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Date : 20160204


Dossier : T-520-15

Référence : 2016 CF 135

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Vancouver (Colombie-Britannique), le 4 février 2016

En présence de monsieur le juge Mosley

ENTRE :

SARVESH SHARMA

demandeur

et

CHEMIN DE FER CANADIEN PACIFIQUE

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Aperçu

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire présentée aux termes de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7, à l’encontre d’une décision rendue par la Commission canadienne des droits de la personne (ci-après la Commission). La demande est rejetée pour les motifs qui suivent.

[2]               Le demandeur, Sarvesh Sharma, s’est représenté lui-même dans le cadre de la présente instance. À l’audience du 27 janvier 2016, il était accompagné par son beau-frère, Veda Prakash, un non-avocat. M. Sharma n’était pas en mesure de présenter des observations de vive voix devant la Cour de manière compréhensible. Eu égard aux circonstances, M. Prakash a été autorisé à s’adresser à la Cour afin d’expliquer pourquoi M. Sharma ne pouvait pas être compris. M. Prakash a également été autorisé à formuler quelques brèves remarques à propos des antécédents personnels de M. Sharma.

[3]               À la fin de l’audience, les parties ont été informées que la demande était rejetée avec jugement et motifs à suivre.

II.                Contexte

[4]               M. Sharma a travaillé pour Chemin de fer Canadien Pacifique (CFCP) du 9 juin 1994 jusqu’à son congédiement, le 14 décembre 2012. Il a été congédié [traduction] « pour conduite inconvenante pour un employé de CFCP » à la suite d’une enquête sur des allégations que M. Sharma aurait formulées à l’encontre d’autres employés de CFCP.

[5]               M. Sharma a cherché à obtenir réparation à l’encontre de son congédiement auprès du British Columbia Industrial Relations Board, de WorkSafeBC et du Workers Compensation Appeal Tribunal. Aucun de ces efforts n’a été couronné de succès. L’Industrial Relations Board a conseillé au demandeur de porter plainte à la Commission. Il a communiqué avec la Commission le 10 janvier 2013, et celle-ci lui a envoyé une « trousse du plaignant » le 14 janvier 2013. Les directives contenues dans la trousse indiquaient en caractères gras soulignés : « Vous devez porter plainte dans les 12 mois suivant le problème dont vous vous plaignez. »

[6]               La Commission a reçu la plainte de M. Sharma le 12 février 2013. Le formulaire de plainte n’a pas été jugé acceptable par la Commission, car il dépassait trois pages. Le 5 mars 2013, l’analyste de règlement préventif a envoyé une lettre au demandeur pour l’informer que sa plainte ne respectait pas les exigences concernant les plaintes énoncées dans la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H-6 (la Loi), et que son dossier avait été clos. La lettre précisait au demandeur qu’il pouvait présenter de nouveau sa réclamation dans le format requis et lui rappelait la limite d’un an pour déposer une plainte.

[7]               La Commission a reçu une seconde plainte de M. Sharma le 14 février 2014. Une fois encore, le formulaire n’a pas été jugé acceptable par la Commission. L’analyste du règlement préventif s’est entretenu avec M. Sharma au téléphone et lui a expliqué qu’il devait modifier sa plainte afin qu’elle respecte le format de trois pages demandé. Le 26 février 2014, la Commission a reçu une plainte de M. Sharma. Celle-ci était manuscrite et elle n’était pas entièrement lisible. Le personnel de la Commission a tapé les allégations et les a envoyées à M. Sharma afin qu’il les relise et qu’il les signe. La plainte a été reçue dans un formulaire acceptable par la Commission le 5 mars 2014.

[8]               Le 10 décembre 2014, un rapport a été établi aux termes de l’article 40 de la Loi. Le paragraphe 40 du rapport recommandait qu’en vertu de l’alinéa 41(1)e) de la Loi, la Commission ne prononce pas sur la plainte parce que celle-ci était fondée sur des événements qui s’étaient produits plus d’un an avant qu’elle ne soit déposée. M. Sharma et CFCP étaient invités à présenter des observations en réponse. Dans sa réponse, M. Sharma a reconnu le retard. Pour expliquer celui-ci, il a indiqué qu’il mettait en œuvre une autre procédure de plainte (auprès du Workers Compensation Appeal Tribunal). En outre, M. Sharma a indiqué qu’il pensait que la plainte avait été déposée la première fois qu’il avait présenté sa version des faits.

III.             Décision faisant l’objet du contrôle

[9]               Le 11 mars 2015, la Commission a informé M. Sharma et CFCP qu’en vertu de l’alinéa 41(1)e) de la Loi, elle ne se prononcerait pas sur la plainte parce que celle-ci était fondée sur des événements qui s’étaient produits plus d’un an avant qu’elle ne soit déposée.

[10]           Dans le compte rendu de décision final de la Commission, le président par intérim David Langtry a adopté la conclusion énoncée dans le rapport :

[traduction] La date du dernier acte discriminatoire présumé est le 21 novembre 2012. Le formulaire de plainte a été jugé acceptable par la Commission le 5 mars 2014, soit plus de quinze (15) mois après le dernier acte discriminatoire présumé. Dans sa plainte, le plaignant n’a pas évoqué son congédiement comme acte présumé, mais, même s’il l’avait fait, son congédiement datait du 17 décembre 2012, soit plus de quatorze (14) mois avant que sa plainte soit jugée acceptable par la Commission. Le retard accusé pour le dépôt de la plainte est imputable au plaignant. Il a été informé du délai statutaire imparti d’un an, mais il n’a déposé sa plainte dans un formulaire acceptable par la Commission qu’environ trois (3) mois après le délai prévu par la Loi. Le plaignant n’a pas fait preuve de diligence pour déposer sa plainte dans le délai prescrit. Par conséquent, la Commission ne devrait pas se prononcer sur celle-ci.

IV.             Questions en litige

[11]           Les questions soulevées par le demandeur dans son mémoire des faits et du droit portent uniquement sur le fond de son allégation de discrimination sous-jacente, et ne portent pas sur la décision de la Commission.

[12]           La défenderesse a soulevé deux questions préliminaires :

1)      si l’affidavit et le mémoire des faits et du droit du demandeur étaient admissibles en l’espèce;

2)      si la demande du demandeur devait, en conséquence, être rejetée sommairement.

[13]           Si la Cour décidait d’examiner au fond la demande, la défenderesse soutient que la seule question est le caractère raisonnable de la décision de la Commission de ne pas examiner la plainte parce que celle-ci avait été déposée en retard.

V.                Arguments et analyse

[14]           En ce qui concerne les questions préliminaires, la défenderesse soutient que le mémoire des faits et du droit du demandeur, inclus dans son affidavit en tant que pièce N, n’est pas pertinent en l’espèce et que la déclaration de M. Sharma contrevient aux règles de preuve. Par conséquent, il demande que l’affidavit, le seul élément de preuve présenté par le demandeur, soit radié dans son intégralité.

[15]           La défenderesse soutient que le mémoire des faits et du droit du demandeur ne fait référence qu’une seule fois à la décision de la Commission de ne pas se prononcer sur sa plainte sur le fondement de l’alinéa 41(1)e). Cette unique référence se trouve à la page 111 du dossier de demande :

[traduction] La Commission canadienne des droits de la personne aurait dû elle aussi remarquer que dans mon cas, la justice n’est pas refusée juste sous prétexte d’un délai pour déposer une plainte. « Le respect des délais est-il plus important que la justice? »

[16]           Je souligne également qu’il y a une brève mention au paragraphe 16 à la page 99 du dossier de demande où M. Sharma mentionne :

[traduction] On m’a conseillé de soumettre mon cas à la Commission canadienne des droits de la personne. C’est ce que j’ai fait, mais mon cas a été rejeté, car il n’avait pas été déposé dans le délai stipulé d’un an.

[17]           La défenderesse soutient que le reste de l’affidavit du demandeur traite de ses agressions alléguées, du caractère déficient de l’enquête menée par CFCP et de sa demande de réintégration.

[18]           L’article 81 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 (les Règles) prévoit ce qui suit :

81 (1) Les affidavits se limitent aux faits dont le déclarant a une connaissance personnelle, sauf s’ils sont présentés à l’appui d’une requête – autre qu’une requête en jugement sommaire ou en procès sommaire – auquel cas ils peuvent contenir des déclarations fondées sur ce que le déclarant croit être les faits, avec motifs à l’appui.

(2) Lorsqu’un affidavit contient des déclarations fondées sur ce que croit le déclarant, le fait de ne pas offrir le témoignage de personnes ayant une connaissance personnelle des faits substantiels peut donner lieu à des conclusions défavorables.

81 (1) Affidavits shall be confined to facts within the deponent’s personal knowledge except on motions, other than motions for summary judgment or summary trial, in which statements as to the deponent’s belief, with the grounds for it, may be included.

(2) Where an affidavit is made on belief, an adverse inference may be drawn from the failure of a party to provide evidence of persons having personal knowledge of material facts.

[19]           La majeure partie de l’affidavit de M. Sharma n’est pas pertinente et peut être au mieux décrite comme une argumentation. La Cour peut radier des affidavits ou des parties de ceux-ci lorsqu’ils sont abusifs ou n’ont clairement aucune pertinence, lorsqu’ils renferment une opinion, des arguments ou des conclusions de droit ou encore lorsque la Cour est convaincue qu’il est préférable de régler la question de l’admissibilité au stade préliminaire de façon à permettre le déroulement ordonné de l’audience : McConnell c. Commission canadienne des droits de la personne, 2004 CF 817, au paragraphe 80; conf. par 2005 CAF 389. Lorsqu’il est impossible de séparer les éléments de preuve admissible des éléments inadmissibles, la Cour doit rejeter l’affidavit dans sa totalité : Foodcorp v. Hardee’s Food Systems Inc., [1982] F.C.J. No. 29, au paragraphe 3.

[20]           Des parties de l’affidavit du demandeur consistent en des éléments de preuve non présentés à la Commission dans le cadre de sa plainte. Dans Bernard c. Canada (Agence du revenu), 2015 CAF 263, le juge Stratas explique que la règle générale est que la preuve qui aurait pu être présentée au décideur administratif, mais qui ne l’a pas été, est irrecevable devant la cour de révision. Il ajoute également qu’il y a trois exceptions à cette règle, dont l’exception des renseignements généraux qui peut aider la Cour à comprendre l’historique et la nature de l’affaire dont le décideur administratif était saisi. Ces renseignements peuvent être recevables dans la mesure où ils n’engagent pas à une prise de décision. On doit s’assurer que l’affidavit ne va pas plus loin en fournissant de nouveaux éléments de preuve se rapportant au fond de la question déjà tranchée par le tribunal administratif, au risque de s’immiscer dans le rôle que joue le tribunal administratif en tant que juge des faits et juge du fond.

[21]           Bien que la défenderesse soit prête à concéder qu’une partie de l’affidavit de M. Sharma contienne des renseignements généraux, je ne suis pas convaincu que cela tombe dans cette exception. Ce sont de nouveaux renseignements qui touchent au fond de la plainte originale qui n’ont pas été présentés au décideur. Même si j’acceptais que l’affidavit soit admissible, il ne traite pas de l’objet de la présente demande, à savoir la décision de la Commission de rejeter la plainte pour cause de retard.

[22]           Les tribunaux laissent souvent aux plaideurs se représentant eux-mêmes une certaine latitude lorsqu’ils ne se conforment pas aux Règles afin d’améliorer l’accès des individus à la justice : Thom v. Canada, 2007 FCA 249, au paragraphe 13. Cela ne signifie toutefois pas que les Règles ne s’appliquent pas. Comme le juge Pelletier l’a déclaré dans la décision Nowoselsky c. Canada (Conseil du Trésor), 2004 CAF 418, au paragraphe 8 :

L’obligation de respecter les Règles est plus difficile pour les personnes qui ne peuvent profiter des conseils d’un avocat. Mais en lui-même, ce fait ne permet pas à la Cour de répartir les parties en deux catégories : celles qui doivent respecter les Règles et celles qui en sont dispensées. Tout le monde doit respecter les Règles. Le caractère obligatoire des Règles peut être atténué quelque peu par la gentillesse d’un avocat qui fait face à une partie qui n’est pas représentée ou par l’exercice judicieux du pouvoir discrétionnaire de la Cour d’en exempter une personne, mais il s’agit de mesures correctives et non d’une autorisation de ne pas les respecter.

[23]           En l’espèce, l’affidavit de M. Sharma non seulement présente des éléments de preuve qui n’ont pas été présentés au décideur, mais est également en grande partie non pertinent et argumentatif. Je suis d’accord avec la défenderesse qu’il est impossible de séparer les éléments de preuve admissible des éléments inadmissibles, ou même de séparer l’argument de la preuve. Par conséquent, l’affidavit du demandeur est radié en totalité.

[24]           Comme précité, même si l’affidavit avait été jugé admissible, ce dernier et le mémoire des faits et du droit du demandeur ne ressemblent en rien aux motifs énoncés dans la demande de contrôle judiciaire. En outre, M. Sharma réclame une réparation sous la forme d’une réintégration à CFCP en récupérant tous ses droits d’ancienneté, un recours dont ne dispose pas la Cour dans la présente instance.

[25]           La Cour peut radier une demande dans des cas exceptionnels : Pharmacia Inc. c. Canada (Ministre de la santé nationale et du bien-être social), [1994] A.C.F. no 1629. La Cour peut notamment radier une demande si elle est inhabile à octroyer la réparation demandée : Canada (Revenu national) c. JP Morgan Asset Management (Canada) Inc., 2013 CAF 250. La Cour est limitée aux réparations qui se trouvent dans la Loi sur les Cours fédérales et aux réparations associées à sa compétence inhérente. En l’espèce, la Cour est incapable d’accorder à M. Sharma la réparation qu’il demande.

[26]           Par un examen de la décision de la Commission de ne pas se prononcer sur une plainte déposée en retard, le demandeur doit établir selon la prépondérance des probabilités que celle-ci n’était pas raisonnable : Khaper c. Air Canada, 2015 CAF 99, au paragraphe 16. Le nombre très limité d’éléments pertinents dans l’affidavit du demandeur ne fournit pas assez de substance pour conclure que la décision de la Commission était déraisonnable.

[27]           Le seul argument du demandeur concernant les conclusions de la Commission est que justice lui a été refusée en raison des délais. Dans son argumentation écrite, M. Sharma ne prétend pas que le retard dans le dépôt de sa plainte était dû au fait qu’il engageait des poursuites pour une demande d’indemnisation, bien qu’il mentionne cette justification dans sa réponse au paragraphe 40 du rapport de la Commission. Même s’il l’avait fait, la Cour a conclu qu’un plaignant est toujours tenu de communiquer avec la Commission dans le délai d’un an lorsqu’il exerce d’autres recours : Bredin c. Canada (Procureur général), 2007 CF 1361, au paragraphe 40.

[28]           Il est « évident et manifeste » que la plainte de M. Sharma a été déposée en dehors du délai prescrit et que, par conséquent, elle entrait dans l’une des cinq exceptions énumérées aux alinéas 41(1)a) à e) de la Loi. Tandis que la Commission conserve le droit de se prononcer sur des plaintes qui sont déposées en retard, la Cour n’interviendra pas dans l’exercice de ce droit à moins qu’il ne soit établi qu’il est déraisonnable : Arias c. Canada (Gendarmerie Royal du Canda), [2014] A.C.F. no 1367.

[29]           Il est clair que le retard à déposer la plainte était sous le contrôle du demandeur. Il n’a pas fourni une explication raisonnable pour ne pas avoir déposé sa plainte dans les délais impartis et n’a pas fait preuve de diligence dans le processus de dépôt de plainte.

VI.             Décision

[30]           Bien que je sois conscient que M. Sharma peut trouver la décision sévère, au regard de la norme établie par la Cour suprême du Canada, la décision de la Commission était raisonnable. Il s’agit d’une décision qui appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47). Par conséquent, la présente demande est rejetée.

[31]           Bien que la défenderesse réclame des dépens en l’espèce, la Cour est convaincue que M. Sharma est impécunieux et qu’il ne pourrait pas être en mesure de régler des dépens. Dans ces circonstances, il ne sera pas condamné aux dépens.


JUGEMENT

LA COUR rejette la présente demande de contrôle judiciaire. Aucuns dépens ne sont accordés.

« Richard G. Mosley »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-520-15

INTITULÉ :

SARVESH SHARMA c. CHEMIN DE FER CANADIEN PACIFIQUE

LIEU DE L’AUDIENCE :

Vancouver (Colombie-Britannique)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 27 janvier 2016

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MOSLEY

DATE DES MOTIFS :

Le 4 février 2016

COMPARUTIONS :

Sarvesh Sharma

Le demandeur, en son propre nom

Clayton Jones

Brandon Wiebe

POUR LA DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Fasken Martineau DuMoulin s.r.l.

Vancouver (Colombie-Britannique)

POUR LA DÉFENDERESSE

 

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