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Date : 20160211


Dossier : IMM-2125-15

Référence : 2016 CF 181

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 11 février 2016

En présence de monsieur le juge Southcott

ENTRE :

MANUELA JANICE CANTOS ROCHA

ALEXANDRA JANICE MIO CANTOS

STEFANY BETZABET MIO CANTOS

BRYAN JAMILL MIO CANTOS

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision de la Section de la protection des réfugiés (SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada, décision dans laquelle il a été déterminé que les demandeurs n’étaient ni des réfugiés au sens de la Convention en vertu de l’article 96 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (LIPR) ni des personnes à protéger en vertu de l’article 97 de la LIPR.

[2]               La demande est accueillie pour les motifs suivants.

I.                   Contexte

[3]               Manuela Janice Cantos Rocha (la demanderesse principale) et ses trois enfants, Alexandra Janice Mio Cantos, Stefany Betzabet Mio Cantos et Bryan Jamill Mio Cantos, sont des citoyens du Pérou. La demanderesse principale a 35 ans. Elle soutient qu’à l’âge de 17 ans, elle a entamé une union de fait avec Percy Lorenzo Mio Huancas (son mari). Ses trois enfants sont nés de cette union. Cependant, son mari est devenu violent et a commencé à s’en prendre à elle verbalement et physiquement. Il faisait aussi preuve de violence physique à l’endroit des enfants.

[4]               La demanderesse principale soutient que la violence s’est intensifiée au fil des ans et que, malgré plusieurs plaintes déposées auprès de la police, plusieurs arrestations et la délivrance d’ordonnances de garantie, les mauvais traitements se sont poursuivis. En conséquence, les demandeurs ont quitté le Pérou le 25 octobre 2012 et sont venus au Canada. Ils ont présenté une demande d’asile le 30 novembre 2012.

II.                Décision de la SPR

[5]               Les facteurs déterminants qui ont conduit la SPR à rejeter la requête des demandeurs sont les craintes subjectives, la crédibilité et la protection de l’État.

[6]               La SPR a admis que la demanderesse principale et son mari ont entretenu une relation de violence jusqu’en 2007. Elle a toutefois conclu que la demanderesse principale souhaitait rejoindre les membres de sa famille au Canada et que, plutôt que de régler la question aux termes des lois en matière d’immigration, elle a décidé de recourir au système de protection des réfugiés en manipulant un ensemble de faits de base, selon lesquels la violence familiale est un problème de taille au Pérou. La SPR a conclu que la demanderesse principale avait monté de toutes pièces une histoire où elle avait continuellement subi la violence de la part de son mari jusqu’à ce qu’elle quitte le Pérou le 25 octobre 2012, et où la police ne lui avait pas offert une protection adéquate.

[7]               Au moment d’en arriver à sa conclusion, la SPR avait des doutes quant à la crédibilité de la relation entre la demanderesse principale et son père. La SPR a souligné que des parents féminins de la demanderesse étaient au courant de la relation de violence. On a toutefois allégué que le père de la demanderesse n’a découvert la situation qu’en juin 2012, et qu’il lui a ensuite envoyé une lettre d’invitation pour qu’elle présente une demande de visa ainsi que de l’argent pour qu’elle achète des billets d’avion à destination du Canada. La SPR a conclu que, si les demandeurs avaient été victimes de violence pendant 17 ans, le père de la demanderesse principale l’aurait découvert avant juin 2012. De plus, la SPR a fait remarquer que la demanderesse principale avait commis un certain nombre d’erreurs concernant la date où elle allègue que son père a été informé de la situation de violence, soit de 2011 à 2012.

[8]               La SPR a également fait observer qu’après que la demanderesse principale a parlé à son père et obtenu les passeports, il y a eu un débordement d’incidents liés à une prétendue violence familiale. Auparavant, le dernier incident s’était produit le 2 mai 2007. La SPR a souligné que deux incidents qui seraient survenus en octobre 2012 n’ont été consignés par la police qu’une fois que la demanderesse principale a quitté le Pérou. Elle accorde très peu de poids aux rapports de police datant de 2011 et de 2012.

[9]               Comme aucune plainte n’a été déposée de mai 2007 à juin 2011, la SPR a jugé raisonnable de supposer qu’au cours de cette période, la demanderesse principale et son mari étaient séparés, et qu’elle avait reçu une assignation en garantie à la suite de l’incident du 2 mai 2007; ainsi, le mari était tenu de demeurer loin de la demanderesse, obligation qu’il a respectée.

[10]           La SPR a mentionné qu’elle tenait compte du fait que les victimes de violence familiale ne dénoncent pas toujours les auteurs de mauvais traitements. Cependant, elle a précisé que la demanderesse principale avait déposé plusieurs plaintes auprès de la police pour violence familiale depuis 1997. Par conséquent, la SPR estime raisonnable de conclure que la demanderesse aurait signalé aux autorités tout incident de 2007 à 2011.

[11]           La SPR a ajouté que les rapports de police que la demanderesse a présentés en 2011 et en 2012 faisaient état de motifs contradictoires pour expliquer le fait qu’elle n’avait pas signalé les mauvais traitements – dans un cas, des menaces de mort, et dans un autre cas, la méconnaissance de la procédure. La SPR estime que ces éléments sont contradictoires et source de confusion, d’autant plus que la demanderesse principale a affirmé qu’elle ne connaissait pas la procédure à suivre pour déposer une plainte, mais qu’elle a aussi présenté des rapports de police démontrant le dépôt de plaintes. De plus, la SPR a tiré des conclusions semblables après avoir entendu le témoignage de la demanderesse principale selon lequel elle n’a pas signalé chacun des incidents de crainte que son mari ne la batte. La SPR considère que cela contredit le témoignage de la demanderesse selon lequel elle a déposé plus de 20 rapports.

[12]           La description qu’a donnée la demanderesse principale de la façon dont elle a pu quitter son mari pour venir au Canada a également été jugée déraisonnable. La SPR a relevé des incohérences dans les éléments de preuve qu’a présentés la demanderesse, éléments qui démontrent qu’elle avait inventé une histoire selon laquelle elle et ses enfants voulaient se rendre au Canada pour assister au mariage de son frère, mais qu’elle avait aussi drogué et dupé son mari pour qu’il signe les demandes de visa.

[13]           Lors de l’examen de tous les éléments de preuve qui lui ont été présentés, la SPR n’a accordé que très peu de poids au témoignage de Stefany, la fille de la demanderesse principale, qui corroborait le témoignage de sa mère au sujet des mauvais traitements. En effet, il n’a aucunement été question de mauvais traitements lors d’une évaluation psychologique qu’a subie Stefany en 2010.

[14]           La SPR a accordé peu d’importance aux rapports psychologiques et médicaux ainsi qu’aux lettres rédigées par la mère et l’oncle de la demanderesse principale. Elle conclut que les rapports ne peuvent corroborer la demande et que si la famille souffrait, elle en aurait informé le père plus tôt.

[15]           En ce qui concerne la protection de l’État, la SPR a évoqué le fait que la demanderesse principale avait dénoncé des incidents à la police. Cependant, la SPR a conclu que, pour étayer ses déclarations, la demanderesse a inventé une histoire selon laquelle elle n’avait pas reçu d’aide des autorités. La demanderesse a déclaré qu’elle avait demandé et obtenu une assignation en garantie à trois reprises, mais que son mari avait enfreint l’assignation, qu’elle avait appelé la police et que celle-ci ne l’avait pas protégée. La SPR a souligné que rien n’a été mentionné à propos de l’assignation en garantie personnelle dans l’exposé des faits du Formulaire de renseignements personnels (FRP) de la demanderesse. La SPR a rejeté l’explication de la demanderesse selon laquelle elle croyait que le fait d’avoir indiqué qu’elle avait demandé en vain de l’aide à la police était suffisant.

[16]           Enfin, la SPR a cité des éléments de preuve documentaire concernant le Pérou et la violence à l’endroit des femmes. Elle a déterminé que le Pérou déployait des efforts considérables pour protéger ses citoyens et qu’une protection de l’État adéquate, bien qu’elle ne soit pas parfaite, était offerte. Elle a conclu que la demanderesse principale avait demandé et reçu la protection de l’État au Pérou, que des ressources s’offraient à elle, mais qu’elle n’en avait pas profité.

III.             Questions en litige et norme de contrôle

[17]           Les demandeurs soumettent à la Cour les questions suivantes aux fins d’examen :

A.                Les conclusions de la SPR quant à la crédibilité étaient-elles déraisonnables et tirées de façon abusive ou arbitraire?

B.                 La SPR a-t-elle commis une erreur en n’appliquant pas les directives du président concernant la persécution fondée sur le sexe, malgré le fait qu’elle y a fait référence, et en ne tenant pas compte d’éléments de preuve pertinents dont elle disposait?

C.                 La SPR a-t-elle commis une erreur de fait et de droit en tirant ses conclusions sur la protection de l’État?

[18]           J’estime que, en l’espèce, la norme de contrôle devant être appliquée à la décision de la SPR est celle du caractère raisonnable (Dunsmuir c. New Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47).

IV.             Observations des parties

A.                Position des demandeurs

[19]           Les demandeurs allèguent que les conclusions du commissaire quant à la crédibilité nécessitent qu’il justifie pourquoi il estime que la violence a cessé en 2007. Les conclusions du commissaire sont fondées sur des spéculations et des conjectures, et non sur les éléments de preuve dont il dispose.

[20]           Les demandeurs soutiennent que la demanderesse principale a donné une explication raisonnable pour justifier le fait qu’elle n’a pas parlé des mauvais traitements à son père. La demanderesse n’habitait plus avec son père, qui était furieux qu’elle eût quitté la maison pour vivre avec un homme. La conclusion selon laquelle son père aurait été informé plus tôt des mauvais traitements et qu’il serait intervenu n’est qu’une conjecture qui n’est appuyée par aucun élément de preuve.

[21]           Les demandeurs allèguent également que la SPR a tort en concluant que les activités qui ont eu lieu après la conversation entre la demanderesse principale et son père visaient à étayer la demande. Le FRP décrit des incidents de violence survenus en 2009 et en 2010, soit avant cette conversation. La SPR n’a pas non plus reconnu que les deux rapports de police les plus récents – bien qu’ils aient été enregistrés dans le système informatique de la police à des dates postérieures à la date où la demanderesse a quitté le Pérou – font état de plaintes ayant été déposées à des dates antérieures au départ de la demanderesse. En outre, rien ne prouve que les rapports ne soient pas authentiques.

[22]           Les demandeurs ont ensuite fait référence à la conclusion de la SPR à propos d’une ordonnance de protection qu’a respectée le mari de la demanderesse principale à compter de 2007. Ils allèguent qu’il s’agit là de spéculations et de conjectures qui vont à l’encontre des véritables éléments de preuve. Selon les éléments de preuve qu’a présentés la demanderesse principale au sujet des ordonnances de protection ou des garanties personnelles, celles-ci étaient inefficaces puisque la police ne les appliquait pas.

[23]           Les demandeurs soutiennent que la SPR a déraisonnablement conclu que la demanderesse principale aurait signalé tout mauvais traitement survenu de 2007 à 2011, étant donné qu’elle a expliqué pourquoi elle ne signalait pas toujours de tels incidents. Ils ajoutent que la SPR a commis une erreur en déterminant qu’il y avait incohérence entre l’explication de la demanderesse principale selon laquelle elle ne connaissait pas la procédure à suivre pour déposer une plainte et le fait qu’elle avait déposé de nombreuses plaintes. Ils soulignent que le témoignage de la demanderesse principale sur son incertitude quant à la procédure évoquait la frustration qu’elle avait ressentie parce que la procédure qu’elle avait auparavant suivie n’était pas efficace.

[24]           De plus, les demandeurs soutiennent que les éléments de preuve qu’a présentés la demanderesse principale lorsqu’elle a décrit la fuite de sa famille vers le Canada (elle a indiqué à son mari une raison temporaire pour se rendre au Canada et elle l’a dupé pour qu’il signe les documents des demandes de visa) ne sont pas contradictoires.

[25]           Lors de l’audience concernant cette demande, les demandeurs ont fait valoir que la SPR a commis une erreur en n’accordant que très peu de poids au témoignage de la fille de la demanderesse principale, qui corroborait le témoignage de sa mère au sujet de la violence. En effet, la SPR a déterminé qu’il n’avait aucunement été question de violence dans le cadre d’une évaluation psychologique qu’avait subie Stefany, la fille de la demanderesse, en 2010. La demanderesse a fait observer que, même si Stefany a fait l’objet d’une évaluation psychologique, ce n’est pas elle, mais plutôt Alexandra, l’aînée, qui a présenté le témoignage à l’appui lors de l’audience devant la SPR.

[26]           En ce qui concerne la protection de l’État, les demandeurs affirment que la SPR répète un grand nombre de ses constatations négatives précédentes quant à la crédibilité dans son analyse de la protection de l’État. De plus, ils allèguent qu’il n’était pas raisonnable que la SPR conclue qu’aucun élément de preuve ne corroborait la violation des garanties personnelles, compte tenu des éléments de preuve selon lesquels la police n’est pas venue en aide à la demanderesse. Il était déraisonnable de s’attendre à ce que les demandeurs fournissent des éléments de preuve provenant des autorités péruviennes et indiquant que celles-ci avaient refusé d’appliquer une ordonnance tels qu’elles étaient censées le faire.

[27]           Bien que la SPR produise en partie les éléments de preuve documentaire sur les conditions du pays, les demandeurs soutiennent qu’elle ne réalise aucune analyse approfondie de ces éléments. La preuve documentaire démontre que les femmes victimes de violence ne sont pas protégées comme il se doit, que la corruption demeure un problème permanent au Pérou et que, même s’il existe un cadre de protection, les victimes de violence familiale n’ont pas accès à une protection de l’État adéquate. Voilà qui corrobore les éléments de preuve présentés par la demanderesse principale et indiquant qu’elle a consulté la police et d’autres autorités à de nombreuses reprises pour obtenir une protection, mais que les autorités n’ont jamais empêché son mari de poursuivre ses attaques.

[28]           Enfin, les demandeurs affirment que la SPR a commis une erreur de droit en déclarant que le Pérou déploie des efforts considérables pour protéger ses citoyens et qu’il existe donc une protection de l’État adéquate. Les efforts considérables que déploie un État ne suffisent pas et ne reviennent pas à offrir une protection adéquate [Muvangua c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 542].

[29]           Pour ce qui est des directives concernant la persécution fondée sur le sexe, les demandeurs allèguent que la SPR y fait référence, mais qu’elle ne les applique pas de manière rigoureuse. Ils se fondent sur l’affaire Danelia c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 707, aux paragraphes 32 et 33, ainsi que sur l’affaire Evans c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 444, aux paragraphes 8, 14, 16, 17 et 18, affaire qui touche le même commissaire de la SPR.

B.                 Position du défendeur

[30]           Le défendeur souligne que la Cour a conclu qu’elle manifesterait une retenue élevée à l’égard des constatations en matière de crédibilité. Il soutient que la SPR a raisonnablement déterminé que la crédibilité de la demanderesse principale avait été minée et que celle-ci avait monté de toutes pièces ses allégations. Ces dernières englobent le fait que le père de la demanderesse n’a été informé des mauvais traitements qu’en juin 2012; ainsi, la demanderesse a pu justifier le fait qu’elle n’a pas quitté le Pérou même si elle a prétendument subi de la violence sans arrêt au fil des ans.

[31]           Le défendeur affirme que la SPR a raisonnablement conclu que la demanderesse principale a inventé les allégations de violence familiale pour étayer sa demande d’asile; la SPR s’est appuyée sur l’absence de rapports de police de 2007 à 2011. La SPR n’a raisonnablement pas cru aux éléments de preuve indiquant que la demanderesse principale ne pouvait pas quitter son mari et qu’elle a dû le droguer pour qu’il signe les demandes de visa. De plus, la SPR s’est fiée de façon raisonnable à l’évaluation psychologique de l’une des demanderesses, Stefany, évaluation ne faisant état d’aucune violence. Le défendeur souligne que la SPR a conclu que les demandeurs n’avaient pas de crainte subjective de persécution et que cela était suffisant pour rejeter la demande.

[32]           Pour ce qui est de la protection de l’État, le défendeur soutient qu’à la lumière de tous les éléments de preuve, la SPR a raisonnablement conclu qu’une protection de l’État adéquate était offerte aux demandeurs au Pérou et que ceux-ci n’avaient pas réfuté la présomption de protection de l’État. De façon raisonnable, la SPR a conclu que les omissions dans le FRP de la demanderesse principale nuisaient à la crédibilité des éléments de preuve quant à l’insuffisance de la protection de l’État. La SPR a également déterminé qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour étayer l’allégation selon laquelle le mari de la demanderesse entretenait des liens avec la police.

[33]           En outre, le défendeur soutient qu’une attention particulière a été accordée à la preuve documentaire, la SPR ayant constaté les problèmes liés à la violence à l’endroit des femmes, tout en concluant qu’il existait des structures pour les résoudre. Le défendeur a abordé la jurisprudence relative à la protection de l’État. Il allègue notamment que les éléments de preuve indiquant que la protection offerte est adéquate, bien qu’elle ne soit pas parfaite, ne démontrent pas de façon claire et convaincante que l’État est incapable d’assurer une protection.

[34]           Enfin, le défendeur soutient que les directives concernant la persécution fondée sur le sexe ont été raisonnablement examinées et appliquées. Ces directives ne sont pas conçues pour corriger toutes les lacunes que comportent la demande ou la preuve des demandeurs. Il incombe aux demandeurs de prouver leurs déclarations et, en l’espèce, ils n’y sont pas parvenus.

V.                Analyse

[35]           Ma décision d’accueillir la présente demande repose sur l’analyse de la crédibilité effectuée par la SPR. Les conclusions qui ne sont pas étayées par des éléments de preuve, qui sont fondées sur des constatations d’invraisemblance ou qui ne sont pas suffisamment logiques pour être transparentes et raisonnables, ont eu une grande incidence sur cette analyse. Le défendeur soutient à juste titre que la Cour devrait manifester une retenue élevée à l’endroit de la SPR quant aux constatations en matière de crédibilité. Cependant, ces constatations n’échappent évidemment pas à l’examen. Je considère qu’en l’espèce, la conclusion de la SPR – à savoir que la demanderesse principale a manipulé un ensemble de faits de base liés à la violence familiale au Pérou pour inventer une histoire selon laquelle son mari était continuellement violent – est déraisonnable et ne peut être maintenue en tant que conclusion faisant partie des issues acceptables.

[36]           La SPR a reconnu que la demanderesse principale avait vécu une relation de violence jusqu’à 2007. Or, elle a ensuite conclu que la violence avait cessé à ce moment-là et que la demanderesse avait monté de toutes pièces les allégations de violence d’après 2007 et les allégations de protection de l’État inadéquate afin de pouvoir rejoindre plus facilement les membres de sa famille au Canada, comme elle le souhaitait. Toutefois, la SPR ne dispose d’aucun élément de preuve démontrant que la violence a pris fin en 2007. La conclusion de la SPR en ce sens repose plutôt sur le fait que, si la violence s’était poursuivie, le père de la demanderesse l’aurait découvert plus tôt qu’en 2011 ou 2012, sur l’absence d’incidents de violence présumés de 2007 à 2011, et sur les préoccupations de la SPR concernant les rapports de police au sujet des incidents de 2011 et de 2012.

[37]           Je reconnais que la demanderesse principale a fourni des éléments de preuve incohérents quant à la date (en 2011 ou 2012) à laquelle son père a été informé de la violence pour la première fois. Je ne conteste pas le fait que la SPR a rendu cette conclusion pour nuire à la crédibilité de la demanderesse principale. Or, la conclusion de la SPR selon laquelle la demanderesse a inventé le fait que son père n’a été mis au courant de la violence qu’en 2012, et ce, pour justifier le fait qu’elle n’a pas quitté plus tôt le Pérou, ne semble pas reposer principalement sur cette incohérence. En effet, elle semble avant tout, ou du moins notablement, fondée sur la conclusion suivante de la SPR : si les demandeurs avaient été victimes de violence pendant 17 ans comme ils le prétendent, le père l’aurait découvert beaucoup plus tôt et il aurait pris des mesures pour leur venir en aide.

[38]           Selon moi, il s’agit là d’une conclusion d’invraisemblance inadmissible. Il n’est pas plausible que le père n’ait pas été au courant de la violence subie par sa fille pendant tant d’années. Le défendeur allègue que cette conclusion est raisonnable, d’autant plus que des éléments de preuve indiquent que la mère et d’autres membres de la famille de la demanderesse principale étaient au courant des mauvais traitements. Cependant, comme l’ont souligné les demandeurs, la demanderesse principale a expliqué qu’elle ne vivait plus avec son père depuis 15 ans. Les constatations d’invraisemblance doivent être fondées sur des éléments probants ainsi que sur un processus de rationalisation clair appuyant les inférences de la Commission. Elles devraient faire état d’éléments de preuve pertinents qui pourraient permettre de réfuter de telles conclusions [Santos c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2004 CF 937, au paragraphe 15]. La conclusion de la SPR ne satisfait pas à ce critère.

[39]           Par ailleurs, cette conclusion de la SPR ne peut, logiquement, concorder avec le fait que la SPR reconnaît que la demanderesse principale a été victime de violence jusqu’en 2007. La conclusion de la SPR repose sur ce qui suit : si la demanderesse principale avait subi continuellement de mauvais traitements, son père l’aurait découvert et il aurait pris des mesures en conséquence. Toutefois, rien ne laisse entendre que son père a été informé des mauvais traitements et qu’il a pris des mesures pour aider sa fille au cours des 17 années visées, soit durant la période allant jusqu’à 2007, période pour laquelle la SPR admet que la violence avait lieu. Cette incohérence sur le plan de la logique amoindrit le caractère raisonnable de la conclusion de la SPR.

[40]           Pour expliquer la conclusion selon laquelle les mauvais traitements ont cessé en 2007, la SPR a déterminé qu’il était raisonnable de présumer que la demanderesse principale et son mari étaient séparés, que la demanderesse avait obtenu une assignation en garantie relativement à l’incident du 2 mai 2007, et que son mari avait respecté son obligation subséquente de rester loin d’elle. Cependant, aucun élément de preuve ne permet d’étayer ces hypothèses. La SPR fait uniquement référence au fait que la demanderesse principale a attesté qu’elle a obtenu trois assignations de ce type au fil des ans, et qu’elle n’a fourni des dates que pour deux d’entre elles. Je ne peux conclure qu’il s’agit là d’éléments de preuve qui étayent les constatations de la SPR. Au contraire, les éléments de preuve qu’a présentés la demanderesse principale indiquent que ces assignations, invariablement, n’avaient aucun effet, et que la demanderesse a vécu avec son mari durant toute la période où elle a été victime de violence, jusqu’à ce qu’elle quitte le Pérou en 2012. Par conséquent, je suis d’accord avec l’affirmation des demandeurs, à savoir que cet aspect de la décision de la SPR n’est pas étayé par les éléments de preuve, qu’il va à l’encontre de ceux-ci, et qu’il amoindrit donc le caractère raisonnable de la conclusion de la SPR selon laquelle la demanderesse principale a inventé une histoire où la violence s’est poursuivie après 2007.

[41]           Cette conclusion est également déraisonnable parce qu’elle porte sur ce que la SPR considère comme l’absence d’éléments de preuve fiables à l’appui d’incidents de violence postérieurs à 2007. Les constatations de la SPR démontrent qu’il y a eu des malentendus quant aux éléments de preuve liés à ces mauvais traitements. La SPR a fait référence à ce qu’elle a appelé un débordement d’incidents liés à une prétendue violence familiale, survenus après que les demandeurs ont obtenu leurs passeports en juillet 2011. Elle a déclaré que le dernier incident de violence familiale à s’être produit avant cette date remontait au 2 mai 2007. Toutefois, la SPR semble avoir fait fi des éléments de preuve contenus dans l’exposé des faits du FRP de la demanderesse principale, où sont décrits des incidents de violence survenus en 2009 et en 2010.

[42]           En ce qui concerne les rapports de police de 2011 et de 2012, je suis d’accord avec les demandeurs pour affirmer qu’il n’existe aucune logique derrière les motifs pour lesquels la SPR accorde peu d’importance à ces rapports du fait que certains ont été obtenus par la demanderesse principale, et d’autres, par sa mère. De plus, j’estime que la SPR a commis une erreur lorsqu’elle a décidé d’accorder peu d’importance aux rapports de 2012 en se fondant sur le fait qu’ils portent une date d’enregistrement postérieure à la date où la demanderesse principale est partie du Pérou. La demanderesse a quitté le Pérou le 25 octobre 2012. Les dates d’enregistrement des rapports de 2012 sont, respectivement, les 30 et 31 octobre 2012. La signification de la date d’enregistrement n’est pas claire. Cependant, chaque rapport contient aussi une section descriptive qui mentionne l’heure et la date du présumé incident de violence ainsi que l’heure, plus tard à la même date, où la demanderesse principale a signalé l’incident à la police. Dans le cas des deux rapports, la date de l’incident de violence et la date où la demanderesse l’a signalé précèdent son départ. En conséquence, je conclus que la SPR a mal interprété la signification de la date d’enregistrement (qui diffère clairement de la date de l’incident et de son signalement) ou, du moins, qu’elle a omis de mentionner la date de l’incident et de son signalement, et qu’il est donc déraisonnable de sa part de ne pas avoir tenu compte des rapports de police en raison des dates d’enregistrement.

[43]           En outre, les demandeurs soulignent à juste titre qu’il est erroné de rejeter un document officiel en l’absence d’éléments de preuve laissant croire à son invalidité [voir Halili c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2002 CFPI 999]. La décision de la SPR ne révèle aucun fondement valable pour rejeter les rapports de police de 2011 et de 2012.

[44]           En plus des rapports de police, les demandeurs évoquent d’autres éléments de preuve corroborant les incidents de violence survenus après 2007, et allèguent que la SPR a déraisonnablement fait fi de ces éléments. Je suis d’avis qu’il n’est pas nécessaire de prendre en compte l’approche de la SPR pour chaque élément de preuve à l’appui, puisque les erreurs que j’ai déjà relevées sont suffisantes pour justifier l’acceptation de cette demande. Toutefois, je tiens à noter que l’erreur la plus convaincante invoquée par les demandeurs pour ce qui est des éléments de preuve à l’appui est peut-être la déclaration de la SPR indiquant que celle-ci accorde peu de poids au témoignage de Stefany, lequel corrobore l’histoire où sa mère affirme que les demandeurs sont victimes de la violence exercée par le père. La décision indique que la SPR est parvenue à cette conclusion parce que le rapport de l’évaluation psychologique qu’a subie Stefany ne mentionne rien au sujet de cette violence.

[45]           La SPR semble avoir semé la confusion chez les filles de la demanderesse principale : le témoignage à l’appui provient de l’aînée, Alexandra, et non de Stefany, qui est visée par le rapport de l’évaluation psychologique. Lors de l’audition de la présente demande, le défendeur a allégué que cette erreur était sans importance et que l’analyse de la SPR demeurait raisonnable, car Stefany aurait été au courant des mauvais traitements s’ils s’étaient produits. Respectueusement, je ne peux accepter cet argument et je dois conclure que la SPR a commis une erreur en rejetant le témoignage d’Alexandra qui corrobore les mauvais traitements, ce que la SPR a fait en croyant à tort qu’il s’agissait de la fille visée par le rapport de l’évaluation psychologique, rapport qui ne faisait aucunement état d’incidents de violence.

[46]           En ce qui concerne la protection de l’État, il n’est pas nécessaire pour moi de tenir compte des arguments des demandeurs selon lesquels la SPR a commis une erreur en citant la législation pertinente et en examinant les documents pertinents sur les conditions du pays, parce qu’à elles seules, les erreurs liées à l’analyse de la crédibilité effectuée par la SPR rendent déraisonnable l’analyse de la protection de l’État.

[47]           Conformément à sa conclusion indiquant que les mauvais traitements avaient cessé en 2007 puisque le mari de la demanderesse principale respectait une assignation en garantie, la SPR a déterminé que la demanderesse avait bénéficié d’une protection des autorités. La SPR fonde cette conclusion sur le fait que la demanderesse principale, dans l’exposé des faits de son FRP, n’a rien mentionné au sujet des assignations en garantie personnelle ni de son allégation selon laquelle son mari avait manqué aux assignations. Lorsqu’elle s’est vu demander des explications à cet égard, la demanderesse a répondu qu’elle croyait qu’il était suffisant pour elle d’avoir déclaré qu’elle était allée voir la police pour demander de l’aide, mais en vain. La SPR a rejeté cette explication, puisque le FRP demande précisément des renseignements sur les mesures prises pour obtenir la protection des autorités.

[48]           On pourrait se demander si la demanderesse principale a donné une explication satisfaisante quant au fait qu’elle n’a pas évoqué les assignations en garantie dans son FRP. Or, j’estime que les conclusions de la SPR sont déraisonnables parce qu’une fois de plus, elles ne sont pas appuyées par des éléments de preuve et elles ne sont pas logiques. La SPR conclut que la demanderesse principale a reçu une protection de la part des autorités, aucun élément de preuve n’étayant cette conclusion. En outre, la SPR rejette les éléments de preuve présentés par la demanderesse principale parce qu’elle n’a rien mentionné dans son FRP à propos de l’obtention des assignations en garantie ou du manquement de son mari à ces dernières; en même temps, la SPR semble se fonder sur ces assignations pour conclure que la demanderesse a reçu une protection des autorités. Il n’est pas raisonnable pour la SPR de rejeter les éléments de preuve présentés par la demanderesse principale au sujet des assignations parce qu’elle n’y a pas fait référence dans son FRP ni de se fonder sur ces mêmes éléments de preuve pour appuyer ses conclusions.

[49]           Comme des erreurs susceptibles de contrôle ont été relevées quant à la crédibilité de l’analyse effectuée par la SPR, et comme ces erreurs ont une incidence sur les conclusions de la SPR à l’égard de la crainte subjective et de la protection de l’État, la décision de la SPR doit être annulée parce qu’elle est déraisonnable.

[50]           Les avocats des deux parties confirment qu’aucune d’entre elles ne propose de question de portée générale aux fins de certification en vue d’un appel.


JUGEMENT

LA COUR accueille la présente demande de contrôle judiciaire, et l’affaire est renvoyée à la Section de la protection des réfugiés pour nouvel examen par un commissaire différent. Aucune question n’est certifiée aux fins d’appel.

« Richard F. Southcott »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2125-15

INTITULÉ :

MANUELA JANICE CANTOS ROCHA ET AL c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 25 janvier 2016

JUGEMENT ET MOTIFS :

Le juge Southcott

DATE DES MOTIFS :

Le 11 février 2016

COMPARUTIONS :

Richard Addinall

Pour les demandeurs

Alex Kam

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Richard Addinall

Avocat

Toronto (Ontario)

Pour les demandeurs

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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