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Date : 20160224


Dossier : T-2030-13

Référence : 2016 CF 236

ENTRE :

NEIL ALLARD, TANYA BEEMISH,

DAVID HEBERT ET SHAWN DAVEY

demandeurs

et

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

défenderesse

MOTIFS DU JUGEMENT

TABLE DES MATIÈRES

SECTIONS :

NDE PARAGRAPHE

I.          Introduction

[1] - [5]

II.        Résumé/aperçu

[6] - [16]

III.       Le contexte

[17]

A.        Le régime de réglementation

[17] - [18]

B.         Le RAMFM

[19] - [29]

C.         Le RMFM

[30] - [39]

IV.       Le contexte judiciaire

[40] - [64]

V.        Le contexte factuel

[65]

A.       L’utilisation de la marihuana à des fins médicales

[66]

(1)        Le dosage

[67] - [78]

(2)        Méthodes de consommation

[79] - [84]

(3)        Souches

[85] - [93]

B.         Culture de la marihuana

[94] - [100]

C.         Les risques comportés par la culture

[101] - [109]

D.        La moisissure et autre type de contamination

[110] - [115]

E.         Incendie

[116] - [122]

F.         Braquage à domicile/violence/détournement

[123] - [126]

G.        L’incidence sur la collectivité

[127] - [128]

H.        Les autres témoins

[129] - [130]

VI.       Les demandeurs

[131]

A.        Neil Allard

[132] - [134]

B.         Shawn Davey et Brian Alexander

[135] - [139]

C.         Tanya Beemish et Dave Hebert

[140] - [147]

D.        L’abordabilité

[148] - [157]

E.         L’accès et la disponibilité

[158] - [163]

F.         Les coûts liés à la culture de la marihuana

[164] - [171]

VII.     Analyse

[172]

A.        Les droits garantis par l’article 7

[172] - [175]

(1)        Le droit à la liberté

[176]

a)         Le droit applicable

[176] - [180]

b)         Le résumé des positions des parties

[181] - [186]

c)         Analyse

[187] - [196]

(2)        Le droit à la sécurité

[197]

a)         Le droit

[197] - [199]

b)         Les points de vue – Résumé

[200] - [201]

c)         Analyse

[202] - [203]

(3)        Analyse portant sur l’abordabilité et l’accès

[204] - [213]

B.         Principes de justice fondamentale

[214]

(1)        Objectif de la loi

[215] - [221]

(2)        Article premier et article 7

[222] - [224]

(3)        Le caractère arbitraire

[225]

a)         Le droit

[225] - [227]

b)         Les points de vue – Résumé

[228] - [232]

c)         Analyse

[233] - [235]

d)         Les incidences sur les demandeurs

[236] - [238]

e)         La réponse au point de vue de la défenderesse

[239] - [254]

(4)        Portée excessive

[255]

a)         La loi

[255] - [257]

b)         Les points de vue – Résumé

[258] - [266]

c)         Analyse

[267] - [271]

(5)        Disproportion totale

[272]

a)         La loi

[272]

b)         Les points de vue – Résumé

[273] - [277]

c)         Analyse

[278]

C.         L’article premier

[279] - [285]

D.        Limites de possession – Question particulière

[286] - [288]

VIII.    Conclusion

[289]

IX.       Décision et réparation

[290] - [298]

LE JUGE PHELAN

I.                   Introduction

[1]               Je suis saisi d’une contestation fondée sur la Charte présentée par quatre personnes relativement au régime concernant la marihuana à des fins médicales actuel qui est prévu par le Règlement sur la marihuana à des fins médicales, DORS/2013‑119 (le RMFM). Il est important de se rappeler ce sur quoi la présente affaire porte de même que ce sur quoi elle ne porte pas.

[2]               La présente affaire ne porte pas sur la légalisation générale de la marihuana ou sur la libéralisation de sa consommation à des fins récréatives ou de sa consommation en tant que mode de vie. Elle ne porte pas non plus sur la commercialisation de la marihuana à de telles fins.

Il est question de l’accès à la marihuana à des fins médicales par des personnes qui sont malades, notamment celles qui souffrent de douleurs aiguës ou qui souffrent de troubles neurologiques parfois mortels, ainsi que les personnes qui sont sur le point de mourir.

[3]               Nous avons affaire en l’espèce à une décision s’inscrivant dans un courant jurisprudentiel qui a commencé par l’arrêt R c Parker, (2000) 49 OR (3d) 481, 188 DLR (4th) 385 (Cour d’appel de l’Ontario) (Parker), et abouti à l’arrêt R c Smith, 2015 CSC 34, [2015] 2 RCS 602 (Smith), où l’on a examiné, souvent d’un œil critique, les efforts faits par le gouvernement en vue de réglementer la consommation de la marihuana à des fins médicales ainsi que les divers obstacles empêchant l’accès à cette drogue dont certains ont besoin.

[4]               Comme d’autres affaires, cette dernière tentative de restriction d’accès se heurte aux écueils de la Charte canadienne des droits et libertés, partie 1 de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, c 11 (la Charte), particulièrement l’article 7, et n’est pas sauvegardée par l’article premier.

1. La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique.

1. The Canadian Charter of Rights and Freedoms guarantees the rights and freedoms set out in it subject only to such reasonable limits prescribed by law as can be demonstrably justified in a free and democratic society.

[…]

7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale.

7. Everyone has the right to life, liberty and security of the person and the right not to be deprived thereof except in accordance with the principles of fundamental justice.

[5]               La Cour a conclu que la liberté des demandeurs et la sécurité de leur personne sont visées par les restrictions en matière d’accès imposées par le RMFM et qu’il n’a pas été établi que les restrictions en matière d’accès sont conformes aux principes de justice fondamentale.

II.                Résumé/aperçu

[6]               Les quatre demandeurs en l’espèce ont besoin de consommer de la marihuana pour des raisons médicales afin de soigner certaines affections physiques dont ils souffrent. L’imposition du régime assez récent en vue de contrôler la consommation de la marihuana à des fins médicales a eu des conséquences défavorables sur leur vie.

[7]               La présente affaire porte sur la réponse la plus récente du gouvernement fédéral aux enseignements de l’arrêt Parker, qui prescrivait dans les faits l’établissement d’un régime permettant d’offrir de la marihuana à des fins médicales aux personnes en ayant besoin. (Dans l’arrêt Parker, la Cour d’appel de l’Ontario a conclu que l’interdiction de nature pénale visant la possession de marihuana prévue à l’article 4 de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, LC 1996, c 19 (la LRCDAS), n’avait aucun effet juridique en l’absence d’une exemption à des fins médicales de cette restriction qui soit constitutionnellement acceptable.)

[8]               Le gouvernement fédéral avait précédemment adopté le Règlement sur l’accès à la marihuana à des fins médicales, DORS/2001-227 (le RAMFM), en 2001. Il l’a abrogé le 31 mars 2014, puis il a mis en place le régime très différent prévu par le RMFM.

Pour les besoins de la présente affaire, les termes « cannabis » et « marihuana » (marijuana) sont utilisés de façon interchangeable.

[9]               En l’espèce, le processus de recherche des faits est exigeant en raison du volume et de la pertinence de la preuve. Avec le consentement des parties, l’affaire a été traitée dans le cadre d’un procès sommaire. Les témoignages par affidavit ont été considérés comme ayant été versés au dossier et seuls les témoins qu’une des parties voulait contre‑interroger ont comparu devant la Cour. J’ai quand même dû apprécier, pour ce qui est de leur pertinence et de leur valeur probante, un nombre important d’éléments de preuve n’ayant pas fait l’objet d’un contre‑interrogatoire. Une liste des témoins profanes et des témoins experts des parties est jointe à l’annexe A.

[10]           La jurisprudence antérieure sur la marihuana à des fins médicales sous le régime du RAMFM m’a grandement aidé à établir le rapport entre les droits garantis par l’article 7 et la consommation de marihuana à des fins médicales. Une fois l’instruction terminée, la Cour suprême du Canada a rendu son arrêt dans l’affaire Smith (qui sera abordée plus en détail plus loin). Elle a conclu que le fait que l’ancien régime d’accès médical restreignait l’accès à la marihuana uniquement à sa forme séchée portait atteinte de façon injustifiable aux droits garantis par l’article 7. L’instruction a été rouverte pour permettre aux parties de présenter des observations sur l’incidence de l’arrêt Smith sur la présente affaire.

[11]           Cet arrêt confirme le lien entre les droits garantis par l’article 7 et les restrictions concernant l’utilisation de la marihuana et permet de trancher la question des méthodes de consommation, qui fait partie des nombreuses questions soulevées dans la présente affaire. La restriction d’accès à la marihuana uniquement à sa forme séchée qui est imposée par le RMFM est nulle pour les mêmes raisons que celles pour lesquelles la Cour suprême a déclaré dans l’arrêt Smith que la restriction imposée par le RAMFM était nulle.

[12]           En ce qui concerne la question des doses appropriées et des effets thérapeutiques allégués des différentes souches de marihuana, celle‑ci fait toujours l’objet d’un débat scientifique important. Un thème revient clairement dans l’ensemble de la preuve en l’espèce : même si la marihuana à des fins médicales est offerte depuis longtemps, les éléments de preuve concernant son utilisation et ses effets sont insuffisants, particulièrement de l’avis du gouvernement. La marihuana n’est pas considérée comme un « médicament » dans les lois, les règlements ou les politiques, et l’insuffisance de renseignements constituait un problème important. En plus de porter sur les méthodes de consommation, les éléments de preuve présentés au cours de l’instance étaient axés sur l’accès par les demandeurs à la marihuana compte tenu des doses, des souches, de la culture, de l’économie des coûts et de l’administration de la drogue dans d’autres ressorts

[13]           J’accepte la preuve anecdotique des demandeurs concernant l’effet des différentes souches, mais je n’y accorde pas beaucoup de poids. La Cour n’est pas en mesure de prescrire ou d’approuver différents traitements médicaux. La défenderesse demande à la Cour de conclure que, compte tenu du niveau d’utilisation de la marihuana à des fins médicales (qui est beaucoup plus élevé que dans certains autres pays), dans les faits, les médecins canadiens prescrivent de façon excessive la marihuana à des fins médicales. La Cour ne dispose pas d’éléments de preuve suffisants pour tirer une telle conclusion et, à plus forte raison, pour tirer une conclusion au regard de l’article premier.

[14]           Dans la mesure où la question de l’abordabilité a été invoquée comme fondement de la violation de l’article 7, ce fondement n’a pas été établi. Qui plus est, il n’est pas nécessaire que je tire une conclusion à ce sujet. L’abordabilité peut constituer un obstacle à l’accès, particulièrement lorsque l’on choisit de dépenser des fonds pour obtenir des traitements médicaux au lieu d’autres besoins fondamentaux. Cependant, la présente affaire ne porte pas sur le droit d’avoir accès à des « drogues peu coûteuses » ni sur le droit de « cultiver sa propre marihuana », et les demandeurs ne cherchent pas établir un tel droit positif par rapport au gouvernement.

[15]           La preuve permet d’établir que, sous le régime à source unique des producteurs autorisés, rien ne garantit que les patients pourront avoir accès à la qualité, à la souche et à la quantité de marihuana dont ils ont besoin à un prix acceptable (fixé au moyen de mécanismes comme l’établissement de prix variables ou l’octroi de rabais) en raison de la structure du règlement et des caractéristiques du marché.

[16]           En fin de compte, comme les droits à la liberté et à la sécurité de la personne sont en cause, la Cour a conclu que les éléments de preuve relatifs aux circonstances de chacun des demandeurs permettaient de démontrer que les restrictions imposées aux personnes dans le RMFM, notamment les restrictions visant certaines méthodes de consommation et la culture des plants par un patient ou une personne désignée par lui, n’a aucun lien avec l’objectif du règlement et est donc arbitraire. Il n’a pas été prouvé que les restrictions en matière d’accès réduisaient les risques pour la santé et la sécurité ou amélioraient l’accès à la marihuana – les objectifs présumés du règlement. À titre subsidiaire, même si je conclus qu’il existe un lien quelconque, les restrictions ont quand même une portée excessive et elles ne constituent pas une atteinte minimale aux droits garantis par l’article 7.

III.             Le contexte

A.                Le régime de réglementation

[17]           Les drogues et les substances contrôlées sont principalement réglementées par la LRCDAS, la Loi sur les aliments et drogues, LRC 1985, c F-27 (la LAD), et leurs règlements d’application.

Le cannabis (marihuana) est une substance contrôlée figurant aux annexes de la LRCDAS et un stupéfiant assujetti au Règlement sur les stupéfiants, CRC c 1041.

[18]           À la suite de l’arrêt rendu par la Cour d’appel de l’Ontario dans l’affaire Parker, mentionné précédemment, dans lequel, en termes pratiques, on prescrivait une exemption médicale constitutionnellement acceptable pour l’utilisation de la marihuana, le gouvernement fédéral (Canada) a adopté le RAMFM. Ce règlement a été modifié de nombreuses fois en réponse à des décisions rendues par divers tribunaux.

B.                 Le RAMFM

[19]           Avant qu’il soit abrogé et remplacé par le RMFM, le RAMFM permettait à des personnes qui avaient l’appui d’un médecin d’obtenir de Santé Canada une autorisation de possession de marihuana à des fins médicales.

[20]           Le RAMFM ne fixait pas de limite concernant la dose quotidienne qu’un médecin pouvait prescrire. Toutefois, il imposait une quantité maximale de marihuana que le titulaire d’une autorisation de possession pouvait posséder, soit 30 fois (30x) la dose quotidienne prescrite au titulaire.

[21]           Sous le régime du RAMFM, les titulaires d’une autorisation de possession pouvaient avoir accès en toute légalité à de la marihuana de trois façons :

1.                  au moyen d’une licence de production à des fins personnelles (LPFP), qui permettait au titulaire d’une autorisation de possession de cultiver une certaine quantité de marihuana à des fins personnelles;

2.                  au moyen d’une licence de production à titre de personne désignée (LPPD), qui permettait à une personne désignée par le titulaire d’une autorisation de possession de produire de la marihuana pour un maximum de deux (2) titulaires d’une autorisation de possession;

3.                  au moyen de l’achat de marihuana séchée directement auprès de Santé Canada, qui avait conclu un contrat avec une entreprise privée pour la production et la distribution de marihuana à des fins médicales.

[22]           La production de marihuana au titre d’une LPFP ou d’une LPPD pouvait seulement se faire au lieu désigné dans la licence.

La culture pouvait se faire à l’intérieur ou à l’extérieur, mais pas à la fois à l’intérieur et à l’extérieur.

[23]           Il n’y avait aucune restriction quant à l’endroit où les installations de production pouvaient être situées, mis à part le fait que, si la production se faisait à l’extérieur, elle ne pouvait pas se faire dans un lieu adjacent à une école, à un terrain de jeu public, à une garderie ou à tout autre lieu public principalement fréquenté par des personnes de moins de 18 ans.

Il y avait des exigences obligatoires en matière de conformité auxquelles les titulaires de licence devaient satisfaire. Ils devaient notamment respecter l’ensemble des règlements administratifs locaux.

[24]           Le nombre de plants qui pouvaient être cultivés par le titulaire d’une licence de production était calculé au moyen d’une formule énoncée dans le RAMFM, qui reposait principalement sur la dose quotidienne autorisée du titulaire de l’autorisation de possession. Selon le RAMFM, jusqu’à quatre licences de production pouvaient être délivrées à l’égard du même lieu.

[25]           Le nombre d’autorisations de possession a augmenté de façon considérable entre 2002 et la fin de l’année 2013, passant de 455 à 37 151. Le nombre de LPFP est aussi passé de 326 à 28 228. On s’attendait à ce qu’il y en ait encore plus.

[26]           Au 31 décembre 2013, la dose quotidienne moyenne était de 18,22 grammes par jour, ce qui permettait à une personne de cultiver 89 plants. Une telle dose quotidienne était beaucoup plus élevée que celles autorisées en Israël ou aux Pays‑Bas – deux pays utilisés en l’espèce par le Canada à titre de comparaison pour laisser entendre que la dose quotidienne pose problème au Canada.

[27]           Le RAMFM prévoyait un système d’inspection dans le cadre duquel des inspecteurs de Santé Canada devaient obtenir le consentement de l’occupant pour entrer dans un local d’habitation ou bien obtenir un mandat. À titre de justification du nouveau système, la défenderesse a fait valoir que Santé Canada estimait que l’inspection de l’ensemble des résidences où de la marihuana était cultivée en 2013 coûterait 55 millions de dollars. Ce montant importe peu en l’absence d’éléments de preuve montrant que l’inspection de tous les lieux de production chaque année était raisonnablement justifiée. Santé Canada n’a produit aucun élément de preuve concernant le nombre d’inspections qui devaient être faites pour veiller au respect du règlement.

[28]           Il ressort clairement de la justification du RMFM que les coûts du programme constituaient une priorité importante, voire la principale priorité. Les coûts administratifs liés à l’exécution du programme du RAMFM et à l’approvisionnement en marihuana séchée ont gagné en importance au fur et à mesure que la demande a augmenté.

[29]           En 2005-2006, les coûts liés au programme s’élevaient à 5 millions de dollars par année. En 2012, on prévoyait que ces coûts s’élèveraient à plus de 15 millions de dollars annuellement. Comme Santé Canada subventionnait le coût de la marihuana qu’elle vendait à hauteur de 50 % des coûts incorporables, les coûts annuels de 15 millions de dollars comprenaient cette subvention.

C.                 Le RMFM

[30]           La défenderesse, grâce au témoignage de l’ancienne directrice du Bureau de cannabis médical/directrice de la Réforme réglementaire de la marihuana à des fins médicales (la directrice), a soutenu que les préoccupations exprimées au sujet du RAMFM avaient conduit à la réforme du gouvernement. Il s’agissait du principal témoin de la défenderesse en ce qui concerne les raisons pour lesquelles des changements ont été apportés au régime de marihuana à des fins médicales intégré dans le RMFM.

Un ensemble de décisions, dont l’arrêt Hitzig c Canada (Procureur général), (2003) 231 DLR (4th) 104 (Cour d’appel de l’Ontario) (Hitzig), la décision Sfetkopoulos c Canada (Procureur général), 2008 CF 33, [2008] 3 RCF 399 (Sfetkopoulos), et la décision R c Beren, 2009 BCSC 429, 192 CRR (2d) 79 (Beren), avait exigé que des changements soient apportés au régime de réglementation pour alléger les restrictions en matière de culture et faciliter l’accès à la marihuana à des fins médicales.

[31]           La directrice a prétendu que les préoccupations suivantes découlaient du RAMFM : l’augmentation rapide du nombre de personnes autorisées à posséder et à produire des quantités de plus en plus importantes de marihuana; le fait que la majorité de la marihuana à des fins médicales était cultivée dans des locaux d’habitation qui n’avaient pas été conçus pour permettre la production de marihuana à grande échelle; les conséquences inattendues sur la santé et la sécurité publiques (qui concernait des questions comme la moisissure, les incendies, les vols, les effets nuisibles des fertilisants, les odeurs et le détournement vers le marché noir).

Elle a en outre prétendu que certains des participants au programme du RAMFM avaient fait part de leur mécontentement à l’égard des temps d’attente réglementaires.

Enfin, elle a déclaré que le programme devenait un fardeau pour le gouvernement fédéral sur le plan administratif et financier.

[32]           La directrice a déclaré que Santé Canada avait reçu des lettres de plainte de certains districts, de représentants des services d’incendie et de voisins de titulaires d’une LPFP de la Colombie‑Britannique et de l’Ontario, mais il s’agit de mentions vagues et peu élaborées. J’ai relevé huit cas où des instances municipales avaient fait des commentaires sur le sujet. Il s’agit des instances suivantes : un chef des services d’incendie de la C.-B., un maire de la C.-B., une municipalité de la C.-B., un représentant des services d’incendie municipaux de l’Ontario, un agent administratif dans un district de la C.‑B., une importante collectivité de la C.-B., un district de la C.-B. et un agent des services de police de l’Ontario.

[33]           Dans ce contexte, la directrice a reconnu ce qui suit en contre-interrogatoire :

                     Même s’il avait des données sur les kilogrammes de marihuana produits par les titulaires de licences au titre du RAMFM, Santé Canada ne disposait pas de données en ce qui concerne les questions de sécurité publique, notamment les incendies, les vols et les effets nuisibles des fertilisants ou des autres produits chimiques utilisés dans les jardins, et aucun effort n’a été fait pour recueillir de telles données;

                     Santé Canada ne disposait pas de statistiques relativement aux incidents où des personnes étaient tombées malades parce qu’elles produisaient leur propre marihuana;

                     le gouvernement fédéral était, et continuerait d’être, le principal bénéficiaire de l’adoption du RMFM si l’on tient compte des économies de coûts, et, les personnes qui étaient les plus touchées, et qui continueraient de l’être le plus, étaient les patients en raison de l’augmentation des coûts;

                     Santé Canada ne disposait d’aucuns renseignements selon lesquels les demandeurs, ou un nombre important de titulaires de licence, auraient produit une quantité excessive de marihuana par rapport à ce qui était autorisé selon leur licence, auraient détourné de la marihuana vers le marché noir, auraient produit de la marihuana dans des conditions dangereuses, auraient laissé des odeurs s’échapper, auraient causé des incendies, auraient produit de la marihuana moisie, ou bien auraient consommé leur propre marihuana et celle-ci aurait eu des effets néfastes sur leur santé.

[34]           Malgré ce manque de renseignements et de données, en 2010, Santé Canada a entrepris l’élaboration d’un nouveau régime de marihuana à des fins médicales. Les principes clés de ce nouveau régime étaient les suivants :

                     traiter le plus possible la marihuana comme tous les autres médicaments (mais pas comme un médicament pharmaceutique);

                     rétablir le rôle de Santé Canada en tant qu’organe de réglementation et éliminer le rôle du gouvernement pour ce qui est de l’approvisionnement et de la distribution de la marihuana à des fins médicales;

                     créer un nouveau système d’approvisionnement et de distribution faisant appel à des producteurs autorisés entièrement réglementés et assujettis à des inspections et à des vérifications;

                     éliminer graduellement la production à des fins personnelles et la production par une personne désignée et mettre en place des mécanismes de conformité et d’exécution;

                     réduire le risque d’abus et d’exploitation du régime de réglementation et améliorer l’accès à la marihuana à des fins médicales;

                     répondre aux risques pour la santé et la sécurité dont les représentants des services de police, des services d’incendie et des municipalités ont fait part à Santé Canada;

                     fournir aux médecins des renseignements à jour sur l’utilisation de la marihuana à des fins médicales.

[35]           Santé Canada a examiné différentes possibilités et questions. Il a aussi entrepris un processus de consultation comprenant des consultations en ligne, des rencontres avec les intervenants et des consultations à la suite d’une publication préalable dans la Gazette du Canada. Cependant, les détails du processus d’élaboration des politiques ne sont pas particulièrement pertinents dans le cadre de l’examen par la Cour des conséquences du RMFM sur les droits des demandeurs garantis par la Charte.

[36]           La Cour a uniquement pour rôle de décider si les politique ou les règlements sont conformes à la Charte, elle n’a pas à décider s’ils ont dûment été élaborés. Même une mauvaise politique peut être conforme à la Charte. Dans l’arrêt Canada (Procureur général) c PHS Community Services Society, 2011 CSC 44, au paragraphe 105, [2011] 3 RCS 134 (PHS), la Cour suprême du Canada a formulé les observations suivantes au sujet du rôle de la cour :

[…] C’est aux gouvernements habiletés à le faire, et non à la Cour, qu’il revient d’élaborer des politiques en matière criminelle et en matière de santé. Toutefois, lorsqu’une politique se traduit par une mesure législative ou un acte de l’État, cette mesure législative ou cet acte peut faire l’objet d’un examen fondé sur la Charte : Chaoulli, par. 89, la juge Deschamps, par. 107, la juge en chef McLachlin et le juge Major, et par. 183, les juges Binnie et LeBel; Rodriguez, p. 589-590, le juge Sopinka. La question dont est saisie la Cour à ce stade‑ci n’est pas de savoir lesquels des programmes de réduction des méfaits ou de ceux fondés sur l’abstinence constituent le meilleur moyen de résoudre le problème de la consommation de drogues illégales. Il s’agit simplement de savoir si le Canada a restreint les droits des demandeurs d’une manière qui contrevient à la Charte.

[37]           Dans le même ordre d’idées, la question dont la Cour est saisie n’est pas de savoir si le régime des producteurs autorisés (RMFM) ou le régime de culture à des fins personnelles (RAMFM) est la meilleure démarche à suivre pour ce qui est de l’accès au cannabis à des fins médicales. Il lui faut simplement trancher la question de savoir si le Canada a restreint les droits des demandeurs d’une façon qui contrevient à la Charte.

[38]           En fin de compte, le RMFM a complètement réformé le régime d’accès à la marihuana à des fins médicales, annulant essentiellement toutes les LPFP et les LPDP et la quantité qu’une personne peut posséder. Il a enlevé aux titulaires de licence la capacité de contrôler la marihuana à des fins médicales qu’ils consommaient.

[39]           Dans l’ordonnance qu’il a rendue le 21 mars 2014 (l’ordonnance rendue par le juge Manson) (dans laquelle il a en grande partie maintenu le RAMFM pour les personnes admissibles (Allard c Canada, 2014 CF 280, 451 FTR 45), le juge Manson a résumé la situation de la manière suivante :

[15]      Le RMFM exige que la marihuana séchée soit produite par un producteur autorisé [PA], conformément à l’article 12. Les personnes qui détenaient ou pouvaient détenir auparavant une AP doivent inscrire la prescription d’un médecin auprès d’un PA pour obtenir la marihuana séchée. L’article 3 leur permet alors d’obtenir et de posséder de la marihuana produite par ce PA. La quantité qui peut être possédée en vertu de l’article 5 est plus petite que sous le régime du RAMFM : 150 grammes ou 30 fois la quantité quotidienne prescrite par le médecin, selon la moindre de ces quantités.

[16]      Un PA est tenu de respecter diverses mesures de qualité et de sécurité, qui sont prévues aux articles 12 à 101. Par exemple, selon les articles 13 et 14, la marihuana ne peut pas être produite à l’extérieur ou dans un local d’habitation.

IV.             Le contexte judiciaire

[40]           En 1999, au Canada, une personne ne pouvait posséder de la marihuana à des fins médicales qu’au titre de l’article 56 de la LRCDAS, qui permet au ministre de la Santé de soustraire à l’application de la LRCDAS ou de ses règlements toute personne ou catégorie de personnes si des raisons médicales ou scientifiques ou des raisons d’intérêt public le justifient.

[41]           En 2000, dans l’affaire Parker, la Cour d’appel de l’Ontario était saisie d’une situation ou une personne avait été accusée de culture de marihuana au titre de l’ancienne Loi sur les stupéfiants, LRC 1985, c N-1, et de possession de marihuana au titre de la LRCDAS. M. Parker avait besoin de marihuana pour contrôler son épilepsie. Comme il ne pouvait pas légalement se procurer le type de marihuana dont il avait besoin, il cultivait sa propre marihuana.

[42]           La Cour d’appel de l’Ontario a confirmé la conclusion du tribunal de première instance selon laquelle l’interdiction visant la marihuana prévue à l’article 4 de la LRCDAS portait atteinte aux droits garantis à M. Parker par l’article 7 de la Charte. La Cour d’appel de l’Ontario a déclaré que l’interdiction visant la possession de marihuana contenue dans la LRCDAS n’avait aucune force exécutoire, mais elle a suspendu la déclaration pour une période d’un an.

Compte tenu des principes établis par la Cour suprême du Canada dans les arrêts R c Morgentaler, [1988] 1 RCS 30 (Morgentaler), et Rodriguez c Colombie-Britannique (Procureur général), [1993] 3 RCS 519, la Cour d’appel de l’Ontario a conclu qu’en obligeant M. Parker à choisir entre sa santé et l’emprisonnement, on violait son droit à la liberté et à la sécurité de sa personne. Cette violation n’était pas conformes aux principes de justice fondamentale, pas plus que ne l’était le pouvoir discrétionnaire absolu du ministre d’accorder une exemption en vertu de l’article 56 de la LRCDAS.

[43]           Suivant l’arrêt Parker, le gouvernement fédéral a promulgué le RAMFM mentionné précédemment dans les présents motifs.

[44]           Dans l’arrêt Hitzig, la Cour d’appel de l’Ontario a traité trois demandes au civil dans lesquelles on contestait la constitutionnalité du RAMFM. Au moment où le gouvernement avait mis en place le RAMFM en 2001, il avait décidé que la marihuana provenant de Prairie Plant Systems (le seul producteur de marihuana autorisé), qui permettait généralement au gouvernement de fournir la marihuana à ceux qui ne pouvaient pas cultiver leur propre marihuana ou en faire cultiver par une personne désignée, ne servirait qu’à des fins de recherche.

[45]           Lorsqu’elle a déclaré que certaines dispositions du RAMFM étaient invalides, la Cour a permis à tous les titulaires d’une LPPD d’être payés pour cultiver de la marihuana pour plus d’un titulaire d’une autorisation de possession, et pour produire en commun avec plus de deux autres titulaires d’une LPPD. La Cour a aussi reconnu que le gouvernement pouvait choisir de résoudre la difficulté que constitue sur le plan constitutionnel l’approvisionnement en marihuana en adoptant une démarche fondamentalement différente de celle prévue par le RAMFM.

[46]           Dans l’affaire Sfetkopoulos, la Cour était saisie d’une demande de contrôle judiciaire visant une demande de déclaration d’invalidité de l’alinéa 41b.1) du RAMFM, suivant lequel un titulaire de licence désigné ne pouvait produire de la marihuana à des fins médicales que pour un seul utilisateur. La question de fond était de savoir si les mesures correctives prises par le gouvernement du Canada avaient rendu le RAMFM conforme aux exigences prévues dans la Charte énoncées dans les arrêts Parker et Hitzig.

[47]           Comme il a été conclu dans ces arrêts, selon la Charte, le gouvernement ne peut pas sans raison valable empêcher d’avoir accès à la marihuana ceux qui ont montré qu’ils ont besoin d’obtenir et d’utiliser cette substance.

Le juge Strayer, suivant le raisonnement énoncé dans ces deux arrêts, a conclu que l’alinéa 41b.1) constituait une interdiction inadmissible des droits à la liberté et à la sécurité des demandeurs qui sont prévus à l’article 7. Les observations du juge Strayer sont pertinentes en l’espèce.

[48]           Le droit à la « liberté » mentionné par le juge Strayer comprendrait ce qui suit :

                     le droit de choisir, en fonction d’un avis médical, d’utiliser la marihuana comme traitement pour un grave problème de santé, ce qui sous‑entend le droit à l’accès à la marihuana;

                     le droit de ne pas voir sa liberté physique compromise par le risque d’être emprisonné pour avoir obtenu de la marihuana illégalement.

Le droit à la « sécurité » comportait des droits semblables pour ceux qui avaient un besoin médical d’avoir accès à des médicaments sans que l’État ne s’impose indûment (non souligné dans l’original).

[49]           En ce qui concerne les « principes de justice fondamentale », le juge Strayer a conclu que les restrictions relatives aux LPPD, et donc les restrictions en matière d’accès, n’avançaient guère l’intérêt de l’État et qu’à ce titre, elles étaient arbitraires.

[50]           La Cour a examiné attentivement les restrictions relatives aux LPPD et a jugé que les limites imposées n’étaient pas justifiées. La justification du gouvernement, en partie semblable au Résumé de l’étude d’impact de la réglementation en l’espèce, était la suivante : le besoin de contrôler la distribution d’une drogue non approuvée; la volonté de réduire au minimum le risque de détournement vers des utilisations non approuvées; la compatibilité avec les obligations internationales; le passage à un modèle d’approvisionnement selon lequel la marihuana serait assujettie à des normes de produit, produite sous des conditions réglementées et distribuée sur avis des médecins.

[51]           Les préoccupations du gouvernement au sujet du risque de détournement devaient être justifiées, mais la Cour a conclu qu’elles n’avaient pas été justifiées.

[52]           En ce qui concerne la question du passage à un modèle d’approvisionnement, la Cour a fait observer ce qui suit :

[18]      […] C’est un objectif louable et, s’il est atteint, il rendra inutiles les litiges comme celui en l’espèce. Cependant, nous ne savons pas quand arrivera cette nouvelle ère et, entre‑temps, les tribunaux, en toute sagesse, ont conclu que les personnes qui souffrent de graves problèmes de santé et pour qui la marihuana est thérapeutique devraient y avoir raisonnablement accès. Ce n’est pas une solution que de déclarer qu’un jour, il y aura un meilleur système en place. L’espoir pour le futur n’explique pas non plus pourquoi un producteur désigné ne peut avoir plus d’un client.

En l’espèce, l’une des questions qui se posent est de savoir pourquoi un client ne peut s’approvisionner qu’auprès d’un seul producteur.

[53]           Les restrictions visant l’accès à la marihuana n’étaient pas conformes aux principes de justice fondamentale parce qu’elles ne permettaient pas de répondre aux inquiétudes soulevées dans l’arrêt Hitzig et obligeaient les titulaires d’une autorisation de possession, qui étaient incapables de cultiver leur propre marihuana et qui ne pouvaient pas faire affaire avec un producteur désigné en raison des restrictions du RAMFM, à se procurer de la marihuana sur le marché noir.

[54]           De l’avis du juge Strayer (que l’on pourrait reprendre en l’espèce en y apportant de légères modifications) :

[19]      […] vu le droit établi par d’autres tribunaux selon lequel les utilisateurs à des fins médicales devraient avoir un accès raisonnable à la marihuana, il est indéfendable que le gouvernement force ces utilisateurs à s’approvisionner chez son fournisseur, à cultiver leur propre marihuana ou à être limités par le système inutilement restrictif des producteurs désignés. Présentement, la seule autre solution des utilisateurs est de se procurer de la marihuana de façon illicite et, comme l’explique l’arrêt Hitzig, cette solution n’est pas conforme à la primauté du droit et, par conséquent, aux principes de justice fondamentale.

Comme nous l’avons vu précédemment, selon le RMFM, un patient ne peut faire affaire qu’avec un seul entrepreneur approuvé par le gouvernement et le patient ne peut pas cultiver sa propre marihuana ou faire affaire avec le producteur désigné de son choix. Ce régime n’est lui non plus pas défendable.

[55]           La Cour a conclu que l’alinéa 41b.1) était arbitraire et contraire aux principes de justice fondamentale, qu’il n’était pas raisonnablement lié à ses objectifs et que les restrictions qu’il imposait n’étaient pas proportionnelles aux intérêts de l’État dont il faisait la promotion.

La décision a été confirmée en appel. La Cour d’appel fédérale a souscrit à la décision de la Cour fédérale sur le plan du droit et des faits.

[56]           En 2009, la Cour suprême de la Colombie‑Britannique a rendu sa décision dans l’affaire Beren, qui portait sur une contestation des articles 5 et 7 de la LRCDAS. Elle a mis l’accent sur le fait que le RAMFM ne permettait pas de fournir un accès pratique à la marihuana à des fins médicales pour les personnes dont les affections semblaient être visées par l’exemption prévue, malgré les modifications apportées au régime après l’arrêt Hitzig et un changement de politique en ce qui concerne l’accès à la marihuana à des fins médicales par l’intermédiaire du gouvernement pour les patients admissibles.

[57]           Dans la décision Beren, la Cour suprême de la Colombie‑Britannique a largement adopté le raisonnement suivi par la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt Hitzig en ce qui concerne la « justice fondamentale » ainsi que le raisonnement suivi par le juge Strayer dans la décision Sfetkopoulos en ce qui concerne les obstacles en matière d’approvisionnement.

Après les décisions Sfetkopoulos et Beren, le RAMFM a été modifié pour faciliter davantage l’accès à la marihuana à des fins médicales.

[58]           Dans le contexte du RAMFM au moment où il a été remplacé par le RMFM, la jurisprudence établissait que l’accès aux patients approuvés était conforme à la Charte et que les restrictions en matière d’accès, d’utilisation et d’approvisionnement devaient être strictement limitées. Il est évident que le Canada s’est débattu avec ces deux notions contradictoires d’accès et de contrôle et qu’il a eu du mal à décider de la voie à suivre pour améliorer l’accès.

Comme le révèlent la structure du RMFM et, de toute évidence, l’examen de son application, le gouvernement a fait tout le contraire.

[59]           Même après l’adoption du RMFM, les tribunaux ont été saisis de faits nouveaux importants touchant le RAMFM. Dans l’affaire Smith, tout d’abord tranchée par la Cour suprême de la Colombie‑Britannique, l’accusé a allégué que, sur le plan constitutionnel, la LRCDAS et le RAMFM ne pouvaient pas interdire la transformation du cannabis séché en huile et en d’autres substances. Il s’agissait d’une contestation de la disposition du RAMFM (figurant aussi dans le RMFM) prévoyant que seul le cannabis séché pouvait être utilisé. Le juge de première instance s’est prononcé contre l’accès à la marihuana séchée uniquement.

[60]           L’affaire Smith est allée devant la Cour suprême du Canada. Dans cet appel, la Cour suprême devait décider si un régime médical d’accès qui ne permettait l’accès qu’à la marihuana séchée portait atteinte de façon injustifiable aux droits à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne, en contravention de l’article 7 de la Charte.

[61]           La Cour suprême du Canada a confirmé la décision de la juridiction inférieure selon laquelle le régime de marihuana à des fins médicales faisait entrer en jeu les droits garantis par l’article 7. Plus précisément, la restriction de la marihuana à des fins médicales à la marihuana séchée prévue dans le régime législatif limitait les droits garantis par l’article 7 de plusieurs façons :

                     l’interdiction de posséder des dérivés du cannabis portait atteinte au droit à la liberté de M. Smith en l’exposant au risque d’être incarcéré s’il était reconnu coupable en application de la LRCDAS;

                     l’interdiction fait intervenir le droit à la liberté des consommateurs de marihuana à des fins médicales, car ces personnes s’exposent à des sanctions criminelles si elles produisent ou possèdent des produits du cannabis autres que de la marihuana séchée;

                     l’interdiction frappant la possession des composés actifs du cannabis à des fins médicales limite le droit à la liberté des patients en les privant de la possibilité de faire des choix médicaux raisonnables en raison de la menace de poursuites pénales. Plus particulièrement, l’État refuse aux gens qui ont déjà démontré leur besoin légitime de marihuana – un besoin auquel le régime législatif est censé répondre – la possibilité de choisir le mode d’administration de la drogue;

                     en contraignant ces personnes à choisir entre, d’une part, un traitement légal mais inadéquat et, d’autre part, une solution illégale, mais plus efficace pour ce qui est de l’administration de la marihuana, la loi porte atteinte au droit à la sécurité de la personne;

                     les interdictions relatives à la marihuana à des fins médicales sous une forme autre que séchée étaient aussi arbitraires parce qu’elles compromettaient la santé et la sécurité de ceux qui en consommaient à ces fins en diminuant la qualité des soins médicaux qui leur étaient offerts. Les effets des interdictions, qui dans les faits limitaient la consommation de la marihuana sous sa forme séchée à fumer, contredisaient les objectifs du régime de marihuana à fins médicales.

[62]           En l’espèce, le fait que la Cour suprême a accepté la conclusion du tribunal de première instance selon laquelle la preuve n’établissait aucun lien entre la restriction et la promotion de la santé et de la sécurité est pertinent. La défenderesse affirme de façon générale que le RMFM est justifié pour des raisons de santé et de sécurité et qu’il répond à des préoccupations comme le détournement de la marihuana à des fins médicales vers le marché noir – ce qui n’est pas étayé par le dossier de la preuve dans l’arrêt Smith.

[63]           Dans l’arrêt Smith, la Cour suprême a fait les observations suivantes au sujet de la justification au regard de l’article premier :

[29]      Il nous reste à déterminer si le ministère public a démontré que cette violation de l’art. 7 est raisonnable et si sa justification peut se démontrer au regard de l’article premier de la Charte. Comme nous l’avons expliqué dans l’arrêt Bedford, l’analyse fondée sur l’article premier se concentre sur la protection de l’intérêt public et diffère donc de l’analyse fondée sur l’art. 7, qui est axée sur la violation de droits individuels (par. 125). Cependant, l’objectif de l’interdiction en l’espèce est le même dans les deux analyses : la protection de la santé et de la sécurité. Par conséquent, la même absence de lien entre l’interdiction et son objet qui rend l’interdiction arbitraire pour l’application de l’art. 7 fait échec à l’exigence de l’article premier selon laquelle il doit exister un lien rationnel entre la restriction du droit et un objectif urgent (R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103). À l’instar des juridictions inférieures, nous concluons que l’atteinte portée à l’art. 7 n’est pas justifiée au regard de l’article premier de la Charte.

[64]           L’arrêt Smith a confirmé les enseignements de la jurisprudence à l’égard de l’amélioration de l’accès à la marihuana à des fins médicales, mais il traitait en particulier de l’un des aspects de la contestation du RMFM, soit la restriction à la marihuana séchée.

La contestation actuelle du RMFM est plus générale et remet en question le fondement et l’application mêmes du RMFM en tant que régime de réglementation intégré.

V.                Le contexte factuel

[65]           Le régime de marihuana à des fins médicales prévu par le RMFM et les éléments de preuve présentés à l’instruction doivent être appréciés dans le contexte exposé précédemment.

A.                L’utilisation de la marihuana à des fins médicales

[66]           Les avantages médicaux de la marihuana n’ont en grande partie pas été contestés à l’instruction et ont été reconnus dans la jurisprudence antérieure. Il n’est donc pas nécessaire de passer en revue tous les éléments de preuve médicaux qui ont été présentés dans le cadre de l’instance. Il est cependant important de souligner que certains aspects des avantages thérapeutiques et du dosage sont encore contestés pour certaines maladies et certaines personnes. Ce qui suit est un bref aperçu de certaines des conclusions médicales :

                     la marihuana a une valeur médicinale pour certaines personnes, surtout pour soulager la douleur, réduire les nausées et stimuler l’appétit;

                     l’utilisation de la marihuana à des fins médicales est permise notamment pour les personnes suivantes : les personnes qui souffrent de douleur neuropathique chronique, de la sclérose en plaques, de la maladie de Parkinson ou de fibromyalgie, les personnes atteintes du syndrome de Gilles de La Tourette et les personnes séropositives. Elle est aussi utilisée dans un contexte de soins palliatifs pour les patients en fin de vie;

                     les recherches et le savoir scientifique dont nous disposons sur la marihuana en tant que médicament sont limités;

                     Bien que cela soit contesté, la consommation de la marihuana comporte des risques. Il faut donc effectuer des études sur les effets indésirables chez les consommateurs de longue date de marihuana à des fins médicales.

(1)               Le dosage

[67]           Les experts s’entendent pour dire qu’on ne peut pas mourir d’une surdose de cannabis, qu’il ait été administré par voie orale, respiratoire ou topique. À l’inverse, la question des doses de cannabis appropriées a fait l’objet d’un débat important. La défenderesse a laissé entendre que les surdoses attribuables à des prescriptions excessives constituaient un problème grave. Le dosage est aussi pertinent pour ce qui est de la détermination des méthodes de consommation. La position des experts en matière de dosage est résumée plus en détail ci‑dessous.

[68]           Monsieur Pate, l’expert en botanique et en pharmacologie présenté par les demandeurs, a déclaré qu’il existe peu de recherche scientifique sur l’efficacité des produits de la marihuana dont le dosage est médicalement approprié. Il a convenu que les surdoses de marihuana peuvent produire des effets secondaires qui sont [traduction] « extrêmement désagréables » et a affirmé que l’ingestion de [traduction] « médicaments à base de cannabis » peut nécessiter des « doses faibles », une raison pour laquelle elle procure une amélioration sur le plan des effets secondaires indésirables. Monsieur Pate a également reconnu que cela est difficile à confirmer parce que cela dépend du cas d’espèce, notamment de la voie d’administration, de l’effet souhaité et de la tolérance du patient.

[69]           Monsieur Baruch, l’expert sur la consommation de cannabis en Israël présenté par la défenderesse, a offert un témoignage fondé sur ses recherches et son expérience en Israël. Il a déclaré que, en Israël, les médecins peuvent prescrire de la marihuana à des fins médicales, soit 20 grammes par mois au début. La dose peut par la suite être augmentée, avec l’appui d’un autre médecin, jusqu’à un maximum de 100 grammes par mois. La dose maximale médicalement appropriée ne devrait pas dépasser cinq grammes par jour. Les doses excédant cette quantité ne procurent aucun bienfait thérapeutique supplémentaire et peuvent entraîner des effets néfastes. En Israël, la consommation s’élève à 1 gramme par jour et seulement 86 permis ont été délivrés relativement à une quantité de marihuana supérieure à 100 grammes, ce qui représente moins de 0,5 p. 100 des patients autorisés. Aucun de ces 86 permis ne vise une quantité supérieure à 200 grammes par mois.

[70]           Monsieur Baruch a souligné que [traduction] « la preuve démontre de plus en plus que la réaction aux doses croissantes de cannabis a la forme d’une courbe en U inversé […] à mesure que la dose dépasse un certain niveau, l’efficacité du cannabis diminue et le risque d’effets secondaires augmente […] Il s’agit là d’une autre raison pour laquelle les médecins qui prescrivent du cannabis doivent redoubler de prudence lorsqu’ils augmentent les doses, particulièrement lorsqu’il s’agit de doses élevées (plus de 2 grammes par jour) » (tel que formulé).

Enfin, M. Baruch a formulé des observations sur le nombre croissant d’ouvrages concernant la tolérance et la dépendance au cannabis ainsi que le sevrage de cette substance, particulièrement chez les grands consommateurs.

[71]           Monsieur Daenick, l’expert en matière de consommation de cannabis et de dose de cannabis présenté par la défenderesse, a déclaré que, selon son expérience, la plupart de ses patients consomment en règle général de 3 à 5 grammes par jour, uniquement lorsque cela est nécessaire, et certains consomment beaucoup moins. Il a souligné qu’il n’existe pas de prescription médicale pour la consommation de quantités supérieures à 5 grammes par jour. Le Collège des médecins de famille du Canada convient qu’une quantité de 1 à 3 grammes par jour constitue une dose appropriée sur le plan médical. Dans son rapport d’expert, monsieur Daenick affirme que malgré que rien sur le plan médical ne justifie de prescrire des doses supérieures à 5 grammes par jour, seulement le quart des patients au titre du RMFM ont reçu une prescription de 1 à 5 grammes par jour. La majorité des patients ont reçu une prescription de 10 grammes et plus par jour.

[72]           Monsieur Daenick a émis des opinions concernant les différentes raisons pour lesquelles ces doses élevées sont prescrites et ces raisons n’étaient pas étayées par les faits.

[73]           Monsieur Ferris, l’expert en matière de consommation et de dosage appelé par les demandeurs à témoigner en contre-preuve , convient, d’une manière générale, que de 3 à 5 grammes de cannabis par jour est la dose qu’il convient de prescrire à la plupart des patients. Toutefois, étant donné que le dosage pour ingestion est 2,5 fois plus élevé que le dosage pour inhalation, les limites établies pour les patients qui consomment du cannabis par voie orale peuvent facilement être de 10 à 12,5 grammes par jour. La tolérance, la génétique et l’accès à des souches peu puissantes ou puissantes sont des facteurs qui doivent également être pris en compte afin de déterminer la dose. C’est grâce aux échanges entre le médecin et le patient qu’est déterminée la dose qui fonctionne dans le cas du problème de santé du patient.

[74]           Monsieur Kalant, l’expert de la défenderesse en matière d’utilisation de la marihuana à des fins médicales, s’est dit d’avis que les doses supérieures à 5 grammes par jour ne procurent aucun autre bienfait thérapeutique et peuvent entraîner des effets nocifs. Plus précisément, il a déclaré que, selon un certain nombre d’études portant sur la marihuana à des fins médicales, les augmentations progressives de la dose accroissent au départ l’effet thérapeutique, mais les augmentations supplémentaires entraînent une perte de l’effet thérapeutique et l’apparition d’effets nocifs. Il a reconnu l’existence du phénomène de la courbe en U inversé décrit par M. Baruch et a apporté des précisions sur celui-ci.

[75]           Monsieur Kalant a fait mention d’un problème qui a été relevé tout au long de la présente affaire, à savoir que malgré que le gouvernement ait exercé un contrôle sur la marihuana à des fins médicales, il y a un manque étonnant d’études justifiant bon nombre des hypothèses sur lesquelles celui-ci s’appuie. Il a reconnu qu’il n’y a pas suffisamment d’éléments de preuve permettant d’établir scientifiquement l’éventail des doses qu’il convient de prescrire pour différentes utilisations médicales, et reconnaît que les patients peuvent développer des degrés de tolérance très élevés quant aux effets de certaines doses .

[76]           Monsieur Clarke, l’expert en matière de consommation de cannabis appelé à témoigner en contre-preuve par les demandeurs, a affirmé que l’utilisation d’un cannabis puissant, dans un contexte médical, a pour conséquence que le patient doit consommer moins de cannabis afin d’obtenir les effets désirés sur le plan médical et ce qui réduit les risques d’apparition d’effets secondaires nocifs. Les consommateurs de cannabis à des fins médicales ne veulent pas surconsommer et ils veulent éviter les effets secondaires.

[77]           Enfin, le Bureau du cannabis médical des Pays-Bas estime que la dose quotidienne moyenne de marihuana à des fins médicales consommée dans ce pays est d’environ 0,68 gramme par patient. Toutefois, il faut faire preuve de prudence quant à cette donnée, compte tenu des particularités de ce régime, notamment l’accès aux cafés qui vendent de la marihuana. La possibilité de se procurer de la marihuana dans cet environnement généralement déréglementé remet en question l’importance accordée à certains éléments de preuve émanant de ce bureau.

[78]           Selon moi, voici les points qui ressortent de la preuve qui a été présentée à la Cour :

                     La dose appropriée, sur le plan médical, peut dépendre de la tolérance du patient, de la puissance des souches (p. ex., les rapports CBD/ THC), de la voie d’administration et du contenu du produit comestible;

                     les doses sont particulièrement fortes au Canada et les raisons invoquées quant à cela étaient très hypothétiques;

                     bon nombre d’experts sont d’accord pour affirmer qu’il y a un effet de courbe en U inversé, dans lequel, après une certaine quantité, l’effet médicinal du cannabis devient limité;

                     la quantité recommandée est largement reconnue, soit de 1 à 5 grammes par jour;

                     il n’existe pas suffisamment d’éléments de preuve pour déterminer pourquoi les doses recommandées au Canada sont si élevées et pour déterminer quel serait l’effet sur les patients s’ils consommaient moins que la quantité actuellement prescrite.

(2)               Méthodes de consommation

[79]           Une grande partie des discussions concernant les méthodes de consommation et l’interdiction prévue par la loi concernant la marihuana non séchée ont eu lieu dans l’arrêt Smith. La conclusion selon laquelle la restriction visant la marihuana séchée était plus dangereuse pour la santé que les autres méthodes de consommation mine le point de vue de la défenderesse selon lequel le RMFM, qui contient toujours la restriction visant la marihuana séchée, met principalement l’accent sur la santé et la sécurité publiques.

[80]           Il est utile de discuter de certains des éléments de preuve qui ont été présentés en l’espèce sur cette question.

Monsieur Pate a expliqué que la plante de cannabis est cueillie pour ses composés de résine médicinale qui se trouvent dans les trichomes glandulaires de la plante. Les trichomes glandulaires contenant les composés chimiques ayant une activité thérapeutique peuvent être isolés de la matière végétale de différentes façons, éliminant ainsi une grande partie de la matière végétale dans le produit final, produisant une résine (« hash », « kit » ou « pollen ») ou des extraits (huile, beurre).

[81]           Il y a de nombreuses façons d’ingérer les composés actifs du cannabis, lesquels comportent des risques et des avantages différents : l’inhalation (action rapide avec soulagement de courte durée), l’administration par voie orale (action graduelle avec soulagement plus long), l’administration par voie topique (permet de soulager les affections cutanées et les douleurs articulaires, aucun effet psychotrope), et l’administration par voie transmuqueuse (action rapide, soulagement bref sans fumer). L’ingestion de la résine peut être plus efficace que les autres méthodes d’administration. Comme je l’ai déjà mentionné, M. Pate a également déclaré qu’il se peut, selon un certain nombre de facteurs, notamment l’avantage visé et la tolérance, qu’une personne consomme moins de cannabis si celui-ci est sous forme comestible.

[82]           Monsieur Baruch a déclaré que, en Israël, les personnes autorisées peuvent acheter de la marihuana sous forme de bourgeons ou sous forme d’huile (extrait), et les enfants qui doivent consommer de la marihuana à des fins médicales reçoivent des biscuits faits avec du cannabis séché. L’huile de cannabis a été introduite pour des motifs d’ordre religieux. Il n’y a très peu, sinon aucune différence, entre les quantités de marihuana qu’un patient doit consommer par inhalation et la quantité de marihuana qu’un patient doit consommer par voie orale pour obtenir le même effet.

[83]           Monsieur Kalant affirme qu’aucune preuve scientifique ne démontre qu’il faut utiliser une méthode de consommation précise pour traiter un problème médical particulier, ou que certaines méthodes de consommation sont plus efficaces que d’autres. M. Kalant n’a trouvé aucune étude scientifique comparant les effets thérapeutiques du cannabis non séché avec ceux du cannabis séché.

[84]           Selon M. Kalant, la restriction imposée quant à la marihuana séchée n’a pas pu être justifiée. Dans le même ordre d’idées, il n’y a pas eu suffisamment d’éléments de preuve démontrant que d’autres méthodes de consommation sont particulièrement efficaces. Les seuls éléments de preuve à cet égard avaient un caractère anecdotique. Toutefois, il incombait à la défenderesse de justifier les restrictions imposées quant à des formes particulières de consommation.

(3)               Souches

[85]           Un peu dans le même ordre d’idées que la question de la consommation, il n’existe pas de recherche scientifique concernant l’utilisation à des fins médicales des diverses souches. Par conséquent, une grande partie des éléments de preuve invoqués avait un caractère anecdotique, notamment les conclusions des experts.

[86]           La Cour d’appel de l’Ontario, dans l’arrêt R c Mernagh, 2013 ONCA 67, aux paragraphes 63 à 65, a déclaré ce qui suit à propos des éléments de preuve à caractère anecdotique lorsqu’elle affirmait à propos des conclusions tirées par un juge de première instance que celles-ci n’étaient pas étayées par la preuve :

[traduction]

63        Monsieur Mernagh, tant dans la demande que dans le présent appel, a essentiellement mal compris la nature du fondement probatoire exigé dans une affaire de cette nature. Il invoque le passage suivant du paragraphe 9 de l’arrêt Hitzig : « [L]es tribunaux, se fondant sur des témoignages de personnes quant aux expériences qu’elles ont vécues et sur des témoignages à caractère anecdotique, ont conclu que la consommation de marihuana procure certains bienfaits sur le plan médical à certaines personnes gravement malades ». Il a à tort compris que cela signifiait que des témoignages anecdotiques de maladie grave, et le soulagement des symptômes grâce à la consommation de marihuana suffisent à démontrer le besoin, sur le plan médical, qu’a une personne de consommer de la marihuana. Cette interprétation révèle une incompréhension de la place à accorder aux éléments de preuve anecdotiques en matière d’analyse relative à la Charte et donne une portée trop large au passage tiré de l’arrêt Hitzig.

64        La mention de témoignages anecdotiques dans l’arrêt Hitzig ne fait que reconnaître que, aux fins de l’établissement des faits, des éléments de preuve à caractère anecdotique ont été utilisés pour établir le principe général selon lequel la marihuana peut procurer à certaines personnes certains bienfaits sur le plan médical. Les éléments de preuve à caractère anecdotique, d’une certaine manière, remplacent les éléments de preuve scientifiques qui auraient autrement pu être utilisés à cette fin. À défaut d’études plus nombreuses et de meilleure qualité concernant l’effet thérapeutique de la marihuana, la preuve à caractère anecdotique peut constituer une solution de rechange raisonnable.

65        Le témoignage de profane de M. Mernagh suffisait à démontrer qu’il ne consommait pas de cannabis à des fins récréatives et que le droit à la sécurité de la personne que lui garantit l’article 7 entrait en jeu. [6] Toutefois,  il n’était pas suffisant de démontrer qu’il répond aux critères médicaux mentionnés dans le RMFM, et il avait donc droit à une déclaration du médecin étayant une demande d’exemption. [Notes de bas de page omises]

[87]           Compte tenu des commentaires susmentionnés et de l’absence d’un plus grand nombre d’études et d’études de meilleure qualité concernant l’effet thérapeutique des sources, la preuve anecdotique constitue en l’espèce un substitut raisonnable. Il en est ainsi parce qu’il y a concordance entre la preuve à caractère anecdotique et la preuve scientifique objective selon laquelle différentes sources contiennent un pourcentage plus élevée de l’ingrédient actif THC. Cette question est controversée.

[88]           Monsieur Pate, au nom des demandeurs, a déclaré que le cannabis comporte un certain nombre de phénotypes (souches) qui sont créés par croisements de différentes variétés de la plante. Des souches différentes produisent des effets différents sur les patients et ont des taux d’efficacité différents, et ce, selon les personnes et leur état de santé. Les différences dans les effets et les degrés d’efficacité sont probablement causées par les différences dans les quantités, les rapports et les effets synergiques des composés actifs sur le plan thérapeutique.

[89]           J’accepte l’affirmation de M. Baruch selon laquelle Israël est reconnu comme étant peut‑être le chef de file en matière de recherche sur le cannabis. M. Baruch a très bien réussi à créer des souches de cannabis très puissantes (teneur en THC de 24 p. 100). Le médicament est stable, ce qui signifie que si la souche est censée avoir certaines teneurs en CBD ou en THC, c’est en effet le cas. En Israël, l’approvisionnement moyen contient un produit de grande qualité.

[90]           Toutefois, selon le témoignage de Catherine Sandvos, conseillère juridique et directrice adjointe du Bureau du cannabis médical des Pays-Bas [BCM], lequel fait partie du ministère de la Santé des Pays-Bas, le BMC croit comprendre que la préférence du patient pour une variété particulière est une question de goût qui n’a rien à voir avec l’efficacité. Il existe actuellement aux Pays-Bas cinq variétés de marihuana séchée contenant des teneurs différentes en THC et en CBD que les patients peuvent se procurer à des fins médicales.

[91]           Le témoin de la défenderesse, monsieur Kalant, est d’accord pour affirmer que des souches différentes peuvent avoir des compositions chimiques différentes, mais il estime qu’il existe peu d’études scientifiques sur la question de savoir si des souches différentes ont des effets différents quant à certains patients et quant à certaines maladies. M. Kalant affirme qu’[traduction] « on ne sait pas du tout si le grand nombre des soi-disant souches qui sont annoncées sur Internet sont en fait des souches distinctes au sens botanique ». Ces publicités ne sont accompagnées d’aucune preuve qu’elles satisfont aux critères ou qu’elles ont fait l’objet d’une analyse chimique visant à déterminer leurs contenus en divers cannabinoïdes. L’efficacité médicale alléguée de certaines souches n’est pas le résultat d’essais cliniques ou de travaux scientifiques, mais est plutôt [traduction] « fondée sur des rapports anecdotiques subjectifs ou sur des campagnes de publicité faites par les producteurs ».

Monsieur Kalant affirme qu’aucune preuve scientifique n’étaye les prétentions à caractère anecdotique selon lesquelles certaines souches sont utiles en ce qui concerne certains problèmes de santé. On sait seulement que les rapports THC/CBD ont une incidence sur le degré de psychoactivité.

[92]           Monsieur Zachary Walsh, l’expert en matière d’abordabilité et d’accès présenté par les demandeurs, a formulé, en ce qui concerne les souches, les observations suivantes fondées sur les résultats de son enquête :

                     Une grande partie des répondants ont dit qu’un accès à des souches précises de cannabis était très important en ce qui concerne le soulagement de leurs symptômes.

                     Il reste à voir si les études empiriques correspondront aux rapports sur les patients, mais les patients, invariablement, dans l’ensemble de l’échantillonnage, mentionnent qu’il est important qu’il y ait une diversité de souches. Des recherches scientifiques démontrent qu’il existe différentes teneurs en cannabinoïde dans les différentes souches.

                     Il y a des raisons scientifiques de croire que des souches différentes auraient des effets physiologiques différents, et il y a également l’« effet de l’entourage », à savoir les effets simultanés des divers cannabinoïdes qui varient d’une souche à l’autre.

Je traiterai plus tard des données de l’enquête.

[93]           La preuve révèle que la consommation de la marihuana à des fins médicales a à la fois un effet physique et un effet psychologique sur les patients. Le soulagement procuré est influencé en partie par le point de vue du patient et ne peut pas être froidement rejeté comme s’il s’agissait d’un type de placebo. Le manque d’accès à diverses souches ne semble pas avoir d’effet préjudiciable sur certains patients, y compris sur certains des demandeurs en l’espèce.

B.                 Culture de la marihuana

[94]           Monsieur Remo Colasanti était le témoin expert des demandeurs en matière de culture du cannabis. Il a expliqué les différentes façons de produire du cannabis à l’intérieur dans un secteur résidentiel sans nuire aux droits des voisins en ce qui concerne les odeurs, la sécurité, la sécurité en matière d’incendie et d’électricité, les moisissures, et sans risque pour les producteurs et ceux qui les entourent. Son témoignage se voit accorder une importance moins grande que celle qui aurait normalement dû lui être accordée parce que, tout comme certains « témoins experts », il prenait fermement parti pour un côté ou l’autre de la question et l’objectivité dont la Cour avait besoin a été minée. Toutefois, son témoignage a éclairé la Cour au sujet des détails quant à la façon de cultiver le plant de cannabis et a fourni un contexte quant à certaines des inquiétudes évoquées par la défenderesse pour justifier les dispositions du RMFM. Dans son témoignage, il a également abordé la question de l’interdiction de « cultiver son propre cannabis ».

[95]           Le cannabis a besoin de lumière, d’eau et de nutriments pour survivre et croître. Il peut être cultivé à l’extérieur ou à l’intérieur. L’éclairage et l’espace physique, et non pas le nombre de plants, sont les principaux éléments qui ont une incidence sur le rendement de la culture à l’intérieur du cannabis. De petites quantités de cannabis peuvent être produites dans des espaces étroits comme des placards, des tentes et des chambres de culture.

[96]           Le cycle de vie de la plante comporte deux principales phases, à savoir la croissance végétative et la floraison. Chaque phase nécessite une quantité différente de lumière. Le soleil procure la lumière nécessaire pour la culture à l’extérieur et la culture en serre. En ce qui concerne la culture à l’intérieur, différents types de dispositifs d’éclairage sont utilisés, notamment a) l’éclairage au moyen de lampes fluorescentes, b) l’éclairage au moyen de lampes à DEL, et c) l’éclairage au moyen de lampes à haute densité conçues pour la culture de plantes à l’intérieur.

[97]           Monsieur Colasanti a affirmé dans son témoignage que les plants de taille plus importante demandent moins de travail et peuvent produire la quantité nécessaire de cannabis. Il a également exprimé l’avis qu’avec un système d’éclairage et un espace physique appropriés, une personne peut obtenir le même rendement avec 6 plants que celui qu’il pourrait obtenir avec 600 plants.

[98]           Monsieur Colasanti s’est également exprimé sur la tristement célèbre (du moins dans le présent litige) « Bloom Box ». La Bloom Box est un exemple de boîte de culture hydroponique autonome qui peut être utilisée pour cultiver du cannabis de façon sécuritaire, économique et inodore, et ce, sans consommation d’une quantité excessive d’électricité. Elle coûte 3 300 $, taxes en sus. Je conclus que ce témoignage avait pour but de démontrer que la marihuana peut être cultivée de façon efficace, sécuritaire et économique, sans qu’il soit nécessaire de faire un investissement important ou de prendre les mesures nécessaires pour contrer les risques liés aux cultures à grande échelle.

[99]           Monsieur Thomas Baumann, le témoin expert des demandeurs en matière d’horticulture, est horticulteur et professeur en agriculture à l’Université Fraser Valley. Il a fourni un avis d’expert relativement à des questions d’ordre général ou à des questions précises ou aux problèmes que posent la production ou la culture de plants à des fins alimentaires, récréatives, pour raisons de santé, pour usage personnel ou familial, et des limites auxquelles elles sont assujetties.

[100]       En ce qui concerne la culture, M. Baumann affirme que la technologie et le matériel qui existent aujourd’hui permettent à une personne de cultiver n’importe quelle plante, dans le sol à l’extérieur, dans des serres, à l’intérieur, de façon sécuritaire, et ce, dans le respect de soi-même et d’autrui, et sans endommager l’immeuble ou la structure dans laquelle la production a lieu. L’emploi de branchements électriques appropriés, la gestion de l’eau, les contrôles de l’environnement (humidité et température), le respect de toutes les lois et de tous les règlements sont des conditions qui doivent être respectées, peu importe le type de plante qui est cultivée. (La question du coût de la culture est abordée dans les sections portant sur l’abordabilité et l’accès.)

C.                 Les risques comportés par la culture

[101]       Les risques comportés par la culture de la marihuana a été un élément important de l’argument de la défenderesse selon lequel toute atteinte aux droits garantis par l’article 7 était conforme aux principes de justice fondamentale ou pouvait se justifier dans le cadre d’une société libre et démocratique (art. 1).

La défenderesse a analysé les risques que comporte la culture grâce à des témoins « experts ». Pour donner une vue d’ensemble, il est nécessaire que la Cour présente quelque peu le contexte pour son examen des opinions de spécialistes des sciences sociales et d’autres témoins experts en sciences « non exactes ». Étant donné que bon nombre des témoins « experts  avaient des convictions très fortes, voire presque religieuses, à l’égard de l’utilisation de la marihuana, que ce soit pour ou contre, la Cour a dû faire preuve de prudence et d’un certain scepticisme à l’égard de ces témoignages.

[102]       Il est important de déterminer la norme applicable à l’admission de témoignages d’expert.

[traduction]

50        Les tribunaux doivent prendre soin d’écarter ces témoignages inadmissibles. Il est bien reconnu en droit que les témoins experts ne devraient pas formuler des opinions sur des sujets à l’égard desquels ils ne possèdent aucune compétence, connaissance ou formation particulières, ni sur des sujets courants qui n’exigent aucune compétence, connaissance ou formation particulière.

(Johnson c Milton (Town), 2008 ONCA 440)

[103]       Dans l’arrêt de principe R c Mohan, [1994] 2 RCS 9 [Mohan], la Cour suprême a énoncé les critères applicables en matière d’admission des témoignages d’experts qui avancent une nouvelle théorie scientifique. Bien que les experts dans le présent procès n’aient pas avancé une nouvelle théorie scientifique et que leurs compétences n’aient pas été contestées durant le procès, il demeure néanmoins nécessaire d’évaluer leur valeur probante, et, depuis l’arrêt Mohan, les tribunaux ont donné des précisions quant à cette évaluation.

[104]       Un témoin expert devrait fournir une aide indépendante au tribunal et ne devrait pas jouer le rôle d’un défenseur (Carmen Alfano Family Trust (Trustee of) c Piersanti, [2012] OJ no 2042, aux paragraphes 96 à 120 (CAON). Un expert devrait exposer les faits ou les hypothèses sur lesquels son avis est fondé et ne doit pas omettre d’exposer les faits importants qui affaiblissent son opinion. Dans l’arrêt R c Abbey, 2009 ONCA 624 (Abbey), la Cour d’appel de l’Ontario a donné les directives suivantes concernant l’appréciation de l’opinion d’un témoin expert dans ce contexte :

[traduction]

119      Comme dans le cas du témoignage d’opinion fondé sur la science, il n’existe pas de liste exhaustive des facteurs dont il faut tenir compte pour évaluer la fiabilité d’une opinion comme celle qui a été offerte par M. Totten. Je suis toutefois d’avis que ce qui suit est des questions qui peuvent être pertinentes en ce qui concerne l’examen de la fiabilité lorsqu’une opinion comme celle de M. Totten est formulée :

*    Dans quelle mesure le domaine relativement auquel l’opinion est offerte est une discipline reconnue, une profession ou un domaine de formation spécialisé?

*    Dans quelle mesure le travail dans ce domaine est-il assujetti à des mesures d’assurance de la qualité et à un examen indépendant adéquat de la part d’autres personnes travaillant dans le même domaine?

*    Quelles sont les compétences de l’expert au sein de cette discipline, cette profession ou ce domaine de formation spécialisé?

*    Dans la mesure où l’opinion repose sur des données accumulées grâce à divers moyens comme des entrevues, les données ont-elles été fidèlement enregistrées, conservées, et sont-elles disponibles?

*    Dans quelle mesure les processus de raisonnement qui sous-tendent l’opinion et les méthodes utilisées pour recueillir les renseignements pertinents ont été clairement expliquées par le témoin et sont susceptibles de faire l’objet d’un examen critique de la part d’un jury?

*    Dans quelle mesure l’expert est-il arrivé à son opinion grâce à des méthodes acceptées par ceux qui travaillent dans le domaine relativement auquel l’opinion est formulée?

*    Dans quelle mesure les méthodes acceptées favorisent et accroissent la fiabilité des renseignements recueillis et utilisés par l’expert?

*    Dans quelle mesure le témoin, lorsqu’il a formulé l’opinion, a respecté les limites de la discipline de laquelle découlent ses compétences?

*    Dans quelle mesure l’opinion formulée repose-t-elle sur des données et d’autres renseignements recueillis en faisant abstraction de l’affaire en cause ou, de façon plus générale, du processus judiciaire?

120      L’importance d’apprécier les méthodes utilisées par l’expert au regard des méthodes acceptées dans le domaine a été soulignée dans Kumho Tire Co., à la page 152 :

L’objectif de cette tâche [la fonction de gardien] est de s’assurer de la fiabilité et de la pertinence du témoignage d’expert. On veut s’assurer qu’un expert, que son témoignage soit fondé sur des études professionnelles ou sur son expérience personnelle, fasse preuve en cour du même degré de rigueur intellectuelle dont doit faire preuve l’expert dans le domaine. [Non souligné dans l’original.]

[105]       Tout récemment, dans l’arrêt White Burgess Langille Inman c Abbott and Haliburton Co, 2015 CSC 23, [2015] 2 RCS 182, la Cour suprême a appliqué le cadre de l’arrêt Abbey et a formulé des commentaires détaillés sur le témoignage d’expert :

[22]      L’arrêt Abbey (ONCA) a apporté des précisions utiles en scindant la démarche en deux temps. Je suis d’avis de l’adopter à peu de choses près. 

[23]      Dans un premier temps, celui qui veut présenter le témoignage doit démontrer qu’il satisfait aux critères d’admissibilité, soit les quatre critères énoncés dans l’arrêt Mohan, à savoir la pertinence, la nécessité, l’absence de toute règle d’exclusion et la qualification suffisante de l’expert. De plus, dans le cas d’une opinion fondée sur une science nouvelle ou contestée ou sur une science utilisée à des fins nouvelles, la fiabilité des principes scientifiques étayant la preuve doit être démontrée (J.‑L.J., par. 33, 35-36 et 47; Trochym, par. 27; Lederman, Bryant et Fuerst, p. 788-89 et 800-801. Le critère de la pertinence, à ce stade, s’entend de la pertinence logique (Abbey (ONCA), par. 82; J.-L.J., par. 47). Tout témoignage qui ne satisfait pas à ces critères devrait être exclu. Il est à noter qu’à mon avis, la nécessité demeure un critère (D.D., par. 57; voir D. M. Paciocco et L. Stuesser, The Law of Evidence (7e éd. 2015), p. 209-10; R. c. Boswell, 2011 ONCA 283, 85 C.R. (6th) 290, par. 13; R. c. C. (M.), 2014 ONCA 611, 13 C.R. (7th) 396, par. 72.

[24]      Dans un deuxième temps, le juge-gardien exerce son pouvoir discrétionnaire en soupesant les risques et les bénéfices éventuels que présente l’admission du témoignage, afin de décider si les premiers sont justifiés par les seconds. Cet exercice nécessaire de pondération a été décrit de plusieurs façons. Dans l’arrêt Mohan, le juge Sopinka parle du « facteur fiabilité-effet » (p. 21), tandis que, dans l’arrêt J.-L.J., le juge Binnie renvoie à « la pertinence, la fiabilité et la nécessité par rapport au délai, au préjudice, à la confusion qui peuvent résulter » (par. 47). Le juge Doherty résume bien la question dans l’arrêt Abbey, lorsqu’il explique que [traduction] « le juge du procès doit décider si le témoignage d’expert qui satisfait aux conditions préalables à l’admissibilité est assez avantageux pour le procès pour justifier son admission malgré le préjudice potentiel, pour le procès, qui peut découler de son admission (par. 76).

[106]       La Cour traite ensuite de la nature de l’obligation de l’expert envers le tribunal et d’où elle se situe dans le cadre :

[27]      On trouve dans l’arrêt anglais National Justice Compania Naviera S.A. c. Prudential Assurance Co., [1993] 2 Lloyd’s Rep. 68 (Q.B.), un énoncé des éléments de cette obligation qui fait autorité. Au terme d’un procès de 87 jours, le juge Cresswell a conclu qu’une méconnaissance des obligations et responsabilités des témoins experts avait contribué à prolonger le procès. Il a dressé, dans une remarque  incidente, une liste des obligations et responsabilités des experts, dont les deux premiers points ont particulièrement influencé l’évolution du droit canadien :

[traduction]

1. Le témoignage de l’expert présenté à la Cour devrait être le produit indépendant de l’expert n’ayant subi quant à la forme ou au fond aucune influence dictée par les exigences du litige et être perçu comme tel …

2. Le rôle du témoin expert consiste à fournir une aide indépendante au tribunal sous la forme d’avis objectif et exempt de parti pris sur des questions relevant de son champ d’expertise […] La personne qui témoigne comme expert devant la Haute Cour ne doit jamais s’arroger le rôle de défenseur. [Je souligne; référence omise; p. 81.]

(La Cour d’appel a confirmé ces obligations ([1995] 1 Lloyd’s Rep. 455 (C.A.), p. 496).)

[…]

[32]      Trois concepts apparentés sont à la base des diverses définitions de l’obligation de l’expert, à savoir l’impartialité, l’indépendance et l’absence de parti pris. L’opinion de l’expert doit être impartiale, en ce sens qu’elle découle d’un examen objectif des questions à trancher. Elle doit être indépendante, c’est-à-dire qu’elle doit être le fruit du jugement indépendant de l’expert, non influencée par la partie pour qui il témoigne ou l’issue du litige. Elle doit être exempte de parti pris, en ce sens qu’elle ne doit pas favoriser la position d’une partie au détriment de celle de l’autre. Le critère décisif est que l’opinion de l’expert ne changerait pas, peu importe la partie qui aurait retenu ses services (P. Michell et R. Mandhane, « The Uncertain Duty of the Expert Witness » (2005), 42 Alta. L. Rev. 635, p. 638-39). Ces concepts, il va sans dire, doivent être appliqués aux réalités du débat contradictoire. Les experts sont généralement engagés, mandatés et payés par l’un des adversaires. Ces faits, à eux seuls, ne compromettent pas l’indépendance, l’impartialité ni l’absence de parti pris de l’expert.

En ce qui concerne l’admissibilité ou le poids du témoignage, la Cour suprême a déclaré ce qui suit :

[45]      Conformément à ce qui me semble le courant prédominant dans la jurisprudence canadienne, je suis d’avis que le manque d’indépendance et d’impartialité d’un expert joue au regard tant de l’admissibilité de son témoignage que de la valeur du témoignage, s’il est admis. Cette façon de voir semble s’accorder davantage avec l’économie générale de notre droit en ce qui concerne les témoignages d’experts et l’importance que notre jurisprudence accorde au rôle de gardien exercé par les juges de première instance. Le juge Binnie cerne bien l’optique canadienne dans l’arrêt J.-L.J. : « La question de l’admissibilité d’une preuve d’expert devrait être examinée minutieusement au moment où elle est soulevée, et cette preuve ne devrait pas être admise trop facilement pour le motif que toutes ses faiblesses peuvent en fin de compte avoir une incidence sur son poids plutôt que sur son admissibilité (p. 28).

[…]

[54]      La constatation que le témoignage de l’expert satisfait aux critères ne met pas fin à l’analyse. Conformément au cadre établi dans la foulée de l’arrêt Mohan dont nous avons discuté précédemment, le juge doit encore tenir compte des réserves émises quant à l’indépendance et à l’impartialité de l’expert lorsqu’il évalue la preuve à l’étape où il exerce son rôle de gardien. Il peut être utile de concevoir la pertinence, la nécessité, la fiabilité et l’absence de parti pris comme autant d’éléments d’un examen en deux temps, qui entrent en ligne de compte à la première étape, celle qui sert à déterminer s’il est satisfait aux critères d’admissibilité, et jouent également un rôle à la deuxième, dans la pondération des considérations concurrentes globales relatives à l’admissibilité. Au bout du compte, le juge doit être convaincu que les risques liés au témoignage de l’expert ne l’emportent pas sur l’utilité possible de celui-ci.

[107]       Enfin, je souligne que le témoignage d’opinion est sans valeur, et vraisemblablement aucunement pertinent, si l’opinion ne repose sur aucun fait (R c J.-L.J., 2000 CSC 51, au paragraphe 59, [2000] 2 RCS 600).

[108]       Compte tenu de ces principes, les témoignages de certains « experts », dans chacun des deux camps, ne se verront accorder que peu, voire aucun poids. Certains ont vu leur témoignage réduit en pièces lors du contre-interrogatoire; cela fut particulièrement vrai dans le cas de certains « experts » non techniques présentés par la défenderesse.

[109]       Les risques liés à la production de cannabis dont il a été fait état au cours du litige peuvent être évalués selon quatre catégories distinctes : les risques de moisissure et d’autre type de contamination; les risques d’incendie; les risques de braquage à domicile et de violence et de détournements; les incidences sur la collectivité.

D.                La moisissure et autre type de contamination

[110]       Monsieur Miller était le témoin expert de la défenderesse en ce qui concerne la moisissure. Il est expert en physiologie fongique. Il a déclaré que les plantes de marihuana produisent une quantité beaucoup plus grande d’humidité que la plupart des plantes d’intérieur; une plante de marihuana produit la même quantité d’humidité qu’environ sept à dix plantes d’intérieur. Il a souligné que la maison d’habitation moyenne au Canada n’a pas été conçue pour résister à la quantité d’humidité produite par des centaines de plantes de marihuana. S’il y a culture dans un immeuble à logements multiples, en plus de dommages causés par la moisissure, les risques de contamination et d’émission d’odeur constituent des problèmes courants.

[111]       Monsieur Miller a déclaré que les dommages causés par la moisissure peuvent avoir des effets néfastes sur la santé et que les plantes peuvent être source de moisissure (au même titre que les douches, la cuisine et autre activité domestique). Les problèmes de moisissure peuvent être réglés par l’[traduction] « installation d’un dispositif de ventilation ponctuelle qui élimine la moisissure causée par la culture de plantes » et par une « solution technique ».

[112]       Dans son témoignage, M. Miller a affirmé que la moisissure, bien qu’elle soit un problème, peut être éliminée sans trop de difficulté par des moyens simples.

[113]       Monsieur Schut a été présenté par les demandeurs, dans le cadre de leur contre-preuve, comme étant un expert en techniques et technologies en matière de prévention de la moisissure et d’élimination de la moisissure dans les bâtiments infestés. Il est le directeur d’Enviromold, une société spécialisée en prévention et en contrôle de la moisissure et en traitement de bâtiments endommagés par de la moisissure. Au cours de ses 10 ans de carrière, il s’est occupé de l’inspection, du nettoyage et du traitement de 50 installations de culture de la marihuana. Selon lui, il n’y aucune différence entre cultiver 20 plants de marihuana et cultiver 20 plants de tomates dans un jardin intérieur. Une conception adéquate du jardin intérieur permettra de régler les problèmes d’humidité et de ventilation dans un bâtiment, en particulier dans la pièce où la culture a lieu. De telles améliorations peuvent être apportées à l’état d’un bâtiment ou d’une résidence en réglant les problèmes de ventilation existants qui peuvent entraîner l’apparition de moisissure et ainsi causer des dommages. À de nombreux égards, son témoignage concordait avec celui de M. Miller en ce qui concerne le recours à la ventilation comme solution au problème.

[114]       Plusieurs autres témoins ont également soulevé la question de la moisissure. Il a été reconnu que certaines régions du pays, comme les basses-terres continentales, notamment la vallée du bas Fraser, en Colombie‑Britannique, sont plus exposées à des problèmes de moisissure que d’autres régions en raison du taux très élevé d’humidité.

Soulignons que les témoignages ont porté sur les basses-terres continentales, à l’exclusion presque totale des autres régions du pays. Toutefois, le RMFM et sa justification s’appliquent dans l’ensemble du pays.

[115]       La preuve établit que les problèmes de moisissure sont souvent de nature régionale, mais, ce qui est plus important, c’est qu’ils peuvent être réglés; cela relève toutefois de la réglementation régionale. Cela ne justifie pas vraiment le type de règlement qui fait l’objet du présent litige.

E.                 Incendie

[116]       La défenderesse s’est fortement appuyée sur le risque d’incendie et d’actes criminels (braquage à domicile et détournement) pour justifier le RMFM. Ses témoins experts ont, de façon générale, fait montre d’un degré important de partialité à l’encontre de la marihuana quant à ces deux sujets. Les données et l’analyse comportaient des lacunes sur le plan de l’objectivité. Le manque de crédibilité de ces témoins jette un doute sur leur « expertise », le cas échéant.

[117]       La défenderesse s’est fondée sur le témoignage du chef du Service de protection des incendies de Surrey (Colombie‑Britannique), monsieur Garis, pour prétendre que la culture de la marihuana entraîne un risque d’incendie. Ce dernier a relaté dans son témoignage que les inspections effectuées dans les lieux de culture conformes au RAMFM, à Surrey, ont révélé l’existence de problèmes répandus en ce qui a trait au caractère inadéquat du filage et des panneaux électriques, aux modifications structurelles non autorisées ainsi qu’à la présence visible de moisissures. Son rapport expose les données recueillies dans le contexte des inspections effectuées dans les résidences où la marihuana est cultivée, de manière illicite ou conformément au RAMFM, à Surrey.

[118]       Le contre‑interrogatoire et la contre-preuve présentée par les experts des demandeurs ont grandement miné son témoignage. De plus, son témoignage n’était pas crédible et était empreint de partialité. Comme il le sera expliqué plus loin, la Cour ne peut pas accorder un poids important à ce rapport.

[119]       Monsieur Moen, pompier-capitaine et chef de bataillon par intérim de la ville de Fort McMurray, a agi comme témoin des demandeurs en contrepreuve. Il est d’avis que le chef Garis a fait fi des autres éléments de preuve ou explications se rapportant à la cause des incendies qui se sont déclarés sur les lieux de culture illicite. Le nombre d’incendies ayant eu lieu dans l’ensemble des sites de culture, lequel comprend les sites de culture illicite, est resté le même ou a diminué depuis l’accroissement exponentiel du nombre de producteurs autorisés au titre du RAMFM. M. Moen est d’avis, en se fondant sur les statistiques de M. Garis en matière d’incendie, qu’il n’y a aucune différence entre le risque d’incendie estimé dans les domiciles hébergeant un site de production autorisée et celui des autres domiciles en Colombie‑Britannique.

[120]       Un thème récurrent dans certains des éléments de preuve de la défenderesse est qu’il y avait peu ou pas de différence entre les risques découlant de production illicite et ceux afférents à la production autorisée en bonne et due forme au titre du RAMFM et conforme à la réglementation. La preuve statistique n’appuie pas la conclusion selon laquelle un lieu de production illicite clandestin est exposé au même risque qu’un lieu de production autorisée non clandestin.

[121]       M. Boileau, un compagnon électricien détenant un certificat Sceau rouge, a aussi agi à titre de témoin en contrepreuve pour le compte des demandeurs. Selon son témoignage d’expert, les entrepreneurs en électricité sont capables d’installer l’équipement électrique (et ils le font) dans les lieux de production intérieurs de marijuana pour les détenteurs de permis au titre du MMAR, et cet équipement est inspecté conformément au Safety Standards Act, [SBC 2003], c 39.

[122]       La preuve présentée par la défenderesse quant au risque d’incendie était faible et contenait des incohérences. Je préfère celle présentée par les demandeurs.

F.                  Braquage à domicile/violence/détournement

[123]       Le caporal Shane Holmquist, membre de l’Équipe coordonnée de la lutte contre la marihuana, était le témoin clé soi‑disant « expert » de la défenderesse. Il a témoigné au sujet des moisissures et de la contamination, des incendies, de la violence et de braquage à domicile, du détournement ainsi que des incidences dans la collectivité.

[124]       En ce qui a trait aux braquages à domicile et à la violence, sujets qu’il a décrit comme étant ceux dans lesquels il est le plus « qualifié », M. Holmquist a déclaré que les résidences dans lesquelles il y a culture, licite ou illicite, de la marihuana sont exposées au risque de braquage à domicile et de cambriolage, en raison de la valeur pécuniaire de la marihuana. Il y existe des cas documentés dans lesquels les occupants de la résidence ont été gravement blessés à la suite de « vols de récolte ».

[125]       En ce qui a trait au détournement, il a déclaré que, selon le régime du RAMFM, il est difficile pour les services d’application de la loi de déceler le détournement, parce que les autorisations de produire et de posséder « permettent de dissimuler » les autres activités.

[126]       M. Holmquist constituait l’exemple le plus flagrant du soi-disant expert dont j’ai discuté précédemment au paragraphe 101. Son contre-interrogatoire a fait ressortir le fait qu’il était philosophiquement opposé à l’utilisation de la marihuana sous quelque forme que ce soit, et que son rapport contenait de sérieuses lacunes en ce qui a trait à l’équilibre et à l’objectivité. Il ne possédait aucune des qualifications que possèdent les témoins experts habituels. Il a été démontré que ses hypothèses et analyses étaient viciées et que ses méthodes n’étaient pas reconnues par les personnes œuvrant dans son domaine. Ses diverses opinions reposaient sur des fondements factuels inexacts. Il m’est loisible d’accorder peu ou pas de poids à son témoignage. Celui‑ci n’établit pas l’existence d’un fondement solide à l’appui du nouveau régime réglementaire.

G.                L’incidence sur la collectivité

[127]       La défenderesse s’est fondée sur le témoignage de M. Larry Dybvig (un expert en matière d’évaluation foncière) pour présenter des conclusions liées aux incidences sur la collectivité de la culture de marihuana à des fins personnelles. M. Dybvig est un évaluateur professionnel. Plus précisément, M. Dybvig a témoigné à propos de l’évaluation foncière et il a relaté que les sites de production de marihuana doivent habituellement être conformes aux règlements municipaux, qu’ils peuvent faire l’objet d’inspections et de mesures afin de palier aux divers problèmes occasionnés par la culture de la marihuana dans des résidences qui n’ont pas été conçues à cette fin. La Cour constate que son témoignage porte uniquement sur les installations de production illicite de marihuana et qu’il n’est donc pas pertinent en l’espèce.

[128]       M. Wilkins, un courtier d’assurance auprès de LMG Insurance Brokers (la compagnie d’assurance est la Lloyd’s, dont le siège social est à Londres), est le témoin expert présenté par les demandeurs dans le cadre de leur contre-preuve. Il a mentionné que, dans le cadre de son travail entre 2010 et aujourd’hui, il a pris des dispositions pour faire assurer les bâtiments d’environ 300 producteurs de cannabis autorisés au titre du RAMFM; ceux‑ci faisaient pousser du cannabis dans leurs résidences, dans des annexes ainsi que dans des immeubles commerciaux. Il a fourni une preuve d’expert quant aux questions de l’assurabilité des sites autorisés au titre du RAMFM, notamment sur les risques d’incendie et de cambriolage de ces sites. Il a mentionné que les installations de culture de cannabis assurées par sa firme sont aménagées en bonne et due forme, qu’elles sont sécuritaires et conformes à la réglementation municipale et aux codes applicables.

Son témoignage traite des aspects pratiques du RAMFM en ce qui a trait aux incidences sur la collectivité. Il démontre aussi que les sites autorisés au titre du RAMFM ne posaient pas les mêmes problèmes que les sites illicites dont M. Dybvig a fait mention dans son témoignage.

H.                Les autres témoins

[129]       Monsieur Eric Nash était un témoin des faits ainsi qu’un témoin expert en contre-preuve pour les demandeurs. Son témoignage quant aux faits traitait entre autres de son historique personnel en matière de culture. En contre-preuve, M. Nash a livré un témoignage d’opinion en ce qui a trait aux rapports produits par le caporal Holmquist, le chef Garis, M. John Miller et M. Larry Dybvig. Plus précisément, il a formulé des commentaires au sujet des 17 sites autorisés au titre du RAMFM qu’il a visités ainsi que des 400 producteurs autorisés au titre du RAMFM avec lesquels il a communiqué. Tous ces sites étaient munis d’équipements électrique et de ventilation installés par des professionnels, étaient propres et bien entretenus et avaient été inspectés par des agents de réglementation municipale. Aucun des sites n’avait de problème de moisissures, d’incendie, de sécurité ou autres. Selon lui, la production intérieure de cannabis autorisée au titre du RAMFM dans les maisons résidentielles et les immeubles peut être sécuritaire, moyennant des conseils professionnels, une ventilation, une installation et un suivi adéquats. À la lumière des visites de sites illicites qu’il a faites dans le cadre de causes criminelles afin de donner une opinion d’expert, il affirme qu’il est impossible de faire une comparaison entre la culture licite et la culture illicite. Cette preuve est compatible avec les autres témoignages d’expert acceptés par la Cour.

[130]       La professeure Susan Boyd a produit en contre-preuve un rapport d’expert relatif aux témoignages d’opinions livrés par MM. Holmquist et Garis. Elle est professeure émérite à l’Université de Victoria, où elle enseigne et effectue de la recherche à la faculté du développement humain et social. Elle est coauteure du livre Killer Weed: Marijuana Grow Ops, Media and Justice, dans lequel elle étudie et compare de manière systématique le traitement médiatique et judiciaire au Canada en ce qui a trait à l’utilisation et à la production du cannabis. Dans son rapport, la professeure Boyd donne des détails exhaustifs à propos de ce qu’une recherche appropriée doit comprendre. Elle a énoncé que les conclusions de M. Garis et du caporal Holmquist n’étaient pas appuyées par la preuve.

Sa conclusion est la même que celle de la Cour, qui a déjà été mentionnée.

VI.             Les demandeurs

[131]       Bien que la justification du régime mis en place par le RMFM constitue une partie cruciale de la présente affaire, les témoignages livrés par chacun des demandeurs sont importants pour comparer les violations des droits occasionnées par le RMFM avec l’objectif de ce dernier.

A.                Neil Allard

[132]       Monsieur Allard, qui est âgé de 60 ans, a été déclaré retraité en permanence en 1999 après avoir travaillé pour Anciens combattants Canada. Il a reçu un diagnostic d’« encéphalomyélite myalgique », un trouble neuro-immunitaire, ainsi que de dépression clinique. Il utilise le cannabis depuis 1998; cela lui permet d’atténuer sa douleur et ses symptômes, tels que les maux de tête.

En 2004, il a reçu sa première autorisation de possession, dont les limites étaient fondées sur une dose quotidienne de 5 grammes. M. Allard a actuellement une prescription pour une dose quotidienne de 20 grammes de cannabis. Il a besoin d’environ 600 grammes de marihuana par mois. Il détient une LPFP et il cultive la marihuana à sa résidence.

[133]       Au procès, il a déclaré que sa consommation quotidienne varie entre 10 et 20 grammes. Ses méthodes de consommation comprennent surtout la vaporisation; cependant, il a aussi recours aux jus, aux produits comestibles et aux huiles pour satisfaire ses besoins médicaux. Plus particulièrement, il estime que la consommation de jus de cannabis (non psychoactive) le soulage de ses nausées, de ses crampes et autres symptômes gastro-intestinaux, et que cela lui donne plus d’énergie et améliore ses capacités cognitives. Il s’administre de l’huile de cannabis par voie topique pour traiter ses problèmes de peau, notamment les démangeaisons, ainsi que ses douleurs corporelles, notamment au dos.

[134]       M. Allard cultive environ une douzaine de souches différentes. Il a affirmé dans son témoignage que la quantité et le type de souches varient avec le temps, du fait qu’il développe une certaine tolérance. Il affirme aussi que certaines des souches dont il a fait l’essai ne réussissent pas à le soulager de ses symptômes et que certaines souches aggravent même sa situation. De plus, le fait de savoir qu’il dispose d’un approvisionnement continu et sécuritaire de cannabis réduit ses degrés de stress et d’anxiété – il tire un avantage thérapeutique de la culture, notamment en ce qui a trait à la réduction du stress et à la possibilité de méditer.

B.                 Shawn Davey et Brian Alexander

[135]       Monsieur Davey est âgé de 38 ans. En 2000, il a été victime d’un grave accident, ce qui lui a occasionné des lésions permanentes au cerveau qui ont réduit ses capacités cognitives. Il est constamment aux prises avec d’importantes douleurs, des engourdissements ainsi que des problèmes de mémoire et d’équilibre. Il utilise le cannabis depuis 2002; cela soulage sa douleur, sans qu’il ait à subir les effets secondaires des médicaments sur ordonnances.

[136]       Ensemble, M. Davey et Brian Alexander, qui est lui aussi un patient au titre du RAMFM, cultivent le cannabis dans une annexe située sur des terres agricoles louées. Ils sont tous les deux titulaires d’une LPFP.

[137]       Depuis 2013, la dose de cannabis prescrite à M. Davey est de 25 grammes par jour. Sa dose initiale était d’un ou deux grammes, mais cette dose a été accrue au fil des ans. Il affirme que sa dose est élevée, et ce, suivant la recommandation de son médecin, puisqu’il a besoin d’importantes quantités de cannabis pour en faire du beurre pour ses aliments. Son témoignage souligne que la quantité de cannabis utilisé est liée à la méthode de consommation.

[138]       M. Davey estime que 90 p. 100 de sa consommation de cannabis se fait par l’ingestion de produits comestibles; il consomme notamment des biscuits faits avec du beurre de cannabis, parce qu’ils le soulagent de la douleur pendant de plus longues périodes et lui permettent de dormir la nuit. Il estime qu’il utilise son vaporisateur, ou qu’il fume, environ toutes les 30 minutes dans la journée et que cela lui procure un soulagement rapide de la douleur. Il utilise aussi l’huile de cannabis par voie topique pour régler les problèmes de douleur corporelle et il consomme du thé au cannabis à l’occasion. Son témoignage est compatible avec les faits dégagés dans l’arrêt Smith.

[139]       M. Davey a utilisé une variété de souches différentes, et par essais et erreurs, il a découvert une souche qui est particulièrement efficace dans sa situation. Il n’a pas jugé que les souches inefficaces empiraient son état. M. Davey tire des bienfaits thérapeutiques de la culture. Le fait de savoir ce qu’il consomme réduit son anxiété.

C.                 Tanya Beemish et Dave Hebert

[140]       Tanya Beemish est âgée de 27 ans. David Hebert, son conjoint de fait, est âgé de 32 ans. Mme Beemish avait l’intention de comparaître au procès, mais elle était tellement malade que même les solutions de rechange à la comparution à la Cour ne pouvaient être utilisées. Son témoignage, sur consentement, a été livré par son conjoint de fait.

[141]       Mme Beemish est atteinte de diabète de type 1 ainsi et elle souffre de complications liées à la gastroparésie. Elle souffre de nausées extrêmes, de vomissements continus, de douleurs, de manque d’appétit et d’insomnie. Elle affirme que le cannabis constitue un traitement efficace pour ses nausées et inconforts, que cela stimule son appétit, règle ses problèmes d’anxiété et de dépression et réduit les effets désagréables de ses autres médicaments.

[142]       Mme Beemish n’est plus capable de travailler depuis novembre 2013; depuis, elle a passé la plupart de son temps à l’hôpital. On ne lui permet pas d’utiliser la marihuana à des fins médicales à l’hôpital, ce qui aggrave ses souffrances. L’ordonnance rendue par le juge Manson ne visait pas Mme Beemish ni M. Hebert, puisqu’ils ont dû déménager en raison de problèmes financiers et qu’ils ne répondaient pas aux exigences de résidence du RAMFM.

[143]       Avant leur déménagement, M. Hebert détenait une LPPD et cultivait du cannabis pour Mme Beemish. Mme Beemish est autorisée à utiliser jusqu’à 5 grammes par jour. Son utilisation dépend de la gravité de ses symptômes et varie entre 2 et 15 grammes.

[144]       Elle consomme du cannabis surtout par inhalation et par vaporisation, partiellement en raison du fait qu’il lui est difficile de manger dans son état. Elle boit aussi du jus de cannabis. M. Hebert cuisine parfois des brownies au beurre de cannabis pour Mme Beemish; cependant, il le fait que rarement, parce que Mme Beemish a de la difficulté à consommer de la nourriture solide.

[145]       M. Hebert a fait pousser six souches pour Mme Beemish et il a consigné des notes quant à leur efficacité. Les souches les plus efficaces pour sa conjointe sont « Whiteberry » et « Blueberry ». Les autres souches n’étaient pas inefficaces. Il est difficile d’acheter de la marihuana de souche Whiteberry sur le marché noir, et il s’agit aussi la souche la plus dispendieuse.

[146]       La Cour reconnaît comme étant véridiques les témoignages de chacun des demandeurs. Ils établissent qu’ils ont besoin de la marihuana à des fins médicales, qu’ils tirent des bienfaits de son utilisation, quelque soit le mode de consommation. Ils confirment, si ce n’est que de manière anecdotique, les avantages procurés par différentes souches. Ils soulignent aussi l’importance de l’existence d’un accès facile à leur propre marihuana à des fins médicales, d’un l’approvisionnement fiable, du contrôle sur leur santé et des bienfaits de nature thérapeutique que leur procure la culture de la marihuana.

[147]       Selon leur témoignage, bon nombre de ces avantages dont ils bénéficiaient au titre du RAMFM n’existeraient plus sous le régime du RMFM, et ce nouveau régime leur causerait des effets préjudiciables. Ces effets préjudiciables comprennent notamment l’accès ainsi que les questions liées à l’abordabilité et à la disponibilité.

D.                L’abordabilité

[148]       Les témoignages d’experts livrés par le professeur Grootendorst et le professeur Walsh ont donné du contexte en ce qui a trait au facteur des coûts dans analyse relative à l’accès à la marihuana à des fins médicales. Les parties sont arrivés à des résultats très différents dans leur analyse des coûts. En résumé, la défenderesse, compte tenu des doses prescrites aux demandeurs par le médecin, a conclu que l’abordabilité ne constituait pas un problème pour eux; ces derniers ont produit un tableau détaillé illustrant le coût, pour chacun d’entre eux, en fonction de différentes doses et de différents prix. Selon ce tableau, une dose de seulement 5 grammes par jour à 5 $ le gramme, aurait une incidence défavorable très importante sur le plan financier pour deux des trois demandeurs.

[149]       Monsieur Zachary Walsh, titulaire d’un doctorat et psychologue agréé, est professeur adjoint au département de psychologie au campus d’Okanagan de la l’université de Colombie‑Britannique. Dans son témoignage, il renvoie à une étude qu’il a effectuée et qui s’intitule : Cannabis Access for Medical Purposes: Patient Characteristics, Patterns of Use and Barriers to Access (l’étude sur l’ACFM). Cette étude comportait un sondage détaillé réalisé grâce à la cueillette de données auprès de 628 patients utilisant le cannabis à des fins médicales. Il ne s’agissait pas d’un essai clinique. M. Walsh a également renvoyé à deux articles publiés dont il est coauteur.

[150]       Bien que l’étude ait été conçue en vue de décrire les utilisateurs de cannabis à des fins médicales ainsi que leurs expériences en ce qui a trait à l’accès au cannabis à des fins médicales, il s’agit de la plus importante étude portant sur les utilisateurs à des fins médicales au Canada. La justification de la réalisation l’étude reposait en partie sur l’observation selon laquelle les taux d’inscription au titre du RAMFM étaient bien en deçà du nombre estimé d’utilisateurs de cannabis à des fins médicales. Les chercheurs estimaient que cet écart s’expliquait par des facteurs qui justifiaient un examen supplémentaire et qui faisaient ressortir l’existence de possibles obstacles à l’accès. Globalement, plus la santé d’une personne était mauvaise, plus l’abordabilité constituait un problème. La réalisation d’économies était l’un des motifs les plus souvent mentionnés en ce qui concerne la justification de l’autoproduction.

[151]       Il est important de souligner que M. Walsh, dans l’étude sur l’ACFM, a examiné la question de l’abordabilité sous quatre angles : (1) la capacité financière du patient de se procurer la quantité de cannabis dont il a besoin, et (2) la mesure dans laquelle certaines personnes devaient faire un choix entre leur médicament et leurs autres besoins essentiels. Au cours de l’interrogatoire, M. Walsh a dit que son étude ne portait pas sur la capacité absolue d’une personne de se procurer du cannabis en fonction de l’argent dont elle dispose – elle portait davantage sur les contraintes liées aux types de choix et aux contraintes sur le style de vie que les coûts pourraient entraîner.

[152]       Entre autres conclusions, l’étude sur l’ACFM démontrait que les personnes ayant les revenus les plus faibles ont plus de difficultés, d’un point de vue financier, à se procurer leur médicament. Nombre d’entre elles devaient faire un choix entre leur médicament et leurs autres besoins essentiels. Les personnes dont la santé était moins bonne étaient celles qui avaient le moins les moyens d’acheter leur médicament et étaient celles qui étaient le plus susceptibles de devoir faire un choix entre le médicament et les autres besoins essentiels.

[153]       Cela aurait pour effet de rendre ceux et celles n’ayant pas une bonne santé plus susceptibles de subir les conséquences engendrées par le régime de déréglementation des prix instauré par le RMFM.

[154]       En ce qui a trait à l’accès et à la source du cannabis, presque le tiers des répondants au sondage effectué dans l’étude sur l’AMFM ont déclaré produire eux-mêmes leur cannabis; la moitié d’entre ceux‑ci étaient autorisés à produire à des fins personnelles. Parmi les personnes produisant leur propre cannabis, le motif le plus important qu’elles ont invoqué pour justifier leur production est d’abord la qualité (39 p. 100), puis le prix (36 p. 100), le fait d’éviter le marché noir (29 p. 100), le choix d’une souche spécifique de cannabis (24 p. 100) et la sécurité (12 p. 100). Il a été relevé que la plupart des utilisateurs de cannabis à des fins médicales continuent de se procurer leur cannabis auprès d’une source illicite.

[155]       Le professeur Grootendorst est professeur associé à la faculté de pharmacie de l’Université de Toronto. Sa recherche et ses cours mettent l’accent sur les aspects économiques de la santé. Il s’attend à ce que le prix de la marihuana à des fins médicales commerciale baisse avec le temps. Cette éventualité est conditionnelle à la taille du marché de la marihuana à des fins médicales est à une production suffisamment importante de la part des producteurs autorisés. Il a discuté de plusieurs scénarios possibles, en fonction de la proportion des utilisateurs qui ne se procurent pas leur marihuana à des fins médicales auprès de producteurs autorisés. Bien que les connaissances du professeur Grootendorst soient limitées en ce qui a trait au cannabis, qu’il s’agisse de questions liées à l’approvisionnement en cannabis, à l’accès au cannabis, à la culture du cannabis et aux régimes législatifs, son témoignage est utile de façon générale à l’égard des questions d’abordabilité et d’accès.

[156]       Dans son témoignage, le professeur Grootendorst a examiné les différents coûts que doit assumer l’utilisateur en ce qui a trait à la culture, notamment les coûts privés, lesquels comprennent les coûts financiers et les coûts d’opportunité, ainsi que les coûts externes. Il a affirmé, en ce qui concerne les producteurs autorisés, que les coûts moyens de production diminueront au fil du temps, en raison de l’apprentissage par la pratique, de la baisse des coûts de main‑d’œuvre qualifiée, des économies d’échelle et de l’innovation technologique. Il souligne toutefois que cette exception pourrait être compromise si des patients sont exemptés de l’application du RAMFM et continuent de produire leur propre cannabis. La Cour doit toutefois faire remarquer que le professeur ne connaissait pas le pourcentage d’utilisateurs qui cultivent leur propre marihuana, par opposition à ceux qui l’achètent, et qu’il ne possédait pas de connaissances bien précises au sujet de l’industrie ou de ses nuances.

[157]       Le témoignage du professeur Grootendorst est quelque peu conjectural. L’hypothèse de la baisse des coûts de la marihuana à des fins médicales repose essentiellement sur l’existence d’un marché ouvert et concurrentiel. Les hypothèses de M. Grootendorst au sujet des comportements concurrentiels sont quelque peu douteuses, dans la mesure où le régime mis en place par le RMFM limite le nombre de fournisseurs grâce à un système de licence. En l’absence d’une certaine forme de contrôle des prix, le nombre limité de fournisseurs autorisés peut avoir pour conséquence que ceux-ci fixent le prix de la marihuana à des fins médicales, sans aucune contrainte attribuable à la concurrence – qui est un élément important de l’accès.

E.                 L’accès et la disponibilité

[158]       Monsieur Mike King, un témoin des faits présenté par les demandeurs, a communiqué avec 15 producteurs autorisés et il a consigné, pour chacun d’entre eux, le nombre de souches qu’ils produisent, l’éventail des prix par gramme, la possibilité d’ouvrir de nouveaux comptes clients et les exigences qui doivent être satisfaites pour être admissible aux prix de compassion.

[159]       Les demandeurs affirment qu’il est possible de faire un résumé juste des conclusions de M. King de la manière suivante : l’approvisionnement en marihuana à des fins médicales auprès des producteurs autorisés est sporadique, soit en raison du fait qu’elle est en rupture de stock ou que ces producteurs n’acceptent pas de nouveaux clients. M. King a souligné que, bien que certains producteurs autorisés offraient des rabais, ceux-ci n’étaient pas toujours applicables et étaient limités par divers critères. Ce témoignage est accepté, mais par rapport au moment où M. King avait effectué son étude. Les autres éléments de preuve donne à penser que ces questions étaient des variables en l’absence de certitude relativement à l’établissement des prix de la marihuana à des fins médicales.

[160]       Monsieur Jason Wilcoz et madame Danielle Lukiv ont témoigné pour le compte des demandeurs et ils ont produit une preuve par affidavit concernant les commentaires qu’ils avaient reçus de la part des patients au titre du RAMFM. J’accorde peu de poids à ces affidavits et je conclus que les autres éléments de preuve traitent de manière plus adéquate des questions relatives au RMFM.

[161]       Mme Jamie Shaw, la présidente‑directrice générale de l’Association canadienne des dispensaires de cannabis médical [ACDCM], un organisme sans but lucratif enregistré en Ontario, et le coordonateur des communications du BC Compassion Club Society [BCCCS], un organisme sans but lucratif de Colombie‑Britannique, a témoigné au sujet des dispensaires.

[162]       Bien que les dispensaires n’aient pas été l’objet central des observations des parties, je conclus que le témoignage de Mme Shaw est extrêmement important, parce que les dispensaires sont essentiels à l’accès au cannabis. Elle a notamment énoncé que l’adoption du projet de règlement a eu pour conséquence que les services de consultation n’étaient plus offerts et qu’un certain nombre de dispensaires avaient fermé leurs portes en 2012 et en 2013 en raison de la possibilité que le nouveau système ne soit pas utile à leurs membres. Cependant, en mars 2014, on estimait à 36 le nombre de dispensaires, et depuis la dernière année, ce nombre s’est accru de manière exponentielle et on estime qu’actuellement, il existe 103 dispensaires à l’échelle du Canada.

[163]       Les tendances actuelles en ce qui a trait à l’accroissement du nombre de dispensaires, et ce, même si ces derniers n’étaient pas licites au titre des anciens règlements applicables en matière de marihuana à des fins médicales, donnent à penser qu’il existe un lien entre les limites à l’accès prévues par le RMFM et le besoin, pour les patients, de se procureur leur marihuana à des fins médicales de manière illicite.

F.                  Les coûts liés à la culture de la marihuana

[164]       Il n’est pas contesté que la culture entraîne des coûts, lesquels constituent aussi un obstacle à l’accès. Les demandeurs ont témoigné au sujet de leur capacité financière personnelle de cultiver et d’acheter la quantité de cannabis qu’ils doivent consommer.

[165]       La culture du cannabis nécessite un calcul du rendement prévu et du stade de croissance de chacun des plants. Un producteur peut avoir un nombre élevé de plants à faible rendement ou un petit nombre de plants à fort rendement. M. Allard est actuellement autorisé à produire 98 plants. Sa méthode de culture lui permet de produire environ 28 grammes par plant. Il cultive 23 plants et le nombre maximal de plants qu’il a cultivés à un moment donné était de 75; 20 à 30 de ces plants étaient des clones (ils étaient tous à des étapes de croissance différentes).

[166]       M. Allard estime que l’ensemble de l’équipement et la construction des trois différents sites de culture de marihuana lui ont coûté 35 000 $. La culture de cannabis lui coûte 230 $ par mois. Il dispose actuellement d’une certaine marge de manœuvre sur le plan financier qui lui permet de financer ses activités de culture; cependant, son revenu diminuera lorsqu’il atteindra l’âge de 65 ans et il est convenu qu’il ne disposera alors plus de cette marge de manœuvre sur le plan financier. Compte tenu de sa dose quotidienne, qui s’élève à 20 grammes par jour, ainsi que d’un prix hypothétique de 5 $ par gramme, les coûts de sa consommation au titre du RMFM seront supérieurs à son revenu total de retraite actuel.

[167]       MM. Davey et Alexander estiment que leurs coûts de production par gramme se situent entre 1 $ et 2 $. Ils ont dépensé 27 040 $ pour leur installation initiale et M. Davey dépense 750 $ par mois à titre de frais. M. Alexander estime que la construction de l’annexe aurait probablement coûté entre 50 000 $ et 60 000 $.

[168]       Ces demandeurs prétendent que l’achat de cannabis auprès d’un producteur autorisé, au coût de 5 $ le gramme, coûterait à M. Davey 3 750 $ par mois, compte tenu de sa dose actuelle. Une souche de haute qualité lui coûterait 7 500 $ par mois. Actuellement, son revenu mensuel est d’environ 5 100 $ et ses dépenses, y compris celles liées à la culture de la marihuana, s’élèvent à 3 747 $.

[169]       M. Hebert a mentionné que ses coûts de production mensuels étaient d’environ 110 $ et que ses coûts d’installation s’étaient élevés à 4 225,97 $. Il a produit en moyenne 130 grammes par mois. Actuellement, M. Hebert achète sur le marché noir une souche bien précise, et ce, à prix réduit, soit à 4 ou 5 $ le gramme, et ce prix est convenable, parce que la consommation de Mme Beemish est réduite en raison de son séjour à l’hôpital. Il est convenu que, compte tenu du prix et de la quantité consommée, ils pourraient acheter auprès d’un producteur autorisé; cependant, la souche recherchée n’est pas offerte en vente à ce prix.

[170]       D’autres témoins ont formulé des commentaires au sujet du coût d’installation d’un petit jardin efficace et sécuritaire de cannabis dans une habitation, ils ont convenu que cela pourrait être effectué moyennant 2 000 $.

[171]       Globalement, en ce qui a trait à l’abordabilité, je conclus qu’elle constitue un obstacle à l’accès. Il est difficile de déterminer l’importance de cet obstacle, parce que la définition d’abordabilité varie selon les moyens de chaque personne. En ce qui concerne l’accès, la preuve était similaire à celle produite au sujet de l’abordabilité, de sorte qu’il est impossible de tirer une conclusion détaillée au regard des faits. On peut cependant conclure qu’il n’est pas toujours possible de se procurer, à prix réduit, le cannabis recherché en terme de qualité et de souche.

VII.          Analyse

A.                Les droits garantis par l’article 7

[172]       Toute interprétation de l’article 7 doit être large et libérale. La Cour suprême du Canada a déclaré qu’il convient d’adopter une méthode « favorisant les droits » lors de l’appréciation des droits garantis par l’article 7. Il convient aussi de mentionner que, pour que les protections offertes par la Charte soient applicables, l’incidence sur les intérêts protégés par l’article 7 doit être sérieuse, et non pas triviale (Chaoulli c Quebec (Procureur général), 2005 CSC 35, [2005] 1 RCS 791, au paragraphe 123 [Chaoulli]).

[173]       Les demandeurs prétendent que le RMFM enlève au patient la possibilité de produire son propre cannabis, ce qui le contraint à acheter son cannabis auprès d’un producteur autorisé, peu importe que ce dernier dispose ou non de stocks adéquats ou des souches dont il a besoin, et peu importe la question de savoir si le patient est capable de payer le prix demandé. Tout cela a pour effet de mettre les patients dans une position où ils doivent choisir entre leur liberté et leur santé pour avoir accès à un approvisionnement adéquat quant à leur médicament.

[174]       Une limite cruciale prévue par le RMFM (en plus celles portant sur l’usage de la marihuana séchée) est celle selon laquelle les patients qui consomment de la marihuana à des fins médicales doivent se procurer leur marihuana auprès de producteurs autorisés, et qu’il s’agit là du seul moyen licite d’y avoir accès.

[175]       De plus, les demandeurs font valoir que l’article 7 autorise le gouvernement à réglementer les pratiques commerciales dans ce domaine, mais qu’il ne l’autorise pas à criminaliser les activités non commerciales des patients, comme la production de produits à base de cannabis pour consommation personnelle.

(1)               Le droit à la liberté

(a)                Le droit applicable

[176]       Dans l’arrêt Blencoe c Colombie-Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44, [2000] 2 RCS 307 [Blencoe], les juges majoritaires de la Cour suprême du Canada ont statué que la portée de ce droit pouvait être résumée largement de la manière suivante : même si une personne a le droit de faire des choix personnels fondamentaux sans intervention de l’État, cette autonomie personnelle n’est pas synonyme de liberté illimitée (au paragraphe 54). Dans cette affaire, il a été jugé que ce type d’anxiété, de stress et de stigmatisation dont l’intimé a souffert en raison d’un délai de 30 mois dans le traitement d’une plainte en matière de droits de la personne, n’étaient pas visé par le droit que lui garantit l’article 7.

[177]       L’un des énoncés les plus saillants en ce qui a trait au droit à la liberté se trouve dans l’arrêt Morgentaler, à la page 166, où la juge Wilson a statué que le droit à la liberté « bien interprété, confère à l’individu une marge d’autonomie dans la prise de décisions d’importance fondamentale pour sa personne ». Ce droit garantit aussi à chaque personne une marge d’autonomie personnelle sur ses décisions importantes touchant à sa vie privée.

[178]       La jurisprudence se rapportant à la marihuana à des fins médicales a établi que l’interdiction de la marihuana met en jeu le droit à la liberté protégé par l’article 7. Le régime de réglementation de l’accès à la marihuana à des fins médicales doit donc tenir compte de ce droit à la liberté.

[179]       Dans l’arrêt Parker, la Cour d’appel de l’Ontario a examiné le droit à la liberté sous deux angles : premièrement, la menace de poursuite criminelle et la possibilité d’emprisonnement, et deuxièmement, le droit de prendre une décision d’importance fondamentale, y compris le choix du médicament visant à alléger les effets d’une maladie pouvant entraîner la mort.

[180]       La Cour d’appel de l’Ontario a renchéri sur l’arrêt Parker lorsqu’elle a statué, dans l’arrêt Hitzig, que le droit à la liberté était à risque dans le contexte de cette exemption pour motifs médicaux dont il était question, en raison de la menace de poursuite criminelle et d’emprisonnement découlant de la nécessité de posséder et d’utiliser de la marihuana. Le risque se manifeste de plusieurs manières, y compris les obstacles à l’accès et à l’admissibilité, et, pour ceux disposant d’une autorisation de posséder, la possibilité de s’écarter des conditions établies en ce qui a trait à la possession et d’en subir les conséquences. En d’autres termes, le régime lui‑même s’interposait entre les personnes et leur droit de prendre des décisions d’importance fondamentale sans qu’une mesure de l’État fasse obstruction à l’exercice de ce droit.

[traduction]

91        Comme l’arrêt R. c. Parker, précité, le souligne, le droit à la liberté de ces personnes peut être envisagé de deux manières. Premièrement, dans une perspective plus étroite, leur droit à la liberté est à risque dans le contexte de cette exemption pour des motifs médicaux, en raison des menaces de poursuite criminelle et d’emprisonnement qui découlent de leur besoin de posséder et d’utiliser de la marihuana pour des fins médicales. Ce risque se manifeste de plusieurs manières. Le risque existe clairement pour les personnes n’ayant pas une autorisation de possession, parce qu’elles ne peuvent pas respecter les critères d’admissibilité établis par le RAMFM. Le risque existe pour les personnes ayant des besoins médicaux qui n’ont pas d’autorisation de posséder pour toute autre raison (quoique, dans chaque cas, cette autre raison peut être un facteur dans l’examen de la conformité avec les principes de justice fondamentale). De plus, même pour les personnes disposant d’une autorisation de possession, cet aspect du droit à la liberté est à risque dans l’éventualité où elles décident de s’écarter des conditions de possession établies par le RAMFM. Par exemple, le RAMFM autorise le détenteur d’une autorisation de possession de posséder de la marihuana, mais uniquement en quantité strictement limitée, au delà de laquelle il n’existe aucune exemption.

(Hitzig, au paragraphe 91)

(b)               Le résumé des positions des parties

[181]       Les demandeurs font valoir que la criminalisation de la production personnelle de cannabis à des fins médicales constitue une grave violation de l’autonomie, laquelle les empêche de contrôler leur intégrité corporelle « sans » entrave de la part de l’État. De plus, le fait d’enrayer la production personnelle comme possible source d’approvisionnement aura inévitablement pour conséquence que des patients n’auront pas les moyens de se procurer une quantité suffisante de médicament, ce qui constituera [traduction] « une mesure étatique qui cause des souffrances physiques et psychologiques ». Les demandeurs prétendent que cela pourrait, dans le cas de certains patients, précipiter leur mort.

[182]       Plus précisément, les demandeurs soutiennent que la production de cannabis personnel à des fins médicales favorise l’autonomie et la dignité, qu’elle confère le droit de prendre des décisions personnelles d’importance fondamentale libres de toute entrave de l’État et que, par conséquent, elle met en cause le droit à la liberté.

[183]       Ils affirment ensuite que la consommation de cannabis à des fins médicales met en cause le droit à la sécurité de la personne garantit par l’article 7, parce que l’imposition de conséquences de nature pénale aux consommateurs de marihuana à des fins médicales occasionne, à ces derniers, un important stress psychologique attribuable aux mesures de l’État (il s’agit plutôt d’un argument ayant trait au droit à la sécurité).

[184]       Les tribunaux judiciaires ont établi que l’exemption viable sur le plan constitutionnel qui consiste à fournir un accès raisonnable aux patients ayant fait l’objet d’une approbation médicale comprend le droit de produire, pour soi‑même, de la marihuana, et cela a conduit au RAMFM, qui autorise la production personnelle afin de procurer cet accès raisonnable.

[185]       La défenderesse réfute la thèse selon laquelle le RAMFM met en jeu le droit des demandeurs à la liberté de prendre une décision personnelle, parce que les questions se de manque d’abordabilité ou à d’accès à des souches convenables dans le cadre du régime des producteurs autorisés ne mettent pas en cause le droit à la liberté. La défenderesse nie que le RMFM met en cause des questions d’autonomie de la personne, de dignité et de droit de faire des choix fondamentaux.

[186]       Le Canada reconnaît uniquement que le RMFM met en jeu le droit à la liberté des demandeurs, mais dans le sens restreint où ils sont bel et bien exposés au risque d’être condamnés à l’emprisonnement s’ils choisissent de cultiver leur propre marihuana ou s’ils l’achètent sur le marché noir, plutôt que de l’acheter en toute légalité auprès des producteurs autorisés. Ces activités sont des infractions criminelles au titre de la LRCDAS.

(c)                Analyse

[187]       Selon moi, le droit à la liberté est en jeu, et ce, de deux différentes manières. Le droit que sa liberté physique ne soit pas mise en danger en raison du risque d’emprisonnement et le droit de prendre des décisions personnelles d’importance fondamentale. La jurisprudence a établi que le choix d’un médicament, y compris le cannabis, visant à effets d’une maladie dont les conséquences peuvent être mortelles constitue une décision personnelle d’importance fondamentale. Je conclus que l’analyse peut être effectuée de trois manières en ce qui concerne la mesure étatique bien précise qu’est le RMFM.

[188]       Tout d’abord, suivant l’analyse de l’arrêt Hitzig, le droit à la liberté des personnes qui ne peuvent avoir accès au régime de producteurs autorisés est à risque s’ils cultivent de la marihuana ou en achètent à l’extérieur du cadre du régime pour quelque raison que ce soit, notamment l’abordabilité, la préférence quant à la souche et la dose, parce qu’ils s’exposent à une déclaration de culpabilité et à une peine emprisonnement. Le risque existe également s’ils s’écartent des conditions de possession énoncées dans le RMFM – soit une possession de plus de 150 grammes.

[189]       Deuxièmement, le régime s’interpose entre les demandeurs et leur droit de prendre une décision d’importance fondamentale sans entrave de la part de l’État. Les décisions d’importance fondamentale, particulièrement dans un contexte médical, ont été récemment analysées dans l’arrêt Carter c Canada, 2015 CSC 5, [2015] 1 RCS 331 :

[67]      Le droit protège depuis longtemps l’autonomie du patient dans la prise de décisions d’ordre médical. Dans A.C. c. Manitoba (Directeur des services à enfants et à la famille), 2009 CSC 30, [2009] 2 R.C.S. 181, notre Cour, dont l’opinion majoritaire a été rédigée par la juge Abella (la dissidence ne porte pas sur ce point), a reconnu la « solide pertinence qui, dans notre système juridique, caractérise le principe selon lequel les personnes mentalement capables peuvent — et doivent pouvoir — prendre en toute liberté des décisions concernant leur intégrité corporelle » (para. 39). Ce droit de « décider de son propre sort » permet aux adultes de dicter le cours de leur propre traitement médical (para. 40) : c’est ce principe qui sous‑tend la notion de « consentement éclairé » et qui est aussi protégé par la garantie de liberté et de sécurité de la personne figurant à l’art. 7 (para. 100; voir aussi R. c. Parker (2000), 49 O.R. (3d) 481 (C.A.)). Comme on l’a souligné dans Fleming c. Reid (1991), 4 O.R. (3d) 74 (C.A.), les risques ou conséquences graves, y compris la mort, que peut entraîner la décision du patient ne permettent aucunement de porter atteinte au libre choix en matière médicale. C’est ce même principe qui s’applique dans les affaires relatives au droit de refuser de consentir à un traitement médical, ou d’en exiger le retrait ou l’interruption : voir, p. ex., Ciarlariello c. Schacter, [1993] 2 R.C.S. 119; Malette c. Shulman (1990), 72 O.R. (2d) 417 (C.A.); et Nancy B. c. Hôtel-Dieu de Québec [1992] R.J.Q. 361 (C.S.). [Non souligné dans l’original.]

[190]       Les décisions rendues sous le régime du RAMFM s’appliquent à l’analyse de la constitutionnalité du RMFM étant donné que la jurisprudence applicable portait sur les restrictions et les interdictions imposées à l’égard de la marihuana à des fins médicales, à sa culture, à sa distribution et à sa consommation, et qu’elle a conclu que de telles restrictions portaient atteinte aux droits garantis par l’article 7. Les restrictions imposées par le RMFM sont plus contraignantes que celles imposées par le RAMFM en ce qui concerne l’interdiction de cultiver de la marihuana dans les résidences, la révocation des licences de production à des fins personnelles [LPFP] et des licences de production à titre de personne désignée [LPPD] ainsi qu’en ce qui concerne la limitation de la quantité qu’une personne est autorisée à posséder.

[191]       Bien que des moyens d’accès soient fournis au patient, la moindre ingérence dans la prise d’une décision concernant l’intégrité physique et les soins médicaux a été jugée comme étant une atteinte à la liberté. Ainsi, la Cour d’appel de l’Ontario a formulé les observations suivantes dans l’arrêt Hitzig, au paragraphe 93 :

[traduction]

93        En l’espèce, tout comme dans la décision Parker, il ne fait aucun doute que la décision des personnes qui ont besoin de consommer de la marihuana à des fins médicales afin de traiter les symptômes associés à leurs graves problèmes de santé est d’une importance personnelle fondamentale. Bien que ce régime d’exemption pour des raisons médicales leur accorde des exemptions à cet égard, il ne s’applique que si ces personnes suivent un processus de demande onéreux et si elles peuvent se conformer à ses conditions strictes. Ainsi, le régime lui‑même s’interpose entre ces personnes et leur droit de prendre une décision d’une importance personnelle fondamentale sans qu’il soit entravé par des mesures de l’État. Par conséquent, le droit à la liberté dans ce sens large est également visé par le RAMFM.

[Non souligné dans l’original.]

[192]       Les demandeurs soutiennent qu’une personne a le droit de décider de son traitement médical et qu’il ne doit pas lui être imposé par le gouvernement, directement ou par voie de délégation. Il est reconnu que les personnes qui consomment de la marihuana pour traiter les symptômes associés à leurs graves problèmes de santé prennent une décision d’une importance fondamentale. Bien que cette décision ne soit pas interdite, elle est restreinte par le RMFM et c’est cette restriction qui met en cause le droit à la liberté. La raison pour laquelle la restriction n’est pas insignifiante tient au contexte sous‑jacent à la prise de décisions médicales.

[193]       Il est important de reconnaître que la décision d’une importance fondamentale, la décision visée, concerne l’accès à la marihuana à des fins médicales et cet accès, bien qu’il ne soit pas interdit, est restreint. La question à trancher concerne la portée de la restriction à l’accès. L’analyse ne porte pas sur la décision de cultiver le cannabis à des fins médicales ou d’y avoir accès illégalement.

[194]       Le Juge Strayer a fait observer, dans l’arrêt Sfetkopoulos, au paragraphe 10, que la « liberté » comprend le droit de prendre des décisions qui sont fondamentalement importantes d’un point de vue personnel. Cela s’entend aussi du droit de choisir, en fonction d’un avis médical, d’utiliser la marihuana comme traitement pour un grave problème de santé, et ce droit sous­‑entend le droit à l’accès à la marihuana. Il comprend aussi le droit d’une personne de ne pas voir sa liberté physique mise en danger par le risque d’être emprisonnée pour avoir obtenu de la marihuana illégalement. Au moment où l’arrêt Sfetkopoulos et la décision Hitzig ont été rendus, il existait un régime permettant d’avoir accès à la marihuana légalement et, tout comme en l’espèce, ce régime comportait des restrictions. Les restrictions ont été examinées à la deuxième étape de l’analyse de l’article 7.

[195]       Troisièmement, ce qui est plus important encore, il est interdit aux personnes, sous le régime du RMFM, d’acheter du cannabis auprès d’un producteur autorisé. La décision de cultiver le cannabis à des fins médicales ou de l’acheter sur le marché noir, tel qu’un comptoir de vente, pourrait entraîner des poursuites pénales. Toute infraction dont l’incarcération constitue l’une des sanctions possibles met en cause le droit à la liberté (Renvoi sur la Motor Vehicle Act (C.‑B.), [1985] 2 RCS 486, à la page 515). Les deux parties conviennent, qu’à tout le moins, le droit à la liberté entre en jeu en raison de la menace de poursuites pénales et d’incarcération si les demandeurs ou les patients autorisés décident de se procurer leur marihuana en dehors du régime réglementaire.

La peine maximale prévue pour la production de cannabis est un emprisonnement de 14 ans.

[196]       L’analyse qui précède concernant l’atteinte portée au droit à la liberté par le RMFM est conforme au récent arrêt Smith de la Cour suprême du Canada – bien que celui‑ci porte sur le RAMFM et qu’il soit étroitement centré sur les interdictions relatives aux moyens de consommation. La Cour suprême du Canada a tiré les conclusions suivantes :

a)                  L’interdiction de posséder des dérivés du cannabis porte atteinte au droit à la liberté de M. Smith en l’exposant au risque d’être incarcéré s’il est reconnu coupable en application du paragraphe 4(1) ou du paragraphe 5(2) de la LRCDAS.

b)                  L’interdiction limite le droit à la liberté des patients en les privant de la possibilité de faire des choix médicaux raisonnables en raison de la menace de poursuites pénales.

Les demandeurs ont réussi à établir que le régime du RMFM portait atteinte à leur droit à la liberté.

(2)               Le droit à la sécurité

(a)                Le droit

[197]       Ce n’est que dans des cas où l’État s’ingère dans des choix profondément intimes et personnels d’une personne qu’il y aura violation du droit à la sécurité de la personne (Blencoe, aux paragraphes 83 et 86). Ce droit vise à la fois l’intégrité physique et l’intégrité psychologique.

[198]       En ce qui concerne l’intégrité physique, les observations formulées par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Morgentaler sont souvent citées : il est porté atteinte au droit à la sécurité de la personne si des sanctions pénales lui sont imposées parce qu’elle a eu accès à des médicaments raisonnablement nécessaires pour le traitement d’un état pathologique qui représente un danger pour la vie ou la sécurité. Dans la décision Parker, la Cour d’appel de l’Ontario a expressément souligné que le choix d’un médicament fait par une personne pour atténuer les effets d’une maladie qui met sa vie en danger est une décision qui revêt une importance personnelle fondamentale.

[199]       Le droit à la sécurité de la personne est mis en cause, même indépendamment du risque de sanctions pénales, par l’établissement d’un régime réglementaire qui restreint l’accès à la marihuana. Tel était le cas sous le régime du RAMFM et il en est ainsi sous le régime du RMFM. La Cour d’appel de l’Ontario a énoncé ce principe de la manière suivante dans la décision Hitzig :

[traduction]

95        En l’espèce, le RAMFM, compte tenu de ses conditions d’admissibilité strictes et de ses dispositions restrictives concernant les sources d’approvisionnement, constitue manifestement un obstacle à l’accès à la marihuana par les personnes qui en ont besoin pour leurs graves problèmes de santé. En soumettant l’accès à ces contraintes réglementaires, on peut dire que le RAMFM met en cause le droit à la sécurité de la personne même si on ne tient pas compte des sanctions pénales qui appuient ce régime réglementaire. Ces sanctions ne s’appliquent pas seulement aux personnes qui ont besoin de consommer de la marihuana, mais qui n’ont pas d’autorisation de possession ou qui ne peuvent pas respecter ses conditions. Elles s’appliquent aussi à toute personne qui leur fournirait de la marihuana à moins que la personne ait satisfait aux conditions exigées pour obtenir une licence de production à titre de personne désignée. Comme cela ressort de l’arrêt Rodriguez c. Colombie‑Britannique (P.G.), [1993] 3 R.C.S. 519, une sanction pénale infligée à une personne qui aide une autre personne relativement à un choix fondamental touchant son autonomie personnelle peut constituer une atteinte à la sécurité de cette personne. Ainsi, nous concluons que le RAMFM met en jeu le droit à la sécurité des personnes qui ont besoin de consommer de la marihuana à des fins médicales.

[…]

104      Même indépendamment de ces sanctions pénales pour cause d’inobservation, le RAMFM constitue une atteinte importante que l’État porte à la dignité humaine des personnes qui ont besoin de consommer de la marihuana à des fins médicales.

Pour prendre les médicaments dont elles ont besoin, elles doivent demander une autorisation de possession, respecter les exigences détaillées de ce processus et tenter d’acquérir leurs médicaments selon les façons très limitées prévues par le RAMFM. Ces contraintes sont imposées par l’État dans le contexte du contrôle exercé par le système de justice quant à l’accès à la marihuana. Par conséquent, ces mesures de l’État sont suffisantes pour constituer une atteinte à la sécurité des personnes qui doivent consommer de la marihuana à des fins médiales. Ces mesures prises par l’État dans le cadre de l’administration de la justice s’interposent entre les personnes ayant des besoins médicaux et la marihuana dont elles ont besoin.

[Non souligné dans l’original.]

(b)               Les points de vue – Résumé

[200]       Les demandeurs soutiennent que la sécurité de la personne est mise en jeu parce qu’elle comprend l’autonomie personnelle, qui consiste en la maîtrise de l’intégrité de sa personne, sans aucune intervention de l’État, telle qu’une atteinte à la sécurité physique ou psychologique d’une personne, causant des souffrances physiques ou des souffrances psychologiques graves.

[201]       Pour ce qui est du droit à la sécurité de la personne, la défenderesse soutient que le RMFM ne met pas en jeu ce droit pour les mêmes raisons pour lesquelles il ne met pas en jeu une prise de décision d’importance fondamentale. C’est l’attitude des demandeurs à l’égard des producteurs autorisés plutôt que la possibilité qu’ils ont d’avoir accès au cannabis sous le régime du RMFM qui est au cœur de la présente contestation, non pas le fait que le cannabis ne soit pas à leur portée ou qu’ils n’ont pas accès aux souches appropriées.

(c)                Analyse

[202]       L’analyse effectuée dans l’arrêt Hitzig s’applique à l’espèce, bien qu’il soit possible d’établir une distinction entre le régime applicable dans l’arrêt Hitzig, soit le RAMFM, et le RMFM. Le facteur commun et important est que les deux régimes prévoient des contraintes. Dans l’arrêt Hitzig, outre l’absence d’une source d’approvisionnement licite pour les patients, de nombreux utilisateurs de longue date de la marihuana à des fins médicales n’étaient pas capables de produire leur propre marihuana et ne pouvaient pas obtenir l’autorisation de la faire produire par un producteur autorisé.

[203]       En l’espèce, une personne ne peut pas cultiver de la marihuana pour elle‑même ni l’acheter d’un fournisseur qui ne détient pas une licence de producteur autorisé. En raison de ces restrictions, si une personne ne peut pas avoir accès à un producteur autorisé pour quelque raison que ce soit, la sécurité de la personne est mise en jeu étant donné qu’elle n’aura pas accès à ses médicaments, ce qui causera des souffrances physiques ou psychologiques.

Les préoccupations exprimées par la défenderesse au sujet du choix en ce qui a trait à l’accès, compte tenu de la dose, de la souche et de l’abordabilité sont analysées dans les lignes qui suivent.

(3)               Analyse portant sur l’abordabilité et l’accès

[204]       La question des coûts d’achat élevés, lesquels constituent un obstacle à l’accès au cannabis à des fins médicales, est une question cruciale qui a été soulevée en l’espèce par les demandeurs et qui a été réfutée par la défenderesse et qui, par conséquent, doit être examinée. À mesure que le litige a évolué, son importance a atteint un plateau. Les coûts d’achat auprès des producteurs autorisés et la culture personnelle n’ont pas grand-chose à voir avec la mise en cause des droits à la liberté et à la sécurité étant donné qu’ils ont trait aux dimensions économiques de l’accès. La présente affaire concerne la restriction imposée par le régime du RMFM quant à l’accès. Les coûts sont une conséquence du régime, non pas un motif indépendant.

[205]       La présente affaire ne porte pas sur une question d’intérêts de nature économique. En particulier, les demandeurs ne cherchent pas à imposer au gouvernement l’obligation positive de subventionner les coûts d’accès au cannabis à des fins médicales. Comme je l’ai déjà souligné, la présente affaire ne porte pas sur une question d’admissibilité à des médicaments peu coûteux.

[206]       Toutefois, les droits comportent une dimension économique en raison de la restriction à l’accès causée par les coûts d’achat élevés. Bien que l’abordabilité (telle qu’elle est définie tant par M. Walsh que par M. Grootendorst) comporte un choix, ce choix n’est nécessaire qu’en raison des mesures prises par l’État, qui doivent être conformes à la Charte. Il ne s’agit pas d’un choix de style de vie ni d’une préférence comme l’affirme la défenderesse.

[207]       Un argument sur l’exercice d’un choix a été avancé par le gouvernement dans l’arrêt PHS, dans lequel il a été soutenu que les risques pour la santé que courraient les toxicomanes si Insite était incapable de leur fournir des services de santé, ne découlaient pas de l’interdiction de possession de drogues illégales établie par la LACDAS, mais plutôt de la décision des toxicomanes de consommer des drogues illégales (au paragraphe 97). Voici les passages pertinents de la réponse de la Cour suprême du Canada, aux paragraphes 103 à 105 :

[103]    Le troisième volet de l’argument du Canada sur l’exercice d’un choix envisage la question sous l’angle de la politique générale du gouvernement. Le Canada soutient que la décision de permettre les injections supervisées relève de la politique générale du gouvernement et est de ce fait soustraite à un examen fondé sur la Charte.

[104]    Encore une fois, la politique générale n’est pas pertinente lorsqu’il s’agit de déterminer si une mesure législative ou un acte de l’État restreint un droit garanti par la Charte. Ce genre d’argument est plutôt pris en compte à l’étape de l’examen de la conformité avec les principes de justice fondamentale ou, si une violation de la Charte a été établie, à celle de la justification exigée par l’article premier.

[105]    La consommation de drogues illégales et la dépendance à celles‑ci est une question complexe qui suscite diverses réactions sur les plans social, politique, scientifique et moral. Des personnes raisonnables peuvent ne pas s’entendre sur la façon de traiter la dépendance. C’est aux gouvernements habilités à le faire, et non à la Cour, qu’il revient d’élaborer des politiques en matière criminelle et en matière de santé. Toutefois, lorsqu’une politique se traduit par une mesure législative ou un acte de l’État, cette mesure législative ou cet acte peut faire l’objet d’un examen fondé sur la Charte : Chaouilli, par. 89, la juge Deschmaps; par. 107, la juge en chef McLachlin et le juge Major, et par. 183, les juges Binnie et Lebel; Rodriguez, p. 589–590, le juge Sopinka. La question dont est saisie la Cour à ce stade‑ci n’est pas de savoir lesquels des programmes de réduction des méfaits ou de ceux fondés sur l’abstinence constituent le meilleur moyen de résoudre le problème de la consommation de drogues illégales. Il s’agit simplement de savoir si le Canada a restreint les droits des demandeurs d’une manière qui contrevient à la Charte.

[Non souligné dans l’original.]

[208]       Tout comme dans l’arrêt PHS, la question dont la Cour est saisie n’est pas de savoir si le RMFM constitue la meilleure politique. Il s’agit de savoir si les restrictions imposées par le RMFM aux demandeurs sont conformes à la Charte. La défenderesse soutient que dans le cadre du régime des producteurs autorisés les demandeurs ont les moyens d’acheter le cannabis. Leur préférence quant à la souche n’est pas étayée sur le plan médical et, par conséquent, le régime des producteurs autorisés facilite adéquatement cet accès. Ainsi, le RMFM ne met pas en cause la liberté ou la sécurité, à l’exception de la concession dont il a été déjà fait mention.

[209]       La Cour n’estime pas que les arguments de la défenderesse sont fondés. Il est soutenu que les éléments de preuve n’établissent pas que les coûts d’achat de la marihuana, en quantités appropriées sur le plan médical, sont excessivement élevés pour qui que ce soit. Il s’agit d’une supposition qui est erronée pour deux raisons. Premièrement, la Cour n’a pas à établir ce qui est cher et ce qui ne l’est pas. La Cour établit si ces coûts d’achat constituent un obstacle à l’accès et si la question de l’abordabilité est intrinsèquement une question de choix. Si ce choix comprend l’accès à des médicaments, la jurisprudence établit que le choix est une question personnelle d’importance fondamentale.

[210]       Deuxièmement, la supposition susmentionnée donne à penser que, pour le patient moyen visé par le régime du RAMFM, qui est actuellement autorisé à consommer environ 18 grammes par jour, une dose de 1 à 5 grammes par jour sera suffisante pour lui. La Cour ne peut pas tirer pareille conclusion parce qu’elle ne tient pas compte de la preuve concernant la tolérance, la méthode de consommation, et d’autres caractéristiques et besoins propres à la personne. La Cour n’est pas en mesure d’établir les doses maximales qui devraient être prescrites.

[211]       Il n’est pas nécessaire de débattre la question de savoir si la préférence des demandeurs à l’égard d’une souche par rapport à une autre est justifieé sur le plan médical. Il existe suffisamment d’éléments de preuve empiriques selon lesquels le type de souche a des conséquences sur le choix du patient quant au traitement de sa maladie. En outre, il existe suffisamment d’éléments à caractère anecdotique selon lesquels, actuellement, le régime des producteurs autorisés ne permet peut‑être pas au patient de se procurer le cannabis de son choix afin de s’administrer la dose dont il a besoin.

[212]       Les demandeurs ont établi que le RMFM a compromis la santé et la sécurité des personnes qui consomment de la marihuana à des fins médicales en abaissant la qualité des soins médicaux qui leur sont offerts par des restrictions sévères quant à l’accès à la marihuana à des fins médicales. Il s’agit de la restriction qui met en cause les droits garantis par l’article 7.

[213]       Dans l’ensemble, la question qui nous occupe consiste à savoir si les restrictions en question sont conformes aux principes de justice fondamentale. Il est manifeste que les droits à la liberté et à la sécurité de la personne prévus à l’article 7 sont tous les deux en cause.

B.                 Principes de justice fondamentale

[214]       Comme on l’a fait observer dans l’arrêt Carter, au paragraphe 71, l’article 7 garantit non pas que l’État ne portera pas atteinte à la vie, à la liberté ou à la sécurité de la personne, mais que l’État ne le fera pas en violation des principes de justice fondamentale.

(1)               Objectif de la loi

[215]       Les trois notions de la justice fondamentale supposent la comparaison de l’atteinte aux droits causée par la loi avec l’objectif de la loi, et non avec son efficacité (Canada (Procureur général) c Bedford, 2013 CSC 72, [2013] 3 RCS 1101 (Bedford), au paragraphe 123). La Cour suprême du Canada a déclaré qu’il ne fallait pas donner une définition trop large de l’objectif, car il devient difficile de dire si les moyens utilisés pour l’atteindre sont excessifs ou disproportionnés. Dans l’arrêt Bedford, la Cour suprême du Canada a conclu que l’objet de l’interdiction devait être limité aux mesures directement visées par la loi.

[216]       L’objectif de la LACDAS a été défini dans l’arrêt PHS, au paragraphe 129, comme étant la protection de la santé et de la sécurité publique, soit la même définition qui a été donnée dans l’arrêt R c Malmo‑Levine, 2003 CSC 74, [2003] 3 RCS 571 (Malmo‑Levine). Cette définition a également été adoptée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Smith où l’objet de la restriction portant sur la marihuana séchée a été défini comme étant simplement « la protection de la santé et de la sécurité » (au paragraphe 24).

[217]       La défenderesse a soutenu que l’objectif du RMFM est de protéger la santé et la sécurité des patients qui sont admissibles à consommer du cannabis à des fins médicales.

[218]       La défenderesse affirme que l’Étude d’impact de la réglementation du RMFM déclare que l’objectif global du règlement est de « réduire le risque pour la santé et la sécurité publiques et pour la sécurité des Canadiens, tout en améliorant de façon considérable la manière dont les particuliers ont accès à la marihuana à des fins médicales ». [Non souligné dans l’original]. Plus précisément, en traitant la marihuana comme les autres médicaments d’ordonnance au Canada, le RMFM vise à remédier à bon nombre des conséquences néfastes importantes, voire toutes, qui ont découlé du RAMFM. Il tente de donner accès à la marihuana séchée à des fins médicales d’une façon qui minimise les risques pour la santé et la sécurité liés à sa production et à sa consommation.

[219]       Bien que la Cour suprême du Canada ait récemment fait observer que l’objectif de la LACDAS est la protection de la santé et de la sécurité, l’objectif du RMFM est plus précis et je souscris à la définition donnée par la défenderesse. Cette définition n’altère en rien l’objectif de la LACDAS. Le RMFM appuie l’application de la Loi.

[220]       En somme, l’objectif comporte deux parties, comme il a été mentionné dans les observations finales, dont l’une est la réduction du risque pour la santé et la sécurité publiques et l’autre est l’amélioration de la manière dont une personne qui a besoin de marihuana a accès au cannabis.

[221]       Il est important de souligner que la seconde partie de l’objectif peut être considérée comme une comparaison directe avec l’ancien régime. La défenderesse a déclaré que le RMFM vise à remédier à bon nombre, sinon la totalité, des conséquences néfastes importantes qui découlaient du RAMFM.

(2)               Article premier et article 7

[222]       L’objectif de l’interdiction est le même dans l’analyse fondée sur l’article premier et dans l’analyse fondée sur l’article 7 et, par conséquent, à l’instar de l’arrêt Smith et d’autres causes portant sur la marihuana, les éléments de preuve devraient être examinés à l’étape de l’article 7 :

[29]      Il nous reste à déterminer si le ministère public a démontré que cette violation de l’art. 7 est raisonnable et si sa justification peut se démontrer au regard de l’article premier de la Charte. Comme nous l’avons expliqué dans l’arrêt Bedford, l’analyse fondée sur l’article premier se concentre sur la protection de l’intérêt public et diffère donc de l’analyse fondée sur l’art. 7, qui est axée sur la violation de droits individuels (par. 125). Cependant, l’objectif de l’interdiction en l’espèce est le même dans les deux analyses : la protection de la santé et de la sécurité. Par conséquent, la même absence de lien entre l’interdiction et son objet qui rend l’interdiction arbitraire pour application de l’art. 7 fait échec à l’exigence de l’article premier selon laquelle il doit exister un lien rationnel entre la restriction du droit et un objectif urgent (R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S.103). À l’instar des juridictions inférieures, nous concluons que l’atteinte portée à l’art. 7 n’est pas justifiée au regard de l’article premier de la Charte.

(Arrêt Smith, au paragraphe 29)

[223]       La question a été examinée en détail dans l’arrêt Bedford de la manière suivante :

[124]    Notre Cour a déjà établi des parallèles entre les règles qui interdisent le caractère arbitraire, la portée excessive ou la disproportion totale au regard de l’art. 7 et les éléments de l’analyse, fondée sur l’article premier, de la justification d’une disposition qui porte atteinte à un droit garanti par la Charte. Ces parallèles ne doivent pas permettre d’occulter les différences cruciales entre ces deux articles.

[125]    L’article 7 et l’article premier appellent des questions différentes. Pour les besoins de l’art. 7, l’effet préjudiciable sur le droit à la vie, à la liberté ou à la sécurité de la personne est‑il conforme aux principes de justice fondamentale? En ce qui concerne le caractère arbitraire, la portée excessive et la disproportion totale, il faut se demander si, de prime abord, l’objet de la disposition présente un lien avec ses effets et si l’effet préjudiciable est proportionné à cet objet. Pour les besoins de l’article premier, il faut plutôt se demander si l’effet préjudiciable sur les droits des personnes est proportionné à l’objectif urgent et réel de défense de l’intérêt public. La justification fondée sur l’objectif public prédominant constitue l’axe central de l’application de l’article premier, mais elle ne joue aucun rôle dans l’analyse fondée sur l’art. 7, qui se soucie seulement de savoir si la disposition contestée porte atteinte à un droit individuel.

[126]    En raison des considérations différentes qui président à leur application, l’art. 7 et l’article premier opèrent différemment. Suivant l’article premier, il incombe à l’État de démontrer que la disposition attentatoire peut être justifiée par l’objectif du législateur. Parce que la question est celle de savoir si l’intérêt public général justifie l’atteinte aux droits individuels, l’objectif doit être urgent et réel. Le volet de l’analyse fondée sur l’article premier qui porte sur l’existence d’un « lien rationnel » consiste à déterminer si, pour le législateur, la disposition représente un moyen rationnel d’atteindre son objectif. Le volet relatif à l’« atteinte minimale » établit si le législateur aurait pu concevoir une disposition moins attentatoire; il s’intéresse aux solutions de rechange raisonnables qui s’offrent au législateur. À l’étape finale de l’analyse fondée sur l’article premier, le tribunal soupèse l’effet préjudiciable de la disposition sur les droits des personnes et son effet bénéfique sur la réalisation de son objectif dans l’intérêt public supérieur. L’effet est apprécié sur les plans qualitatif et quantitatif. À la différence d’un demandeur individuel, l’État est bien placé pour présenter une preuve relevant des sciences humaines ainsi que le témoignage d’experts qui justifient les répercussions d’une disposition sur l’ensemble de la société.

[127]    En revanche, l’art. 7 oblige le demandeur à démontrer que la disposition porte atteinte à son droit à la vie, à la liberté ou à la sécurité de sa personne d’une manière qui est sans lien avec l’objet de la disposition ou qui est totalement disproportionnée à celui‑ci. La détermination de l’objet s’attache à sa nature et non à son efficacité. La détermination de l’effet sur le droit à la vie, à la liberté ou à la sécurité de la personne n’est pas quantitative, mais qualitative. On ne se demande donc pas combien de personnes subissent un effet préjudiciable. Il suffit d’un effet arbitraire, excessif ou totalement disproportionné sur une seule personne pour établir l’atteinte à un droit garanti à l’art. 7. Obliger la personne qui invoque l’art. 7 à démontrer l’efficacité de la loi par opposition à ses conséquences néfastes sur l’ensemble de la société revient à lui imposer le même fardeau que celui qui incombe à l’État pour l’application de l’article premier, ce qui ne saurait être acceptable.

[128]    En résumé, bien que l’art. 7 et l’article premier fassent intervenir des notions qui s’originent de préoccupations semblables, ils commandent des analyses distinctes.

[129]    On a affirmé que la disposition qui violait un droit garanti à l’art. 7 avait peu de chances d’être justifiée en vertu de l’article premier de la Charte (Renvoi sur la MVA, p. 518). L’importance des droits fondamentaux protégés par l’art.7 appuie cette remarque. Néanmoins, la jurisprudence reconnaît par ailleurs qu’il peut se présenter des situations dans lesquelles l’article premier a un rôle à jouer (voir, p. ex., l’arrêt Malmo‑Levine, par. 96–98). On ne peut écarter la possibilité que l’État soit en mesure de démontrer que l’atteinte à un droit garanti à l’art. 7 est justifiée en vertu de l’article premier de la Charte, selon l’importance de l’objectif législatif et la nature de l’atteinte à un droit garanti par l’art. 7.

[224]       Compte tenu des observations formulées dans l’arrêt Bedford, il est nécessaire d’apprécier la preuve à la deuxième étape de l’analyse fondée sur l’article 7 en raison de la manière dont elle a été produite en l’espèce. Si la Cour devait analyser la preuve dans le cadre de l’analyse fondée sur l’article premier, l’analyse fondée sur l’article 7 serait incomplète étant donné que les questions de santé et de sécurité qui concernent le public sont pertinentes quant à l’objectif du RMFM. Cela complique la question du fardeau de la preuve. Toutefois, le résultat est le même dans un cas comme dans l’autre, puisque la preuve qui est appliquée est la même en ce qui concerne l’une ou l’autre disposition.

(3)               Le caractère arbitraire

(a)                Le droit

[225]       La Cour suprême du Canada a formulé dans l’arrêt Carter, au paragraphe 83, les observations les plus récentes sur ce principe :

[83]      Le principe de justice fondamentale interdisant l’arbitraire vise l’absence de lien rationnel entre l’objet de la loi et la limite qu’elle impose à la vie, à la liberté ou à la sécurité de la personne : Bedford, au par. 111. Une loi arbitraire est une loi qui ne permet pas la réalisation de ses objectifs. Elle porte atteinte à des droits reconnus par la Constitution sans promouvoir le bien public que l’on dit être l’objet de la loi.

[226]       Dans l’arrêt Morgentaler, l’effet de la loi contrevenait bel et bien à l’objectif de la loi. Dans l’arrêt Chaoulli, la majorité composée de quatre juges a conclu que l’interdiction était arbitraire parce que, d’après les faits, il n’y avait pas de lien véritable entre l’effet et l’objectif de la loi. Dans l’arrêt PHS, la décision du ministre était contraire aux objectifs des lois qui régissent la possession de drogue.

[227]       La question relative au caractère arbitraire a été élaborée de la manière suivante dans l’arrêt Bedford, au paragraphe 111 :

[111]    Déterminer qu’une disposition est arbitraire ou non exige qu’on se demande s’il existe un lien direct entre son objet et l’effet allégué sur l’intéressé, s’il y a un certain rapport entre les deux. Il doit exister un lien rationnel entre l’objet de la mesure qui cause l’atteinte au droit garanti à l’art. 7 et la limite apportée au droit à la vie, à la liberté ou à la sécurité de la personne (Stewart, p. 136). La disposition qui limite ce droit selon des modalités qui n’ont aucun lien avec son objet empiète arbitrairement sur ce droit. Ainsi, dans Chaoulli, la Cour juge les dispositions arbitraires parce qu’interdire l’assurance maladie privée n’a aucun rapport avec l’objectif de protéger le système de santé public.

(b)               Les points de vue – Résumé

[228]       Les demandeurs soutiennent que les restrictions contestées obligent les patients, sous peine de sanctions pénales, a) à acheter leur médicament auprès de producteurs autorisés peu importe qu’il leur soit possible ou non de le faire; b) à posséder des quantités artificiellement limitées de médicaments, ce qui les prive de la possibilité de faire des voyages d’affaires ou d’agrément, ou les oblige à passer tous les mois de nombreuses commandes auprès de producteurs autorisés; c) à ingérer des composés médicinaux de façons inutilement restrictives, peu efficaces et plus dommageables.

[229]       Les demandeurs avancent que les restrictions sont arbitraires, parce qu’elles auront des effets néfastes sur la santé et la sécurité, plutôt que de les prévenir. La preuve présentée à l’audience n’a pas réussi à établir que la sécurité du public sera améliorée d’une manière importante si on enlève la possibilité de continuer à produire personnellement, en toute légalité et de façon sécuritaire, du cannabis à des fins médicales. En outre, la preuve a démontré qu’en agissant ainsi, la défenderesse mettra en péril la santé et la sécurité de certains patients à risque parce que l’exemption proposée par le RMFM ne permettra pas aux demandeurs d’avoir accès à un approvisionnement suffisant en médicaments.

[230]       Plus précisément, il sera porté atteinte à la santé et à la sécurité des patients parce que a) les patients n’auront pas assez de médicaments, seront appauvris ou violeront la loi pour produire les médicaments dont ils ont besoin;b) les patients, par crainte de sanctions pénales, ne soumettront plus les sites de production à des contrôles de sécurité et retourneront à la clandestinité comme c’était le cas à l’époque où ils ne pouvaient pas obtenir de licence, ce qui mettra en péril la santé et la sécurité du public; c) les patients sont forcés, par crainte de sanctions pénales, de consommer des médicaments de manières moins efficaces et plus nuisibles; d) étant donné que la possession de quantités raisonnables de cannabis à des fins médicales par les patients sera criminalisée, ceux‑ci devront s’en passer ou continuellement se réapprovisionner, ce qui occasionnera des ruptures dans leur approvisionnement.

[231]       La défenderesse déclare que la restriction relative à la culture personnelle n’est pas arbitraire parce qu’il s’agit d’une réponse rationnelle aux préoccupations légitimes en matière de santé et de sécurité liées à la culture résidentielle de la marihuana à des fins médicales. La Cour est saisie de nombreux éléments de preuve démontrant qu’il existe des risques réels en ce qui concerne la culture personnelle de la marihuana à des fins médicales. Plusieurs témoins des demandeurs conviennent que, en l’absence d’aménagements et d’inspections appropriés, la culture de la marihuana à des fins médicales dans des maisons d’habitation peut constituer une entreprise périlleuse et dangereuse. D’autres ont reconnu que certaines personnes qui cultivent le cannabis à des fins médicales utilisent de manière abusive leur licence de production à des fins personnelles et leur licence de production à titre de producteurs désignés en détourant leur production de cannabis vers le marché illicite.

[232]       Bon nombre des experts présentés par la défenderesse font mention de ces risques et abus dans leurs rapports et donnent des exemples convaincants des problèmes qui pourraient se produire dans des sites de culture situés dans des résidences. En outre, la preuve soumise relativement à des régimes concernant la marihuana à des fins médicales qui existent ailleurs dans le monde indique que la culture résidentielle est de plus en plus délaissée au profit de la production commerciale en raison des risques et abus liés à la production personnelle de la marihuana à des fins médicales.

(c)                Analyse

[233]       Les observations formulées par les deux parties sur le caractère arbitraire n’ont pas réglé la question. La défenderesse a mal qualifié les éléments de preuve et n’a pas tenu compte des admissions faites en contre‑interrogatoire. Bien que les demandeurs n’aient pas prouvé leurs déclarations ou renvoyé la Cour à des éléments de preuve concernant leurs affirmations, je conclus que la restriction prévue par le RMFM n’a aucun lien avec l’objectif de la loi.

[234]       Premièrement, compte tenu de la manière dont le RMFM a des incidences sur chaque demandeur, les effets des restrictions sont contraires à l’objectif du RMFM, qui est d’améliorer l’accès.

[235]       Deuxièmement, il n’existe aucun lien réel entre la limitation de l’accès au cannabis à des fins médicales en rendant obligatoire l’achat auprès de producteurs autorisés et l’objectif de réduction des risques pour la santé et la sécurité et d’amélioration de l’accès. L’existence des problèmes de santé et de sécurité que la loi prétend décrier n’a pas été établie et les éléments de preuve produits ne permettaient pas de conclure que l’accès a été amélioré dans l’ensemble. En réalité, l’accès a été restreint davantage.

(d)               Les incidences sur les demandeurs

[236]       L’accès des demandeurs au cannabis à des fins médicales n’a pas été amélioré sous le régime du RMFM. La restriction selon laquelle les demandeurs doivent acheter auprès de producteurs autorisés entraîne aussi une détérioration de la santé et de la sécurité des demandeurs. Bien que j’aie conclu que les demandeurs pourraient ne pas être contraints de se tourner vers le marché noir et de violer la loi, le RMFM les oblige à choisir entre leur médicament et d’autres besoins fondamentaux sans qu’il y ait un lien rationnel avec l’objectif.

[237]       Compte tenu de sa consommation actuelle, M. Allard utiliserait, selon le régime du RMFM, tout son revenu pour acheter du cannabis à des fins médicales, ce qui aurait une incidence sur sa santé et sa sécurité. En l’absence de la restriction à l’accès prévue par le RMFM, il est capable d’avoir accès à son médicament sans incidence sur sa santé et sa sécurité. Il s’agit d’un exemple des conséquences qui découlent de la restriction à l’accès prévue par la RMFM.

La même analyse s’applique à M. Davey, qui consacrerait plus de soixante‑dix pour cent de son revenu (à 5 $ par gramme, soit 3 750 $ par mois, et son revenu mensuel est de 5 100 $) à l’achat de cannabis, ce qui aurait une incidence néfaste sur sa santé et sa sécurité, et réduirait aussi sa capacité à combler d’autres besoins en matière de santé.

[238]       Si, à cinq grammes par jour, soit la dose qui lui a été prescrite, Mme Beemish achetait d’un producteur autorisé à 5 $ le gramme, le coût de son achat serait supérieur à son revenu mensuel. Toutefois, il est probable que Mme Beemish puisse être admissible à l’un des rabais qui sont accordés aux personnes à faibles revenus ou aux personnes handicapées. De tels rabais ne sont ni garantis ni imposés par règlement. En outre, Mme Beemish estime qu’une souche particulière est plus efficace pour son traitement et que cela a une incidence favorable sur sa santé. Le régime du RMFM ne garantit pas l’accès à cette souche même si elle fait régulièrement l’objet d’une certaine forme de subvention des programmes des producteurs autorisés. Le fait de consommer une souche moins efficace aurait une incidence néfaste sur sa santé et sa sécurité. Avant la restriction, elle était capable d’avoir accès au médicament qui était le plus bénéfique pour sa santé.

(e)                La réponse au point de vue de la défenderesse

[239]       En ce qui concerne les risques en matière de santé et de sécurité, la défenderesse soutient que les témoins ont présenté des éléments de preuve convaincants pour illustrer les risques liés aux activités de culture de cannabis.

[240]       Je conclus que la preuve était insuffisante et que, pour l’essentiel, elle ne faisait pas de distinction entre les activités de culture de cannabis autorisées par le RAMFM et les activités de culture illicite. En outre, la preuve d’expert démontrant de manière convaincante que les risques en question existent dans l’ensemble du pays et qu’ils sont d’une ampleur qui commande l’intervention de l’État était limitée, voire inexistante.

[241]       Pour ce qui est du risque d’incendie, comme je l’ai déjà souligné, la défenderesse se fonde sur le témoignage d’expert présenté par Len Garis, le chef du service des incendies de Surrey, en Colombie‑Britannique. Ce témoignage n’est pas fiable, et ce, pour de nombreuses raisons. Fait plus important, le témoin n’était pas crédible et avait un parti pris. C’était un activiste publiquement opposé à la culture du cannabis. Son rapport ne comportait aucune analyse ni aucun contexte de nature à permettre à la Cour d’apprécier avec exactitude les risques d’incendie allégués. Il n’était que trop évident que toute son étude visait à soutenir une cause : son opposition à la culture résidentielle de cannabis.

[242]       Durant le témoignage de M. Garis, on a reconnu que le risque de feux de cuisson est plus élevé que le risque d’incendie causé par la culture résidentielle de cannabis (selon les statistiques du Fire Commissioner Office, entre 2001 et 2012, il n’y a eu aucun feu dans une installation de production autorisée de cannabis à des fins médicales). M. Garis a fourni peu d’information sur les installations de culture autorisée du cannabis, et la totalité de la preuve qu’il a présentée avait trait à Surrey, en Colombie-Britannique. Finalement, il a admis que la question du risque allégué pourrait être réglée si un électricien qualifié apportait les modifications nécessaires à l’installation de production.

[243]       La défenderesse se fonde sur le témoignage fourni par Mme Ritchot au sujet d’autres villes qui ont mené des études similaires, mais de beaucoup moins grande envergure, sans toutefois fournir un contexte permettant à la Cour d’évaluer adéquatement les études et, par conséquent, peu de poids est accordé à ce témoignage.

[244]       Le témoin en contre-preuve des demandeurs, M. Boileau, a fourni un témoignage utile qui a permis de situer ce risque dans le contexte du régime prévu par le RMFM. Si elles sont conformes au Safety Standards Act, les installations électriques dans les installations de culture intérieure autorisée de marihuana appartenant à des titulaires de licences accordées en vertu du RMFM sont aussi sécuritaires que n’importe quelles autres installations électriques dans tout autre type d’établissement.

[245]       En ce qui a trait au problème en matière de santé posé par la moisissure toxique, la défenderesse s’est fondée sur le témoignage d’expert de monsieur Miller. Celui-ci a souligné que chaque plant de marihuana engendrait dans une maison autant d’humidité que sept à dix plantes d’intérieur, environ. Il s’est dit particulièrement préoccupé par la question des cultures qui ont lieu dans des immeubles à logements multiples. Les témoins des demandeurs, MM Schut, Colasanti et Nash, ont déclaré que des mesures appropriées doivent être prises afin de supprimer l’excès d’humidité. Je conclus que le risque de moisissure semble être une préoccupation légitime, mais que les éléments de preuve démontrent que celle-ci peut être éliminée grâce à un système de ventilation adéquat.

[246]       En ce qui concerne les risques découlant de la valeur pécuniaire de la marihuana, aucune preuve de vol ni aucune analyse des risques n’ont été présentées. L’argument de la défenderesse était au mieux hypothétique, et fondé sur un prix de revente de la marihuana se situant entre 5 et 10 $ le gramme.

[247]       En ce qui concerne l’utilisation possible à des fins criminelles par des détenteurs de licences accordées en vertu du RMFM, la preuve n’a pas permis d’établir qu’il s’agissait d’un risque justifié. Il est important de souligner que je ne me fonde aucunement sur le témoignage du Caporal Holmquist, car les exemples qu’il a donnés ont été jugés comme étant incomplets durant le contre-interrogatoire. Le faible nombre d’incidents mentionnés dans son rapport ne peuvent étayer les conclusions qu’il a formulées, puisqu’ils n’ont pas fait l’objet d’une recherche exhaustive, qu’ils ne sont pas suffisamment détaillés et qu’ils n’ont pas fait l’objet d’une analyse contextuelle. Ses conclusions sont orientées vers le résultat et dénotent une analyse empreinte de partialité.

[248]       La défenderesse fait également valoir que la restriction est conforme aux régimes internationaux en matière de marihuana à des fins médicales. Les préoccupations relatives au détournement vers le marché illicite ont mené à l’élaboration de régimes particuliers dans différents pays. Je souligne que la preuve présentée au procès a confirmé que chaque pays changeait continuellement ses structures et sa gestion afin de répondre aux besoins des patients requérant de la marihuana à des fins médicales, alors que la drogue demeure une substance interdite à l’échelle fédérale.

[249]       Le Canada, comme certains des pays mentionnés dans la preuve, est signataire d’un certain nombre de conventions internationales sur le contrôle des drogues (voir l’arrêt Hitzig, aux paragraphes 32 et 33). Il n’est toutefois pas particulièrement utile que la Cour mette l’accent sur les systèmes qui ont été mis en place dans d’autres pays, puisque les politiques et les structures juridiques diffèrent grandement d’une région à l’autre. Qui plus est, une preuve limitée a été présentée concernant les préoccupations relatives à la culture non commerciale de cannabis réglementée par le pouvoir public. Les questions en litige en l’espèce sont régies par les obligations imposées par la Charte.

[250]       J’estime que le traitement dont le cannabis fait l’objet est différent de celui dont font l’objet les autres plantes médicinales. Le Règlement sur les produits de santé naturels, DORS/2003-196 (RPSN) prévoit que les produits de santé naturels ne doivent pas contenir de substance désignée, mais il convient de souligner que le RPSN réglemente la vente de produits de santé naturels au public et non la culture de produits de santé naturels à des fins personnelles et leur consommation ultérieure.

[251]       En outre, l’objectif déclaré est de considérer la marihuana à des fins médicales comme étant un médicament, mais le RMFM ne traite pas celle-ci de la même façon que les autres médicaments psychotropes. La marihuana n’est pas assujettie au processus d’approbation de la LAD et n’est pas assujettie aux contrôles de sécurité sur l’innocuité et l’efficacité. La défenderesse a reconnu que la marihuana a des effets néfastes, mais il a également été reconnu qu’aucune « dose létale » n’y est associée, comme c’est le cas pour les autres drogues.

[252]       Si on compare la preuve à l’objectif du RMFM, énoncé dans le résumé de l’étude d’impact de la réglementation (REIR), la seule conséquence découlant du fait que le RMFM demeure largement incontesté est que gouvernement réalise des économies. Le fardeau des coûts liés à réglementation a, dans une large mesure, été transféré aux PA. Les économies de coûts constituent un objectif stratégique légitime, mais elles ne peuvent pas, en l’espèce, avoir préséance sur les droits des demandeurs garantis par la Charte et constituer une justification de dérogation à la Charte en ce qui a trait au RMFM.

[253]       En général, considéré sous les différents angles, l’objectif de la loi est arbitraire, car la limite qu’il impose à l’égard des droits prévus à l’article 7 n’a aucun lien rationnel avec celui-ci. Compte tenu de la situation des demandeurs, le RMFM ne réduit par les risques auxquels ils sont imposés en matière de santé et de sécurité, et ne rend pas plus facile leur accès au cannabis. Pour répondre au principal moyen de défense invoqué par la défenderesse, à savoir que les risques en matière de santé et de sécurité comportés par la culture sont réduits par le RMFM; la preuve ne donne aucune précision quant à ce risque. L’existence de bon nombre des risques censément importants n’a pas été établie, notamment le risque d’incendie, de braquage à domicile, de violence, de détournement et les incidences sur la collectivité.

[254]       Par conséquent, la loi est arbitraire.

(4)               Portée excessive

(a)                La loi

[255]       En ce qui a trait à la portée excessive, l’arrêt Carter précise ce qui suit :

[85]      L’analyse de la portée excessive consiste à déterminer si une loi qui nie des droits d’une manière généralement favorable à la réalisation de son objet va trop loin en niant les droits de certaines personnes d’une façon qui n’a aucun rapport avec son objet : Bedford, par. 101 et 112-113. Tout comme les autres principes de justice fondamentale au sens de l’art. 7, la notion de portée excessive ne s’attache pas à des intérêts sociaux divergents ou aux avantages accessoires pour la population en général. Une loi rédigée en termes généraux pour viser un comportement qui n’a aucun lien avec son objet « afin de faciliter son application » peut donc avoir une portée excessive (voir Bedford, par. 113). Il ne s’agit pas de savoir si le législateur a choisi le moyen le moins restrictif, mais de savoir si le moyen choisi porte atteinte à la vie, à la liberté ou à la sécurité de la personne d’une manière qui n’a aucun lien avec le mal qu’avait à l’esprit le législateur. On ne met pas l’accent sur des répercussions sociales générales, mais sur l’incidence de la mesure sur les personnes dont la vie, la liberté ou la sécurité est restreinte.

(Non souligné dans l’original.)

[256]       La Cour suprême, dans l’arrêt Bedford, a apporté un éclairage utile quant à ce principe :

[112]    Il y a portée excessive lorsqu’une disposition s’applique si largement qu’elle vise certains actes qui n’ont aucun lien avec son objet. La disposition est alors en partie arbitraire. Essentiellement, la situation en cause est celle où il n’existe aucun lien rationnel entre les objets de la disposition et certains de ses effets, mais pas tous. Par exemple, dans Demers, le texte législatif en cause exigeait que l’accusé inapte comparaisse périodiquement devant la commission d’examen. Il n’était dissocié de son objet que dans la mesure où il s’appliquait à un accusé inapte en permanence; ses effets étaient liés à l’objet dans le cas de l’accusé temporairement inapte.

[113]    L’application de la notion de portée excessive permet au tribunal de reconnaître qu’une disposition est rationnelle sous certains rapports, mais que sa portée est trop grande sous d’autres. Malgré la prise en compte de la portée globale de la disposition, l’examen demeure axé sur l’intéressé et sur la question de savoir si l’effet sur ce dernier a un lien rationnel avec l’objet. Par exemple, lorsqu’une disposition est rédigée de manière générale et vise des comportements qui n’ont aucun lien avec son objet afin de faciliter son application, il n’y a pas non plus de lien entre l’objet de la disposition et son effet sur l’intéressé. Faciliter l’application pourrait justifier la portée excessive d’une disposition suivant l’article premier de la Charte.

[…]

[118]    Une question accessoire, qui touche à la fois le caractère arbitraire et la portée excessive, concerne l’ampleur que doit revêtir l’absence de correspondance entre l’objectif de la disposition attentatoire et ses effets. On s’est demandé si une disposition était arbitraire ou avait une portée trop grande lorsque ses effets étaient incompatibles avec son objectif ou si, de manière générale, elle était arbitraire ou avait une portée trop grande lorsque ses effets n’étaient pas nécessaires à la réalisation de son objectif (voir, p. ex., Chaoulli, par. 233-234).

[119]    Rappelons qu’il s’agit fondamentalement de déterminer si la disposition en cause est intrinsèquement mauvaise du fait de l’absence de lien, en tout ou en partie, entre ses effets et son objet. Satisfaire à cette norme n’est pas chose aisée. Comme dans l’affaire Morgentaler, la preuve peut démontrer que l’effet compromet en fait la réalisation de l’objectif et qu’il est donc « incompatible » avec celui-ci. Il peut aussi ressortir de la preuve, comme dans Chaoulli, qu’il n’y a tout simplement pas de lien entre l’effet et l’objectif, de sorte que l’effet « n’est pas nécessaire ». Peu importe la manière dont le juge qualifie cette absence de lien, la question demeure au fond de savoir si la preuve établit que la disposition viole des normes fondamentales du fait de l’absence de lien entre son effet et son objet. Il faut statuer en fonction du dossier et de la preuve.

(Non souligné dans l’original.)

[257]       En somme, la loi a une portée excessive et vise certains actes qui n’ont aucun lien avec ses objectifs.

(b)               Les points de vue — Résumé

[258]       Les demandeurs font valoir en l’espèce que la défenderesse a admis lors du procès que les restrictions contestées s’appliquent aux personnes dont les actes n’avaient aucun lien avec les objectifs consistant à protéger la santé et la sécurité. Aucun des patients qui ont témoigné ne participe à un détournement, et rien ne démontrait que l’un d’entre eux avait subi un préjudice quant à sa santé ou à sa sécurité ou avait causé un préjudice quant à la santé et à la sécurité publiques parce qu’il cultive et consomme du cannabis. Santé Canada n’a pas été en mesure de présenter de dossier important démontrant que de tels problèmes se sont produits depuis que le RMFM existe.

L’argument factuel des demandeurs est juste.

[259]       Si la preuve que la production de cannabis à des fins personnelles et la production de médicaments contenant du cannabis peuvent causer des préjudices est acceptée, l’interdiction générale vise des personnes qui n’appartiennent pas à la catégorie des personnes qui subissent de tels préjudices ou qui en causent et, par conséquent, elle a une portée excessive. Il n’a pas été prouvé que l’interdiction générale relative à la production, à la possession de plus de 150 grammes et à la consommation de marihuana sous des formes autres que la marihuana séchée a un lien avec l’objectif qui consiste à protéger la santé et la sécurité.

[260]       La preuve démontre que la grande majorité des patients ont été en mesure de produire leur propre cannabis à des fins médicales, sans que cela ne comporte de risque pour leur santé ou leur sécurité celles du public. Il s’ensuit que la restriction de leurs droits n’a pas de lien avec l’objectif qui consiste à protéger la sécurité et la santé publiques. La loi punit quiconque produit pour soi du cannabis à des fins médicales, quiconque a en sa possession plus de 150 grammes de cannabis ou quiconque a en sa possession ou produit des médicaments à base de cannabis, sans établir de distinction avec la personne qui le fait de façon sécuritaire, sans que cela ne comporte un risque pour la santé et la sécurité du public.

[261]       En réponse, la défenderesse fait valoir qu’il suffit seulement d’établir que la culture du cannabis à des fins personnelles soulève une crainte raisonnable de préjudice et la preuve concernant les préjudices énoncée va bien au-delà de cette norme. En outre, la défenderesse affirme que les demandeurs ne contestent pas que le fait que la culture personnelle, à domicile, de la marihuana à des fins médicales comporte un risque intrinsèque et et que les précautions exhaustives de sécurité et de santé concernant les PA sont nécessaires. Ce qui précède mine l’allégation selon laquelle la restriction de la culture à des fins personnelle est d’une portée excessive.

[262]       La défenderesse prétend qu’elle a mis en œuvre un régime réglementaire complexe, et que les objectifs de santé et de sécurité publiques visés par ce régime ne peuvent être atteints dans le contexte de la culture à domicile. La défenderesse prétend de plus qu’il est tout simplement impossible de décider qui est un « bon » ou un « mauvais » producteur en l’absence d’un système élaboré ou d’exigences réglementaires en matière d’inspection.

[263]       La défenderesse fait valoir que la culture à domicile nécessite un régime complexe et exhaustif et que, en l’absence d’un tel régime, les risques intrinsèques continueraient d’exister. Par conséquent, la demande constitue un plaidoyer en faveur d’un subventionnement de facto de la production personnelle, et de telles obligations positives ne sont pas protégées par la Charte.

[264]       Il existe des éléments de preuve en ce qui a trait aux frais exceptionnels liés à l’inspection, par Santé Canada, du petit nombre d’installations de culture résidentielles autorisées au titre du RAMFM. Si le programme de marihuana à des fins médicales continue de croître à son rythme actuel, il est raisonnable de s’attendre à ce que des dizaines de milliers d'installations de culture à domicile soient mises sur pied. Pour procéder à l’inspection de ces lieux, Santé Canada devrait engager de nombreux inspecteurs, ce qui aurait pour effet d’accroître les coûts du régime. La défenderesse fait également référence aux coûts que les municipalités devraient assumer afin de s’assurer que les règlements municipaux sont respectés. On soutient que ces coûts seront assumés par la population canadienne. Même si ces inspections étaient faisables sur le plan économique ou logistique, la question de la protection de la vie privée serait toujours susceptible de constituer un obstacle à de telles inspections.

[265]       Contrairement aux difficultés que pose l’inspection des sites de production personnelle, la surveillance réglementaire des PA est réalisable, et Santé Canada effectue quatre différents types d’inspection dans ces installations.

[266]       Se fier à la bonne volonté des producteurs et des efforts qu’ils déploient pour se conformer aux protocoles appropriés en matière de santé et de sécurité ne constitue pas un moyen valable de s’assurer que des médicaments stables, uniformes et sécuritaires seront produits. Il est essentiel que des examens rigoureux soient effectués sur une base régulière par des personnes qualifiées afin de détecter la présence de contaminants microbiens et de régler les autres problèmes en matière de sécurité.

(c)                Analyse

[267]       Si la Cour devait conclure qu’il y a un certain lien rationnel entre les objectifs de la loi et certaines de ses incidences, la restriction serait toujours considérée comme étant trop large. Comme il a été expliqué dans l’analyse relative au caractère arbitraire, il n’existe aucun lien rationnel entre l’objet visé par la loi et les limites qu’elle impose; cependant, on peut faire valoir que l’élimination de la culture élimine essentiellement tous les risques liés à cette activité et, par conséquent, il existe un lien rationnel entre l’objectif et cette incidence. La Cour examine plus loin cet argument.

[268]       Premièrement, bien que la preuve ait démontré que le nombre de participants au RMFM et que le marché des producteurs autorisés s’accroît, aucune preuve directe n’a été présentée quant à la façon dont la loi a amélioré l’accès par rapport au RAMFM. Il peut être raisonnable de supposer, compte tenu des décisions antérieures de la Cour (Stefkopolous et Beren), que certains patients profitent du régime relatif aux producteurs autorisés, puisqu’ils n’ont pas à consacrer le temps nécessité par la culture et ne sont pas obligés de s’approvisionner uniquement auprès de Santé Canada. Cependant, aucune preuve ne permet de qualifier ce postulat d’amélioration de l’accès par rapport au régime antérieur.

[269]       Deuxièmement, en ce qui concerne la santé et la sécurité, la défenderesse invoque amplement les coûts des inspections qui doivent être faites, si la culture est autorisée, afin de réduire le risque. J’estime que cet examen des coûts, s’il convient de le faire, doit avoir lieu au cours de la première étape. Dans la mesure où la Cour tient compte de la question des coûts du régime lorsqu’il s’agit de justifier une atteinte, elle fait montre de scepticisme. La raison pour laquelle il convient de faire montre de scepticisme, le point de vue trop facile selon lequel les budgets l’emportent sur les droits, est bien énoncée au paragraphe suivant :

72        Il s’ensuit, me semble-t-il, que les tribunaux continueront de faire montre d’un grand scepticisme à l’égard des tentatives de justifier, par des restrictions budgétaires, des atteintes à des droits garantis par la Charte. Agir autrement aurait pour effet de déprécier la Charte étant donné qu’il y a toujours des restrictions budgétaires et que le gouvernement a toujours d’autres priorités urgentes. Cependant, les tribunaux ne peuvent pas fermer les yeux sur les crises financières périodiques qui, pour être surmontées, forcent le gouvernement à prendre des mesures pour gérer ses priorités. On ne saurait affirmer qu’en évaluant, comme il l’a fait en l’espèce, un retard dans l’échéancier établi pour réaliser l’équité salariale en fonction de la fermeture de centaines de lits d’hôpitaux, le gouvernement entreprend une démarche « dont le seul objectif est d’ordre financier ». L’évaluation qu’il fait porte autant sur des valeurs sociales que sur des questions d’argent. Dans le cas qui nous occupe, l’« effet possible » est une somme de 24 millions de dollars qui représente plus de 10 pour 100 du déficit budgétaire prévu pour 1991-1992. Le retard dans la réalisation de l’équité salariale est quelque chose d’extrêmement grave, mais c’est également le cas (par exemple) de la mise à pied de 1 300 employés permanents, de 350 employés à temps partiel et de 350 employés saisonniers, et lorsqu’il est question de priver le public de leurs services.

Terre-Neuve (Conseil du trésor) c N.A.P.E., 2004 CSC 66, [2004] 3 RCS 381

[270]       Troisièmement, si les risques pour la santé et la sécurité sont reconnus, particulièrement en ce qui concerne la moisissure, les incendies et une possible utilisation de nature criminelle, la restriction n’a aucun lien avec la culture extérieure puisque la preuve présentée avait trait en grande partie à la culture résidentielle intérieure. De façon évidente, la restriction englobe ceux dont la santé et la sécurité n’ont jamais été exposées à des risques. De plus, les problèmes de la culture intérieure peuvent être réglés. Comme il a déjà été mentionné, cela est contraire aux deux éléments de l’objectif.

[271]       Donc, en plus d’être arbitraire, la loi a une portée excessive.

(5)               Disproportion totale

(a)                La loi

[272]       La Cour suprême, dans l’arrêt Bedford, a déclaré ce qui suit au sujet de la disproportion totale :

[120]    La disproportion totale s’attache à d’autres éléments que ceux considérés pour le caractère arbitraire et la portée excessive. Elle vise la seconde faille fondamentale, à savoir le fait que les effets de la disposition sur la vie, la liberté ou la sécurité de la personne sont si totalement disproportionnés à ses objectifs qu’ils ne peuvent avoir d’assise rationnelle. La règle qui exclut la disproportion totale ne s’applique que dans les cas extrêmes où la gravité de l’atteinte est sans rapport aucun avec l’objectif de la mesure. Pour illustrer cette idée, prenons l’hypothèse d’une loi qui, dans le but d’assurer la propreté des rues, infligerait une peine d’emprisonnement à perpétuité à quiconque cracherait sur le trottoir. Le lien entre les répercussions draconiennes et l’objet doit déborder complètement le cadre des normes reconnues dans notre société libre et démocratique.  

[121]    L’analyse de la disproportion totale au regard de l’art. 7 de la Charte ne tient pas compte des avantages de la loi pour la société. Elle met en balance l’effet préjudiciable sur l’intéressé avec l’objet de la loi, et non avec l’avantage que la société peut retirer de la loi. Comme le dit notre Cour dans Malmo-Levine :

Dans les faits, le juge Braidwood a procédé à la pondération des effets bénéfiques et des effets préjudiciables de la Loi. En toute déférence, nous estimons qu’une telle démarche relève davantage de l’application de l’article premier. Il s’agit là de préjudices sociaux et économiques qui n’ont généralement pas leur place dans l’analyse fondée sur l’art. 7 [par. 181]

[122]    Il peut y avoir disproportion totale indépendamment du nombre de personnes touchées; un effet totalement disproportionné sur une seule personne suffit.

[Non souligné dans l’original.]

(b)               Les points de vue – Résumé

[273]       Les demandeurs prétendent que l’État n’a pas un intérêt légitime à interdire aux patients qui consomment de la marihuana à des fins médicales de produire un médicament pour leur consommation personnelle, d’avoir en leur possession plus de 150 grammes ou de choisir des modes d’ingestion autre que celui qui consiste à fumer du cannabis séché. Même si ces intérêts sont légitimes, la criminalisation de l’acte est une réponse beaucoup trop extrême.

[274]       En ce qui a trait à cet aspect de l’article 7, la Cour est préoccupée par l’effet préjudiciable sur la personne par rapport à l’objet de la restriction. Un effet d’une disproportion totale à l’égard d’un seul patient est suffisant pour qu’il soit porté atteinte à ce principe de justice fondamentale. En l’espèce, la loi a pour objet de protéger la santé et la sécurité des consommateurs de cannabis à des fins médicales (ou du public, selon une conception plus vaste de cet objectif). Les effets préjudiciables de la loi sur les patients comprennent ce qui suit : l’imposition de la criminalité; les conséquences défavorables découlant de la criminalisation, la privation de l’autonomie et de la possibilité de faire un choix en ce qui concerne la prise de décisions d’ordre médical; l’imposition tacite à certains patients de l’obligation de choisir entre une quantité adéquate de médicaments et la pauvreté institutionnalisée, le fait d’être obligé de consommer du cannabis à des fins médicales par inhalation ou grâce à un nébuliseur et les conséquences connexes de ces modes de consommation en raison des restrictions imposées quant aux formes de marihuana autorisées; la perte des avantages liés à l’administration par voie orale ou topique.  

[275]       Les demandeurs prétendent que l’incidence défavorable de la restriction sur la liberté et la sécurité de la personne est très importante. La loi impose des souffrances inutiles à certains patients, les prive de la possibilité de décider ce qu’ils veulent faire de leurs corps et limite leurs choix de modes de consommation du cannabis à des modes qui sont plus nuisibles, moins efficaces et souvent peu pratiques ou impossibles.

[276]       En outre, les personnes qui n’ont pas les moyens de payer les prix demandés par les PA continuent de se trouver dans une position où ils doivent choisir entre leur liberté et leur santé. L’état de santé des patients va se détériorer si ceux-ci sont incapables d’avoir accès à des quantités suffisantes de médicaments. Les demandeurs ont cité l’exemple de Mme Beemish et M. Hebert. Ils ont prétendu que Mme Beemish subit des conséquences totalement disproportionnées, car elle doit se passer de ses médicaments et que cela a pour conséquence qu’elle doit être hospitalisée pendant de longues périodes de temps, et qu’elle et M. Hebert risquent de subir des conséquences totalement disproportionnées si celui-ci décide de continuer à produire pour elle, malgré qu’il n’y soit pas autorisé en vertu du RMFM.

[277]       La défenderesse affirme que la possibilité d’infliger une peine d'emprisonnement afin de dissuader quiconque de cultiver culture de la marihuana, n’est pas totalement disproportionnée par rapport à ses objectifs, particulièrement en raison du fait qu’il n’existe aucune peine minimale obligatoire. Dans l’arrêt Malmo-Levine, la Cour suprême a déclaré, au paragraphe 158 que « […] l’absence de peine minimale obligatoire et l’existence de principes de détermination de la peine bien établis signifient que la possibilité d’emprisonnement pour une infraction liée à la marihuana ne saurait à elle seule constituer une mesure dont la disproportion est exagérée ».

(c)                Analyse

[278]       Il n’est pas nécessaire d’effectuer une analyse quant à la disproportion totale après avoir examiné les questions du caractère arbitraire et de la portée excessive. Les éléments évalués en vertu de ces principes sont suffisants pour conclure que la restriction est contraire aux principes de la justice fondamentale.

C.                 L’article premier

[279]       Tel que mentionné ci-dessus, l’objectif de l’interdiction est le même dans l’analyse fondée sur l’article 7 et dans l’analyse fondée sur l’article premier. Par conséquent, la même absence de lien entre l’interdiction et son objet, qui rend les restrictions arbitraires et de portée excessive pour l’application de l’article 7, fait échec à l’exigence de l’article premier selon laquelle il doit exister un lien rationnel entre la restriction du droit et un objectif urgent et selon laquelle la restriction doit donner lieu à une atteinte minimale.

[280]       L’analyse fondée sur l’article premier qui est applicable en l’espèce est bien énoncée dans les motifs rendus par la Cour suprême dans l’arrêt Smith, au paragraphe 29 :

[29]      Il nous reste à déterminer si le ministère public a démontré que cette violation de l’art. 7 est raisonnable et si sa justification peut se démontrer au regard de l’article premier de la Charte. Comme nous l’avons expliqué dans l’arrêt Bedford, l’analyse fondée sur l’article premier se concentre sur la protection de l’intérêt public et diffère donc de l’analyse fondée sur l’art. 7, qui est axée sur la violation de droits individuels (par. 125). Cependant, l’objectif de l’interdiction en l’espèce est le même dans les deux analyses : la protection de la santé et de la sécurité. Par conséquent, la même absence de lien entre l’interdiction et son objet qui rend l’interdiction arbitraire pour l’application de l’art. 7 fait échec à l’exigence de l’article premier selon laquelle il doit exister un lien rationnel entre la restriction du droit et un objectif urgent (R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103). À l’instar des juridictions inférieures, nous concluons que l’atteinte portée à l’art. 7 n’est pas justifiée au regard de l’article premier de la Charte.  

[281]       Comme il a été énoncé dans l’arrêt Bedford, aux paragraphes 161 et 162, il convient à ce stade de faire une analyse du type « atteinte minimale » :

[161]    Les procureurs des appelants ne prétendent pas sérieusement que si elles sont  jugées contraires à l’art. 7, les dispositions en cause peuvent être justifiées en vertu de l’article premier de la Charte. Seul le procureur général du Canada aborde le sujet dans son mémoire, et ce, brièvement. Il m’apparaît donc inutile de me livrer à une analyse exhaustive au regard de l’article premier pour chacune des dispositions attaquées. Par contre certaines des thèses qu’ils défendent en fonction de l’article 7 de la Charte sont reprises à juste titre à cette étape de l’analyse.

[162]    En particulier, les procureurs généraux tentent de justifier la disposition sur le proxénétisme par la nécessité d’un libellé général afin que tombent sous le coup de son application toutes les relations empreintes d’exploitation, lesquelles peuvent être difficiles à cerner. Or, la disposition vise non seulement le chauffeur ou le garde du corps, qui peut être en fait un proxénète, mais aussi la personne qui entretient avec la prostituée des rapports manifestement dénués d’exploitation (p. ex. une réceptionniste ou un comptable). La disposition n’équivaut donc pas à une atteinte minimale. Pour les besoins du denier volet de l’analyse fondée sur l’article premier, son effet bénéfique — protéger les prostituées contre l’exploitation — ne l’emporte pas non plus sur l’effet préjudiciable qui empêche les prostituées de prendre des mesures pour accroître leur sécurité, et, peut-être leur sauver la vie.

[282]       Je conviens que les demandeurs ont démontré, selon la prépondérance des probabilités, que le cannabis peut être produit de façon sécuritaire tout en limitant les risques pour la sécurité du public et tout en favorisant la santé publique. Je souligne encore une fois que la restriction ne vise pas à éliminer les risques pour la santé et la sécurité, mais à les réduire et, compte tenu de cette conception, des mesures très simples peuvent être prises pour que les incidences sur les droits garantis à l’article 7 soient minimales.

[283]       Je reconnais que les incendies, la moisissure, le détournement, le vol et la violence sont des risques qui existent dans une certaine mesure, mais je souligne que ceux-ci n’ont pas été précisés, cette importante restriction punit les personnes qui sont capables de produire de façon sécuritaire, en respectant les lois locales et en prenant des précautions simples en vue de réduire de tels risques. Une restriction complète n’est pas une atteinte minimale. Comme il a déjà été mentionné, le problème des risques de moisissures et d’incendie est réglé par l’observation de la Safety Standards Act et l’installation de systèmes de ventilation adéquats. En outre, comme l’ont démontré les demandeurs, un système de sécurité permet de réduire tous les risques de vol et de violence. Enfin, le risque de détournement est également présent dans le régime applicable aux producteurs autorisés; par conséquent, il n’a pas été démontré comment cette restriction a pour effet de réduire ces risques.

[284]       L’argument de la défenderesse fondé sur l’article premier doit être rejeté pour les mêmes raisons qui m’ont amené à conclure que la restriction est arbitraire et de portée excessive.

[285]       Je conclus que l’atteinte à l’article 7 n’est pas justifiée au regard de l’article premier de la Charte.

D.                Limites de possession – Question particulière

[286]       Les demandeurs soutiennent que la restriction selon laquelle on ne peut pas posséder plus de 150 grammes est d’une portée excessive et est disproportionnée, alors que la défenderesse aborde la question de restriction de manière distincte. En particulier, les demandeurs affirment que l’interdiction de posséder plus de 150 grammes limite leur liberté de mouvement et leur capacité de se déplacer, que l’État n’a aucun droit légitime d’imposer cette interdiction et qu’il ne tient pas compte des personnes qui possèdent du cannabis de manière sécuritaire sans compromettre la sécurité des autres.

[287]       Je souscris à l’argument de la défenderesse, dans l’analyse fondée sur l’article 7, selon lequel il incombe aux demandeurs de démontrer que la restriction qui interdit une possession de plus de 150 grammes a une incidence importante sur eux. Bien qu’ils soient peut-être obligés d’acheter de la marihuana plus fréquemment et de limiter le nombre de jours pendant lesquels ils peuvent se déplacer ou transporter la drogue, la limite n’a pas de portée excessive et n’est pas totalement disproportionnée et elle a un lien avec l’objectif : elle réduit le risque intrinsèque de vol, de violence et de détournement à l’égard duquel aucune preuve importante ou convaincante n’a été soumise.

[288]       Dans l’ensemble, la restriction en question est très différente de la restriction concernant la culture étant donné que celle‑ci constitue une interdiction totale qui ne porte pas une atteinte minimale, ce qui a des effets défavorables sur les personnes contrairement à l’objectif visé par la loi. Selon la limite de possession, une personne peut posséder une quantité de marihuana qui est plus que ce qui lui est nécessaire. Rien n’empêche le législateur de légiférer sur la culture de manière à veiller à ce que des mesures importantes soient prises pour réduire le risque, telles que l’installation obligatoire de systèmes de sécurité ou de ventilation (étant entendu que ces mesures doivent être conformes à la Constitution).

VIII.       Conclusion

[289]       Pour les motifs qui précèdent, la Cour a conclu que les demandeurs ont démontré que le RMFM porte atteinte à leurs droits garantis par la Charte, particulièrement les droits garantis par l’article 7, et qu’une telle atteinte n’est pas conforme aux principes de justice fondamentale ni n’est par ailleurs justifiée au regard de l’article premier.

IX.             Décision et réparation

[290]       Pour les motifs exposés ci‑dessus, je conclus que le régime du RMFM porte atteinte aux droits des demandeurs garantis par l’article 7 de la Charte et qu’une telle atteinte n’est pas justifiée.

[291]       Dans de nombreuses décisions portant sur le RAMFM, les tribunaux ont radié certaines dispositions ou certains termes figurant dans les dispositions, mais n’ont pas modifié la structure du règlement. Il convenait dans ces décisions, lesquelles avaient trait à des accusations criminelles, de faire de telles radiations restreintes, possibles et efficaces.

[292]       En l’espèce, la contestation porte sur la structure du nouveau règlement. Il ne serait pas possible ni efficace de radier certains termes ou certaines dispositions. Cet exercice viderait le règlement de sa substance et ne laisserait en place aucune disposition pratique.

La défenderesse a reconnu que les dispositions du RMFM forment un tout intégré.

[293]       Il n’est ni possible ni approprié d’ordonner à la défenderesse de rétablir le RAMFM (tel qu’il a été modifié par la jurisprudence actuelle). Il n’est pas de la responsabilité de la Cour d’imposer des règlements. Le RAMFM peut constituer un modèle utile pour un examen ultérieur. Toutefois, il n’est pas le seul modèle, pas plus que le régime du type du RAMFM n’est pas le seul régime de marihuana à des fins médicales, comme l’expérience dans d’autres pays l’a démontré.

[294]       Les questions liées à la réparation sont davantage compliquées par le fait que la loi habilitante n’est pas contestée. L’abrogation du RMFM crée tout simplement un vide juridique dans lequel la possession de la marihuana demeure une infraction criminelle. En l’absence d’un règlement de rechange ou d’une exemption, les personnes qui ont besoin de marihuana à des fins médicales – et étant donné que l’accès à un régime de marihuana à des fins médicales conforme à la Charte est juridiquement nécessaire – risquent de voir des accusations criminelles portées contre elles.

[295]       La Cour pourrait suspendre l’application des dispositions qui érigent en infraction la possession, la consommation, la culture et/ou la distribution de la marihuana par des personnes qui possèdent une autorisation ou une ordonnance médicale. Toutefois, il s’agit d’un instrument rudimentaire qui pourrait ne pas être nécessaire si un régime conforme à la Charte était établi ou qu’une loi différente était adoptée.

[296]       La solution appropriée, à la suite de la déclaration d’invalidité du RMFM, consiste à suspendre l’application de la déclaration d’invalidité afin de permettre au Canada d’adopter un nouveau régime ou un régime parallèle de marihuana à des fins médicales. Étant donné que ce régime a été créé par règlement, le processus législatif est plus simple que de demander au législateur d’adopter une nouvelle loi.

[297]       La déclaration sera suspendue pendant six (6) mois afin de permettre au gouvernement de répondre à la déclaration d’invalidité.

[298]       Les demandeurs ont eu gain de cause et ont porté devant les tribunaux une affaire qui profite au public dans son ensemble. Ils ont droit aux dépens, sur une base substantielle, dont le montant sera fixé par la Cour.

« Michael L. Phelan »

Juge

Vancouver (Colombie Britannique)

Le 24 février 2016


ANNEXE A

TÉMOINS ORDINAIRES DES DEMANDEURS

Neil Allard

Le demandeur

Shawn Davey/Brian Alexander

Les demandeurs

Tanya Beemish/Dave Hebert

Les demandeurs

Mike King

Témoin des faits au sujet de la situation des producteurs autorisés

Jason Wilcox

Témoin des faits au sujet de la coalition relative au RAMFM

Danielle Lukiv

Témoin des faits au sujet des plaintes relatives au RAMFM

Jamie Shaw

Témoin des faits au sujet des comptoirs au Canada

Eric Nash

Témoin des faits au sujet du RAMFM/RMFM

TÉMOINS EXPERTS DES DEMANDEURS

Zachary Walsh

Expert en ce qui a trait à l’abordabilité et l’accès et en ce qui a trait à la preuve médicale, y compris les souches et les doses

David Pate

Expert en botanique et en pharmacologie

Caroline Farris

Expert en consommation et en doses présenté par la défenderesse dans le cadre de sa contre‑preuve

Robert Clarke

Expert en consommation du cannabis présenté par la défenderesse dans le cadre de sa contre‑preuve

Remo Colasanti

Expert en matière de culture

Thomas Baumann

Expert en matière d’horticulture

Eric Nash

Expert sur le RAMFM/RMFM

Jason Schut

Expert en traitement de la moisissure présenté par la défenderesse dans le cadre de sa contre‑preuve

Tim Moen

Expert en risques d’incendie présenté par la défenderesse dans le cadre de sa contre‑preuve

Robert Boileau

Expert en sécurité‑incendie présenté par la défenderesse dans le cadre de sa contre‑preuve

Scott Wilkens

Expert en matière d’assurance de biens

Susan Boyd

Expert (incidences sur la collectivité) présenté par la défenderesse dans le cadre de sa contre‑preuve

Paul Armentano

Expert (États-Unis) présenté par la défenderesse dans le cadre de sa contre‑preuve

TÉMOINS ORDINAIRES DE LA DÉFENDERESSE

Jocelyn Kula

Témoin des faits au sujet de la structure réglementaire

Eric Ormsby

Témoin des faits au sujet du traitement d’autres drogues

Jeannie Ritchot

Témoin des faits au sujet du RAMFM et du RMFM

Todd Cain

Témoin des faits au sujet du RMFM et de la situation dans l’industrie

TÉMOINS EXPERTS DE LA DÉFENDERESSE

Monsieur Grootendorst

Expert en économie des coûts

Yehuda Baruch

Expert sur la consommation du cannabis en Israël

Paul Daenick

Expert sur la consommation du cannabis et les doses

Harold Kalant

Expert sur la consommation du cannabis à des fins médicales

John David Miller

Expert en moisissures

Len Garis

Expert en matière de risque d’incendie

Shane Holmquist

Expert en matière de sécurité‑incendie

Larry Dybvig

Expert en valeur de biens immobiliers

Catherine Sandovos

Expert en matière de structure réglementaire (Pays‑Bas)

Hendrik J. Van Den Bos

Expert en pratiques médicales (Pays‑Bas)

Richard Bardenstein

Expert en matière de structure réglementaire (Israël)

Mahmoud ElSohly

Expert sur les cultures privilégiées aux États‑Unis (États‑Unis)

Lynn Mehler

Expert en matière de structure législative (États‑Unis)

Robert Mikos

Expert sur le droit de la marihuana (États‑Unis)

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-2030-13

 

INTITULÉ :

NEIL ALLARD, TANYA BEEMISH, DAVID HEBERT ET SHAWN DAVEY c SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Vancouver (cOLOMBIE‑BRITANNIQUE)

 

DATES DE L’AUDIENCE :

DU 23 AU 26 FÉVRIER 2015

DU 2 AU 5 MARS et DU 9 AU 13 MARS 2015

LE 30 AVRIL et LE 1er MAI 2015

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE PHELAN

 

DATE DES MOTIFS :

le 24 février 2016

 

COMPARUTIONS :

John Conroy, c.r.

Kirk Tousaw

Tonia Grace

Bibhas Vaze

Matthew Jackson

 

POUR LES DEMANDEURS

 

B.J. Wray

Jan Brongers

Carl Januszczak

Melissa Nicolls

Philippe Alma

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Conroy & Company

Avocats

Abbotsford (Colombie‑Britannique)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

pour lA défendeRESSE

 

 

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