure de produits pharmaceutiques connexes pour demander l’autorisation de commercialiser leur forme générique des produits. Les fabricants qui produisent le même médicament peuvent présenter une demande d’avis de conformité qui fait référence à l’autorisation délivrée à la version du médicament d’origine et s’appuie sur elle. Ce fabricant est appelé la « seconde personne » et c’est la qualité d’Apotex.

[12]           Le Règlement interdit au ministre de la Santé de signifier un avis de conformité avant l’expiration de tous les brevets de produit et d’utilisation reliés au médicament antérieurement autorisé, tels qu’ils sont décrits dans la liste de brevets. Par conséquent, la seconde personne doit soit attendre l’expiration du brevet avant la signification d’un avis de conformité, soit signifier un avis d’allégation au ministre avec sa présentation de drogue nouvelle.

[13]           Après la signification de l’avis d’allégation, le ministre peut délivrer un avis de conformité à la seconde personne, à moins que la première personne ne fasse valoir le droit que lui accorde le paragraphe 6(1) du Règlement de demander à la Cour fédérale de rendre une ordonnance interdisant au ministre de signifier l’avis de conformité. La première personne doit prendre cette mesure, le cas échéant, dans les 45 jours après avoir reçu signification de l’avis d’allégation. Une fois cette procédure engagée, la signification d’un avis de conformité à la seconde personne est suspendue pour un délai maximal de vingt-quatre mois.

[14]           Aux termes du Règlement, un brevet relatif à un médicament pour lequel un avis de conformité a été signifié peut être ajouté au registre des brevets s’il satisfait aux exigences énoncées dans le Règlement. L’article 4 du Règlement est libellé comme suit :

4 (1) La première personne qui dépose ou a déposé la présentation de drogue nouvelle ou le supplément à une présentation de drogue nouvelle peut présenter au ministre, pour adjonction au registre, une liste de brevets qui se rattache à la présentation ou au supplément.

 

4 (1) A first person who files or who has filed a new drug submission or a supplement to a new drug submission may submit to the Minister a patent list in relation to the submission or supplement for addition to the register.

(2) Est admissible à l’adjonction au registre tout brevet, inscrit sur une liste de brevets, qui se rattache à la présentation de drogue nouvelle, s’il contient, selon le cas :

(2) A patent on a patent list in relation to a new drug submission is eligible to be added to the register if the

patent contains

a) une revendication de l’ingrédient médicinal, l’ingrédient médicinal ayant été approuvé par la délivrance d’un avis de conformité à l’égard de la présentation;

(a) a claim for the medicinal ingredient and the medicinal ingredient has been approved through the issuance of a notice of compliance in respect of the submission;

b) une revendication de la formulation contenant l’ingrédient médicinal, la formulation ayant été approuvée par la délivrance d’un avis de conformité à l’égard de la présentation;

(b) a claim for the formulation that contains the medicinal ingredient and the formulation has been approved through the issuance of a notice of compliance in respect of the submission;

c) une revendication de la forme posologique, la forme posologique ayant été approuvée par la délivrance d’un avis de conformité à l’égard de la présentation;

 

(c) a claim for the dosage form and the dosage form has been approved through the issuance of a notice of compliance in respect of the submission; or

d) une revendication de l’utilisation de l’ingrédient médicinal, l’utilisation ayant été approuvée par la délivrance d’un avis de conformité à l’égard de la présentation.

 

(d) a claim for the use of the medicinal ingredient, and the use has been approved through the issuance of a notice of compliance in respect of the submission.

[15]           Si des brevets ne sont pas inscrits au registre des brevets, le ministre risque de signifier un avis de conformité à la seconde personne malgré l’existence d’un brevet valide.

[16]           Aux termes de l’alinéa 6(5)a) du Règlement, la seconde personne peut demander le rejet d’une demande saisie par la Cour fédérale si les brevets ne sont pas admissibles à l’inscription au registre. L’alinéa 6(5)a) du Règlement est libellé comme suit :

5) Sous réserve du paragraphe (5.1), lors de l’instance relative à la demande visée au paragraphe (1), le tribunal peut, sur requête de la seconde personne, rejeter tout ou partie de la demande si, selon le cas :

 

(5) Subject to subsection (5.1), in a proceeding in respect of an application under subsection (1), the court may, on the motion of a second person, dismiss the application in whole or in part

a) les brevets en cause ne sont pas admissibles à l’inscription au registre;

 

(a) in respect of those patents that are not eligible for inclusion on the register; or

 

C.                 Le Règlement modifié

[17]           Le 3 novembre 2014, Industrie Canada a annoncé son intention de modifier le Règlement. Le 2 mai 2015, les modifications proposées ont été publiées préalablement dans la Partie I de la Gazette du Canada.

[18]           Le Règlement modifié est entré en vigueur le 19 juin 2015; voir le Règlement modifiant le Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/2015-169 (les Modifications de 2015).

[19]           Le paragraphe 4(2) des Modifications de 2015 est libellé comme suit :

(2) L’article 4 du même règlement est modifié par adjonction, après le paragraphe (2), de ce qui suit :

4. (2) Section 4 of the Regulations is amended by adding the following after subsection (2):

 

(2.1) Les règles ci-après s’appliquent au moment de la détermination de l’admissibilité des brevets pour leur adjonction au registre aux termes du paragraphe (2) :

(2.1) The following rules apply when determining the eligibility of a patent to be added to the register under subsection (2):

a) pour l’application de l’alinéa (2)a), un brevet qui contient la revendication de l’ingrédient médicinal est admissible même si la présentation comprend, en plus de l’ingrédient médicinal revendiqué dans le brevet, d’autres ingrédients médicinaux;

(a) for the purposes of paragraph (2)(a), a patent that contains a claim for the medicinal ingredient is eligible even if the submission includes, in addition to the medicinal ingredient claimed in the patent, other medicinal ingredients;

 

[20]           L’article 5 des Modifications de 2015 est libellé comme suit :

5. Le tribunal traite toute demande en cours faite aux termes du paragraphe 6(1) du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) au cours de la période commençant le 2 mai 2015 et se terminant à la date de l’entrée en vigueur du présent article, ainsi que toute requête en cours faite aux termes de l’alinéa 6(5)a) du même règlement au cours de cette période, en tenant compte des articles 2 et 4 du même règlement tels qu’ils sont modifiés à la date d’entrée en vigueur du présent article.

 

5. The court shall consider any ongoing application made under subsection 6(1) or any ongoing motion made under paragraph 6(5)(a) of the Patented Medicines (Notice of Compliance) Regulations that are initiated during the period that begins on May 2, 2015 and ends on the day on which this section comes into force, having regard to sections 2 and 4 of the Patented Medicines (Notice of Compliance) Regulations, as amended on the coming into force of this section.

D.                La présente requête

[21]           Apotex a présenté l’avis de requête en l’espèce le 6 mars 2015. La requête devait être entendue le 23 juin 2015.

[22]           À la suite de l’audience du 23 juin, Gilead a présenté une lettre datée du 24 juin 2015 dans laquelle elle informait la Cour que les modifications proposées au Règlement étaient entrées en vigueur le 19 juin 2015. Gilead demandait la possibilité de formuler des observations supplémentaires. Apotex a donné suite à la lettre de Gilead en présentant une lettre datée du 25 juin 2015 dans laquelle elle déposait des observations supplémentaires au sujet de l’applicabilité du Règlement modifié.

[23]           Par une ordonnance datée du 26 juin 2015, la Cour a ordonné que l’audience relative à la présente requête reprenne le 18 août 2015. Gilead a déposé des observations supplémentaires le 15 juillet 2015.

[24]           Le 23 juillet 2015, les parties ont été invitées à examiner le jugement rendu par la Cour d’appel fédérale dans Eli Lilly Canada v. Attorney General of Canada and the Minister of Health, (2015) 475 N.R. 299 (Eli Lilly) lors de l’audience tenue le 18 août.

[25]           Apotex a déposé des observations écrites supplémentaires le 31 juillet 2015, suivies d’autres observations écrites supplémentaires le 14 août 2015.

III.             LA PREUVE

[26]           Apotex a déposé les affidavits suivants à l’appui de sa requête :

-          Lisa Edon, auxiliaire judiciaire, Goodmans S.E.N.C.R.L. (assermentation en mars 2015);

-          Paul A. Grieco, Ph. D., professeur de chimie à la Montana State University, à Bozeman (assermentation le 6 mars 2015);

[27]           Gilead a déposé les affidavits suivants :

-          Edward Gudaitis, directeur général, Gilead Sciences Canada, Inc. (assermentation le 14 mai 2014);

-          Catherine Ma, auxiliaire judiciaire, Norton Rose Fulbright (assermentation le 15 mai 2015);

-          Ian M. Cockburn, Ph. D. (assermentation le 15 mai 2015); Richard C. Shipley, professeur de gestion, Boston University School of Management;

-          Mark A. Wainberg, professeur de médecine et de microbiologie, Université McGill (assermentation le 13 mai 2015);

-          Dr Gary Blick, directeur médical et directeur de la recherche, CIRCLE C.A.R.E Centre (assermentation le 15 mai 2015); le Dr Blick a souscrit un affidavit supplémentaire le 12 juin 2015;

-          Mark Lautens, Ph. D., professeur de chimie au niveau universitaire, Université de Toronto (assermentation le 14 mai 2015);

-          Immacula Bien-Aimé, parajuriste, Norton Rose Fulbright (assermentation le 12 juin 2015).

[28]           Aucune des parties n’a procédé à un contre-interrogatoire à l’égard de ces affidavits aux fins de la présente requête.

IV.             LES QUESTIONS EN LITIGE

[29]           Les parties discutent des questions suivantes :

1.      La présente requête est-elle régie par le Règlement modifié?

2.      Le brevet 619 est-il admissible à l’inscription au registre des brevets à l’égard du médicament TRUVADA®?

V.                OBSERVATIONS

A.                Observations d’Apotex

(1)               La présente requête est-elle régie par le Règlement modifié?

[30]           Apotex affirme que le Règlement qui était en vigueur au moment où la requête a été déposée ne devrait pas être interprété sous l’angle des modifications subséquentes. Aux termes du paragraphe 45(3) de la Loi d’interprétation, L.R.C. (1985), ch. I-21, la modification d’un texte ne constitue pas une déclaration sur l’état antérieur du droit.

[31]           S’appuyant sur le jugement rendu dans l’arrêt États-Unis d’Amérique c. Dynar, [1997] 2 R.C.S. 462, Apotex soutient qu’il existe une présomption contre l’application rétroactive et rétrospective du Règlement. La disposition transitoire, énoncée à l’article 5 des Modifications de 2015, crée une exception à cette présomption. Cette disposition indique expressément que les requêtes en cours, présentées en vertu de l’alinéa 6(5)a) du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) le 2 mai 2015 ou après cette date, sont régies par le Règlement modifié.

[32]           Attendu que la présente requête a été présentée avant le 2 mai 2015, Apotex fait valoir que le Règlement non modifié s’applique.

[33]           En réponse à l’observation de Gilead selon laquelle les versions française et anglaise de la disposition transitoire diffèrent, Apotex soutient que cet argument est sans fondement, étant donné que les deux versions prévoient que le Règlement modifié ne s’appliquera qu’aux requêtes présentées le 2 mai 2015 ou après cette date.

[34]           Gilead insiste sur le fait que les mots « that are initiated » figurent dans la version anglaise de la disposition transitoire, mais pas dans la version française. Apotex affirme, pour sa part, que même si la phrase est structurée différemment en français, la signification de la disposition est la même dans les deux langues. Gilead fait abstraction des mots « au cours de la période commençant le 2 mai 2015 » figurant dans la disposition transitoire.

[35]           À titre subsidiaire, si la Cour conclut que le libellé de la disposition transitoire n’est pas le même, Apotex invoque la règle de l’égale valeur, selon laquelle les deux versions d’une disposition font pareillement autorité et aucune version ne peut être considérée seule; voir l’arrêt Canadian Pacific Railway Co. v. Robinson (1891), 19 S.C.R. 292, page 325.

[36]           Apotex soutient également que la juste interprétation consisterait à reconnaître que le verbe « faite » signifie « présentée ». Cette approche permettrait d’harmoniser les deux versions.

[37]           Apotex prétend ensuite que Gilead ne tient pas compte de l’objectif de la disposition transitoire, comme il est établi dans le Résumé de l’étude d’impact de la réglementation de 2015 (le REIR de 2015); voir le Résumé de l’étude d’impact de la réglementation de 2015, Partie II de la Gazette du Canada, 2015, page 2210. Aux termes du REIR de 2015, la disposition transitoire a été rédigée pour « bloquer les demandes cherchant à profiter des anciennes règles après la publication des modifications dans la Partie I de la Gazette du Canada ». Le REIR de 2015 indique clairement que la disposition transitoire visait à ce que le Règlement modifié ne s’applique qu’aux requêtes amorcées après la publication initiale, soit le 2 mai 2015.

[38]           En outre, Apotex soutient que l’affirmation de Gilead – selon laquelle la disposition transitoire ne précise pas quel règlement s’applique aux requêtes qui étaient en suspens le 2 mai 2015 – contrevient à la maxime « l’expression d’une chose signifie l’exclusion de l’autre ». Si seules les demandes en cours présentées le 2 mai 2015 ou après cette date étaient visées, il faudrait présumer que le gouverneur en conseil avait l’intention d’exclure les requêtes formulées avant cette date; voir Ruth Sullivan, Sullivan on the Construction of Statutes, 6e édition (LexisNexis Canada), au paragraphe 8.92.

[39]           En réponse aux observations de Gilead concernant l’article 10 de la Loi d’interprétation, Apotex fait valoir que Gilead a mal interprété la signification du mot « situation » dans cette disposition. La situation mentionnée représente les faits sur lesquels la Cour se fonde pour rendre une décision, et non pas la requête en soi. Apotex soutient que le fait que le Règlement modifié était en vigueur le jour où la Cour a été saisie de la requête ne signifie pas qu’il s’applique à la requête.

[40]           Apotex fait ensuite valoir qu’il existe une présomption selon laquelle la législation ne vise pas à déléguer un pouvoir de légiférer de façon rétroactive ou rétrospective ou d’interférer avec des droits acquis; voir Sullivan on the Construction of Statutes, précité, au paragraphe 25.176. Apotex se fonde sur l’arrêt Merck Frosst Canada & Co. c. Apotex Inc., 2011 CAF 329, 425 N.R. 279 (Merck Frosst), aux paragraphes 56 et 65 à 68, dans lequel la Cour d’appel fédérale a établi une distinction entre les modifications ayant un effet rétroactif ou rétrospectif et celles visant simplement à clarifier une loi obscure.

[41]           Apotex prétend que les Modifications de 2015 relèvent de la première catégorie et qu’elles visaient à modifier la signification donnée par les tribunaux à l’alinéa 4(2)a) du Règlement. Apotex déclare qu’au moment où la présente requête a été déposée, la loi était claire au sujet de l’inadmissibilité du brevet 619 à l’inscription au registre des brevets.

[42]           En outre, dans l’arrêt Merck Frosst, précité, au paragraphe 31, la Cour d’appel fédérale a conclu qu’en vertu de la Loi sur les brevets, L.R.C. (1985), ch. P-4, il est interdit d’appliquer un règlement de façon rétroactive ou rétrospective.

[43]           Apotex soutient qu’il serait injuste de l’obliger à se soumettre à un contexte juridique différent, ce qui se produirait si l’on concluait que le Règlement modifié devait s’appliquer. Rien ne justifie que Gilead, par voie d’une modification législative, puisse faire révoquer des actes commis antérieurement, en l’occurrence, l’inscription fautive du brevet 619 au registre des brevets.

(2)               Le brevet 619 est-il admissible à l’inscription au registre des brevets?

[44]           Apotex n’a formulé aucune observation quant à l’admissibilité du brevet 619 à l’inscription au Registre des brevets, en vertu du Règlement modifié.

[45]           Apotex affirme que les exigences relatives à l’admissibilité d’un brevet à l’inscription au registre des brevets sont prévues au paragraphe 4(2) du Règlement. La notion de spécificité du produit, qui découle de modifications apportées en 2006, est une exigence clé. Avant les modifications de 2006, les revendications concernant les brevets devaient « se rapporter » au médicament approuvé.

[46]           Apotex prétend que les modifications de 2006 exigent que le brevet comprenne une revendication de l’ingrédient médicinal, de la formulation, de la forme posologique et de l’utilisation correspondant au médicament visé par l’avis de conformité. Une revendication concernant un brevet ne satisfera pas à l’exigence relative à la spécificité du produit si elle ne renvoie pas spécifiquement à chacun des ingrédients médicinaux contenus dans l’association de médicaments.

[47]           Apotex reconnaît que la Cour fédérale et la Cour d’appel ont tenu compte des modifications de 2006 dans cinq affaires se rapportant à des associations de médicaments. Dans chacune de ces affaires, les tribunaux ont conclu que les brevets ne revendiquant pas tous les ingrédients médicinaux contenus dans l’association de médicaments n’étaient pas admissibles à l’inscription au registre des brevets; voir les arrêts suivants : Bayer Inc. c. Canada (Santé), 2009 CF 1171, 358 F.T.R. 20, aux paragraphes 88 et 89, confirmé par (2010) 86 C.P.R. (4th) 81; Purdue Pharma c. Canada (Procureur général), 2011 CAF 132, 417 N.R. 223, au paragraphe 43; Gilead Sciences Canada Inc. c. Canada (Santé), 2012 CAF 254, 435 N.R. 188, au paragraphe 49 (Gilead Sciences); Eli Lilly, précité; ViiV Soins de Santé ULC c. Teva Canada Limitée, 2015 CAF 93, 474 N.R. 235 (ViiV).

[48]           Apotex affirme que le brevet 619 ne revendique pas une association de fumarate de ténofovir disoproxil et d’emtricitabine, soit les deux ingrédients médicinaux du TRUVADA®. Les revendications du brevet 619 visent un groupe de composés de nucléotides formé d’une base liée à un groupe phosphonate. D’après l’affidavit déposé par M. Grieco au nom d’Apotex pour appuyer la requête de celle-ci, l’emtricitabine, un composé de nucléotides, ne contient aucun groupe phosphonate dans sa structure ou dans une base adénine.

[49]           Dans le jugement Gilead Sciences Inc. et al. v. Canada (Minister of Health) (2013), 445 F.T.R. 1, au paragraphe 22, la Cour a interprété la revendication 32 du brevet 619 et conclu qu’elle se rapportait au ténofovir disoproxil et à ses sels.

[50]           Apotex soutient qu’il est évident et manifeste que les revendications du brevet 619 ne correspondent pas uniquement aux ingrédients médicinaux contenus dans le médicament approuvé TRUVADA®.

[51]           Gilead fait valoir que l’arrêt Eli Lilly, précité, élimine le principe de correspondance se rapportant à l’inscription de brevets en vertu du paragraphe 4(2) du Règlement. Apotex soutient qu’en avançant cet argument, Gilead interprète mal le jugement.

[52]           Apotex fait valoir que la question en litige dans l’arrêt Eli Lilly, précité, concernait l’admissibilité du brevet 329 à l’inscription au registre à l’égard du Trifexis®, une association de médicaments à dose fixe, conformément à l’alinéa 4(2)b) du Règlement.

[53]           Le Trifexis® contient deux ingrédients médicinaux, soit le spinosad et la milbermycine. Pour déterminer l’admissibilité de ce brevet, la Cour d’appel fédérale a examiné le critère à trois volets, lequel a été établi comme suit dans l’arrêt Laboratoires Abbott Ltée c. Canada (Procureur général), 2008 CF 700, 329 F.T.R. 190 :

1.         Quelle est la formulation revendiquée par le brevet?

2.         Quelle est la formulation visée par l’avis de conformité délivré à l’égard du médicament en cause?

3.         La formulation revendiquée par le brevet est-elle celle qui a été homologuée par la délivrance de l’avis de conformité?

[54]           La Cour d’appel fédérale a conclu que le brevet 329 était admissible à l’inscription au registre puisqu’il revendiquait les deux ingrédients médicinaux. La juge a déclaré ce qui suit au paragraphe 71 :

[...] la formulation revendiquée dans le brevet 329 devait inclure les deux ingrédients médicinaux contenus dans Trifexis, ce que personne ne conteste. Ce point de vue est confirmé par toutes les décisions de principe sur la question, en plus d’être conforme à l’alinéa 4(2)b) du Règlement.

[55]           Apotex prétend que la Cour d’appel ne s’est pas écartée des jugements rendus dans les arrêts Gilead Sciences et ViiV, précités.

[56]           Selon Apotex, la Cour d’appel fédérale a, dans l’arrêt Eli Lilly, précité, fait une distinction à l’égard des faits établis dans l’arrêt Gilead Sciences, précité. Apotex fait valoir que les conclusions de la Cour d’appel dans l’arrêt Eli Lilly concordent avec celles formulées dans les arrêts Gilead Sciences et ViiV, précités.

[57]           Enfin, Apotex fait valoir qu’elle subira un préjudice si la présente requête est rejetée, étant donné qu’elle n’a pas pu commercialiser sa version générique de TRUVADA® en raison d’un brevet inscrit, à tort, au registre.

B.                 Observations de Gilead

(1)               La présente requête est-elle régie par le Règlement modifié?

[58]           Gilead affirme que la version anglaise de la disposition transitoire ne précise pas quelle version du Règlement s’applique aux requêtes déposées en vertu de l’alinéa 6(5)a) qui ont été présentées avant le 2 mai 2015. En l’absence d’une formulation explicite se rapportant aux requêtes présentées avant le 2 mai 2015, Gilead soutient que le principe ordinaire, selon lequel la loi parle constamment, devrait s’appliquer.

[59]           En outre, Gilead fait valoir que, dans la version française de la disposition transitoire, les conditions énoncées relativement à l’application de la disposition diffèrent de celles indiquées dans la version anglaise.

[60]           La version anglaise exige que la requête soit présentée entre le 2 mai 2015 et le 19 juin 2015, cette dernière date correspondant à l’entrée en vigueur du Règlement modifié. Les mots « that are initiated » n’ont aucun équivalent dans la version française.

[61]           La version française n’impose pas l’exigence selon laquelle la requête doit être présentée entre le 2 mai 2015 et le 19 juin 2015. Elle n’impose que deux conditions relativement à l’application du Règlement modifié : premièrement, qu’une requête soit faite aux termes de l’alinéa 6(5)a) du Règlement et deuxièmement, que la requête soit en cours au moment de l’entrée en vigueur du Règlement modifié.

[62]           Gilead prétend qu’en cas d’antinomie entre deux versions, c’est le sens commun reflétant l’intention du législateur qui prévaut; voir l’arrêt R. c. Daoust, [2004] 1 RCS 217, aux paragraphes 27 à 30. Lorsqu’une des versions est ambiguë, mais que l’autre est claire et sans équivoque, le sens commun est celui de la version claire et sans équivoque; voir l’arrêt R. c. SAC, [2008] 2 RCS 675, au paragraphe 15. En l’espèce, la version anglaise de la disposition transitoire est ambiguë. Puisque la version française ne l’est pas, elle devrait prévaloir.

[63]           Gilead affirme que la Cour devrait interpréter la disposition transitoire à la lumière de son objectif; voir l’arrêt Takeda Canada Inc. c. Canada (Santé), 2013 CAF 13, 440 N.R. 346, au paragraphe 123.

[64]           Le REIR de 2015 confirme que l’intention de l’organisme de réglementation est que le Règlement modifié s’applique à la présente requête. Le REIR de 2015 énonce, en partie, le passage suivant (page 2208) :

 [d]ans le cadre d’une procédure judiciaire engagée en vertu de l’article 6 du Règlement sur les MB(AC) [...] à la suite de la publication préalable des présentes modifications réglementaires dans la Partie I de la Gazette du Canada, le tribunal devra appliquer le Règlement sur les MB(AC) modifié [...]

[65]           L’expression « any motion brought » dans la version anglaise correspond à « une requête présentée » dans la version française. Gilead laisse entendre que « présentée » fait référence à la requête dont la Cour est saisie.

[66]           Gilead prétend que l’article 10 de la Loi d’interprétation codifie le principe selon lequel le règlement en vigueur doit être appliqué lorsque la Cour est saisie d’une affaire sur laquelle elle doit statuer.

[67]           Gilead affirme qu’un avis de requête annonce une intention de déposer une requête à une date ultérieure. Le Règlement modifié était en vigueur au moment où la Cour a été saisie de la présente requête. Il incombe à Apotex de démontrer qu’une exception permettrait à la Cour d’appliquer le Règlement modifié.

[68]           Gilead fait valoir que les Modifications de 2015 sont rétrospectives, puisqu’elles rattachent de nouvelles conséquences aux événements antérieurs. Rien n’empêche la législation d’être rétrospective, pourvu qu’elle n’enfreigne pas un droit acquis. Il y a présence de droits acquis lorsque la situation juridique d’une personne est tangible et concrète, et qu’elle est suffisamment établie au moment de l’entrée en vigueur de la nouvelle loi; voir l’arrêt Dikranian c. Québec (Procureur général), [2005] 3 RCS 530, au paragraphe 37.

[69]           Gilead affirme qu’Apotex n’avait aucun droit acquis relativement à la signification d’un avis de conformité ou à la saisie de sa requête, en vertu du Règlement modifié. La seule possibilité de se prévaloir d’une mesure législative précise ne permet pas de soutenir qu’il existe un droit acquis; voir l’arrêt Dikranian, précité, au paragraphe 39.

[70]           Les interprétations judiciaires antérieures à l’égard d’une disposition n’ont donné lieu à aucun droit acquis; voir l’arrêt Merck Frosst, précité, aux paragraphes 65 à 67. Au moment de présenter la requête, Apotex savait que le contexte juridique était fondamentalement incertain.

[71]           En outre, Gilead affirme qu’Apotex ne subirait aucun préjudice si sa requête était rejetée, étant donné qu’elle n’est pas déterminante en l’espèce, et Apotex ne nie pas que le produit qu’elle propose contreferait le brevet 619.

(2)               Le brevet 619 est-il admissible à l’inscription au registre des brevets?

[72]           Gilead affirme que le paragraphe 4(2.1) du Règlement établit qu’au moment de la détermination de l’admissibilité des brevets pour leur adjonction au registre, la revendication de l’ingrédient médicinal est admissible même si la présentation comprend d’autres ingrédients médicinaux.

[73]           En bref, Gilead prétend que le brevet 619 revendique un ingrédient médicinal dans le TRUVADA® et qu’il était admissible à l’inscription au registre.

[74]           Gilead affirme que, si le Règlement modifié ne régit pas la présente requête, une simple lecture de l’alinéa 4(2)a) du Règlement démontre qu’un ingrédient médicinal revendiqué dans le brevet doit correspondre à celui approuvé dans l’avis de conformité. Rien n’exige que les médicaments médicinaux approuvés dans l’avis de conformité soient tous revendiqués.

[75]           Gilead fait valoir que, dans leur interprétation et leur application de l’alinéa 4(2)a) du Règlement, les tribunaux doivent lire les termes dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit du texte législatif, l’objet de ce texte et l’intention du législateur; voir l’arrêt AstraZeneca Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé), [2006] 2 RCS 560, au paragraphe 26.

[76]           Gilead fait référence à l’exception relative à la fabrication anticipée, qui permet aux fabricants de produits génériques d’utiliser les inventions brevetées d’un innovateur afin de préparer les présentations de drogue nouvelle destinées à Santé Canada sans contrefaire les brevets; voir le paragraphe 55.2(1) de la Loi sur les brevets. La société allègue que l’article 4 du Règlement vise à prévenir l’utilisation abusive de l’exception relative à la fabrication anticipée en exigeant que les fabricants de produits génériques fassent référence aux brevets pertinents de l’innovateur qui ont été inscrits au registre à l’égard du médicament. L’alinéa 4(2)a) du Règlement doit être interprété en ayant cet objectif à l’esprit.

[77]           Gilead prétend que l’inscription au registre de brevets à l’égard d’un seul ingrédient médicinal contenu dans une association de médicaments à dose fixe concorde avec l’objectif de l’article 4 du Règlement.

[78]           Gilead affirme ensuite que le jugement rendu dans l’arrêt Eli Lilly, précité, infirme la jurisprudence antérieure sur laquelle s’appuie Apotex. La société soutient que ce jugement récent a été rendu conformément au Règlement modifié. Dans l’arrêt Eli Lilly, précité, la Cour d’appel fédérale a confirmé les critères établis dans l’arrêt Abbott Laboratories Ltd., précité, au paragraphe 54, en ce qui concerne l’inscription au registre de brevets en vertu du paragraphe 4(2) du Règlement ainsi que les exigences relatives à la correspondance parfaite. Les juges majoritaires de la Cour ont atténué et écarté l’arrêt Gilead Sciences, précité.

[79]           Gilead fait remarquer que dans un jugement concordant, la juge Dawson a conclu que le jugement rendu dans l’arrêt Gilead Sciences, précité, était erroné. Gilead prétend que la Cour devrait adopter le raisonnement de la juge Dawson, puisqu’il reflète l’intention stratégique du Règlement.

[80]           Gilead affirme qu’à la lumière du jugement rendu par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Eli Lilly, précité, la Cour devrait conclure que le brevet 619 est admissible à l’inscription au registre des brevets.

[81]           À titre subsidiaire, Gilead soutient que dans les arrêts Gilead Sciences et ViiV, précités, la Cour d’appel fédérale a interprété l’alinéa 4(2)a) du Règlement de façon « manifestement erronée », puisqu’elle a négligé de tenir dûment compte de l’objectif visant à promouvoir l’innovation. Ces deux jugements ont un effet dissuasif sur la création d’associations de médicaments à dose fixe lorsque les médicaments comportant un seul ingrédient médicinal sont mieux protégés.

[82]           Enfin, Gilead fait valoir que la Ligne directrice : Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) et le REIR de 2015 confirment l’erreur de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Gilead Sciences, précité. Le REIR de 2015 précise clairement que les jugements rendus dans les arrêts Gilead Sciences et ViiV, précités, vont à l’encontre de l’intention qu’avait le gouverneur en conseil en adoptant le Règlement. En outre, le REIR de 2015 indique que les Modifications de 2015 permettent de clarifier les actuelles exigences relatives à l’admissibilité d’un brevet à l’inscription au registre.

VI.             DISCUSSION

A.                La présente requête est-elle régie par le Règlement modifié?

[83]           La présente requête concerne principalement une question d’interprétation législative.

[84]           La disposition législative en question est l’article 5 des Modifications de 2015, c’est-à-dire la disposition transitoire. D’une part, comme il est susmentionné, Apotex affirme que cette disposition signifie que l’avis de requête qu’elle a déposé pour contester l’inscription du brevet 619 au registre des brevets est régi par le Règlement qui était en vigueur à la date à laquelle la requête a été déposée.

[85]           D’autre part, Gilead soutient que la requête est assujettie au Règlement modifié qui est entré en vigueur le 19 juin 2015.

[86]           La disposition législative en question est l’article 5 des Modifications de 2015, qui est libellé comme suit :

5. Le tribunal traite toute demande en cours faite aux termes du paragraphe 6(1) du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) au cours de la période commençant le 2 mai 2015 et se terminant à la date de l’entrée en vigueur du présent article, ainsi que toute requête en cours faite aux termes de l’alinéa 6(5)a) du même règlement au cours de cette période, en tenant compte des articles 2 et 4 du même règlement tels qu’ils sont modifiés à la date d’entrée en vigueur du présent article.

 

5. The court shall consider any ongoing application made under subsection 6(1) or any ongoing motion made under paragraph 6(5)(a) of the Patented Medicines (Notice of Compliance) Regulations that are initiated during the period that begins on May 2, 2015 and ends on the day on which this section comes into force, having regard to sections 2 and 4 of the Patented Medicines (Notice of Compliance) Regulations, as amended on the coming into force of this section.

[87]           Selon le jugement rendu dans l’arrêt Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 RCS 27, la méthode moderne d’interprétation des lois, y compris l’interprétation des mesures législatives subordonnées telles que les règlements, consiste à discerner l’intention du législateur en interprétant les termes des dispositions visées d’après une analyse textuelle, contextuelle et téléologique destinée à dégager un sens qui s’harmonise avec la Loi dans son ensemble.

[88]           Dans l’arrêt AstraZeneca Canada Inc. précité, le juge Binnie, rédigeant l’arrêt au nom de la Cour suprême du Canada, a indiqué ce qui suit au paragraphe 26 :

Il est maintenant bien établi en droit qu’il faut lire les termes d’une loi et d’un règlement dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit du texte législatif, l’objet de ce texte et l’intention du législateur. En outre, la portée d’un règlement, le Règlement AC par exemple, est restreinte par le texte législatif qui l’habilite, soit le par. 55.2(4) de la Loi sur les brevets en l’occurrence (Biolsye, par. 38).

[89]           En examinant le premier facteur, soit l’analyse textuelle, je conclus que cet élément exige de tenir compte des mots utilisés, en suivant leur sens ordinaire.

[90]            En outre, je conclus que « le sens ordinaire » donné aux mots « toute requête en cours faite aux termes de l’alinéa 6(5)a) du [Règlement] [...] au cours de la période commençant le 2 mai 2015 et se terminant à la date de l’entrée en vigueur du présent article » fait en sorte que le Règlement modifié s’applique à toute requête déposée avant le 2 mai 2015.

[91]           Le dossier indique la date à laquelle la requête a été déposée.

[92]           Le contexte de la disposition transitoire figurant dans les Modifications de 2015 correspond à la modification apportée au Règlement. En contrepartie de l’exception relative à la fabrication anticipée, le Règlement vise à assurer une protection efficace des droits conférés par un brevet.

[93]           Pour déterminer le but des Modifications de 2015, il est utile de prendre en considération le REIR de 2015; voir l’arrêt Merck Frosst, précité, au paragraphe 45.

[94]           Le REIR de 2015 indique que les Modifications de 2015 visent à rétablir l’intention stratégique du Règlement, à la suite des jugements rendus dans les arrêts Gilead Sciences et ViiV, précités.

[95]           À mon avis, les Modifications de 2015 ne se limitent pas à clarifier l’alinéa 4(2)a) du Règlement modifié. Elles présentent un nouveau régime, et la question dans la présente requête consiste à déterminer si ce nouveau régime, tel qu’il est énoncé dans les Modifications de 2015, s’applique à la requête présentée par Apotex.

[96]           En tenant compte des trois éléments établis dans l’arrêt Rizzo, précité, je suis convaincue que la bonne interprétation de la disposition transitoire consiste à conclure que la requête présentée par Apotex pour contester l’inscription du brevet 619 au registre des brevets est régie par le Règlement non modifié, et non pas par le Règlement modifié qui est entré en vigueur le 19 juin 2015.

[97]           À mon avis, il s’agit de la bonne interprétation de la disposition transitoire, que les mots soient lus en anglais ou en français. L’article 13 de la Loi sur les langues officielles, L.R.C. (1985), ch. 31 (4e suppl.), est libellé comme suit :

13. Tous les textes qui sont établis, imprimés, publiés ou déposés sous le régime de la présente partie dans les deux langues officielles le sont simultanément, les deux versions ayant également force de loi ou même valeur.

13. Any journal, record, Act of Parliament, instrument, document, rule, order, regulation, treaty, convention, agreement, notice, advertisement or other matter referred to in this Part that is made, enacted, printed, published or tabled in both official languages shall be made, enacted, printed, published or tabled simultaneously in both languages, and both language versions are equally authoritative.

[98]           Aux termes de cette disposition, un tribunal doit tenir compte des deux versions lorsqu’il interprète une loi.

[99]           Dans l’arrêt R c. Daoust, précité, au paragraphe 28, la Cour suprême du Canada a déclaré ce qui suit au sujet de l’interprétation d’une loi bilingue :

S’il y a ambiguïté dans une version de la disposition et pas dans l’autre, il faut tenter de concilier les deux versions, c’est-à-dire chercher le sens qui est commun aux deux versions : Côté, op. cit., p. 413. Le sens commun favorisera la version qui n’est pas ambiguë, la version qui est claire : Côté, op. cit., p. 413-414; voir Goodyear Tire and Rubber Co. of Canada c. T. Eaton Co., [1956] R.C.S. 610, p. 614; Kwiatkowsky c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1982] 2 R.C.S. 856, p. 863.

[100]       Bien qu’il n’y ait aucune ambiguïté en l’espèce, les observations de Gilead exigent que le sens commun des deux versions de la disposition soit déterminé.

[101]       La version anglaise de la disposition transitoire indique clairement que le Règlement modifié régit toute requête en cours faite après le 2 mai 2015.

[102]       Le mot « faite » se traduit par le verbe « make »; voir Marianne Durand et al., 8e éd., Le Robert & Collins Dictionnaire, (Glasgow: HarperCollins, 2006). Le terme « en cours » signifie « in progress »; voir Le Robert & Collins, précité. Le passage « requête en cours faite aux termes de l’alinéa 6(5)a) » peut être interprété comme « claim in progress made pursuant to paragraph 6(5)(a) ».

[103]       La version française fait ensuite référence à la période comme suit : « la période commençant le 2 mai 2015 et se terminant à la date de l’entrée en vigueur du présent article ». À mon avis, les versions française et anglaise ont un sens commun.

[104]       Même si la présente requête était en suspens le 19 juin 2015, elle a été déposée le 6 mars 2015. Elle n’a pas été « présentée » après le 2 mai 2015. En conséquence, j’estime qu’elle n’est pas assujettie au Règlement modifié.

[105]       Les lois ne doivent pas être interprétées de manière à avoir un effet rétroactif ou rétrospectif, à moins que le texte de la loi ne le décrète expressément ou n’exige implicitement une telle interprétation; voir Sullivan on Construction of Statutes, précité, au paragraphe 25.51. Même si une loi cherche à avoir un effet rétroactif, elle devrait être interprétée strictement; voir Sullivan on Construction of Statutes, précité, au paragraphe 25.51.

[106]       Un texte législatif déclaratoire (ou qui apporte des précisions), qui corrige les lacunes du texte antérieur, ne correspond pas à la définition de rétroactivité ou de rétrospectivité ni n’interfère avec des droits acquis; voir l’arrêt Merck Frosst, précité, au paragraphe 50.

[107]       Le Règlement de 2015 a un effet rétroactif, puisqu’il attribue de nouvelles conséquences à un événement antérieur; voir l’arrêt Épiciers Unis Métro-Richelieu Inc., division « Éconogros » c. Collin, [2004] 3 RCS 257, au paragraphe 46. Il s’ensuit que la disposition transitoire s’applique à titre d’exception à la présomption générale selon laquelle la loi ne s’applique pas de façon rétroactive ou rétrospective. Cependant, la disposition transitoire limite l’effet rétrospectif aux requêtes qui ont été présentées après le 2 mai 2015, mais qui n’ont pas encore été tranchées.

[108]       Gilead propose une interprétation très vaste de la disposition transitoire qui maximise l’effet rétrospectif. Cela ne concorde pas avec les principes communs relatifs à l’interprétation législative.

[109]       La disposition transitoire, telle qu’elle est énoncée dans les Modifications de 2015, ne renferme aucune formulation explicite permettant de réfuter la présomption contre l’application rétrospective, dans la mesure où elle se rapporte aux requêtes présentées en vertu de l’alinéa 6(5)a) du Règlement avant le 2 mai 2015. À mon avis, le Règlement qui était en vigueur le 6 mars 2015 s’applique à la présente requête.

B.                 Le brevet 619 est-il admissible à l’inscription au registre des brevets à l’égard du médicament TRUVADA®?

[110]       À la lumière de ma conclusion relative à la première question – l’interprétation de la disposition transitoire – la deuxième question exige un examen de la jurisprudence pertinente. Quel jugement fait jurisprudence? Est-ce celui rendu dans l’arrêt Gilead Sciences ou dans l’arrêt Eli Lilly, précités?

[111]       Selon Apotex, les jugements rendus par la Cour d’appel fédérale dans les arrêts Gilead Sciences et ViiV, précités, s’appliquent à la présente requête. Conformément à ces jugements, le brevet 619 n’est pas admissible à l’inscription au registre des brevets.

[112]       Gilead, pour sa part, soutient que le récent jugement rendu par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Eli Lilly, précité, infirme la jurisprudence sur laquelle s’appuie Apotex.

[113]       À la lumière de l’examen des observations présentées par les parties, je rejette l’affirmation de Gilead selon laquelle le jugement rendu dans l’arrêt Eli Lilly, précité, infirme les jugements rendus antérieurement dans les arrêts Gilead Sciences et ViiV, précités. Tout comme Apotex, j’estime que les trois jugements peuvent être interprétés de la même manière et que dans l’arrêt Eli Lilly, précité, la Cour d’appel fédérale a établi une distinction quant aux faits.

[114]       Dans le cas d’une requête présentée en vertu de l’alinéa 6(5)a) du Règlement, il incombe au requérant d’établir, selon la prépondérance des probabilités, que le brevet n’est pas admissible à l’inscription au registre des brevets; voir l’arrêt Nycomed Gmbh c. Canada (Santé), 2008 CF 330, 64 C.P.R. (4th) 388.

[115]       En ce qui concerne la présente requête, les deux parties s’entendent sur le fait que le brevet 619 ne revendique pas les deux ingrédients actifs contenus dans le médicament approuvé TRUVADA®, soit le fumarate de ténofovir disoproxil (300 mg) et l’emtricitabine (200 mg). Les parties conviennent que le brevet 619 ne revendique que le ténofovir disoproxil et ses sels. Il n’est pas nécessaire d’interpréter le brevet 619 pour rendre une décision à l’égard de la présente requête.

[116]       J’ai déjà établi que, conformément à l’interprétation de la disposition transitoire énoncée à l’article 5 des Modifications de 2015, la requête visant à supprimer le brevet 619 du registre des brevets est assujettie à l’alinéa 4(2)a) du Règlement non modifié. L’interprétation de cet alinéa a été examinée par la Cour d’appel dans l’arrêt ViiV, précité, aux paragraphes 15 et 16 :

Dans cet arrêt [arrêt Gilead], la Cour a conclu que l’alinéa 4(2)a) établit un seuil élevé de spécificité entre ce qui est revendiqué dans le brevet et ce qui a été approuvé dans l’AC — un brevet qui ne revendique pas explicitement tous les ingrédients médicinaux contenus dans le médicament à l’égard duquel l’AC a été délivré ne peut pas être inscrit relativement à ce médicament.

Dans l’arrêt Gilead, la Cour a examiné et rejeté les considérations de politique sous-jacente avancées par les appelantes et le ministre concernant l’interprétation de l’alinéa 4(2)a).

[117]       La Cour d’appel fédérale a récemment déclaré ce qui suit dans l’arrêt Apotex Inc. c. Allergan Inc., 2012 CAF 308, 440 N.R. 269, au paragraphe 43 : « Selon le stare decisis, le juge doit suivre l’enseignement des décisions rendues par les tribunaux supérieurs. »

[118]       J’estime qu’il n’y a aucune raison de s’écarter de l’interprétation de la Cour d’appel à l’égard de l’alinéa 4(2)a) du Règlement non modifié selon laquelle, pour être admissible à l’inscription au registre, un brevet doit revendiquer tous les ingrédients médicinaux contenus dans le médicament approuvé dans l’avis de conformité. Puisque le brevet 619 ne revendique pas l’emtricitabine, un ingrédient médicinal contenu dans le TRUVADA®, il n’est pas admissible à l’inscription au registre des brevets.

[119]       Je conviens que la juge Dawson, dans des motifs concordants, a déterminé que le jugement rendu dans l’arrêt Gilead Sciences, précité, était erroné. Cependant, elle a fondé sa conclusion sur le fait que l’alinéa 4(2)a) avait été interprété trop strictement dans les circonstances factuelles de cette affaire.

[120]       Par conséquent, je conclus que le brevet 619 n’est pas admissible à l’inscription au registre des brevets, en application de l’alinéa 4(2)a) du Règlement. Tel est le fondement de la décision d’accueillir la requête.

[121]       Apotex souhaite obtenir des dépens élevés. Dans un jugement rendu le 18 février 2016, des dépens ont été accordés à Apotex, et les parties étaient libres d’en déterminer le montant; dans l’éventualité où elles seraient incapables de s’entendre, les parties étaient invitées à présenter de brèves observations relativement aux dépens dans les deux semaines suivant la date de ce jugement.

[122]       Les présents motifs sont présentés à titre confidentiel, à la lumière de l’ordonnance préventive et de l’ordonnance de confidentialité établies en l’espèce.

[123]       Les parties disposent de quatorze jours pour faire part à la Cour des passages qui devront être censurés, le cas échéant, avant la publication des motifs publics.

« E. Heneghan »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


INTITULÉ :

GILEAD SCIENCES, INC. ET GILEAD SCIENCES CANADA, INC c. LE MINISTRE DE LA SANTÉ ET APOTEX INC.

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

OTTAWA (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 15 AOÛT 2015

 

MOTIFS PUBLICS :

LA JUGE HENEGHAN

 

DATE DES MOTIFS :

Le 8 MARS 2016

 

COMPARUTIONS :

Brian Daley

Christopher Guerreiro

 

Pour les demandeRESSEs

 

Shandon Shogilev

Belle Van

 

Pour le défendeur

APOTEX INC.

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Norton Rose Fulbright Canada S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Toronto (Ontario)

 

Pour les demanderesses

 

Goodmans LLP

Toronto (Ontario)

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

APOTEX INC.

POUR LE DÉFENDEUR

LE MINISTRE DE LA SANTÉ

 

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