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Date : 20160204


Dossiers : T-393-14

T-1064-13

Référence : 2016 CF 136

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 4 février 2016

En présence de monsieur le juge Diner

Dossier : T-393-14

ENTRE :

APOTEX INC.

demanderesse

et

PFIZER INC., PHARMACIA AKTIEBOLAG ET PFIZER CANADA INC.

défenderesses

Dossier : T-1064-13

ET ENTRE :

APOTEX INC.

demanderesse/

défenderesse reconventionnelle

et

PFIZER CANADA INC.

défenderesse/

demanderesse reconventionnelle

et

PHARMACIA AKTIEBOLAG

demanderesse reconventionnelle

ORDONNANCE ET MOTIFS

I.                   Introduction

[1]               Il s’agit d’une requête préliminaire pour un jugement sommaire partiel. Un paiement de taxe est en litige. Apotex Inc., la demanderesse et requérante, affirme que Pharmacia Aktiebolag (PA), l’une des défenderesses, ne s’est pas acquittée du montant dû au commissaire aux brevets (le « commissaire »), d’abord à la fin de la poursuite visant les « Dérivés de la prostaglandine pour le traitement du glaucome ou de l’hypertension oculaire », brevet CA 1339132 (12 septembre 1989) [le « brevet 132 »], puis après qu’on lui eut prescrit un délai de 12 mois pour le faire. La demanderesse soutient que, comme cette « taxe finale » constitue une condition préalable à la validité de la délivrance, le brevet 132 n’est pas valide.

[2]               La demanderesse sollicite, dans la présente requête, que la Cour déclare que le brevet 132 n’est pas valide et n’a jamais été valide, conclue que la demanderesse n’a pas violé le brevet 132, et rejette la demande reconventionnelle en contrefaçon qu’a opposée la défenderesse. La présente audience comporte également un appel interjeté par la demanderesse au sujet d’une ordonnance rendue le 8 décembre 2015 par le protonotaire responsable de la gestion de l’instance, selon laquelle les défenderesses n’avaient pas à fournir une copie expurgée de certains renseignements dévoilés confidentiels en lien avec la question de la taxe finale.

II.                Faits

[3]               La demanderesse, Apotex Inc., est une corporation ontarienne. Il s’agit d’un fabricant de produits pharmaceutiques qui se spécialise dans les produits « génériques », soit des médicaments similaires sur le plan pharmaceutique à d’autres médicaments de marque déposée ayant été lancés antérieurement sur le marché canadien.

[4]               Les défenderesses sont Pfizer Canada Inc., Pfizer Inc. et Pharmacia Aktiebolag [PA]. Pfizer Canada Inc. est une corporation canadienne dont le siège social est à Kirkland, au Québec. PA est une corporation suédoise qui a fusionné avec Pfizer Inc. en 2003 et qui détenait le brevet 132 à l’origine. Ces deux corporations sont des filiales de Pfizer Inc., une corporation pharmaceutique de Delaware ayant son siège social à New York.

[5]               Le latanoprost est un médicament que l’on utilise notamment pour le traitement du glaucome. Les défenderesses sont les détentrices du brevet 132, qui porte en général sur le latanoprost. Il est vendu au Canada sous l’appellation Xalatan.

[6]               Ce litige survient dans le contexte de l’émission d’un avis de conformité par le ministre de la Santé. Comme l’explique la juge Heneghan dans la décision Pfizer Canada Inc. c. Canada (Santé), 2010 CF 447 (la décision « Pfizer CF »), le premier acte de procédure en l’espèce :

[54]      Les AC confèrent à leurs titulaires le droit de commercialiser des médicaments au Canada. Ils sont délivrés par le gouvernement fédéral, qui atteste ainsi que toutes les conditions prescrites par les règlements sur les aliments et drogues en matière de protection de la santé et de la sécurité du public ont été remplies. Le Règlement AC autorise les titulaires de brevets de produits pharmaceutiques à soumettre une « liste de brevets » à l’égard des produits pour lesquels un avis de conformité leur a été délivré. Le Règlement AC désigne la personne qui soumet cette liste comme la « première personne ». [...]

[55]      Le Règlement AC permet aux fabricants de médicaments génériques de s’appuyer sur une autorisation antérieure visant des produits pharmaceutiques connexes pour demander l’autorisation de commercialiser leur forme générique des produits. Les fabricants qui produisent le même médicament peuvent présenter une demande d’AC dans laquelle il est mentionné que la version du médicament d’origine a fait l’objet d’une autorisation, sur laquelle se fonde la demande. Ce fabricant est appelé la « seconde personne »; [...]

[56]      Le Règlement AC interdit au ministre de la Santé de délivrer un AC avant l’expiration de tous les brevets de produit et d’utilisation reliés au médicament antérieurement autorisé, énumérés dans la liste de brevets. Par conséquent, la seconde personne doit soit attendre l’expiration du brevet pour obtenir un AC, soit présenter un avis d’allégation au ministre avec sa présentation de drogue nouvelle.

[57]      Le Règlement AC exige que l’avis d’allégation soit signifié à la première personne. L’article 5 expose les motifs pouvant être invoqués dans l’avis d’allégation. En résumé, il peut comporter l’une ou l’autre des allégations suivantes : la première personne n’est pas le breveté, le brevet est expiré ou n’est pas valide, la délivrance d’un avis de conformité n’entraînerait pas la contrefaçon du brevet visé par l’avis d’allégation.

[58]      Après la signification de l’avis d’allégation, le ministre peut délivrer un avis de conformité à la seconde personne, sauf si la première personne se prévaut du droit que lui accorde le paragraphe 6(1) du Règlement AC de demander à la Cour fédérale de rendre une ordonnance interdisant au ministre de délivrer l’avis de conformité. Cette demande doit, le cas échéant, être soumise dans les 45 jours suivant la signification de l’avis d’allégation. Une fois cette procédure engagée, la délivrance d’un avis de conformité à la seconde personne est suspendue pour une période maximale de vingt-quatre mois.

[7]               Le 4 mars 2008, Pfizer Canada Inc. a reçu un avis d’allégation de la part de la demanderesse. Dans ce document, la demanderesse soutenait que le brevet 132 n’était pas valide pour plusieurs motifs et que la solution « Apo-Latanoprost » qu’elle proposait ne violait pas le brevet 132.

[8]               En réponse, les défenderesses ont engagé des actes de procédure en vertu de l’article 6 du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93-133 [le « Règlement »] en vue d’obtenir une ordonnance interdisant au ministre de la Santé d’émettre un avis de conformité à l’intention de la demanderesse. Bien que l’entreprise des défenderesses eut été couronnée de succès devant la Cour fédérale (la décision Pfizer CF, précitée), dans la décision Apotex Inc. c. Pfizer Canada Inc., 2011 CAF 236 (la « décision Pfizer CAF »), la Cour d’appel fédérale a conclu que les allégations de la demanderesse au sujet de la non-validité du brevet 132 étaient justifiées, et a refusé que soit rendue une ordonnance interdisant au ministre de la Santé d’envoyer un avis de conformité à Apotex.

[9]               Entre la prise des décisions de la Cour fédérale et de la Cour d’appel fédérale, la demanderesse a envoyé aux défenderesses un second avis d’allégation affirmant la non-validité du brevet 132 sur la base du non-paiement de la taxe – le motif en cause dans le cadre de la présente requête. Les défenderesses se sont d’abord opposées à cet avis d’allégation en engageant un second acte de procédure en vertu de l’article 6, mais y ont mis fin à la lumière de la décision rendue par la Cour d’appel fédérale dans la décision Pfizer CAF. Le 19 août 2011, le ministre a émis un avis de conformité visant l’Apo-Latanoprost.

[10]           Le 14 juin 2013, la demanderesse a déposé une déclaration dans laquelle elle réclamait des dommages en vertu de l’article 8 du Règlement pour la période pendant laquelle elle n’a pas pu, en raison des actes de procédure, recevoir d’avis de conformité pour l’Apo-Latanoprost – du 20 juin 2007 (date approximative à laquelle le médicament est devenu admissible en vertu du Règlement sur les aliments et drogues, C.R.C., ch. 870) au 19 août 2011.

[11]           En réponse, le 30 août 2013, les défenderesses ont déposé une défense et demande reconventionnelle soutenant que le brevet 132 est valide, compte tenu du fait que les actes de procédure visant l’avis de conformité ne permettent pas de déterminer la validité du brevet et si celui-ci a été violé, que la demanderesse aurait violé le brevet si elle avait mis son produit sur le marché avant que la Cour d’appel fédérale ne rende sa décision, et que la demanderesse viole le brevet depuis qu’elle a mis l’Apo-Latanoprost sur le marché.

A.                Paiement de la taxe

[12]           Afin de bien comprendre le contexte dans lequel s’inscrit le jugement sommaire, il est utile de présenter une brève description du rôle du paiement de la taxe finale dans le processus de traitement de demande de brevet. Cette description sera instructive pour les personnes qui ne sont pas familières avec ce processus.

[13]           Lorsqu’un inventeur souhaite demander un brevet pour l’une de ses inventions, il doit déposer une demande de brevet auprès de l’Office de la propriété intellectuelle du Canada (OPIC), où des examinateurs de brevets d’invention déterminent si oui ou non l’invention satisfait à la Loi. Si l’OPIC est satisfait, il conclut que le brevet est « admissible » et émet un avis d’acceptation, après quoi le déposant dispose de six mois pour a) apporter des modifications à son invention et b) s’acquitter de la « taxe finale » nécessaire à la délivrance du brevet [paragraphe 30(1) des Règles sur les brevets, DORS/96-423]. Les Règles sur les brevets font état de deux niveaux pour les taxes – l’un pour les « petites entités » et l’autre pour les entités qui ne se classent pas dans cette catégorie [grandes entités], déterminé en fonction du revenu annuel et du nombre d’employés, tel qu’il était décrit récemment au paragraphe 3.01(3). Selon l’alinéa 6b) de l’annexe II, le montant de ces taxes finales pour les demandes déposées avant le 1er octobre 1989, dont fait partie la demande pour le brevet 132, est de 350 $ pour les petites entités et de 700 $ pour les grandes entités.

[14]           Si l’inventeur ne s’acquitte pas de la taxe finale dans les six mois suivant la réception de l’avis d’acceptation, la demande est « considérée comme abandonnée » au titre de l’alinéa 73(1)f) de la Loi sur les brevets, L.R.C. (1985), ch. P-4 (la « Loi »), et ce, même si une version antérieure de cette disposition était en vigueur au moment où la demande en litige en l’espèce a été déposée, comme il sera discuté ci-dessous. L’inventeur dispose alors de 12 mois pour s’acquitter de la taxe et demander le rétablissement de la demande par le commissaire [article 98(1) des Règles sur les brevets].

[15]           Le 12 septembre 1989, PA a déposé une demande de brevet pour un médicament visant à traiter le glaucome et l’hypertension oculaire (la « demande 611003 »). PA a admis qu’elle n’était pas une petite entité à l’époque. Le 19 novembre 1996, la demande 611003 a été jugée admissible. L’avis d’acceptation de l’OPIC précisait ce qui suit :

[traduction]

La taxe finale de TROIS CENT CINQUANTE DOLLARS (350 $) ou de SEPT CENTS DOLLARS (700 $), selon que l’entité détienne ou non le statut de petite entité, doit être acquittée au plus tard SIX MOIS après la date de l’avis. Autrement, la demande sera considérée comme abandonnée conformément à l’alinéa 73(1)f) de la Loi sur les brevets. (dossier de requête de la demanderesse, pièce X)

[16]           En réponse, l’agent de brevets de PA, Ridout & Maybee LLP (« R&M ») a envoyé deux chèques au commissaire : un chèque de 300 $ daté du 17 mars 1997 [traduction] « pour le paiement de la taxe finale », et un chèque de 50 $ daté du 18 avril 1997 [traduction] « pour le paiement du solde dû pour la taxe finale » (dossier de requête de la demanderesse, pièce Z). Les défenderesses ont depuis admis qu’aucun autre paiement n’avait été acquitté en leur nom dans les six mois suivant l’émission de l’avis d’acceptation. Elles ont aussi admis que tout autre paiement lié au brevet 132 avait été effectué pour une grande entité.

[17]           Le brevet 132 a été délivré le 29 juillet 1997.

[18]           Le 13 août 2001, la Cour fédérale s’est prononcée sur Dutch Industries Ltd. c. Canada (commissaire aux brevets), [2002] 1 RCF 325 (la « décision Dutch Industries CF »). La juge Dawson a alors conclu que le commissaire ne disposait pas du pouvoir statuaire requis pour accepter des paiements visant à « combler le déficit » passé le délai de six mois lorsqu’un déposant considéré comme étant une grande entité omettait par erreur de s’acquitter des taxes périodiques lorsqu’il était une petite entité. Cette décision a été infirmée en partie, mais la Cour d’appel fédérale a confirmé que le commissaire ne pourrait pas prolonger les délais pour le paiement des taxes périodiques [Dutch Industries Ltd. c. Canada (Commissaire aux brevets), 2003 CAF 121 (la « décision Dutch Industries CAF »)]. La juge Sharlow a soutenu que, à la lumière de la décision, « toute erreur sur la qualification de “petite entité” risquera de lui faire perdre tous les droits que pourrait lui conférer la demande de brevet et tout brevet pouvant en résulter, à moins que l’erreur ne soit découverte et rectifiée dans le délai prescrit par la loi pour le paiement tardif de la taxe » (décision Dutch Industries CAF, au paragraphe 4).

[19]           En réponse, le législateur a modifié la Loi en lui ajoutant le paragraphe 78.6(1), créant un délai de grâce de un an pour payer la différence de la taxe réglementaire relative à une petite entité. Cette disposition a pris effet le 1er février 2006.

[20]           Le 5 novembre 2005, en prévision de l’entrée en vigueur du paragraphe 78.6(1), l’OPIC a envoyé à R&M un avis comportant une liste de brevets et de demandes de brevet pour lesquels on a effectué des paiements de petite entité; le brevet 132 figurait sur cette liste. R&M a alors communiqué avec PA, le 25 novembre 2005, afin de lui recommander de combler le déficit pour tous ses brevets et demandes de brevet.

[21]           Le 23 octobre 2006, R&M a envoyé au commissaire aux brevets une lettre indiquant que [traduction] « le statut d’entité du brevet 132 est “grande entité” » (dossier de requête de la demanderesse, pièce TT). Notamment, cette lettre ne faisait aucune mention de l’ajout d’un paiement complémentaire, ce qui faisait partie des pratiques courantes de R&M à l’époque.

[22]           Le 1er novembre 2006, Debby Bonnell du Bureau des brevets a écrit une lettre à R&M [traduction] « accusant réception de votre paiement au nom de PA le 23 octobre 2006 conformément à l’article 78.6 de la Loi ». (dossier de requête de la demanderesse, pièce UU)

[23]           Le 27 juillet 2015, le protonotaire Aalto a accordé une requête, déposée par la demanderesse, visant à interroger Mme Bonnell, ainsi que David Boudreau, directeur de la Division des services et normes aux brevets de l’OPIC, quant à la question de la taxe finale. Mme Bonnell et M. Boudreau ont affirmé sous interrogation que la communication du 1er novembre 2006 de Mme Bonnell aurait dû indiquer [traduction] « lettre » et non [traduction] « paiement », et que l’OPIC n’a pas de dossier, à la date de l’interrogatoire de M. Boudreau, faisant état d’un paiement complémentaire par R&M pour le brevet 132.

[24]            Ces déclarations au sujet d’un paiement en souffrance ont été appuyées par d’autres éléments de preuve indépendants et objectifs présentés dans le dossier, notamment :

a.         le fait qu’il n’y avait pas de timbre de quittance de l’OPIC, contrairement à tous les autres paiements au dossier;

b.        le fait que l’enveloppe du dossier du brevet 132 ne présentait pas de preuve de la taxe à régler pour combler le déficit;

c.         une nouvelle preuve présentée en octobre 2015 par Kenneth Hanna, associé principal de R&M responsable des enregistrements comptables internes, indiquant qu’aucun paiement n’a été effectué relativement au brevet 132 (discuté ci-dessous).

[25]           De plus, la demanderesse a présenté une analyse détaillée, plus précisément un rapport d’expert de Mark Eisen, qui concluait dans son affidavit qu’aucun paiement de taxe de grande entité ou de taxe complémentaire n’a été acquitté, une opinion étayée par de nombreux éléments de preuve qu’il a étudiés.

[26]           Randall Mitchell, l’avocat de R&M responsable du dossier à l’époque de la question de la taxe complémentaire, maintenant retraité, a présenté un affidavit avant de faire l’objet d’un contre-interrogatoire sur la question du paiement de la taxe. Il a relaté ses souvenirs insuffisants, comme on pouvait s’y attendre, sur les détails du paiement de la taxe. M. Mitchell a déclaré qu’il n’y avait, selon lui, aucune raison pour laquelle il n’aurait pas effectué le paiement complémentaire nécessaire pendant la période prescrite; cependant, lors de son contre-interrogatoire, il a admis que la lettre du 23 octobre 2006 ne faisait aucune mention relative à un paiement, contrairement à sa pratique habituelle lorsqu’il soumet des paiements complémentaires de taxe. Il ne pouvait pas se rappeler si les paiements complémentaires de taxe avaient été acquittés en fin de compte.

[27]           La dernière preuve ayant été présentée au cours des semaines précédant la présente audience était un calendrier de paiements de Kenneth Hanna, associé de R&M. Comme l’a expliqué M. Hanna, les employés de R&M avaient pour pratique en 2006 d’envoyer à l’OPIC des paiements globaux comportant différents types de taxe dans un même paiement. M. Hanna a fourni une liste détaillée des paiements qu’a effectués R&M le 23 octobre 2006. Cependant, le poste correspondant au brevet 132 n’indiquait pas qu’un paiement de taxe complémentaire avait été effectué.

III.             Analyse

[28]           Dans la présente requête de jugement sommaire, la Cour peut disposer de deux des trois questions soulevées, ce qui laisse la question juridique la plus complexe, soit celle du paiement de la taxe.

A.                Peut-on accorder un jugement sommaire à la défenderesse?

[29]           Dans une requête de jugement sommaire, il incombe au requérant – en l’espèce, la demanderesse – d’établir qu’il n’y pas de véritable question litigieuse (Morin c. Canada, 2013 CF 670, aux paragraphes 25 et 26) et que le cas de la défenderesse « est boiteuse au point où son examen par le juge des faits à l’instruction n’est pas justifié » [Source Enterprise ltd c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2012 CF 966, au paragraphe 20].

[30]           S’il n’y a pas de véritable question litigieuse, un jugement sommaire doit être accordé (paragraphe 215[1] des Règles des Cours fédérales, DORS-98/106). Autrement, la Cour dispose d’une grande marge de manœuvre quant à la manière de répondre à la requête de jugement sommaire, pouvant notamment mener un procès sommaire ou rejeter certaines questions et ordonner que d’autres soient instruites [paragraphe 215(3) des Règles des Cours fédérales].

[31]           Le principe de base de la requête de jugement sommaire est que chacune des parties [traduction] « parte du bon pied » en ce qui concerne les éléments de preuve. Par conséquent, la Cour a droit de tenir pour acquis qu’aucune nouvelle preuve ne serait présentée si la question devait être portée devant les tribunaux (Rude Native Inc. c. Tyrone T. Resto Lounge, 2010 CF 1278, au paragraphe 16). Dans l’arrêt Hryniak c. Mauldin, 2014 CSC 7, au paragraphe 49 [Hryniak »], la Cour suprême a conclu qu’il n’y a pas de véritable question litigieuse lorsque :

[...] le juge est en mesure de statuer justement et équitablement au fond sur une requête en jugement sommaire. Ce sera le cas lorsque la procédure de jugement sommaire (1) permet au juge de tirer les conclusions de fait nécessaires, (2) lui permet d’appliquer les règles de droit aux faits et (3) constitue un moyen proportionné, plus expéditif et moins coûteux d’arriver à un résultat juste.

[32]           Ainsi, dans la présente requête, comme il incombe à la demanderesse de démontrer qu’il n’y pas de véritable question litigieuse relativement à la question du paiement de la taxe, les défenderesses ne peuvent pas soulever une véritable question litigieuse en se basant uniquement sur des vagues déclarations, des connaissances insuffisantes ou des dénégations (Moroccanoil Israel Ltd. c. Lipton, 2013 CF 667). Les défenderesses ont donc le fardeau de présenter des éléments de preuve sérieux et crédibles qui démontrent l’existence d’une véritable question litigieuse (MacNeil c. Canada, 2004 CAF 50; Nfl Enterprises L.P. c. 1019491 Ontario Ltd. (1998), 229 NR 231 [CAF]).

[33]           Lors de l’audience, la demanderesse a fait valoir que la Cour ne pouvait pas accorder de jugement sommaire en faveur des défenderesses puisqu’elles n’avaient pas déposé de motion incidente pour un jugement sommaire. Autrement dit, si la Cour devait refuser le jugement sommaire à la demanderesse, toute question soulevée en l’espèce pourrait être soulevée de nouveau devant le juge de première instance, car elle n’a pas déjà été abordée.

[34]           Toutefois, dans l’arrêt Banque Manuvie du Canada c. Conlin, [1996] 3 R.C.S. 415, la Cour suprême a conclu que même sans motion incidente, dans les cas appropriés, un jugement sommaire peut être accordé en faveur du défendeur. Bien que la présente requête prenne place en Ontario, les sections pertinentes des Règles de procédure civile, R.R.O. 1990, Règl. 639, sont similaires aux sections pertinentes des Règles des Cours fédérales en l’espèce. De plus, cela concorde avec les directives de la juge Karakatsanis à l’effet que « les jugements sommaires doivent recevoir une interprétation large et propice à la proportionnalité et à l’accès équitable à un règlement abordable, expéditif et juste des demandes » (arrêt Hryniak, au paragraphe 5).

[35]           Si j’étais en mesure de me prononcer sur une question de fait ou de loi à ce moment-ci du litige et qu’il n’y avait rien d’autre à gagner en soumettant la question à un procès exhaustif, les parties ne pourraient pas soulever la même question ultérieurement, quelle que soit la partie que cela avantagerait. La question devrait être précluse, de crainte que le litige en cause se poursuive indéfiniment, annulant les leçons tirées de l’arrêt Hryniak.

[36]           En résumé, comme la question principale dans la présente requête prévoit l’interprétation de la loi régissant les paiements de taxe, et qu’elle ne dépend pas des éléments de preuve présentés, je conclus que la Cour peut accorder un jugement sommaire en faveur de l’une ou l’autre des parties, qu’une motion incidente ait été déposée ou non.

B.                 La taxe a-t-elle été payée?

[37]           Le paiement initial de la taxe de petite entité n’a pas été contesté, malgré le fait que PA ne se qualifiait pas en tant que petite entité. Ainsi, la seule question factuelle de la présente requête consiste à savoir si un paiement de taxe complémentaire a été effectué le 23 octobre 2006. Je juge que ce n’est pas le cas.

[38]           En fonction des éléments de preuve et des observations des parties, je conclus qu’il s’est produit une confluence hautement improbable de plusieurs erreurs, y compris le fait que l’OPIC a envoyé à R&M une lettre indiquant à tort qu’un paiement avait été reçu et que le registre indique que le brevet est et a toujours été conforme. Les dossiers de l’OPIC ne font aucune mention qu’un paiement approprié – que ce soit à l’origine pour une taxe de grande entité ou ultérieurement pour un paiement complémentaire – a été acquitté ou autrement appliqué au dossier. Bien que la défenderesse PA ait clairement fourni des directives pour le paiement de la taxe, selon les enregistrements comptables, cela n’a jamais été fait.

[39]           Apotex s’est donnée beaucoup de mal dans la présente requête pour remettre en question la notion selon laquelle tout paiement complémentaire a été effectué pendant la période prescrite. Pfizer, en revanche, a affirmé lors de l’audience qu’il était certainement loisible à la Cour, selon les derniers éléments de preuve découverts et présentés à celle-ci, de déterminer que les taxes n’ont pas été payées. En effet, les écritures comptables de R&M, qui n’indiquent aucun paiement de taxe complémentaire effectué pour le brevet 132, font qu’il est particulièrement difficile de prouver le contraire, surtout lorsqu’on y ajoute les témoignages de M. Boudreau, de M. Eisen et de Mme Bonnell.

[40]           C’est pour ces raisons que je conclus que le paiement complémentaire n’a pas été effectué.

[41]           Par conséquent, la question finale clé sur laquelle il faut trancher, déterminante pour la décision à rendre concernant la requête de jugement sommaire, consiste à savoir s’il faut annuler le brevet 132.

C.                 Le défaut de s’acquitter du paiement de taxe exigé entraîne-t-il l’annulation d’un brevet?

[42]           Cette question est d’ordre purement juridique. En bref, ma réponse à cette question est que le non-paiement ne cause pas l’annulation du brevet. Mon raisonnement est expliqué ci-dessous.

[43]           La demanderesse adopte la position exprimée par la Cour fédérale dans la jurisprudence – particulièrement dans les décisions Dutch Industries CF et Dutch Industries CAF (collectivement, les décisions Dutch Industries), Johnson & Johnson Inc. c. Boston Scientific Ltd., 2004 CF 1672 (la décision J&J CF) et Johnson & Johnson Inc. c. Arterial Vascular Engineering Canada Inc., 2006 CAF 195 (la décision J&J CAF) [collectivement, les décisions J&J] et Wicks c. Canada (Commissaire aux brevets), 2007 CF 222 (la décision Wicks) – selon laquelle le brevet ne peut clairement pas être maintenu.

[44]           Les défenderesses, à l’inverse, s’appuient sur une jurisprudence d’un autre ordre – plus particulièrement les décisions Weatherford Canada Ltd. c. Corlac Inc., 2010 CF 602 (la décision Weatherford CF) et Corlac Inc. c. Weatherford Canada Ltd., 2011 CAF 228 (la décision Weatherford CAF) [collectivement, les décisions Weatherford] – afin d’établir que les erreurs de paiement commises pendant la période de demande de brevet ne peuvent pas avoir d’effet sur un brevet existant.

[45]           Par conséquent, il importe d’examiner les cas de jurisprudence cités par les deux parties, ainsi que les modifications apportées à la Loi à mesure que la jurisprudence a évolué.

(1)               Taxes prescrites par la Loi

(a)                Décisions Dutch Industries

[46]           La décision Dutch Industries CF découle d’un acte de procédure parallèle dans le cadre duquel Dutch Industries Ltd. [ Dutch] soutenait qu’un brevet détenu par Barton No-Till Disk Inc. [ Barton] n’était pas valide puisque Barton n’avait pas payé le plein montant de la taxe de grande entité pendant le processus de demande de brevet. Dutch a alors demandé un contrôle judiciaire de la décision de l’OPIC d’accepter l’écart de la taxe de Barton après le fait, ainsi qu’un paiement complémentaire pour une demande de brevet distincte en attente d’approbation. À l’époque, l’OPIC avait pour pratique d’accepter les paiements de taxe complémentaires, mais la juge Dawson a conclu que le commissaire ne disposait pas du pouvoir requis en vertu de la Loi ou des Règles sur les brevets pour accepter des paiements complémentaires tardifs (décision Dutch Industries CF, au paragraphe 53).

[47]           Au cours de l’appel, la juge Sharlow a accueilli que le commissaire n’était pas investi du pouvoir requis pour accepter des paiements complémentaires tardifs, mais a renversé la conclusion de la juge Dawson selon laquelle le brevet n’était pas valide, concluant que, au moment de la demande de brevet, Barton était en fait une petite entité et que la taille d’une entité n’était pas déterminée de nouveau une fois le brevet obtenu (décision Dutch Industries CAF, au paragraphe 47). Cependant, comme Barton n’était pas une petite entité lorsqu’elle a déposé sa nouvelle demande de brevet, celle-ci a été abandonnée (paragraphe 48).

(b)               Décisions J&J

[48]           La décision J&J CF portait sur une requête de jugement sommaire dans le cadre d’un litige de violation de brevet. Trois brevets étaient en cause : deux déposés en 1986 et un, en 1989. Il a été déterminé que les demanderesses avaient payé par erreur la taxe de petite entité pour chacune de ces trois demandes de brevet, et qu’elles n’ont effectué les paiements complémentaires associés qu’en 1989. La Loi et les Règles sur les brevets, cependant, fixent un délai précis pour les paiements complémentaires, et seul celui de la demande de 1989 a été acquitté dans ce délai.

[49]           Le juge Martineau s’est fondé sur les décisions Dutch Industries pour conclure que les deux demandes déposées en 1986 ont été abandonnées en conformité avec le système législatif, et que, par conséquent, les brevets associés étaient non valides. En ce qui concerne la demande de 1989, même si le paiement complémentaire a bel et bien été effectué dans le délai prescrit, les demandeurs ont omis de payer une « taxe de complètement »; par conséquent, ce brevet est lui aussi non valide (décision J&J CF, au paragraphe 105).

[50]           Quand la Cour d’appel fédérale a entendu l’appel J&J CAF, le législateur avait déjà donné suite aux décisions Dutch Industries en introduisant l’article 78.6 de la Loi, disposition ayant créé un délai d’un an pour s’acquitter des paiements complémentaires en souffrance. Comme les demandeurs avaient agi promptement pour profiter de ce délai, la Cour a renversé la décision du juge Martineau d’invalider les trois brevets. La Cour n’a toutefois pas discuté explicitement de la question à savoir l’influence qu’a exercée l’article 78.6 sur sa décision rendue précédemment dans Dutch Industries; elle n’a noté que « [m]ême si les jugements [exigés par le juge Martineau] reposent sur une analyse juridique qui était juste lorsqu’elle a été faite, nous ne saurions les confirmer en raison du paragraphe 78.6(1) » (décision J&J CAF, au paragraphe 9).

(c)                Décision Wicks

[51]           Dans la décision Wicks, le demandeur, un inventeur, demandait le contrôle judiciaire de la décision du Commissaire selon laquelle ses deux demandes de brevet devaient être abandonnées de façon irrévocable. Bien qu’une question soulevée pendant Wicks concernait précisément l’interprétation de l’article 78.6 et le délai accordé par la période de sursis, la juge Layden-Stevenson a discuté de la décision Dutch Industries CAF et de ses effets :

[34]      Le libellé du paragraphe 78.6(1) n’est pas ambigu. Il démontre, tout comme les extraits du Hansard cités par le demandeur, que le législateur voulait protéger les titulaires de brevet et les demandeurs qui avaient, involontairement mais de bonne foi, fait par erreur des paiements insuffisants au titre des taxes réglementaires. Ces personnes étaient visées par les « conséquences rigoureuses » de l’arrêt Dutch Industries. Les dispositions transitoires ont été édictées pour accorder à ces personnes un délai d’un an pour « compléter » leurs paiements pour que leur brevet et leur demande soient en règle.

(d)               Décisions Weatherford

[52]           Le litige de violation de brevet faisant l’objet de la décision Weatherford CF était complexe, comportant 27 questions litigieuses. L’une de ces questions, qui s’avère pertinente pour les présents actes de procédure, concernait l’interprétation de l’alinéa 73(1)a) de la Loi, qui se lit comme suit :

73. (1) La demande de brevet est considérée comme abandonnée si le demandeur omet, selon le cas :

a) de répondre de bonne foi, dans le cadre d’un examen, à toute demande de l’examinateur, dans les six mois suivant cette demande ou dans le délai plus court déterminé par le commissaire;

[53]           Après avoir examiné cette disposition, le juge Phelan a conclu que « [c]onsidéré dans son ensemble, l’article 73 ne vise pas directement la validité des brevets après qu’ils ont été délivrés. Il prévoit le contrôle de la procédure de brevet. Le terme “abandon” est en soi une indication que l’article ne porte pas sur la validité après délivrance. » (décision Weatherford CF, paragraphe 345)

[54]           Devant la Cour d’appel fédérale, les demanderesses ont soutenu que l’alinéa 73(1)a) oblige à « agir de bonne foi en répondant à toute demande de l’examinateur ou du commissaire aux brevets durant la poursuite de la demande de brevet » et que le non-respect de l’article 73 pouvait annuler la validité d’un brevet (décision Weatherford CAF, au paragraphe 131). La Cour d’appel fédérale, cependant, a rejeté cette position, insistant sur la différence existant entre une demande de brevet et un brevet délivré :

[144]    Le vice le plus fondamental dans le raisonnement des appelantes est qu’il ne fait pas de différence entre une [traduction] « demande de brevet » et un [traduction] « brevet ». La distinction entre ces deux termes est constamment maintenue dans toute la Loi, voir par exemple : l’alinéa 12(1)f), les paragraphes 27(1), 29(2), 31(1), 49(1), 49(2) et 56(3) ainsi que l’article 78.1 et le paragraphe 78.2(2). De même, les Règles font la distinction entre une « demande de brevet » et un « brevet », voir : les paragraphes 3(8) et (9), les alinéas 3.01(1)e), 3.01(2)a) et b), les paragraphes 4(7) et 8(1), les alinéas 8(2)b) et c), les articles 38 et 42, le paragraphe 100(3), les articles 108 et 133, le paragraphe 155(3) et l’article 159. La Loi traite aussi de la délivrance d’un brevet comme d’un événement décisif qui distingue une « demande de brevet » d’un « brevet », voir : l’article 36 et le paragraphe 38.2(1). Les Règles font de même, voir le paragraphe 160(4) et les articles 164 et 166.

[…]

[150]    Pour être clair, le concept d’abandon à l’alinéa 73(1)a) s’applique durant la poursuite de la demande de brevet. Il cesse de s’appliquer lorsque le brevet est délivré. [...] Conclure autrement mènerait à l’absurdité. Un brevet délivré serait susceptible de faire l’objet d’un examen rétroactif des tribunaux relativement aux représentations faites par le demandeur au Bureau des brevets durant la poursuite de la demande (généralement plusieurs années auparavant), jugées selon des critères inconnus. C’est à la Commission, et non aux tribunaux, de décider si la réponse d’un demandeur à une demande d’un examinateur est donnée de bonne foi. Les tribunaux ne délivrent pas de brevets.

[55]           Dans leur argumentation relativement à l’alinéa 73(1)a) de la Loi, les appelantes dans la décision Weatherford CAF se sont appuyées sur les décisions Dutch Industries CAF et J&J CAF. La juge Layden-Stevenson a donné son avis sur les deux décisions :

[151]    Les décisions invoquées par les appelantes ne leur sont d’aucun secours. [...] Dans Dutch Industries Ltd. c. Canada (Commissaire aux brevets), 2003 CAF 121, [2003] 4 C.F. 67, autorisation de pourvoi rejetée, [2003] C.S.C.R. no 204, la demande de brevet canadien no 2,146,904 a été présumée abandonnée : paragraphe 3. Aucun brevet n’avait été délivré relativement à cette demande. Dans Johnson & Johnson Inc. c. Boston Scientifique Ltée, 2006 CAF 195, [2007] 1 R.C.F. 465, autorisation de pourvoi refusée, [2006] C.S.C.R. no 324, la Cour a statué, suite à l’ajout du paragraphe 78.6(1) à la Loi, que des paiements complémentaires avaient un effet rétroactif et qu’il en résultait que le brevet en cause n’aurait pas dû être présumé abandonné. [...]

[56]           En d’autres mots, conformément à ce qu’a indiqué la Cour dans la décision Weatherford CAF, ni la décision Dutch Industries CAF, qui mettait en cause une demande de brevet abandonnée et non un brevet abandonné, ni la décision J&J CAF, où le titulaire de brevet a tiré avantage de la période statuaire prescrite pour la correction des paiements déficitaires, ne s’est avérée utile pour l’appelante.

(e)                Modifications apportées à la Loi : de « frappé de déchéance » à « considéré comme abandonné »

[57]           En 1996, des modifications ont été apportées au paragraphe 73(1) de la Loi. Auparavant, si les taxes prescrites par un avis d’acceptation n’étaient pas payées dans un délai de six mois, la demande de brevet associée était dès lors « frappée de déchéance ». Depuis 1996, le fait de ne pas payer les taxes fait que la « demande de brevet est considérée comme abandonnée ».

[58]           Les décisions Dutch Industries, J&J et Wicks ont toutes été rendues dans le contexte de la version du paragraphe 73(1) antérieure à 1996, tandis que les décisions Weatherford ont été rendues dans le contexte de la nouvelle version de la Loi (même si la Cour, pour rendre la décision Weatherford CAF, a étudié de nombreux cas de jurisprudence s’appuyant sur la version antérieure).

[59]           Comme la version applicable au brevet 132 est la version de la Loi antérieure à 1996, le terme juridique clé en l’espèce est le terme « frappé de déchéance » employé à l’époque, plutôt que l’expression « considéré comme abandonné » employée actuellement.

(2)               Positions des parties quant au paiement de la taxe

[60]           La demanderesse soutient que la jurisprudence, y compris les décisions Dutch Industries, J&J et Wicks, indiquent clairement que le non-paiement de l’intégralité de la taxe nécessaire à la délivrance en bonne et due forme du brevet entraîne la perte de tous les droits visant la demande de brevet et tout brevet subséquent. Les brevets sont des créations découlant de la loi, et celle-ci exige que certaines conditions, y compris le paiement des taxes, soient respectées. Selon la demanderesse, la taxe fait partie du « prix » que doit payer le déposant pendant la négociation du brevet, conformément à l’arrêt Apotex Inc. c. Wellcome Foundation Ltd., 2002 CSC 77, paragraphe 37 (la décision Wellcome) : « [l]e monopole conféré par un brevet ne devrait s’acquérir qu’au prix de divulgations nouvelles, ingénieuses, utiles et non évidentes »). Comme la taxe n’a pas été payée dans son intégralité, la demande a été frappée de déchéance et n’a pas pu mener à la délivrance d’un brevet. Autrement dit, ce « prix » doit être payé non seulement au sens allégorique, selon ce que les inventeurs doivent fournir pour s’acquitter de leur part du marché, mais aussi au chapitre des taxes, c’est-à-dire la considération des inventeurs en échange du monopole qui leur est accordé.

[61]           La demanderesse fait référence aux possibilités que propose la Loi pour éviter la déchéance si le paiement approprié n’est pas effectué à temps : premièrement, en permettant le rétablissement des brevets dans les six mois suivant la date ou ils ont été frappés de déchéance [paragraphe 73(2) de la Loi antérieure à 1996] et deuxièmement, en permettant le versement des paiements complémentaires au cours du délai de grâce prescrit par l’article 78.6 de la Loi en vigueur.

[62]           À l’inverse, les défenderesses soutiennent que ni les décisions Dutch Industries ni les décisions J&J ne s’appliquent à la question des taxes en l’espèce. Elles affirment aussi qu’aucune décision n’invalide ultimement un brevet existant en raison d’un paiement de taxe erroné.

[63]           Passant à l’autre décision clé ayant fait l’objet de discussions pendant l’audience, la demanderesse soutient que la décision Weatherford CAF n’est pas pertinente pour le cas en l’espèce. Premièrement, la décision Weatherford CAF concernait l’alinéa 73(1)a) de la Loi, et, par conséquent, consistait à déterminer si on avait omis de répondre de bonne foi à la demande d’un examinateur, plutôt que de payer des taxes. Deuxièmement, la décision Weatherford CAF était axée sur le terme « considéré comme abandonné », terme ne figurant pas dans la version de la Loi qui était en vigueur à l’époque où l’on a déposé la demande pour le brevet 132. Troisièmement, la décision Weatherford CAF n’a pas explicitement renversé l’une ou l’autre des conclusions rendues dans les décisions Dutch Industries, J&J et Wicks.

[64]           Les défenderesses, d’autre part, soutiennent que la décision Weatherford CAF est déterminante, affirmant que même si les décisions Dutch Industries et J&J traitent de la question en l’espèce, elles ont été supplantées par la décision Weatherford CAF, qui concluait que la non-conformité à la Loi pendant le traitement d’une demande de brevet n’invalide pas un brevet délivré subséquemment. Même si la décision Weatherford CAF était axée sur le terme « considéré comme abandonné » utilisé dans l’alinéa 73(1)a) plutôt que sur le paiement déficitaire d’une taxe finale, les défenderesses soutiennent qu’il n’y a pas de différence significative entre les deux et que, par conséquent, il faut se fonder sur la décision Weatherford CAF.

(3)               Le brevet 132 est-il invalide?

[65]           Je suis du même avis que les défenderesses en ce qui concerne la troisième question, et ce, pour les motifs suivants :

[66]           Dans la décision Weatherford CAF, on a clarifié la loi à un point tel que les références aux décisions Dutch, J&J et Wicks ont été source de confusion. De plus, je ne suis pas d’accord avec la demanderesse lorsqu’elle affirme qu’il n’y a pas de distinction significative entre les concepts « frappé de déchéance » – qui est employé dans la version de la Loi antérieure à 1996, laquelle gouverne la présente instance – et « considéré comme abandonné » – qui est employé dans la version en vigueur et constitue le sujet du commentaire de la Cour dans la décision Weatherford CAF. Bien que la décision Weatherford CAF interprète une partie différente de l’article 73, qui concerne l’omission de répondre aux demandes de renseignements du commissaire et non les paiements de taxe, les deux parties concernent toutes deux des procédures préalables à la délivrance du brevet. Dans la mesure où il n’y a pas de contradiction entre les motifs de la Cour d’appel fédérale dans les décisions Dutch Industries CAF et Weatherford CAF, la Cour devrait se fonder sur cette dernière, qui a été rendue plus récemment.

[67]            Il convient tout d’abord d’examiner les dispositions législatives en cause. La disposition qui s’est appliquée au brevet 132, à savoir le paragraphe 73(1) de la version de la Loi sur les brevets antérieure à 1996, se lisait comme suit :

73. (1) Lorsque les taxes réglementaires déclarées être payables dans un avis d’acceptation de brevet ne sont pas acquittées dans un délai de six mois à compter de la date de l’avis, la demande de brevet est alors frappée de déchéance.

[68]           À la suite d’une série de modifications apportées en 1996, on a étoffé le paragraphe en remplaçant notamment le terme « frappée de déchéance » par « considérée comme abandonnée ». Depuis, le paragraphe 73(1) se lit comme suit :

73. (1) La demande de brevet est considérée comme abandonnée si le demandeur omet, selon le cas :

a) de répondre de bonne foi, dans le cadre d’un examen, à toute demande de l’examinateur, dans les six mois suivant cette demande ou dans le délai plus court déterminé par le commissaire;

b) de se conformer à l’avis mentionné au paragraphe 27(6);

c) de payer, dans le délai réglementaire, les taxes visées à l’article 27.1;

d) de présenter la requête visée au paragraphe 35(1) ou de payer la taxe réglementaire dans le délai réglementaire;

e) de se conformer à l’avis mentionné au paragraphe 35(2);

f) de payer les taxes réglementaires mentionnées dans l’avis d’acceptation de la demande de brevet dans les six mois suivant celui-ci.

[69]           Le paragraphe 153(1) des Règles sur les brevets, édictées en même temps que les modifications de 1996, se lit comme suit :

153. (1) Lorsque, avant le 1er octobre 1996, une demande a été frappée de déchéance aux termes du paragraphe 73(1) de la Loi dans sa version antérieure à cette date et n’a pas été rétablie, elle est considérée comme ayant été abandonnée en application de l’alinéa 73(1)f) de la Loi à la date où elle a été frappée de déchéance et elle peut être rétablie conformément au paragraphe 73(3) de la Loi.

[70]           Ce paragraphe établit clairement que les termes « considéré comme abandonné » et « frappé de déchéance » sont supposés revêtir la même signification. Même si « frappé de déchéance » et « considéré comme abandonné » revêtent des significations différentes en dépit du paragraphe 153(1), la demanderesse n’a pas su faire valoir d’argument convaincant selon lequel la déchéance devrait s’appliquer au-delà de la phase de traitement : la loi a interprété ces deux termes de la même façon selon « déchéance », en vertu de la version de la Loi antérieure à 1996, et d’« abandon », en vertu de la version en vigueur.

[71]           Comme l’ont souligné les défenderesses, de nombreux cas de jurisprudence font état de la distinction entre le statut du brevet au moment de la demande et après la délivrance. Le premier d’entre eux est l’arrêt Canada General Electric Co v Fada Radio Ltd., [1927] SCR 520, 3 DLR 922 à 925 (l’arrêt « Fada Radio »), rendu il y a presque 90 ans, dans laquelle la Cour suprême du Canada concluait ce qui suit :

[traduction]

[...] Toute insuffisance dans la documentation sur laquelle le Commissaire se fonde pour agir, l’absence totale d’un affidavit ou tout défaut dans la forme ou la substance de ce qui est présenté comme étant un affidavit en appui à cette déclaration, ne peut, en l’absence de fraude, ce qui en l’espèce n’a pas été avancé, constituer pour un contrefacteur allégué un motif d’attaque à l’encontre d’un brevet nouvellement délivré en vertu de l’article 24. Il ne s’agit pas d’un « fait ou manquement qui, d’après la présente loi ou en droit, entraîne la nullité du brevet ».

[72]           Trente-cinq ans après, dans Lovell Manufacturing Co v. Beatty Brothers Ltd. (1962), 41 CPR 18 à 41 [Lovell], la Cour de l’Échiquier – prédécesseur de la Cour – concluait qu’une fausse déclaration faite pendant le processus de demande ne pouvait pas invalider un brevet déjà délivré :

[traduction]

[...] Même si les faits allégués étaient véridiques, ils n’auraient aucun effet sur la validité du brevet. Ils n’auraient pas plus d’effet sur sa validité qu’une fausse déclaration faite pendant un débat parlementaire en aurait sur la validité ou la signification d’un texte de loi édicté par le législateur.

[73]           Les Cours se sont par conséquent fondées sur les mêmes concepts pour interpréter la version de la Loi antérieure à 1996, comme l’a fait la Cour d’appel fédérale dans la décision Weatherford CAF pour interpréter la version en vigueur. La Cour d’appel fédérale s’est même fondée sur ces cas pour rendre sa décision dans Weatherford CAF. Il ne fait aucun doute que la juge Layden-Stevenson a examiné les modifications législatives apportées à la version de la Loi antérieure à 1996 au moyen du projet de loi S-17, Loi modifiant la Loi sur le droit d’auteur, la Loi sur les dessins industriels, la Loi sur les topographies de circuits intégrés, la Loi sur les brevets, la Loi sur les marques de commerce et d’autres lois en conséquence, procès-verbaux et témoignages, 3session, 34e législature, 1993, qui a été adopté le 1er octobre 1996. Elle souligne que [traduction] « le compte rendu Hansard des débats parlementaires et des rapports de comité associés ne vaut pas la peine d’être souligné en ce qui concerne l’article 73 de la Loi. Le Résumé de l’étude d’impact de la réglementation n’y fait pas référence. » (décision Weatherford CAF, au paragraphe 148). Dans son analyse, elle implique que si les législateurs ayant proposé le projet de loi S-17 avaient voulu modifier radicalement la distinction entre la phase de demande et la phase ultérieure à la délivrance dans le processus de délivrance de brevet, cela aurait été consigné quelque part. Cette conclusion s’applique tout autant à la question des taxes à payer pendant la phase de demande, qui est elle aussi régie par l’article 73 de la version de la Loi en vigueur.

[74]           La juge Layden-Stevenson a poursuivi, dans la décision Weatherford CAF, en concluant qu’une modification mineure de libellé dans le projet de loi S-17, de « légitime » dans la version de la Loi antérieure à 1996 à « de bonne foi » dans la version actuelle, ne visait qu’à moderniser le langage :

[143]    Les appelantes ont beaucoup misé sur le fait que Bourgault a été tranché en vertu de la législation antérieure qui n’est plus en vigueur. Plus précisément, elles soutiennent que la législation antérieure ne prévoyait aucune obligation de bonne foi. Il est vrai que la Loi antérieure ne contenait pas l’exigence de la bonne foi. Cependant, aux termes des Règles sur les brevets antérieures, plus précisément du paragraphe 45(3), le demandeur devait tenter de bonne foi de faire accepter sa demande : C.R.C. 1978, ch. 1250. On ne peut sérieusement arguer que les termes bona fide [dans la version anglaise] et bonne foi ne sont pas interchangeables. De plus, il y a une interrelation entre l’obligation prévue à l’alinéa 73(1)a) de répondre à toute demande dans les six mois et l’obligation de faire accepter sa demande en vertu de l’ancien paragraphe 45(3). Quoique l’alinéa 73(1)a) soit libellé différemment et dans un langage plus moderne, l’interprétation des appelantes est insoutenable.

[75]           En ce qui concerne la pertinence de la décision Weatherford CAF par rapport au présent litige, je ne juge pas que l’alinéa 73(1)a) de la Loi diffère si considérablement de l’alinéa 73(1)f) – ou de toute disposition de l’article 73 – qu’il ne faudrait pas retenir l’analyse de la juge Layden-Stevenson. Si l’alinéa d’un article donné ne peut invalider un brevet délivré, les autres ne peuvent pas plus le faire, à moins d’une indication contraire quelconque. Ce raisonnement cadre avec une simple lecture de l’acte législatif, en tenant compte de son contexte (voir Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 RCS 27, paragraphes 20 à 22). Quels que soient les défauts présentés par la demande 611003, ils sont devenus inattaquables une fois que le brevet 132 a été délivré, car le déficit relatif à la taxe ne s’applique qu’à la demande, pas au brevet délivré. L’article 73 de la Loi ne sert pas à invalider des brevets délivrés.

[76]           Je juge également que les distinctions de la demanderesse selon lesquelles le terme « frappé de déchéance » utilisé antérieurement et l’expression « considéré comme abandonné » employée dans la version en vigueur sont essentiellement les mêmes, tout comme l’argument avancé sans succès relativement à la décision Weatherford CAF au sujet de la différence entre « légitime » et « de bonne foi »; par conséquent, elles sont rejetées.

[77]           Selon un niveau plus fondamental, cependant, le motif principal pour lequel la demanderesse ne peut obtenir gain de cause pour cette requête de jugement sommaire est qu’il existe une ligne de séparation entre la demande de brevet et le brevet délivré.

[78]           D’autres cas ont aussi appliqué cette ligne de séparation, reconnue initialement dans l’arrêt Fada Radio, adoptée plus tard dans la décision Lovell, et appliquée tout récemment dans la décision Weatherford CAF. Par exemple, dans la décision Aventis Pharma Inc. c. Apotex Inc., 2005 CF 1283, la juge Mactavish avait conclu qu’il ne faut pas se fier à cette procédure, appliquée pendant la phase de la poursuite, pour invalider un brevet.

[353]    Il est évident que le paragraphe 61(2) ne s’applique qu’à la demande de brevet qui a été déposée après la délivrance de l’autre brevet invoqué (Re Fry (1939), 1 C.P.R. 135 (Cour de l’Éch.)). En l’espèce, la demande visant le brevet 206 a été déposée avant que le brevet 087 ne soit délivré. Qui plus est, le paragraphe 61(2) prévoit uniquement la procédure que doit suivre le Commissaire lors de la phase de la poursuite. On ne peut pas s’y fier pour servir de fondement à l’annulation d’un brevet délivré : Beecham Canada Ltd. et al. c. Procter & Gamble Co. [1982] no 10, 61 C.P.R. (2d) 1, p. 22 (CAF).

[79]           Ailleurs, dans Procter & Gamble Co v. Calgon Interamerican Corp (1982), 61 CPR (2d) 1 à 22 (CAF), le juge Urie a maintenu la décision du juge de première instance selon laquelle une disposition visant la demande de brevet n’a rien à voir avec le brevet une fois délivré. Il a écrit :

[traduction]

Les demandeurs ont ensuite soutenu qu’un brevet délivré en violation avec l’interdiction imposée par le paragraphe 63(2) de la Loi sur les brevets ne constitue pas un brevet valide. Ce paragraphe se lit comme suit :

63.(2)   Indépendamment des dispositions de l’article 43, une demande de brevet pour une invention pour laquelle un brevet a déjà été délivré sous l’autorité de la présente Loi ne doit pas être rejetée, à moins que le déposant, dans un délai fixé par le commissaire, n’engage une action visant à annuler le brevet précédent, dans la mesure où il couvre l’invention en question; cependant, si une telle action est engagée et traitée diligemment, la demande ne doit pas être considérée comme abandonnée à moins que le déposant ne parvienne à le faire dans un délai raisonnable après que l’action eut été abandonnée.

Le savant juge de première instance a conclu que le paragraphe [traduction] « n’avait rien à voir avec un brevet délivré ». Je suis d’accord. Il semble qu’il ne fait que fournir une procédure à suivre par le commissaire dans l’éventualité où il propose de rejeter une demande de brevet pour une invention pour laquelle un brevet a déjà été délivré. Il ne s’agit pas d’une disposition à appliquer après la délivrance du second brevet dans le but d’avancer la non-validité de celui-ci.

[80]           Comme on le souligne dans la décision Weatherford CAF, où le législateur précise que les brevets valides peuvent être invalidés, on dit de même. Le paragraphe 53(1) de la Loi, par exemple, prescrit ce qui suit :

Le brevet est nul si la pétition du demandeur, relative à ce brevet, contient quelque allégation importante qui n’est pas conforme à la vérité, ou si le mémoire descriptif et les dessins contiennent plus ou moins qu’il n’est nécessaire pour démontrer ce qu’ils sont censés démontrer, et si l’omission ou l’addition est volontairement faite pour induire en erreur.

[81]           Cependant, ni l’alinéa 73(1)f) de la version de la Loi en vigueur ni le paragraphe 73(1) de la version antérieure à 1996 ne traite des brevets délivrés. Ils traitent plutôt uniquement des demandes de brevet. En incluant les brevets délivrés dans le paragraphe 73(1), on ferait fi de la dichotomie qu’établit clairement la Loi entre les concepts de demande de brevet et de brevet délivré.

[82]           Au bout du compte, les divers motifs couramment cités pour annuler des brevets autrement valides se rapportent tous à la négociation du brevet entre l’inventeur et l’État. Comme l’a récemment souligné la Cour suprême dans l’arrêt Teva Canada Ltd. c. Pfizer Canada Inc., 2012 CSC 60 [Teva], au paragraphe 32, la négociation du brevet est le but fondamental du régime des brevets : encourager la divulgation complète des innovations utiles au public par l’octroi de monopoles limités.

[83]           Les brevets sont invalidés par la Cour lorsque l’inventeur n’a rien créé de novateur ou d’utile ou qu’il n’a pas enseigné comment le fabriquer. Les brevets ne sont pas, à l’inverse, annulés pour des motifs d’ordre administratif ou procédural, une caractérisation faite adéquatement à l’endroit des taxes de demande et de complètement, qui sont payées par l’inventeur et collectées par le gouvernement afin de compenser les frais d’administration (ou de fonctionnement) de l’OPIC et de débarrasser le régime des brevets du « bois mort » (Karolinska Institute et Innovations AB c. Canada (Procureur général), 2013 CF 715, au paragraphe 32 [Karolinska]). Dans Weatherford CAF, la juge Layden-Stevenson a fourni un exemple concret de types de motifs de non-validité dans le paragraphe suivant de son jugement :

[142]    Les motifs pour contester la validité d’un brevet sont précisés dans la Loi. Plus particulièrement, ils ont trait à : l’utilité, article 2; la nouveauté (l’antériorité), article 28.2, l’évidence (l’inventivité), article 28.3 et la suffisance de la divulgation, paragraphe 27(3). Outre les motifs de validité, un brevet peut être jugé nul s’il est satisfait aux conditions du paragraphe 53(1).

[84]           Je prends acte de la confiance qu’accorde la demanderesse aux décisions Teva et Apotex Inc c. Merck & Co, Inc., 2006 CF 524, conf. par 2006 CAF 323 [Merck] pour avancer qu’il s’agit d’un résumé incomplet des motifs légitimes de non-validité (puisque ces deux décisions reconnaissent des motifs qui ne sont pas cités dans la Loi, comme le double brevet).

[85]           J’ai deux observations à faire en réponse. D’abord, je ne crois pas que le paragraphe 142 de la décision Weatherford CAF, reproduit ci-dessus, était censé fournir une liste exhaustive de tous les motifs valables de non-validité en existence. De plus, le simple fait que certains motifs ont été précisés par l’intermédiaire de la jurisprudence ne permet pas d’aborder le concept clé de la décision Weatherford CAF, à savoir qu’il existe une différence fondamentale entre une demande de brevet et un brevet.

[86]           La demanderesse souligne que la décision Teva a rendu un brevet non valide pour cause de divulgation insuffisante en fonction du paragraphe 27(3) de la Loi, une disposition faisant partie de la section « Demandes de brevets ». Cependant, la divulgation insuffisante d’une invention fait partie des motifs au cœur même de la divulgation du brevet, et constitue par conséquent un motif fondamentalement différent de la non-conformité des taxes.

[87]           Bien entendu, la non-conformité d’un titulaire de brevet découlera de manquements aux obligations administratives prévues par l’acte législatif ou de manquements de fond envers celui-ci. Il s’agit donc du type de non-conformité qui permettra ultimement de déterminer si le manquement invalide le brevet : le manquement s’attaque-t-il au fond de la négociation du brevet, ou plutôt aux formalités administratives avec le Bureau des brevets, comme le paiement des taxes? Les manquements qui s’attaquent au fond du brevet, c’est-à-dire ceux qui exigent de l’inventeur qu’il paie le prix métaphorique, peuvent être fatals pour les brevets délivrés. En revanche, les manquements aux obligations administratives, qui peuvent invalider une demande de brevet, n’annuleront pas de brevets déjà délivrés. Comme c’est dans d’autres domaines, le défaut de se conformer à la loi entraîne différentes conséquences, et, sauf dans le cas des infractions de responsabilité stricte, le contexte importe toujours. Par conséquent, il faut se demander si le manquement invalide le brevet.

[88]           Les « manquements aux obligations administratives » sont habituellement liés aux opérations de l’OPIC et aux procédures de demande de brevet, plutôt qu’à la négociation du brevet elle-même. Quand le juge Binnie précise au paragraphe 37 de l’arrêt Wellcome que « [l]e monopole conféré par un brevet ne devrait s’acquérir qu’au prix de divulgations nouvelles, ingénieuses, utiles et non évidentes », il ne fait référence qu’aux questions au fond du brevet, et non aux taxes d’ordre administratif. Après tout, ces taxes « visent à défrayer le Bureau des brevets de la totalité ou d’une partie de ses coûts » (Dutch Industries CAF, au paragraphe 30). Comme l’écrit le juge Hughes dans la décision Karolinska, un cas comportant des taxes périodiques (par opposition aux taxes finales) :

[32]      L’objet de ces taxes, ainsi que l’a déclaré la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Actelion Pharmaceuticals Ltd c Canada, 2008 CAF 90, au paragraphe 13, est non seulement de conférer au Bureau des brevets un moyen de recouvrer des frais administratifs, mais aussi de se débarrasser de la prolifération de brevets inutiles. Il n’y a rien de pénal dans le système de perception de taxes.

[89]           Selon l’un des derniers arguments avancés par la demanderesse relativement à la question des paiements de taxe, lorsqu’un tribunal renverse explicitement une jurisprudence antérieure, elle le mentionne. Par exemple, quand la Cour suprême a renversé une conclusion rendue dans l’appel Merck, elle l’a fait explicitement (Teva, au paragraphe 63). Par analogie, la demanderesse soutient que si la décision Weatherford CAF visait à renverser les décisions Dutch Industries, la Cour l’aurait précisé carrément.

[90]           Il convient de souligner trois réponses à l’argument de la demanderesse selon lequel la décision Weatherford CAF n’a pas pu renverser explicitement les décisions Dutch Industries et J&J. Premièrement, pour rendre la décision Weatherford CAF, on a examiné une liste de cas qui établissent clairement, de par leur conclusion, la distinction entre les demandes de brevet et les brevets eux-mêmes. Cette liste comprenait les décisions Dutch Industries et J&J :

[151]    Les décisions invoquées par les appelantes ne leur sont d’aucun secours. [...] Dans Dutch Industries Ltd. c. Canada (Commissaire aux brevets), 2003 CAF 121, [2003] 4 C.F. 67, autorisation de pourvoi rejetée, [2003] C.S.C.R. no 204, la demande de brevet canadien no 2,146,904 a été présumée abandonnée : paragraphe 3. Aucun brevet n’avait été délivré relativement à cette demande. Dans Johnson & Johnson Inc. c. Boston Scientifique Ltée, 2006 CAF 195, [2007] 1 R.C.F. 465, autorisation de pourvoi refusée, [2006] C.S.C.R. no 324, la Cour a statué, suite à l’ajout du paragraphe 78.6(1) à la Loi, que des paiements complémentaires avaient un effet rétroactif et qu’il en résultait que le brevet en cause n’aurait pas dû être présumé abandonné.

[91]           Deuxièmement, dans Dutch Industries CAF, mentionnée ci-dessus, la juge Sharlow soutenait que [traduction] « toute erreur sur la qualification de “petite entitérisquera de lui faire perdre (le demandeur ou titulaire de brevet) tous les droits que pourrait lui conférer la demande de brevet et tout brevet pouvant en résulter, à moins que l’erreur ne soit découverte et rectifiée dans le délai prescrit par la loi pour le paiement tardif de la taxe » (paragraphe 4, non souligné dans l’original). Cette déclaration est conditionnelle, et elle ne signifie pas qu’une violation procédurale (en l’espèce, du statut de petite entité), doit entraîner l’invalidité du brevet.

[92]           Troisièmement, quant à elle, la décision J&J CAF, tout comme la décision Dutch Industries CAF, n’a pas mené en fin de compte à l’annulation de la validité d’un brevet quelconque. À la place, le législateur a introduit une disposition accordant un délai de grâce pour redresser la non-conformité commise. En ce qui concerne l’invalidation, la Cour, comme dans la décision Dutch Industries CAF, n’a fourni qu’une déclaration conditionnelle à l’appui de l’analyse de l’invalidation, quand la juge Sharlow a écrit [traduction] « même si les jugements sommaires ont été accordés d’après d’une analyse juridique qui était de bon aloi » (décision J&J CAF, paragraphe 9, non souligné dans l’original). À mon avis, ni la décision Dutch Industries ni la décision J&J n’ont enfreint la ligne de séparation créée par le législateur entre les phases préalables et postérieures à la délivrance du brevet, un régime établi bien avant que les litiges associés ne soient soumis. De plus, même si la décision Weatherford CAF ne renverse pas explicitement les décisions Dutch Industries et J&J, elle ne limite pas leur applicabilité.

IV.             Conclusion

[93]           Je suis d’accord avec les défenderesses que le paiement prétendument erroné de la taxe finale en l’espèce ne peut pas avoir pour effet juridique d’invalider un brevet délivré.

[94]           La décision Weatherford CAF fait clairement état du rôle du paragraphe 73(1) dans le régime des brevets. Les principes établis pour l’alinéa 73(1)a) dans Weatherford CAF s’appliquent, au sens large, à la totalité des dispositions contenues dans le paragraphe 73(1) de la version de la Loi en vigueur, ainsi qu’à l’interprétation de la version antérieure à 1996. Non seulement le paragraphe 153(1) des Règles sur les brevets simplifie la parité entre « frappé de déchéance » et « considéré comme abandonné », mais, en outre, la majorité de la jurisprudence sur laquelle repose la décision Weatherford CAF s’est développée en fonction de la version de la Loi antérieure à 1996. En l’espèce, il n’existe pas de motif impérieux de supposer que le législateur souhaitait « révolutionner le droit tel qu’il était » (paragraphe 146). Analogiquement au résultat du présent cas, je ne trouve aucun élément suggérant que le législateur souhaitait étendre la portée de l’alinéa 73(1)f) [concernant le non-paiement des taxes prescrites] en y ajoutant les brevets délivrés, pas plus qu’il ne l’a fait à l’égard de l’alinéa 73(1)a). Il n’y a pas de raison de principe impérieuse justifiant que le fait de ne pas payer l’intégralité de la taxe finale associée à une demande de brevet devrait invalider un brevet valide délivré subséquemment.

[95]           Par conséquent, j’estime qu’il n’y a pas de fondement juridique pour invalider le brevet 132 en raison du non-paiement de la taxe d’ordre administratif. La présente requête de jugement sommaire est donc accordée en faveur des défenderesses.

[96]           Enfin, tel qu’il est susmentionné, la présente audience comporte aussi l’appel d’une ordonnance rendue le 8 décembre 2015 par le protonotaire responsable de la gestion de l’instance. Pendant l’audience, les parties ont accepté que si je devais conclure que le paiement complémentaire de taxe a été acquitté, il ne serait pas nécessaire de se prononcer sur l’appel. Comme une conclusion de non-paiement a été rendue, je ne rendrai pas de décision relativement à l’ordonnance interdisant la divulgation de certains documents, étant donné que ceux-ci se rapportent à la conclusion de fait qui a précédemment fait l’objet d’un litige, et pour laquelle j’ai rendu une décision en faveur de la demanderesse (question B ci-dessus). Il faut en conséquence qu’une copie de cette ordonnance soit jointe à la requête de faire appel de l’ordonnance du protonotaire responsable de la gestion en lien avec la divulgation des documents.


ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE que :

1.      La présente requête de jugement sommaire soit accordée en faveur des défenderesses. Le brevet 132 demeure valide.

2.      La requête de faire appel de l’ordonnance rendue le 8 décembre 2015 par le protonotaire responsable de la gestion de l’instance ne fasse pas l’objet d’une décision, selon l’accord des parties, compte tenu de ma conclusion de fait selon laquelle aucun paiement complémentaire de taxe n’a été effectué par les défenderesses.

3.      Les dépens soient attribués aux défenderesses. Si les parties sont incapables de s’entendre sur les dépens, celles-ci fournissent à la Cour des soumissions écrites d’au plus cinq pages dans les dix jours ouvrables suivant la date de la présente décision.

« Alan S. Diner »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossiers :

T-393-14 ET T-1064-13

 

DOSSIER :

T-393-14

 

INTITULÉ :

APOTEX INC. c. PFIZER INC., PHARMACIA AKTIEBOLAG ET PFIZER CANADA INC.

 

ET DOSSIER :

T-1064-13

 

INTITULÉ :

APOTEX INC. c. PFIZER CANADA INC. ET PHARMACIA AKTIEBOLAG

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 16 décembre 2015

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE DINER

 

DATE DES MOTIFS :

Le 4 février 2016

 

COMPARUTIONS :

Jordana Sanft

Jim Hodgson

David Yi

 

Pour la demanderesse/

défenderesse reconventionnelle

 

Nando De Luca

Michael Yasskin

Pour les défenderesses/

demanderesses reconventionnelles

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Goodmans LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour la demanderesse/

défenderesse reconventionnelle

 

Norton Rose Fulbright

Avocats

Toronto (Ontario)

Pour les défenderesses/

demanderesses reconventionnelles

 

 

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