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Date : 20160209


Dossier : IMM-1230-15

Référence : 2016 CF 160

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 9 février 2016

En présence de monsieur le juge Russell

ENTRE :

TENZIN WANGCHUK

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS :

I.                   INTRODUCTION

[1]               Cette demande de contrôle judiciaire d’une décision de la Section de protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada [la Commission] datée du 18 février 2015 [la décision] se fonde sur le paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 [la Loi] qui a rejeté la demande d’asile du demandeur en vertu de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la Loi.

II.                CONTEXTE

[2]               Le demandeur est un citoyen du Tibet âgé de 41 ans né en Inde. Ses parents ont fui le Tibet après son invasion par la Chine. Le demandeur a fait ses études en Inde où il a vécu toute sa vie. Il est membre du Tibetan Youth Congress et est un disciple de Sa Sainteté le dalaï­lama.

[3]               Le demandeur allègue qu’il ne peut ni retourner au Tibet ni retourner en Inde. S’il vivait au Tibet, il prétend qu’il serait persécuté par le gouvernement chinois en raison de ses origines, de ses opinions politiques et religieuses, et de son appartenance familiale. Son oncle, Samdhong Rinpoche, fut premier ministre du Tibet jusqu’à son exil en 2011.

[4]               Il affirme également qu’il ne peut pas retourner vivre en Inde, car il ne peut renouveler son certificat de résidence expiré.

[5]               Le demandeur fait valoir que son but a toujours été de venir au Canada et de demander l’asile, mais il a décidé d’arrêter tout d’abord aux États­Unis. Il s’est rendu le 13 mai 2012 assister à la remise des diplômes de sa sœur à l’Université Columbia. Il est resté aux États­Unis pendant cinq mois.

[6]               Il a reçu un certificat de résidence pendant son séjour en Inde. Ce certificat a expiré le 8 octobre 2012. Deux jours après son expiration, le demandeur a demandé l’asile à la frontière canado­américaine le 10 octobre 2012.

III.             DÉCISION FAISANT L’OBJET DU CONTRÔLE

[7]               La Commission a rejeté la demande d’asile du demandeur concluant qu’il n’est ni un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger. Dans la décision, la Commission indique qu’elle est consciente qu’en examinant les demandes d’asile des ressortissants tibétains qui résident en Inde, elle est tenue d’effectuer une analyse du statut juridique du demandeur en Inde. Toutefois, la Commission s’est limitée au fait que le demandeur n’ait pas demandé l’asile aux États­Unis pendant les cinq mois qu’il a passés là.

[8]               La Commission soutient que le demandeur n’est venu au Canada qu’après l’expiration de son certificat de résidence. Quand on lui a demandé pourquoi il n’avait pas demandé l’asile aux États­Unis, le demandeur a répondu qu’il avait toujours eu l’intention de venir au Canada. Cette explication a été rejetée. La Commission a indiqué que le Canada n’est pas le seul pays où une demande d’asile peut être faite; le but des demandeurs d’asile n’est pas de choisir le pays le mieux adapté à leurs besoins avant de faire une demande. L’objectif d’un demandeur, qui doit être poursuivi avec diligence et hâte, est plutôt de trouver refuge dans un pays d’accueil et de quitter le pays où la persécution est alléguée. Les demandeurs, dans Gebetas c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1241, paragraphe 32, ont invoqué une raison similaire à celle du demandeur pour expliquer leur délai. Dans cette cause, la Cour fédérale a jugé que « Du point de vue de la Cour, cette explication n’est pas un motif raisonnable qui justifie de reporter la présentation d’une demande d’asile dans un autre pays et elle témoigne clairement d’une absence de crainte subjective de persécution ».

[9]               Le demandeur a dit à la Commission qu’il avait entendu parler du processus canadien d’asile par sa sœur, qui réside au Canada, et qu’il était resté aux États­Unis pendant cinq mois en attendant que ses documents arrivent. La Commission a également rejeté cette explication. Quand il est arrivé aux États­Unis, le demandeur avait son certificat de résidence qui pouvait prouver l’absence de statut en Inde et au Tibet – ce qui était suffisant pour présenter une demande. Ce n’est qu’après l’expiration de son certificat de résidence que le demandeur a décidé de déposer une demande d’asile.

[10]           La Commission a jugé plus troublant que, selon la prépondérance des probabilités, le demandeur n’ait fait aucun effort pour demander l’asile aux États­Unis. La Cour fédérale a statué qu’il s’agissait d’un facteur légitime à prendre en considération en évaluant les aspects subjectifs d’une réclamation : Garavito Olaya c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 913, paragraphe 55 [Olaya]. Une personne qui ne cherche pas à obtenir l’asile à la première occasion ne peut pas prétendre avoir une véritable crainte subjective : Huerta c. Canada (Emploi et Immigration) (1993), 157 NR 225 (CAF). Selon la Commission, si le demandeur craignait vraiment de retourner en Inde ou au Tibet, il aurait déposé une demande d’asile aux États­Unis dès qu’il est arrivé dans ce pays, puisque rien n’empêchait légalement le demandeur de le faire. Le fait que cette étape n’ait pas été franchie immédiatement, compte tenu notamment de la précarité de la situation internationale du demandeur, et la prétendue menace à sa sécurité dans les deux pays, remet en question l’authenticité de sa peur.

[11]           La Commission a remarqué que ses décisions ont été confirmées par la Cour fédérale qui a conclu à une absence de crainte subjective fondée sur le fait que le demandeur n’a pas fait de demande d’asile dans un pays, en l’occurrence les États­Unis, signataire de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés : Ortiz Garzon c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 299; Cortes c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 254. Dans Bobic c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2004 CF 1488, la Cour a déclaré que les motifs du demandeur pour ne pas revendiquer le statut de réfugié dans un pays étranger doivent être valables afin d’éviter des conclusions défavorables liées au fait de ne pas avoir demandé l’asile.

[12]           La Commission a estimé que le demandeur n’a pas établi l’existence d’un fondement subjectif de sa crainte, et n’a pas fourni d’éléments de preuve faisant état d’autres aspects importants de sa demande d’asile.

IV.             QUESTIONS EN LITIGE

[13]           Le demandeur a soulevé les questions suivantes au cours de la présente instance :

1)      La Commission a­t­elle erré en concluant que le demandeur n’avait pas de crainte subjective parce qu’il ne revendiquait pas l’asile aux États­Unis?

2)      La Commission a­t­elle erré en rejetant la demande sans évaluer si le demandeur avait établi d’autres éléments de preuve faisant état d’autres aspects importants de sa demande d’asile?

V.                NORME DE CONTRÔLE

[14]           La Cour suprême du Canada dans l’affaire Dunsmuir c. Nouveau­Brunswick, 2008 CSC 9 (Dunsmuir) a décidé que l’analyse de la norme de contrôle n’a pas besoin d’être menée dans tous les cas. En revanche, lorsque la norme de contrôle applicable à la question en cause est bien établie en jurisprudence, la cour de révision peut l’adopter. Ce n’est que lorsque cette démarche se révèle infructueuse ou que la jurisprudence semble devenue incompatible avec l’évolution récente des principes de common law concernant le contrôle judiciaire que la cour de révision procédera à l’examen des quatre facteurs de l’analyse relative à la norme de contrôle : Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, paragraphe 48.

[15]           La norme de contrôle judiciaire pour l’évaluation des deux questions soulevées est celle de la raisonnabilité : Dunsmuir, précité; Uyucu c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 404, paragraphe  21; Cornejo c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 261 paragraphe 17.

[16]           Lorsque la Cour effectue le contrôle d’une décision selon la norme de la décision raisonnable, son analyse porte sur « la justification de la décision, la transparence et l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi [que sur] l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ». Voir Dunsmuir, précité, au paragraphe 47 et Khosa c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CSC 12, paragraphe 59. Autrement dit, la Cour ne devrait intervenir que si la décision contestée est déraisonnable en ce sens qu’elle n’appartient pas « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ».

VI.             DISPOSITIONS LÉGISLATIVES

[17]           Les dispositions suivantes de la Loi sont applicables en l’espèce :

Définition de « réfugié »

Convention Refugee

96. A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques:

96. A Convention refugee is a person who, by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

(a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

(b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

Personne à protéger

Person in need of protection

97. (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée:

97. (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

(a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

(b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles­ci ou occasionnés par elles,

(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

(2) A également qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et fait partie d’une catégorie de  personnes auxquelles est reconnu par règlement le besoin de protection.

(2) A person in Canada who is a member of a class of persons prescribed by the regulations as being in need of protection is also a person in need of protection.

Preuve

No credible basis

107. (2) Si elle estime, en cas de rejet, qu’il n’a été présenté aucun élément de preuve crédible ou digne de foi sur lequel elle aurait pu fonder une décision favorable, la section doit faire état dans sa décision de l’absence de minimum de fondement de la demande.

107. (2) If the Refugee Protection Division is of the opinion, in rejecting a claim, that there was no credible or trustworthy evidence on which it could have made a favourable decision, it shall state in its reasons for the decision that there is no credible basis for the claim.

VII.          ARGUMENT

A.                Demandeur

(1)               Présentation tardive de la demande d’asile

[18]           Le demandeur fait valoir que même si un délai pour faire une demande d’asile constitue un facteur pertinent à considérer, il n’est pas déterminant en soi : Huerta c. Canada (Emploi et Immigration) (1993), ACF No 271. Toute explication raisonnable motivant une présentation tardive de demande d’asile doit tenir compte de : Hue c. Canada (Emploi et Immigration) (1988), ACF No 283. En outre, la jurisprudence a établi que de ne pas demander l’asile dans un autre pays peut miner la crédibilité, mais ne saurait être déterminante de l’absence de crainte subjective : Gavryushenko c. Canada (Citoyenneté et Immigration), [2000] ACF No 1209, au paragraphe 11 [Gavryushenko]; Gonzales c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1292; Lopez c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 102; Sosa c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 428; Sun c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 387 [Sun].

[19]           Le demandeur soutient que la Commission a commis une erreur en imposant le devoir de chercher asile à la première occasion, car une telle obligation n’existe pas en droit : Rodriguez c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 4, au paragraphe 7; Gavryushenko, précité. Le professeur Hathaway a écrit que la Convention ne requiert pas [TRADUCTION] « le réfugié n’est pas tenu de demander la protection du pays le plus proche de son pays d’origine, ou même du premier État dans lequel il s’enfuit ». Il n’est pas nécessaire non plus que le demandeur de statut quitte son pays de premier asile et se rende directement dans le pays où il a l’intention de demander une protection durable : James C. Hathaway, The Law of Refugee Status, (Toronto, Butterworths, 1991), p. 49.

[20]           Le fait de ne pas demander l’asile dans le premier pays où il arrive ne constitue pas un motif justifiant un refus d’accorder l’asile à un demandeur :

Malgré la croyance répandue qu’un réfugié doit demander l’asile dans le premier pays sûr où il arrive, le fait de ne pas demander l’asile dans sa région d’origine ou dans le premier pays d’arrivée ne constitue pas un motif de refus de reconnaissance du statut de réfugié. Il y a souvent de bonnes raisons pour lesquelles un réfugié peut voyager au­delà du premier État sûr qu’il atteint, y compris au­delà de sa propre région.

...

Quel que soit le point de vue sur cette question stratégique plus large, le texte de la Convention relative au statut des réfugiés indique clairement que le statut de réfugié ne peut être refusé en se fondant sur la possibilité de demander l’asile ailleurs dans les deux situations mentionnées aux paragraphes 1(D) et 1(E) – traitant de l’accès à la protection ou à l’assistance de l’ONU (autre que le HCR), et de l’accès à la protection en tant que ressortissant de facto d’un pays de résidence antérieur.

James C. Hathaway et Michelle Foster, The Law of Refugee Status, 2e éd. (Cambridge University Press, 2013), p. 31­33 [The Law of Refugee Status, 2e éd.].

[21]           Une enquête qui assimile le fait de ne pas demander l’asile dans un pays intermédiaire à un manque de crainte subjective est erronée. La crainte subjective pertinente est la crainte d’être persécuté dans le pays d’origine; le séjour prolongé d’un candidat dans un pays intermédiaire pourrait, tout au plus, révéler une absence de crainte à l’égard de la situation dans ce pays en particulier: The Law of Refugee Status, 2e éd., p. 98­99.

[22]           En outre, la Commission n’a pas dûment examiné les explications fournies par le demandeur. En ce qui concerne le fait de ne pas avoir demandé l’asile aux États­Unis, le demandeur a expliqué qu’il avait toujours eu l’intention de chercher refuge au Canada. En ce qui concerne le délai de cinq mois pour entrer au Canada, le demandeur a expliqué qu’il fallait attendre que des documents arrivent, notamment son certificat de naissance, dont on lui avait dit qu’il serait requis pour l’entrée au Canada.

[23]           La sœur du demandeur est au Canada; elle est arrivée à la suite d’une demande de parrainage par son époux. La Cour a jugé que de retrouver des membres de la famille constitue une raison valable de ne pas demander l’asile dans le premier pays d’arrivée lorsque vous voyagez vers le Canada : Gopalarasa c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1138, paragraphes 32­35 [Gopalarasa].

[24]           Suivant l’exemple de Gopalarasa, la Cour, dans Alekozai c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 158, a abordé le fait qu’un demandeur ne demande pas l’asile aux États­Unis pendant une période de deux mois passés là­bas. La Cour a accepté que le demandeur n’ait jamais envisagé de faire une demande aux États­Unis parce qu’il avait l’intention de faire du Canada son pays de refuge, puisqu’il avait deux sœurs qui y vivaient : [traduction]«...alors que les États­Unis constituent un pays tiers sûr, l’une des exceptions à l’application de la règle du pays tiers sûr est de transiter par un pays sûr pour faire une demande dans un pays où le demandeur a de proches parents » (paragraphe 12).

[25]           Le demandeur fait valoir qu’il a fourni une explication raisonnable à son refus de venir au Canada avant le 10 octobre 2012. Le demandeur aurait pu, comme indiqué par la Commission dans ses motifs, lancer sa demande en utilisant les documents déjà en sa possession. Toutefois, le demandeur soutient que, selon les conseils qu’il a reçus, il croyait qu’il ne pouvait pas, comme il l’avait prévu, entreprendre le processus de demande d’asile au Canada sans un certificat de naissance. Le demandeur s’est appuyé sur l’information que lui a fournie Vive La Casa, un organisme d’immigration, et – comme l’avocat du demandeur a fait remarquer à son audition de la demande d’asile – s’il n’avait pas eu son certificat de naissance, le personnel de l’organisme d’immigration aurait pu refuser de lui donner un rendez­vous pour lancer sa demande d’asile.

[26]           La Commission a erré en arrivant à la conclusion qu’il n’y avait aucun fondement subjectif de la crainte de persécution du demandeur fondée uniquement sur le fait que le demandeur n’a pas fait une demande aux États­Unis. La Commission a imposé au demandeur l’obligation de chercher refuge à la première occasion dans un pays tiers, lorsqu’il n’existe en droit aucune obligation de la sorte. La Commission a commis une erreur en ne tenant pas compte des explications raisonnables du demandeur.

(2)               Défaut d’évaluer les autres éléments de preuve

[27]           Le demandeur affirme que la Commission a encore erré en rejetant sa demande sans tenir compte de ses autres éléments de preuve. La Cour a jugé que même si la Commission a tiré une conclusion défavorable quant à la crédibilité fondée sur le retard à présenter une demande d’asile, il était néanmoins nécessaire d’examiner la question centrale, et plus large, de crainte fondée : Papsouev c. Canada (Citoyenneté et Immigration), [1999] ACF No 769, aux paragraphes 20 et 21 :

[20]      Sans doute que bien des décisions appuient la thèse selon laquelle une commission peut tenir compte du caractère tardif d’une revendication du statut de réfugié pour attaquer la crédibilité d’un intéressé, mais aucune des décisions invoquées à l’appui de ce principe n’est utile étant donné qu’il ne s’agit pas du principal motif invoqué pour rejeter la revendication. Il s’agit habituellement d’un motif accessoire à ce qu’on considère comme un motif plus fondamental de ne pas reconnaître le statut de réfugié à un intéressé.

[21]      Par conséquent, même si la Commission a conclu que les demandeurs n’étaient pas crédibles et a rejeté la relation de ce qui leur est arrivé en Russie parce qu’ils ont tardé à présenter leur revendication, elle devait quand même examiner ou commenter la question fondamentale de savoir si oui ou non les demandeurs avaient une crainte fondée de persécution en Russie du fait de leur religion; ou, dans le cas de M. Papsouev, du fait de son association avec des Juives. En fait, la preuve documentaire portant sur la situation des Juifs en Russie peut tendre à appuyer les affirmations des demandeurs selon lesquelles les personnes juives sont exposées à un risque en Russie.

[28]           La Commission n’a pas tenu compte des autres éléments de la revendication du demandeur, notamment la preuve du profil politique, religieux et familial du candidat, ainsi que les documents du pays concernant les mauvais traitements infligés aux Tibétains politiquement actifs en Chine et en Inde. Le demandeur a participé à des manifestations et vient d’une famille engagée politiquement liée au gouvernement tibétain en exil. Ces éléments de preuve auraient dû être considérés eu égard aux articles 96 et 97 : Li c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2005 CAF 1 [Li].

B.                 Défendeur

(1)               Omission de prouver qu’il y avait crainte subjective

[29]           Le défendeur soutient que la conclusion de la Commission selon laquelle le demandeur n’avait pas une crainte subjective de persécution, fondée sur son omission de demander l’asile aux États­Unis, était raisonnable. Le fait de ne pas demander l’asile dans un pays signataire avant d’arriver au Canada constitue une considération pertinente pour rejeter une demande : Olaya, précité, aux paragraphes 52 à 54.

[30]           Quelqu’un qui a vraiment peur revendique le statut de réfugié à la première occasion, et la présentation tardive de la demande d’asile constitue un facteur important que la Commission a le droit de soupeser : Cruz c. Canada (Emploi et Immigration), [1994] F.C.J. No 1247, aux paragraphes 10 à 12; Castillejos c. Canada (Citoyenneté et Immigration), [1994] F.C.J. No1956, au paragraphe 11.

[31]           Le défendeur soutient que, contrairement aux arguments du demandeur, ce n’est pas le délai de présentation d’une demande d’asile qui est déterminant, mais plutôt le fait qu’il n’ait pas fait de demande à la première occasion. La Commission a raisonnablement conclu, en se fondant sur les éléments de preuve soumis, que le demandeur n’avait pas une crainte subjective de persécution, en raison du fait qu’il n’a pas demandé l’asile aux États­Unis. Cela était insuffisant pour refuser l’asile au demandeur.

[32]           Les explications du demandeur ont été examinées et ont finalement été rejetées. La Commission a rejeté les explications du demandeur du délai (qu’il avait l’intention de demander l’asile au Canada) et a noté que le Canada n’est pas le seul pays qui accepte des réfugiés. De même, la déclaration du demandeur selon laquelle il attendait des documents s’est avérée faible puisqu’il avait en sa possession suffisamment d’éléments pour démontrer l’absence alléguée de statut au Tibet et en Inde, et puisqu’il aurait pu présenter sa demande avec son certificat de résidence.

[33]           L’absence d’une explication satisfaisante pour ne pas présenter une demande peut porter un coup fatal à la demande d’asile, même lorsqu’il n’y a aucune autre raison de remettre en cause la crédibilité. L’affirmation du demandeur selon laquelle il avait toujours eu l’intention de venir au Canada a été examinée, mais n’a pas été acceptée. L’analyse de la Commission n’était pas déraisonnable dans ce cas­ci : Guarin Caicedo  c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1092, au paragraphe 21.

[34]           Le fait de ne pas avoir demandé l’asile pendant qu’il était aux États­Unis constitue une conduite qui reflète l’état d’esprit du demandeur et cette attitude n’est pas celle d’un individu qui a une telle crainte de persécution que sa motivation première et pour ainsi dire sa seule motivation est d’obtenir une protection à l’encontre d’un retour dans son pays d’origine, indépendamment de l’endroit où il peut obtenir cette protection. Pillai c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2001 CFPI 1417, paragraphe 28; Sellathamby c. Canada (Citoyenneté et Immigration), [2000] ACF No 839, paragraphes 8 à 10; Bogus c. Canada (Emploi et Immigration), (1993) 71 FTR 260 (C.F. 1re inst.), au paragraphe 5; conf. par [1996] ACF No 1220 (CAF).

[35]            Le défendeur soutient que Gavryushenko et Sun, précités, ne sont d’aucune utilité pour le demandeur. Alors que dans ces cas, la Cour a statué que le fait de ne pas demander l’asile ne peut pas constituer le seul fondement d’une conclusion négative de crédibilité, ici le demandeur n’a pas de crainte subjective de persécution selon le fondement de son omission de demander l’asile.

(2)               L’absence de crainte subjective est déterminante

[36]           Pour que sa revendication du statut de réfugié soit couronnée de succès, un demandeur d’asile doit prouver une crainte subjective de persécution. La Cour a établi dans Kamana c. Canada (Citoyenneté et Immigration), [1999] ACF No 1695, « L’absence de preuve quant à l’élément subjectif de la revendication constitue une lacune fatale qui justifie à elle seule le rejet de la revendication puisque les deux éléments de la définition de réfugié, subjectif et objectif, doivent être rencontrés » (au paragraphe 10).

[37]           La Cour suprême du Canada a déterminé que pour établir la crainte de persécution, un demandeur doit subjectivement craindre la persécution et cette crainte doit être objectivement fondée. Par conséquent, un manque de preuves qui reflète l’élément subjectif de la demande entraîne son échec : Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689; Tabet­Zatla c. Canada (Citoyenneté et Immigration), [1999] ACF No 1778 (1re inst.). Dans le cas présent, la Commission a conclu que le demandeur ne satisfaisait simplement pas à l’élément subjectif du critère, et en conséquence, sa demande a été rejetée.

VIII.       ANALYSE

[38]           Toute l’analyse de la Commission met l’accent sur l’omission du demandeur de présenter une demande d’asile aux États­Unis avant de venir au Canada :

Il est resté aux États­Unis pendant cinq mois, a attendu que son certificat de résidence de l’Inde expire, et s’est ensuite rendu au Canada pour faire une demande d’asile. Le tribunal a de la difficulté à accepter que cette façon d’agir constitue le signe d’une crainte subjective.

(Décision, au paragraphe 17)

[39]           La décision se fonde sur l’échec du demandeur d’établir la « crainte subjective », à la satisfaction de la Commission. À mon avis, il y a des problèmes importants concernant la manière dont la Commission traite les explications du demandeur sur son séjour aux États­Unis avant son arrivée au Canada. Par exemple, la Commission ne tient pas vraiment compte de la preuve démontrant que Vive La Casa a conseillé au demandeur de ne pas se rendre à la frontière canadienne pour présenter une demande d’asile sans un certificat de naissance. La Commission semble aussi estimer que le fait d’avoir de la famille au Canada n’est pas une excuse pour ne pas faire une réclamation immédiatement aux États­Unis. Cette Cour a jugé que le fait de retrouver des membres de la famille constitue une raison valable de ne pas demander l’asile dans le premier pays d’arrivée lorsque l’on voyage vers le Canada : voir Gopalarasa, précité, aux paragraphes 32 à 35. Il n’est cependant pas pertinent de faire référence à ces problèmes en détail parce que la décision fait fi de toute demande d’asile fondée sur l’article 97 et ne mentionne même pas cette disposition, qui n’exige pas qu’un demandeur établisse la crainte subjective. voir Li, précité, aux paragraphes 32 et 33.

[40]           Le demandeur est un citoyen du Tibet qui est né et a grandi en Inde. Il est un disciple de Sa Sainteté le dalaï­lama et est membre du Tibetan Youth Congress. Il a affirmé qu’il craint de retourner au Tibet où il serait persécuté pour ses origines, ses opinions politiques et religieuses, ainsi qu’en raison d’un lien familial important – son oncle, Sandhong Rinpoche, fut premier ministre du gouvernement tibétain en exil jusqu’en 2011 et travaille présentement dans les bureaux privés de Sa Sainteté le dalaï­lama. Sandhong Rinpoche est un homme recherché en Chine. Rien de tout cela n’a été remis en question par la Commission. Il n’y avait aucune conclusion défavorable de crédibilité concernant ces questions. De toute évidence, le demandeur a objectivement un profil qui pourrait lui faire courir des risques importants s’il retournait au Tibet. Pourtant la Commission a choisi de ne pas tenir compte entièrement de ces éléments de la demande, sans jamais mentionner l’article 97. C’est déraisonnable et l’affaire doit être renvoyée pour réexamen.

[41]           Les avocats conviennent qu’il n’y a aucune question à certifier et la Cour est du même avis.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1)      La demande est accueillie. La décision est annulée et l’affaire est renvoyée pour réexamen par un autre commissaire.

2)      Aucune question n’est soumise pour être certifiée.

« James Russell »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1230-15

 

INTITULÉ :

TENZIN WANGCHUK c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 4 novembre 2015

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE RUSSEL

 

DATE DES MOTIFS :

Le 9 février 2016

 

COMPARUTIONS :

D. Clifford Luyt

POUR LE DEMANDEUR

 

Neeta Logsetty

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

D. Clifford Luyt

Avocat­procureur

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

William F. Pentney

Sous­procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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