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Date : 20150730


Dossier : T-378-07

Référence : 2015 CF 932

[TRADUCTION FRANÇAISE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 30 juillet 2015

En présence de monsieur le juge Boswell

ENTRE :

100193 P.E.I. INC., 100259 P.E.I. INC., 100412 P.E.I. INC., ROBERT ARSENAULT, JOSEPH AYLWARD, WAYNE AYLWARD, B & F FISHERIES LTD., BERGAYLE FISHERIES LTD., JAMES BUOTE, BULLWINKLE FISHERIES LTD., C.D. HUTT ENTERPRISES LTD., CODY-RAY ENTERPRISES LTD., DALLAN J. LTD., RICHARD BLANCHARD, EXÉCUTEUR DE LA SUCCESSION DE MICHAEL DEAGLE, PAMELA DEAGLE, BERNARD DIXON, CLIFFORD DOUCETTE, FISHING 2000 INC., KENNETH FRASER, FREE SPIRIT INC., TERRANCE GALLANT, BONNIE GAUDET, DEVIN GAUDET, NORMAN GAUDET, PETER GAUDET, RODNEY GAUDET, TAYLOR GAUDET, GAVCO FISHING ENTERPRISES LTD., CASEY GAVIN, JAMIE GAVIN, LEIGH GAVIN, SIDNEY GAVIN, GRAY LADY ENTERPRISES LTD., DONALD HARPER, HARPER’S FISH HOLDINGS LTD., JAMIE HUSTLER, CARTER HUTT, KRISTA B FISHING CO. LTD., LAUNCHING FISHERIES INC., TERRY LLEWELLYN, IVAN MACDONALD, LANCE MACDONALD, WAYNE MACINTYRE, DAVID MCISAAC, GORDON L. MACLEOD, DONALD MAYHEW, MEGA FISH CO. LTD., AUSTIN O’MEARA, PAMELA RICHARDS ET TRACEY GAUDET, ADMINISTRATRICES DE LA SUCCESSION DE PATRICK ROCHFORD, TWIN CONNECTIONS INC., W.F.M. INC., WATERWALKER FISHING CO. LTD. ET BOYD VUOZZO

demandeurs

et

SA MAJESTÉ LA REINE

défenderesse

ORDONNANCE ET MOTIFS

I.                   Introduction

[1]               La défenderesse soumet la présente requête, en vertu du paragraphe 213(1) des Règles sur les Cours fédérales, DORS/98‑106 [les Règles], pour demander un jugement sommaire rejetant intégralement l’action des demandeurs. La défenderesse soutient qu’aucune des demandes des demandeurs ne soulève une véritable question litigieuse.

[2]               Les demandeurs contestent cet argument et soutiennent que la requête présentée par la défenderesse constitue un abus de procédure. Ils affirment qu’il existe de véritables questions litigieuses et que leur action – dans laquelle ils demandent une indemnité pour les préjudices qu’ils auraient subis en raison de la façon dont la défenderesse a géré la pêche commerciale au crabe des neiges dans la partie sud du golfe du Saint‑Laurent depuis 2003 – devrait être instruite le plus rapidement possible.

[3]               Les circonstances à l’origine de l’action des demandeurs ont été décrites dans la décision Arsenault c Canada, 2008 CF 299, aux paragraphes 2 à 10, 330 FTR 8 [Arsenault (Martineau)], conf. par 2009 CAF 242, au paragraphe 2, 395 NR 377 [Arsenault (CAF)], autorisation de pourvoi à la CSC refusée, 33385 (13 janvier 2011). Ces circonstances ne justifient pas d’être reprises en détail au début des présents motifs puisqu’elles seront examinées de façon approfondie au cours de l’appréciation de la preuve effectuée plus loin. Pour le moment, il suffit de décrire certaines des allégations sur lesquelles reposent les demandes des demandeurs.

II.                Le contexte

[4]               Les demandeurs individuels sont des résidents de l’Île‑du‑Prince‑Édouard qui ont été titulaires de permis de pêche au crabe des neiges au cours des 12 dernières années (ou, dans certains cas, ils sont les représentants personnels des successions de certains titulaires de ces permis de pêche). Les demanderesses personnes morales sont des sociétés qui exploitent ou ont exploité les entreprises de pêche de certains titulaires de ces permis de pêche.

[5]               Avant les années 1990, la pêche au crabe des neiges était une activité concurrentielle, ce qui veut dire que les 30 pêcheurs de l’Î.‑P.‑É. qui détenaient un permis dans les zones de pêche du crabe [ZPC] 25 et 26 (parfois appelés les « pêcheurs côtiers traditionnels ») et les 130 pêcheurs du Nouveau‑Brunswick, du Québec et de la Nouvelle‑Écosse qui détenaient des permis de pêche pour la ZPC 12 (parfois appelés les « pêcheurs hauturiers traditionnels ») étaient autorisés à prendre autant de crabes des neiges qu’ils le pouvaient jusqu’à ce qu’ils atteignent le total autorisé des captures [TAC] pour leurs ZPC respectives au cours de la saison de pêche. À la suite d’une crise dans les stocks de crabes des neiges, ce système concurrentiel a été remplacé par un régime de contingents individuels dans lequel chaque détenteur d’un permis de l’Î.‑P.‑É. a reçu une part égale du TAC dans les ZPC 25 et 26. Les demandeurs soutiennent que ce changement est survenu en 1993 à la suite d’une entente conclue de vive voix avec le ministère fédéral des Pêches et des Océans (MPO) qui garantissait aux pêcheurs de l’Î.‑P.‑É. leur part du TAC pourvu qu’ils renoncent à cette pêche concurrentielle et acceptent de financer des activités de recherche et de conservation.

[6]               En 1997, les ZPC 25 et 26 ont été intégrées à la ZPC 12 et les pêcheurs ont accepté une formule quinquennale, axée sur la cogestion. Cette formule accordait aux pêcheurs traditionnels des pourcentages du TAC et prévoyait un mécanisme permettant de partager un stock abondant lorsque certains seuils financiers étaient dépassés. Cette formule était également associée à un accord au terme duquel les pêcheurs devaient contribuer des sommes importantes aux activités de gestion du MPO, notamment les relevés au chalut et d’autres activités scientifiques halieutiques et de surveillance.

[7]               En 1999, la Cour suprême du Canada a déclaré que certaines Premières Nations de la région atlantique du Canada possédaient un droit, issu de traités, leur permettant de se procurer une subsistance convenable grâce à la pêche (R c Marshall, [1999] 3 RCS 456, 177 DLR (4th) 513 [Marshall]). Une des façons dont le MPO a tenté d’intégrer les Premières Nations à la pêche commerciale a consisté à inciter les pêcheurs à renoncer volontairement à leurs permis en échange de sommes importantes. Les demandeurs parlent d’une initiative de « rachat », tandis que la défenderesse déclare que le MPO a offert aux pêcheurs traditionnels [traduction] « une aide financière en contrepartie de leur retrait volontaire de la pêche au crabe des neiges ». Pour les besoins de la présente requête, il n’est pas nécessaire de se prononcer sur l’importance sur le plan juridique de ces qualifications, mais la terminologie qu’utilisent les demandeurs est plus pratique et reflète le langage qui était utilisé couramment à l’époque.

[8]               À cette époque, les pêcheurs de l’Île‑du‑Prince‑Édouard détenaient 30 des 160 permis de pêche au crabe des neiges et leur part combinée du TAC était, affirme‑t‑on, d’environ 5,325 %. Deux de ces permis ont éventuellement été [traduction] « rachetés » par le MPO pour tenter de se conformer à l’arrêt Marshall. Collectivement, les demandeurs possèdent des parts dans 27 des permis restants, délivrés aux pêcheurs côtiers traditionnels.

[9]               Le litige actuel a pris naissance à la suite du plan de gestion de trois ans que le ministre des Pêches et des Océans [le ministre] a approuvé en 2003. D’après les demandeurs, ce plan a en fin de compte eu pour effet de réduire la part du TAC attribuée aux détenteurs de permis de l’Î.‑P.‑É. de trois façons : (1) en intégrant la ZPC 18 aux ZPC 12, 25 et 26, les pêcheurs qui détenaient auparavant un permis visant uniquement la ZPC 18 se sont vu attribuer une part de 4,7081 % du TAC combiné; (2) en accordant environ 15,8 % du TAC aux Premières Nations, bien que 5 % seulement de ce contingent ait été libéré à la suite d’ententes volontaires conclues avec les pêcheurs actifs; et (3) en réservant une part de 15 % supplémentaire du TAC pour les nouveaux arrivants, ce qui a réduit d’autant les quantités pêchées par les pêcheurs traditionnels. Depuis 2003, les plans de gestion ont pour l’essentiel préservé cette répartition, même si les demandeurs soutiennent que leur part du TAC a encore été réduite.

[10]           La défenderesse a également commencé à mettre de côté une partie de la ressource du crabe des neiges dans le but de financer les activités de recherche dont les coûts étaient assumés auparavant par l’industrie de la pêche. Cinquante tonnes ont été mises de côté en 2003 et ce chiffre est passé à 1 000 tonnes au moment où la Cour d’appel fédérale a déclaré en 2006 que cette pratique était illégale (Larocque c Canada (ministre des Pêches et Océans), 2006 CAF 237, aux paragraphes 26 et 27, 270 DLR (4th) 552 [Larocque]).

[11]           Les demandeurs demandent d’être indemnisés pour les répercussions financières qu’ont eues sur eux les mesures décrites plus haut et ils allèguent les causes d’action suivantes dans leur déclaration qui a été modifiée à trois reprises :

                     Rupture de contrat : Les demandeurs soutiennent qu’en 1999, suite à l’arrêt Marshall, le MPO a conclu des contrats avec eux pour faire en sorte que la seule façon dont les Premières Nations auraient accès à la pêche commerciale serait par le biais d’un programme dans le cadre duquel le MPO « rachèterait » les permis existants des pêcheurs commerciaux [entente Marshall]. Les demandeurs soutiennent que la défenderesse a violé cette entente en 2003 lorsqu’elle a attribué environ 15,8 % du TAC aux Premières Nations, ce qui était nettement supérieur à la partie qui avait été libérée par l’initiative de « rachat » volontaire.

                     Expropriation : En attribuant des portions du TAC à d’autres groupes, les demandeurs affirment que la défenderesse a exproprié leurs parts de la ressource qui leur revenaient, sans les indemniser.

                     Violation de l’obligation fiduciaire : Étant donné que la pêche est leur seule source de revenu, les demandeurs soutiennent que la défenderesse a envers eux l’obligation fiduciaire de bien la gérer. À leur avis, la défenderesse n’a pas respecté cette obligation en raison des mesures qu’elle a prises et en omettant de conserver et de protéger le stock de crabes des neiges dans les ZPC 12, 18, 25 et 26.

                     Faute : Pour des motifs semblables, les demandeurs affirment que la défenderesse avait envers eux une obligation de diligence qui n’a pas été respectée parce que le MPO a commis une faute dans la gestion de la pêche et a fait de fausses déclarations qui ont amené les demandeurs à renoncer à certains de leurs droits et à investir dans leurs entreprises de pêche.

                     Faute commise dans l’exercice d’une charge publique : Les demandeurs soutiennent que les actes de la défenderesse étaient illégaux et qu’ils ont été posés de mauvaise foi.

                     Enrichissement sans cause : En réduisant la part du TAC attribuée aux demandeurs pour répondre à des obligations extrinsèques dont elle aurait dû assumer autrement le coût, les demandeurs soutiennent que la défenderesse s’est enrichie de façon injustifiée.

III.             Historique du litige

[12]           En 2006, le MPO n’avait pas dépensé entièrement les fonds qui lui avaient été attribués pour retirer, dans le cadre de l’initiative de « rachat », les permis de pêche au crabe des neiges existants. Le ministre a alors décidé d’offrir un « paiement volontaire » de 72 481 $ à chacun des pêcheurs de l’Î.‑P.‑É. en échange de leur renonciation à leur « droit de recevoir 14,6427 % de l’allocation de crabe des neiges » associé à leurs permis. Cette offre contenait cependant une clause d’exonération de responsabilité, mais tous les pêcheurs de l’Î.‑P. É. sauf deux ont refusé cette offre. Un grand nombre de pêcheurs qui avaient refusé l’offre ont demandé à la Cour d’ordonner que la somme en question leur soit versée sans qu’ils soient obligés de signer la clause d’exonération de responsabilité, mais cette demande de contrôle judiciaire a finalement été rejetée (Canada (PG) c Arsenault, 2009 CAF 300, 395 NR 223 [Arsenault (JR)]). Par conséquent, seul un très petit nombre de demandeurs ont reçu des fonds grâce à cette initiative.

[13]           Quant à la présente action, la défenderesse a demandé au départ la radiation de la déclaration, en soutenant principalement que l’action ne pourrait pas être instruite tant que les demandeurs n’auraient pas contesté, par voie de contrôle judiciaire, la légalité des décisions prises par le ministre (citant Canada c Grenier, 2005 CAF 348, [2006] 2 FCR 287 [Grenier]). Le protonotaire Morneau a retenu l’argument de la défenderesse et a suspendu l’action (Arsenault c Canada, 2007 CF 876), mais les demandeurs ont interjeté appel de la décision du protonotaire devant le juge Martineau, appel qui a été accueilli (Arsenault (Martineau), aux paragraphes 34, 43 et 61). La décision du juge Martineau, qui a autorisé l’instruction de l’action, a été confirmée par la Cour d’appel fédérale (Arsenault (CAF), au paragraphe 11) et l’autorisation de pourvoi à la Cour suprême a été rejetée en janvier 2011. Depuis lors, diverses mesures procédurales ont été prises et des documents ont été échangés.

IV.             Jugement sommaire

[14]           Les parties ne s’entendent pas sur la question de savoir s’il y a lieu de prononcer un jugement sommaire, mais elles ne contestent pas vraiment les critères applicables en matière de jugement sommaire. Les articles 213 à 219 des Règles (dont les parties pertinentes sont reproduites à l’annexe A) régissent cette question et le paragraphe 215(1) énonce ce qui suit :

215. (1) Si, par suite d’une requête en jugement sommaire, la Cour est convaincue qu’il n’existe pas de véritable question litigieuse quant à une déclaration ou à une défense, elle rend un jugement sommaire en conséquence.

215. (1) If on a motion for summary judgment the Court is satisfied that there is no genuine issue for trial with respect to a claim or defence, the Court shall grant summary judgment accordingly.

[15]           Cette règle a été appliquée de façon libérale par la Cour « de façon à permettre d’apporter une solution au litige qui soit juste et la plus expéditive et économique possible » (art. 3 des Règles; Garford Pty Ltd c Dywidag Systems International, Canada, Ltd, 2010 CF 996, au paragraphe 5, 375 FTR 38 [Garford (CF)], conf. par 2012 CAF 48, aux paragraphes 7 et 9, 428 NR 306). Un jugement sommaire ne devrait être accordé que lorsque « le succès de la demande est tellement douteux que celle‑ci ne mérite pas d’être examinée par le juge des faits dans le cadre d’un éventuel procès » (Garford (CF), au paragraphe 2, citant Granville Shipping Co c Pegasus Lines Ltd, 1996 2 CF 853, au paragraphe 8, 111 FTR 189 (TD) [Granville Shipping]). Un jugement sommaire n’a toutefois pas nécessairement pour effet de régler toutes les demandes; il est possible de rejeter par jugement sommaire certaines requêtes formulées dans une action, même lorsque les autres requêtes soulèvent de véritables questions litigieuses (par. 213(1), 215(1) et al. 215(3)b) des Règles).

[16]           Il incombe à la partie requérante, en l’espèce la défenderesse, d’établir qu’aucune des diverses causes d’action ne soulève une véritable question litigieuse. Chaque partie doit présenter « ses meilleurs arguments » (Canada (PG) c Lameman, 2008 CSC 14, au paragraphe 11, [2008] 1 RCS 372; art. 214 des Règles), le « fardeau qui incombe au demandeur qui répond à la requête en jugement sommaire en vue de faire rejeter une déclaration n’est pas aussi lourd que le fardeau du demandeur à l’occasion d’un procès, et il n’est pas censé l’être. C’est simplement une charge de présentation » (TPG Technology Consulting Ltd c Canada, 2013 CAF 183, au paragraphe 4, 363 DLR (4th) 370). La Cour peut tirer certaines conclusions de fait, mais cela dépend de la solidité du dossier et de la question de savoir s’il serait juste de tirer ces conclusions dans le cadre d’une procédure sommaire. Les questions graves touchant la crédibilité et les véritables litiges donnent normalement lieu à un procès (Garford (CF), au paragraphe 10; Granville Shipping, au paragraphe 8; Society of Composers, Authors and Music Publishers of Canada c Maple Leaf Sports & Entertainment, 2010 CF 731, au paragraphe 15 [SOCAN]).

[17]           Les parties invoquent jusqu’à un certain point l’arrêt Hryniak c Mauldin, 2014 CSC 7, [2014] 1 RCS 87 [Hryniak], la défenderesse davantage que les demandeurs dans la mesure où l’arrêt Hryniak a établi, peut‑on soutenir, que, lors de l’audition d’une requête en jugement sommaire, le juge peut exercer un pouvoir élargi en matière de recherche des faits. Cependant, l’arrêt Hryniak portait sur la règle ontarienne en matière de jugement sommaire; dans cette province, les juges possèdent des pouvoirs d’enquête que les juges de la Cour possèdent uniquement dans le cadre d’une requête en jugement sommaire (art. 216 des Règles; Manitoba c Canada, 2015 CAF 57, au paragraphe 16, 470 NR 187 [Manitoba]). La Cour d’appel fédérale a donc précisé que l’arrêt Hryniak « n’a pas d’incidence réelle sur la procédure à suivre et les normes à appliquer par la Cour fédérale lorsqu’elle est saisie d’une requête en jugement sommaire au titre du paragraphe 215(1) des Règles » (Manitoba, au paragraphe 11).

[18]           Même lorsqu’il existe une véritable question litigieuse, la Cour peut « trancher cette question par voie de procès sommaire et rendre toute ordonnance nécessaire pour le déroulement de ce procès » (al. 215(3)a) des Règles). Dans SOCAN, le juge Michael Phelan a déclaré (au paragraphe 40) que cette règle imposait à la Cour l’obligation de décider si la tenue d’un procès sommaire était appropriée, à la fin de l’instruction de la requête en jugement sommaire, même si les parties n’en demandent pas une.

V.                Les questions en litige

[19]           La défenderesse soutient qu’aucune des demandes des demandeurs ne soulève de véritable question litigieuse. Les demandeurs contestent cette prétention et ils soutiennent également que la requête de la défenderesse constitue un abus de procédure.

[20]           À l’instruction de la présente affaire, les demandeurs ont reconnu que leurs causes d’action fondées sur la faute et le non‑respect d’une obligation fiduciaire ne seraient pas soumises, de sorte qu’il n’est pas nécessaire d’examiner les arguments écrits présentés par la défenderesse sur ce point. Il y a toutefois lieu d’examiner si les causes d’action des demandeurs concernant l’expropriation (ou la confiscation sans indemnisation), l’enrichissement sans cause, la violation de l’entente Marshall et la faute commise dans l’exercice d’une charge publique soulèvent de véritables questions litigieuses.

[21]           Je vais donc examiner les questions soulevées par la présente requête dans l’ordre suivant :

1.                  La présente requête en jugement sommaire constitue‑t‑elle un abus de procédure?

2.                  Les demandeurs ont‑ils renoncé à certaines causes d’action qu’ils pourraient invoquer?

3.                  Existe‑t‑il des faits importants qui sont contestés?

4.                  La rupture de contrat invoquée par les demandeurs soulève‑t‑elle une véritable question litigieuse?

5.                  La demande des demandeurs fondée sur l’expropriation (ou la confiscation sans indemnisation) soulève‑t‑elle une véritable question litigieuse?

6.                  La demande des demandeurs fondée sur une faute dans l’exercice d’une charge publique soulève‑t‑elle une véritable question litigieuse?

7.                  La demande des demandeurs fondée sur l’enrichissement sans cause soulève‑t‑elle une véritable question litigieuse?

8.                  S’il existe de véritables questions litigieuses, est‑il possible de les trancher dans le cadre d’un procès sommaire?

9.                  Y a‑t‑il lieu d’accorder des dépens et si oui, à qui?

VI.             Analyse

A.                La présente requête en jugement sommaire constitue‑t‑elle un abus de procédure?

(1)               Les arguments des parties

[22]           Les demandeurs soutiennent que la requête en jugement sommaire présentée par la défenderesse constitue un abus de procédure pour trois raisons : (1) la défenderesse reprend des arguments qui ont été rejetés dans sa requête en radiation de la déclaration; (2) une requête en jugement sommaire pratiquement identique à celle‑ci a été présentée par la défenderesse et a été rejetée dans l’affaire semblable Anglehart Sr c Canada, 2012 CF 1205 [Anglehart]; et (3) la défenderesse soutient qu’un permis n’est pas un bien et qu’aucun droit de renouvellement n’existe à ce sujet, mais cette position est contraire à celle qu’elle a adoptée dans Canada c Haché, 2011 CAF 104, 417 NR 231 [Haché]. Par conséquent, les demandeurs soutiennent que [traduction] « le fait d’instruire l’instance porterait atteinte au principe d’économie, de cohérence, de caractère définitif des instances et d’intégrité de l’administration de la justice » (citant Toronto (Ville) c SCFP, section locale 79, 2003 CSC 63, au paragraphe 37, [2003] 3 RCS 77 [Toronto]).

[23]           La défenderesse a soutenu à l’instruction de la requête qu’elle ne lançait pas une attaque indirecte, qu’elle ne cherchait pas non plus à faire examiner à nouveau la requête en radiation de la déclaration et que les demandeurs ne pouvaient pas invoquer la décision Anglehart parce qu’il est possible d’établir une distinction entre cette décision et la présente affaire pour le motif qu’il n’y avait pas de rupture de contrat dans cette affaire et que le dossier n’était pas aussi complet que celui en l’espèce.

(2)               Analyse

[24]           La notion d’abus de procédure est souple et elle n’est pas régie par des conditions précises (voir : Toronto, au paragraphe 42). Elle ne vise pas uniquement à empêcher la réouverture d’un procès et elle « permet d’éviter que l’administration de la justice soit déconsidérée » (voir : Behn c Moulton Contracting Ltd, 2013 CSC 26, au paragraphe 41, [2013] 2 RCS 227).

[25]           Même si cette notion est très souple, je ne vois pas comment ou pourquoi la requête que présente actuellement la défenderesse constituerait un abus de procédure. Le fait que la requête en radiation de la déclaration présentée par la défenderesse ait été rejetée n’a guère d’incidence, voire aucune, sur les questions dont la Cour est saisie. Une requête en radiation pose uniquement la question de savoir s’« il est évident et manifeste, dans l’hypothèse où les faits allégués seraient avérés, que la déclaration ne révèle aucune cause d’action raisonnable » (R c Imperial Tobacco Canada Ltd, 2011 CSC 42, au paragraphe 17, [2011] 3 RCS 45). La décision qui rejette une telle requête n’est pas définitive parce qu’elle veut uniquement dire que l’action n’est pas vouée à l’échec; les faits sur lesquels repose la décision doivent encore être établis. Par contre, une requête en jugement sommaire permet la présentation d’éléments de preuves et ceux-ci peuvent avoir une incidence sur le bien‑fondé des arguments juridiques avancés. Comme le juge Michel Beaudry l’a déclaré lorsqu’il a rejeté un argument semblable présenté dans Anglehart (au paragraphe 53), « le fait qu’il y a eu une requête en radiation n’empêche pas la défenderesse de déposer une requête en jugement sommaire, pourvu qu’elle respecte les modalités du paragraphe 213(1) des Règles. Pour tout dire, l’une n’empêche pas l’autre ».

[26]           En outre, la défenderesse ne remet pas en litige quoi que ce soit, étant donné que ni le juge Martineau, ni la Cour d’appel ne se sont prononcés sur les questions juridiques que soulève maintenant la défenderesse. La majeure partie du raisonnement du juge Martineau a porté sur la question de savoir si l’arrêt Grenier s’appliquait et empêchait la Cour d’examiner l’action. Cet argument n’a pas été présenté à nouveau et il ne pourrait pas l’être non plus étant donné que l’arrêt Grenier a été infirmé par la Cour suprême du Canada dans Canada (PG) c TeleZone Inc, 2010 CSC 62, aux paragraphes 32 à 78, [2010] 3 RCS 585 [TeleZone]. La défenderesse a certes présenté certains arguments dans le cadre de la requête en radiation qu’elle reprend actuellement, mais le juge Martineau s’est abstenu d’émettre une opinion définitive sur ces questions. Au contraire, il a répété à plusieurs reprises qu’il n’était pas [traduction] « en mesure de trancher » ces questions, sans disposer de preuves, étant donné qu’elles soulevaient des questions de fait et de droit complexes (Arsenault (Martineau), au paragraphe 54). Après avoir radié la demande d’exécution en nature présentée par les demandeurs, le juge Martineau a déclaré (au paragraphe 61) que [traduction] « [c]ela ne veut pas dire que les autres demandes en dommages-intérêts présentées par les demandeurs vont probablement être accueillies » et il a expressément fait remarquer que la défenderesse pourrait, après avoir déposé sa défense, présenter une requête en jugement sommaire. Le fait que la défenderesse présente la requête qu’a précisément envisagée le juge Martineau ne constitue pas un abus de procédure.

[27]           Les demandeurs soutiennent également que la présente requête de la défenderesse constitue un abus de procédure parce qu’une requête semblable a été rejetée dans Anglehart. Cette décision est certainement pertinente. Je ne vois toutefois pas comment l’administration de la justice pourrait être discréditée si la requête devait être entendue. Comme la défenderesse l’a fait remarquer avec raison, une requête en jugement sommaire est finalement accueillie ou non en fonction de la solidité du dossier. Le fait que, dans Anglehart, les demandeurs aient présenté suffisamment d’éléments preuve pour soulever une véritable question litigieuse ne veut pas dire automatiquement que les allégations semblables faites par les demandeurs en l’espèce soulèvent également une véritable question litigieuse. La défenderesse a le droit de faire examiner le bien‑fondé des demandes des demandeurs par le biais de la présente requête.

[28]           Quant à l’argument des demandeurs selon lequel la défenderesse ne peut prétendre que les permis de pêche n’accordent pas à leurs titulaires un droit de renouvellement parce qu’elle a soutenu la position inverse dans l’arrêt Haché et que ce changement d’argument est un abus de procédure, je dois dire que cette thèse n’est pas fondée. Le principe qui interdit d’approuver et de désapprouver une même chose (quelquefois appelé le principe du choix contentieux) invoquée par les demandeurs n’est pas justifiée.

[29]           La Cour, dans l’arrêt Haché, a uniquement déclaré qu’un permis de pêche de crabe des neiges était un « bien » au sens du paragraphe 248(1) de la Loi de l’impôt sur le revenu, LRC 1985, c 1 (5e supplément) (telle qu’elle était en vigueur le 17 mars 2011), qui énonçait ce qui suit :

248. (1) Les définitions qui suivent s’appliquent à la présente loi.

248. (1) In this Act,

« biens » Biens de toute nature, meubles ou immeubles, corporels ou incorporels, y compris, sans préjudice de la portée générale de ce qui précède :

« property » means property of any kind whatever whether real or personal or corporeal or incorporeal and, without restricting the generality of the foregoing, includes

a) les droits de quelque nature qu’ils soient, les actions ou parts;

(a) a right of any kind whatever, a share or a chose in action,

b) à moins d’une intention contraire évidente, l’argent;

(b) unless a contrary intention is evident, money,

c) les avoirs forestiers;

(c) a timber resource property, and

d) les travaux en cours d’une entreprise qui est une profession libérale.

(d) the work in progress of a business that is a profession;

[30]           Cette définition donnée dans la loi est très large (voir p. ex. Manrell c Canada, 2003 CAF 128, aux paragraphes 48 à 54, [2003] 3 RCF 727). Comme la Cour suprême l’a déclaré à l’égard d’une définition différente de bien donnée dans la loi, « ce n’est pas parce qu’un permis de pêche ne peut être considéré comme un « bien » en common law en général qu’il est d’office exclu du champ d’application des lois. En effet, le législateur peut, à des fins particulières, créer sa propre nomenclature, et il lui arrive effectivement de le faire » (Saulnier c Banque royale du Canada, 2008 CSC 58, au paragraphe 16, [2008] 3 RCS 166 [Saulnier]). Le fait pour la défenderesse d’utiliser une acception différente du terme « bien » ne constitue pas, en l’espèce, un abus de procédure puisque cette position n’est pas nécessairement incompatible avec celle qu’elle avait avancée dans l’arrêt Haché.

B.                 Certains demandeurs ont‑ils renoncé à des causes d’action?

[31]           Comme cela a été mentionné ci‑dessus, le MPO a offert d’indemniser la perte de contingents, mais la plupart des pêcheurs de l’Î.‑P. É. ont rejeté cette offre. Deux des demandeurs ont toutefois accepté l’indemnité offerte : à savoir, Boyd Vuozzo et Richard Blanchard, pour le compte de la succession de Michael Jos Deagle. Ils ont tous les deux signé des ententes qui comprenaient la disposition suivante :

[traduction]

9.         En contrepartie des versements prévus par les présentes, le bénéficiaire décharge Sa Majesté la Reine du chef du Canada et ses ministres, dirigeants, employés et agents de toute demande, poursuite, action ou revendication de quelque nature que ce soit que le bénéficiaire peut ou pourrait avoir et qui est reliée à la présente entente ou en découle.

[32]           Cette clause d’exonération de responsabilité pourrait avoir une incidence sur les demandes de B&F Fisheries Ltd. (qui a exploité l’entreprise de pêche de M. Vuozzo après 2006) et Pamela Deagle (qui a reçu le permis de M. Deagle en 2010).

[33]           La défenderesse a certes mentionné que ces ententes avaient été signées, mais elle n’a pas soutenu que l’action, dans la mesure où elle concerne ces demandeurs, devait être rejetée. Sur ce point, même si dans Anglehart certains demandeurs avaient signé des ententes semblables, le juge Beaudry a néanmoins déclaré (au paragraphe 131), qu’il demeurait de véritables questions litigieuses pour les trois raisons suivantes :

Dans un premier temps, la Cour ne sait pas quels demandeurs ont été indemnisés ni quelle somme exactement a été déboursée. Aucune liste n’a été fournie. Dans un deuxième temps, le document sur lequel la défenderesse se base, soit l’« Entente d’aide financière afin de fournir l’accès au crabe des neiges aux Autochtones, zone 12, 18, 25/26 », n’est pas à ce point clair qu’il permettrait de déterminer si l’indemnisation était pour le passé ou pour l’avenir. Troisièmement, la Cour ne peut déterminer pour quelle portion du 35 % retranché, les demandeurs auraient été indemnisés.

[34]           Le premier motif exposé ci‑dessus ne s’applique pas en l’espèce puisque la preuve établit quels sont les demandeurs qui ont accepté l’offre et combien ils ont reçu. Les deux autres motifs pourraient toutefois s’appliquer à la présente affaire. L’entente est ici rédigée au futur lorsqu’elle déclare que le bénéficiaire [traduction] « renoncera […] à son droit de recevoir 14,6427 % de l’allocation de crabe des neiges » (soulignement ajouté, caractères gras dans l’original). Les clauses d’exonération signées dans cette affaire n’auront peut‑être pas pour effet d’éteindre toutes les demandes concernant la période allant de 2003 aux dates auxquelles elles ont été signées, et, aussi, elles n’ont peut‑être pas annulé toutes les demandes que présentent aujourd’hui ces demandeurs.

[35]           Comme le juge Martineau l’a déclaré dans Alyafi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 952, au paragraphe 45 : « un juge devrait donc suivre une décision sur la même question d’un de ses collègues, à moins que la décision précédente se distingue sur les faits, qu’une question différente se pose, que la décision soit manifestement erronée ou que l’application de la décision créerait une injustice ». Par conséquent, le principe de la courtoisie judiciaire exige que je conclue qu’il existe une véritable question litigieuse pour ce qui est de savoir si ces demandeurs ont véritablement renoncé à une de leurs demandes ou à toutes. Les termes d’une exonération prennent leur sens à partir du contexte dans lequel ils ont été utilisés et en fonction de l’intention des parties. Pour déterminer ce qu’envisageaient les parties, le tribunal doit tenir compte du contexte, y compris des circonstances ayant entouré la signature du document et les éléments de preuve relatifs à l’intention des parties (voir : Arcand c Abiwin Co‑Operative Inc, 2010 CF 529, aux paragraphes 40 à 42, 368 FTR 145, conf. par 2011 CAF 170, au paragraphe 2, 423 NR 268). C’est un aspect qui ne peut pas être examiné à l’aide du dossier dont la Cour est présentement saisie et qui devrait être examiné dans le cadre d’un procès.

C.                 Y a‑t‑il des faits importants qui sont contestés?

[36]           La défenderesse soutient que la plupart des faits importants ne sont pas contestés et que les seuls qui le sont n’ont pas été établis par les demandeurs. Plus précisément, la défenderesse affirme que les demandeurs n’ont fourni aucun élément de preuve susceptible d’étayer les allégations suivantes :

                     l’adoption d’un régime de contingents individuels en 1993 a découlé d’une entente conclue de vive voix avec le MPO;

                     en 1997, le MPO a convenu d’accorder aux pêcheurs de l’Î.‑P.‑ É. une part permanente de 5,325 % du TAC dans les ZPC 12, 25 et 26;

                     suite à l’arrêt Marshall, le MPO et d’autres fonctionnaires ont promis aux demandeurs que la seule façon dont les Premières Nations auraient accès à cette pêche serait au moyen d’un système de rachat volontaire;

                     on a déclaré aux demandeurs que les Premières Nations n’obtiendraient qu’une part représentant 1 % à 2 % du TAC;

                     la répartition des contingents qu’a effectuée le MPO en 2003 a compromis la viabilité des entreprises de pêche au crabe des demandeurs et placé la ressource en péril;

                     le MPO a établi un faible TAC en 2003, contrairement aux recommandations des propres scientifiques du MPO;

                     l’intégration de la ZPC 18 a réduit de 4,7081 % le contingent accordé aux demandeurs.

[37]           Les demandeurs soutiennent que les faits invoqués par les parties sont beaucoup plus divergents que l’admet la défenderesse et les parties ne s’entendent sur aucun des faits, à l’exception des faits historiques qui sont le moins sujets à controverse. Les deux déposants, Jim Jones pour le compte de la défenderesse, et Carter Hutt, pour le compte de tous les demandeurs, s’opposent diamétralement sur de nombreuses questions et les demandeurs soutiennent par conséquent que l’évaluation de la crédibilité des témoins au cours d’un procès est la seule façon de résoudre ces contradictions. Les demandeurs contestent également l’affirmation de la demanderesse selon laquelle ils n’ont fourni aucune preuve quant à la plupart de leurs demandes, en disant qu’elles sont toutes clairement étayées par les documents joints à l’affidavit de Carter Hutt.

[38]           J’examinerai plus loin la question de savoir s’il existe des faits importants contestés lorsque j’examinerai les questions en suspens.

D.                La rupture de contrat invoquée par les demandeurs soulève‑t‑elle une véritable question litigieuse?

(1)               Les arguments des parties

[39]           Les demandeurs soutiennent qu’il y a des questions de fait importantes concernant la question de savoir si la défenderesse a violé son entente selon laquelle elle devait payer la juste valeur marchande des permis avant d’attribuer une part du TAC aux Premières Nations. La défenderesse nie que le MPO ait conclu un contrat régissant la répartition du TAC, mais les demandeurs font remarquer que la défenderesse admet avoir négocié plusieurs ententes avec les Premières Nations, et ce, dans son propre mémoire des faits et du droit. Les demandeurs affirment que les contrats versés au dossier contiennent de nombreux exemples dans lesquels le ministre s’est engagé à attribuer à l’avenir des contingents. En plus, les demandeurs insistent sur le fait que le ministre de l’époque a déclaré en 1999 que [traduction] « si la conservation est une priorité, il ne faut pas mettre en danger une ressource existante qui est déjà complètement répartie. Si vous voulez de nouveaux arrivants, il faudra acheter de nouveaux permis. Cela me paraît aller de soi ». Du point de vue des demandeurs, la défenderesse n’a même jamais essayé de justifier le non‑respect de cet engagement.

[40]           En plus des questions de fait, les demandeurs soutiennent qu’il existe des questions de droit importantes qui exigent la tenue d’un procès. Les demandeurs contestent l’argument de la défenderesse selon lequel elle ne veut pas être tenue responsable des contrats qu’elle a conclus puisque cela aurait pour effet de limiter le pouvoir discrétionnaire du ministre. D’après les demandeurs, les règles relatives au principe interdisant la limitation d’un pouvoir discrétionnaire sont encore mouvantes (citant Andrews c Canada (PG), 2014 NLCA 32, aux paragraphes 34 à 42, 376 DLR (4th) 719). Ce principe écarte certains recours en cas de rupture de contrat, notamment l’exécution en nature, mais les demandeurs soutiennent que cela ne veut pas dire que le gouvernement peut se soustraire aux conséquences découlant des contrats qu’il a conclus (citant Wells c Terre‑Neuve, [1999] 3 RCS 199, au paragraphe 41, 177 DLR (4th) 73).

[41]           Les demandeurs soutiennent également que les relations contractuelles s’accompagnent de l’obligation d’agir de bonne foi et honnêtement (citant Bhasin c Hrynew, 2014 CSC 71, [2014] 3 RCS 495 [Bhasin]) et la défenderesse a amené les demandeurs à croire que les ententes qu’elle concluait étaient juridiquement exécutoires. Les demandeurs soutiennent également que tant la Loi sur le développement de la pêche, LRC 1985, c F‑21, au paragraphe 3(4), que la Loi sur la restructuration du secteur des pêches de l’Atlantique, LRC 1985, c A‑14, autorisent expressément le ministre à conclure des contrats et qu’il faut tenir un procès pour déterminer si ces dispositions s’appliquent à l’entente Marshall.

[42]           La défenderesse soutient qu’il n’y a jamais eu de soi‑disant entente Marshall. Cette affirmation repose uniquement sur des déclarations qu’auraient faites des fonctionnaires du MPO et la défenderesse affirme que les demandeurs n'ont fourni aucune preuve établissant qu’elle avait l’intention de contracter, de procéder à des négociations, ou de fournir une contrepartie. Les fonctionnaires du MPO, y compris le ministre, ont exprimé le désir de ne pas élargir l’accès à cette pêche aux dépens des pêcheurs traditionnels, mais ces commentaires visaient une nouvelle orientation et n’avaient pas pour effet de créer un contrat. Cela n’aurait d’ailleurs pas été possible, selon la défenderesse, parce que l’exécutif ne peut pas accepter une clause contractuelle qui aurait pour effet de limiter son pouvoir discrétionnaire conféré par la loi, et aucun tribunal ne pourrait faire respecter une telle clause (citant, p. ex., Pacific National Investments Ltd c Victoria (Ville), 2000 CSC 64, aux paragraphes 59, 65‑66, 74, [2000] 2 RCS 919; et Happy Adventure Sea Products (1991) Ltd c Terre‑Neuve et Labrador (ministre des Pêches et de l’Aquaculture), 2006 NLCA 61, aux paragraphes 1 et 27‑28, 277 DLR (4th) 117).

(2)               Analyse

[43]           Suite à l’arrêt Marshall, il n’est pas contesté que le MPO ait cherché le moyen de donner aux Premières Nations un accès à la pêche commerciale, sans compromettre les droits des pêcheurs actifs et il ressort du dossier qu’il y a eu de nombreuses déclarations en ce sens. Par exemple, le 21 octobre 1999, le ministre de l’époque a déclaré à la Chambre des communes que : « la solution à long terme retenue ne sera pas appliquée au détriment des pêcheurs commerciaux traditionnels ou de leurs familles respectives ou à leurs familles » (dossier de requête des demandeurs, à la page 982); et le 11 février 2001, le ministre a déclaré à la Maritime Fishermen’s Union que [traduction] « l’augmentation de la participation des Autochtones à la pêche commerciale devra être équitable pour les autres utilisateurs de la ressource » (dossier de requête des demandeurs, à la page 1212, non souligné). Une des façons dont le MPO a tenté de le faire a été l’initiative de « rachat » de permis.

[44]           Les demandeurs font également remarquer à juste titre que le MPO a encouragé les pêcheurs à faire preuve de patience, de retenue et de bonne volonté. Par exemple, le ministre a déclaré au cours d’une réunion tenue le 21 février 2001 que [traduction] « la patience et le calme dont vous avez fait preuve malgré les tensions que nous avons connues l’année dernière témoignent de ce fait [la capacité du Canada de construire, dans un climat de paix et d'harmonie, une population diversifiée]. Et il faudra encore faire preuve des mêmes qualités à l’avenir ».

[45]           La principale contestation qui oppose les parties au sujet des faits est la question de savoir si les déclarations faites par le ministre et d’autres fonctionnaires du MPO ont constitué un contrat et par conséquent, la question à trancher est de savoir si cette question appelle la tenue d’un procès. Pour les motifs qui suivent, je conclus que ce n’est pas le cas.

[46]           Dans Scotsburn Co‑Operative Services c WT Goodwin Ltd, [1985] 1 RCS 54, au paragraphe 63, 16 DLR (4th) 161, la Cour suprême a déclaré que, en général, un contrat exécutoire « se manifeste par une offre faite par une partie et acceptée par l’autre, avec l’intention d’établir entre elles un lien juridique, et il s’accompagne d’une considération ». Dans Allergan, Inc c Apotex Inc, 2015 CF 367 (au paragraphe 41), le juge Roger Hughes a examiné la jurisprudence relative à la formation des contrats et a formulé de façon concise les quatre principes qui régissent cette question. Les deux premiers de ces quatre principes ont trait à la question en litige :

•           pour qu’il y ait un contrat obligatoire, il faut une offre et une acceptation et que les conditions de l’acceptation correspondent aux conditions de l’offre;

•           l’acceptation doit être sans équivoque;

[47]           Dans l’arrêt Bhasin, la Cour suprême a confirmé (au paragraphe 45) que « l’interprétation des contrats a évidemment pour objectif principal de donner effet aux intentions qu’avaient les parties au moment de la formation du contrat ». Le critère applicable est de nature objective; toutefois, il [traduction] « ne s’agit pas d’analyser l’état d’esprit réel des parties ou la preuve extrinsèque relative à l’intention subjective d’une partie. Il faut en réalité déterminer si les paroles ou les actes des parties, jugés selon une norme raisonnable, expriment l’intention d’en arriver à une entente sur l’affaire en question » (Chippewas of Mnjikaning First Nation c Ontario (Minister Responsible for Native Affairs), 2010 ONCA 47, au paragraphe 192, 265 OAC 247; Saint John Tug Boat Co Ltd c Irving Refining Ltd, [1964] RCS 614, aux paragraphes 621‑622, 46 DLR (2d) 1; Ehler Marine & Industrial Service Co c M/V Pacific Yellowfin (Navire), 2015 CF 324, aux paragraphes 26 à 28).

[48]           Il faut donc poser la question suivante : [traduction] « Est‑ce qu’un observateur raisonnable et objectif conclurait que, dans les circonstances, les parties avaient l’intention de conclure un contrat? » (UBS Securities Canada, Inc c Sands Brothers Canada, Ltd, 2009 ONCA 328, au paragraphe 47, 95 OR (3d) 93; Remington Energy Ltd c British Columbia (Hydro and Power Authority), 2005 BCCA 191, au paragraphe 31, 210 BCAC 293; Jeffrie c Hendriksen, 2015 NSCA 49, au paragraphe 36). La seule preuve directe de ce que l’on a appelé l’entente Marshall est fournie par Carter Hutt dans son affidavit :

[traduction]

31.       Le MPO a déclaré dès le début aux pêcheurs traditionnels que l’intégration des pêcheurs autochtones à la pêche du crabe des neiges ne se ferait pas « sur le dos » des pêcheurs traditionnels et s’effectuerait selon un processus de rachat volontaire des permis existants. En échange, le MPO demandait aux pêcheurs traditionnels de faire preuve de retenue dans l’exercice de leurs recours juridiques et de collaborer à l’intégration des pêcheurs autochtones à la pêche commerciale du crabe. On nous a garanti que cette intégration n’entraînerait aucune augmentation du nombre des permis de pêche ni celle du montant total des pêches. Le MPO nous a déclaré qu’un faible pourcentage seulement du TAC serait nécessaire. Le MPO nous a déclaré au départ qu’il faudrait 1 % à 2 % du TAC, mais ce chiffre a rapidement augmenté à mesure qu’étaient négociées des ententes relatives à l’accès à la pêche par les Autochtones. J’estime que cette fourchette a été mentionnée aux représentants des pêcheurs traditionnels par M. Jones, par Monique Baker et par Gilles Theriault, tous des fonctionnaires d’expérience du MPO. En se fondant sur ces ententes et sur les garanties et les déclarations du MPO, nous, les demandeurs aux présentes ou leurs prédécesseurs en titre, avons continué à investir dans nos entreprises et à verser au MPO les sommes dues aux termes de l’entente de cogestion. Nous avons fait preuve de collaboration, de patience et de retenue dans le cadre de l’intégration des Autochtones à la pêche du crabe des neiges. Bref, nous avons respecté notre côté de l’entente (l’entente Marshall).

[49]           Même en la tenant pour avérée, cette preuve soulève dès le départ de nombreuses questions. Par exemple : les déclarations alléguées ont‑elles toutes été faites à ce moment ou à des moments différents? Quelles étaient les déclarations qui constituaient l’offre? L’offre comportait‑elle des conditions au moment où elle a été faite? Y a‑t‑il eu des négociations? L’offre a‑t‑elle été acceptée? À quel moment les demandeurs ont‑ils accepté l’offre? Une personne a‑t‑elle été nommée à titre de représentant des pêcheurs ou ont‑ils tous individuellement accepté l’offre? Comment ont‑ils communiqué leur acceptation de l’offre? Si l’entente a été conclue de vive voix, dans quel lieu ont‑ils accepté l’offre? Quels sont les « recours juridiques » auxquels les pêcheurs commerciaux ont renoncé?

[50]           Aucun élément de la preuve documentaire figurant au dossier n’apporte de réponse à ces questions. Au cours de son contre‑interrogatoire, M. Hutt a précisé que la date de l’entente Marshall était le 6 décembre 1999, le jour où le ministre Dhaliwal a fait, à Moncton, un discours devant les pêcheurs semi‑hauturiers de la région sud du golfe dans lequel il traitait des répercussions de l’arrêt Marshall. Le ministre Dhaliwal a déclaré dans son discours que [traduction] « ce problème ne se résoudra pas sur le dos des pêcheurs commerciaux traditionnels et de leurs familles. Nous le ferons par le biais de négociations, de discussions, et c’est bien la façon dont nous résoudrons cette question » (dossier de requête des demandeurs, à la page 1006). Au cours de la mêlée de presse qui a suivi, il a expliqué que : [traduction] « si la conservation est une priorité, il ne faut pas mettre en danger une ressource existante qui est déjà entièrement répartie. Si l’on veut accepter de nouveaux arrivants, il faudra racheter de nouveaux permis. Cela me paraît être une question de bon sens » (dossier de requête des demandeurs, à la page 1008).

[51]           Le compte rendu du discours du ministre Dhaliwal ne contient aucun élément qui pourrait être raisonnablement interprété comme constituant une offre capable d’être acceptée. Le ministre a insisté sur le programme de rachat volontaire et appelait les pêcheurs à garder leur calme, mais ce discours ne comprenait aucune condition et ne faisait en fait qu’exposer une nouvelle orientation. S’il demeurait un doute à ce sujet, le fait que le ministre a dit que ces questions [seraient] négociées montre qu’elles n’avaient pas encore fait l’objet de négociations et n’avaient pas pris une forme définitive. Quant à la prétendue déclaration selon laquelle le rachat volontaire était la seule option offerte, le ministre a clairement déclaré au cours de la réunion : [traduction] « le rachat des permis est une des options que nous devons examiner, mais nous examinerons toutes les options susceptibles de régler ce problème, mais je ne veux pas définir le processus dès maintenant. Je ne veux rien imposer. C’est un aspect qui donnera lieu à un arrangement après négociations et c’est exactement ce que nous faisons » (dossier de requête des demandeurs, à la page 1008).

[52]           De plus, ce compte rendu ne contient aucun élément qui montre que les pêcheurs qui ont assisté à cette rencontre ont accepté l’offre qu’aurait faite le ministre. Il n’existe pas de document contemporain qui établisse que les pêcheurs ou les fonctionnaires du MPO avaient pensé qu’ils avaient conclu une entente exécutoire après la réunion du 6 décembre ou qu’ils avaient l’intention de conclure une telle entente. Tous les documents que les demandeurs ont joints à titre de pièces à l’affidavit de M. Hutt montrent que le MPO a tenté de racheter les permis et que c’était la stratégie qu’il privilégiait pour libérer une partie du TAC. Les fonctionnaires du MPO ont souvent parlé en ce sens au cours des réunions avec les représentants de l’industrie, mais rien n’établit que c’était la seule option envisagée.

[53]           Au contraire, au cours d’une réunion avec le comité de cogestion du crabe des neiges tenue le 8 mars 2000, Gilles Thériault, le représentant fédéral adjoint pour les négociations avec les Premières Nations, [traduction] « a rappelé aux participants que le MPO était tenu de fournir un accès à la pêche au crabe des neiges aux [Premières Nations], que le MPO réussisse ou non à racheter les contingents ». Rien n’indique que les pêcheurs qui ont assisté à la rencontre aient protesté en disant que cela constituerait une rupture de contrat.

[54]           Rien également ne donne à penser que le gouvernement considérait cette entente comme exécutoire. Le 30 mars 2000, un fonctionnaire du MPO a été vigoureusement interrogé par le Comité permanent des pêches et océans au sujet des répercussions de l’arrêt Marshall sur la pêche commerciale, mais ce fonctionnaire n’a pas rassuré le comité en disant que le MPO avait promis aux pêcheurs que les contingents seraient uniquement rachetés sur une base volontaire, comme on pouvait s’y attendre si l’entente Marshall avait en réalité été conclue. Le fonctionnaire du MPO a au contraire déclaré ce qui suit (à la page 1095 du dossier de requête des demandeurs) :

[traduction]

Si nous ne pouvons pas nous entendre avec les intéressés en vue de fournir l’accès, il est sûr que le ministre a le pouvoir discrétionnaire d’accorder des permis et d’accorder l’accès à la pêche. Nous avons d’autres cartes en main, mais nous hésitons à exproprier. Nous disposons aussi des fonds permettant d’indemniser ceux qui offriraient l’accès. Nous allons miser sur les ententes, mais à défaut de pouvoir en conclure, il nous reste quand même d’autres options. Mais nous ne comptons pas obtenir l’accès voulu sans offrir des indemnisations. Mais j’espère que nous ne serons pas obligés d’user unilatéralement de l’autorité ministérielle pour obtenir l’accès.

[55]           De plus, rien dans le dossier présenté à la Cour n’indique qu’un contrat a été formé par la suite au cours d’autres réunions ou qu’il y a eu des déclarations dépourvues de toute ambiguïté affirmant que l’achat de contingents serait la seule façon de libérer des contingents. La preuve présentée par les demandeurs ne permet pas d’établir que le MPO aurait fait une offre et leur aurait dit que la seule façon de libérer des contingents serait d’en racheter ou que les demandeurs aient accepté une offre ou que l’une des parties ait eu l’intention de conclure une entente exécutoire. Cette cause d’action est si douteuse qu’elle ne mérite pas de donner lieu à un procès.

[56]           La prétendue entente Marshall n’existe pas. Par conséquent, il n’est pas nécessaire de se demander si le principe interdisant la limitation du pouvoir discrétionnaire empêcherait sa mise en application.

E.                 La demande des demandeurs fondée sur l’expropriation (ou la confiscation sans indemnisation) soulève‑t-elle une véritable question litigieuse?

(1)               Les arguments des parties

[57]           Les demandeurs soutiennent qu’en l’absence de termes exprès, une loi ne doit pas être interprétée « de manière à déposséder une personne de ses biens sans indemnisation » (citant Attorney-General c De Keyser’s Royal Hotel, Limited, [1920] All ER Rep 80, au paragraphe 94, [1920] AC 508 (HL), Lord Atkinson; Manitoba Fisheries Ltd c Canada (1978), [1979] 1 RCS 101, aux paragraphes 109‑110, 88 DLR (3d) 462 [Manitoba Fisheries]). Ils affirment (au paragraphe 74 de leur mémoire) qu’ils ont le droit d’être indemnisés s’ils réussissent à démontrer deux choses : (1) [traduction] « l’emploi de biens privés [par la défenderesse] est si restrictif qu’il revient à confisquer pratiquement tous les droits de propriété que possède le propriétaire privé » et (2) la défenderesse a acquis [traduction] « des avantages comparables à ceux qui ont été confisqués au propriétaire privé ».

[58]           Du point de vue des demandeurs, la défenderesse a accordé une importance injustifiée au terme « bien » ou lui a donné une définition technique ou étroite pour affirmer que rien n’avait été pris aux demandeurs, lorsqu’elle a réduit leurs parts du TAC. Non seulement les permis de pêche ont été déclarés être des biens dans d’autres contextes (citant Saulnier, au paragraphe 43; Haché), mais les demandeurs soutiennent qu’il n’est pas nécessaire qu’ils établissent qu’un permis est un bien au sens de la common law; il suffit qu’ils établissent que la défenderesse leur a confisqué une chose qui avait de la valeur. Les demandeurs font une analogie avec l’arrêt Manitoba Fisheries dans lequel la Cour suprême a déclaré (à la page 118) que le gouvernement est tenu d’indemniser une société qu’il a ruinée en adoptant une loi monopolistique. La Cour suprême a déclaré (à la page 108) : « l’achalandage, même s’il est par sa nature un bien incorporel, fait autant partie des biens de l’entreprise que les locaux, les installations et le matériel utilisé pour fabriquer le produit dont la qualité engendre l’achalandage ». Les demandeurs affirment qu’il en va de même avec leurs permis de pêche et que le fait que leurs permis dépendent finalement de l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire ministériel ne modifie pas cette règle (citant, p. ex., Colombie-Britannique c Tener, [1985] 1 RCS 533, 17 DLR (4th) 1; Rock Resources Inc c British Columbia, 2003 BCCA 324, aux paragraphes 48 et 50, 229 DLR (4th) 115; Canadian Pacific Railway Co c Vancouver (Ville), 2006 CSC 5, au paragraphe 32, [2006] 1 RCS 227).

[59]           Les demandeurs affirment que leurs permis, quelle que soit la façon dont on les qualifie, sont des actifs ayant une valeur commerciale importante (citant Saulnier, aux paragraphes 14, 22 et 23). La défenderesse a acheté, vendu, loué et taxé les permis dans le passé et les fonctionnaires du MPO ont décrit l’attribution de contingents à d’autres groupes comme étant « un emprunt » et « une expropriation », tant publiquement que dans des notes de service internes (voir : p. ex., pages 785, 797, 804, 808, 818‑819 et 1095 du dossier de requête des demandeurs). Les demandeurs font remarquer que, dans Anglehart, le juge Beaudry a déclaré (au paragraphe 141) que « la jurisprudence n’a pas encore déterminé de façon précise quels sont les droits d’un pêcheur qui voit son permis renouvelé d’année en année ». Tout comme dans cette affaire, les demandeurs affirment que cette question mérite de faire l’objet d’un procès.

[60]           La défenderesse soutient qu’il n’y a pas eu d’expropriation puisque rien n’a été pris aux demandeurs et que l’État n’a acquis aucun bien ni aucun intérêt bénéficiaire sur un bien pour son propre usage ou pour le détruire. La défenderesse fonde cet argument sur son opinion selon laquelle le contingent attribué aux demandeurs n’est pas un bien (Taylor c Dairy Farmers of Nova Scotia, 2010 NSSC 436, aux paragraphes 63 et 68, 298 NSR (2d) 116, conf. Pour d’autres motifs, 2012 NSCA 1, au paragraphe 22, 311 NSR (2d) 300). D’après la défenderesse, les permis de pêche sont délivrés chaque année et leur délivrance à une personne « n’implique ou ne lui confère aucun droit ou privilège futur quant à l’obtention d’un document du même type ou non » (Règlement de pêche (dispositions générales), DORS/93‑53, art. 2 et 16). Un permis ne fait qu’accorder la permission de faire ce qui serait autrement illégal et le seul intérêt propriétal porte sur le fruit des efforts de pêche (Saulnier, au paragraphe 22). La défenderesse affirme que ni le permis ni le contingent qui y est associé ne constituent un bien au sens de la common law, étant donné que le permis ou le contingent n’attribue pas [traduction] « le droit d’exclure d’autres personnes du bénéfice d’un droit légal particulier, d’y porter atteinte ou de se l’approprier » (Re National Trust Co and Bouckhuyt (1987), 61 OR (2d) 640, au paragraphe 24, 43 DLR (4th) 543).

[61]           De plus, la défenderesse soutient que les détenteurs de permis n’ont « pas droit à un pourcentage déterminé du TAC » (Canada (PG) c Chiasson, 2009 CAF 299, au paragraphe 28, 314 DLR (4th) 512 [Chiasson]), et elle fait remarquer que la Cour d’appel a déclaré : « s’il n’existe pas de droit acquis à un quota donné, aucun droit à une indemnisation ne peut découler du simple fait d’une perte de quota » (Arsenault (JR), au paragraphe 57, le juge Pelletier, motifs concourants). Dans l’opinion de la défenderesse, la décision qui a peut‑être été prise dans le passé d’offrir une indemnité en échange d’une réduction d’un contingent était une simple décision administrative qui n’entraînait aucune obligation juridique.

(2)               Analyse

[62]           Pour ce qui est de cette question, il n’existe pas de motif ou de fondement important qui permettrait d’établir une distinction entre la présente espèce et Anglehart. Les faits sur ce point sont essentiellement les mêmes que ceux dont il s’agissait dans Anglehart et la défenderesse a invoqué les mêmes arguments dans cette affaire que ceux qu’elle invoque en l’espèce (voir : Anglehart, aux paragraphes 109 à 113). Pourtant, le juge Beaudry a déclaré qu’il existait une véritable question litigieuse (Anglehart, aux paragraphes 141 à 152). Il n’est pas possible d’affirmer que la décision du juge Beaudry était manifestement erronée.

[63]           Les règles relatives au jugement sommaire n’ont pas non plus changé depuis la décision du juge Beaudry (voir : Manitoba, au paragraphe 11). La question de savoir si un droit sur un permis de pêche est susceptible d’être exproprié est essentiellement une question de droit et doit donc être tranchée en application de l’alinéa 215(2)b) des Règles. Cette question est toutefois complexe; elle exige un fondement factuel qui ne peut être établi qu’au cours d’un procès. Cela est d’autant plus évident si l’on pense à tout l’historique des mesures de cogestion et des négociations auxquelles ont participé les demandeurs et les fonctionnaires du ministre et qui sont susceptibles, peut‑on penser, de toucher les droits associés à un permis. À ce titre, il existe de véritables litiges factuels qui pourraient influencer la résolution de cette question de droit.

[64]           Il n’y a pas non plus eu d’évolution du droit qui pourrait modifier la conclusion du juge Beaudry selon laquelle « la jurisprudence n’a pas encore déterminé de façon précise quels sont les droits d’un pêcheur qui voit son permis renouvelé d’année en année » (Anglehart, au paragraphe 141). Il est toutefois possible de dire que, dans Anglehart, l’argument avancé par les demandeurs était plus faible, étant donné qu’ils avaient dû partir du fait qu’ils avaient accepté une aide financière; en l’espèce, tous les demandeurs sauf deux ont rejeté cette aide financière (Anglehart, aux paragraphes 23 et 131).

[65]           Comme je viens de le mentionner à l’égard de la question de savoir si certains demandeurs ont renoncé à invoquer une cause d’action, selon le principe de la courtoisie judiciaire, il existe une véritable question litigieuse en l’espèce pour ce qui est de l’argument de l’expropriation et de la confiscation sans indemnisation avancé par les demandeurs. Il n’y a aucune raison pour que la demande présentée dans Anglehart fasse l’objet d’un procès l’année prochaine et que la demande pratiquement identique présentée en l’espèce ne fasse pas l’objet d’un procès.

F.                  La demande des demandeurs fondée sur une faute dans l’exercice d’une charge publique soulève‑t-elle une véritable question litigieuse?

(1)               Les arguments des parties

[66]           Les parties conviennent que l’arrêt de principe en matière de faute commise dans l’exercice d’une charge publique est l’arrêt Succession Odhavji c Woodhouse, 2003 CSC 69, [2003] 3 RCS 263, dans laquelle la Cour suprême a résumé ainsi les éléments essentiels de ce délit civil :

32        […] la faute commise dans l’exercice d’une charge publique constitue un délit intentionnel comportant les deux éléments distinctifs suivants : (i) une conduite illégitime et délibérée dans l’exercice de fonctions publiques; et (ii) la connaissance du caractère illégitime de la conduite et de la probabilité de préjudice à l’égard du demandeur. À cela s’ajoute l’exigence pour le demandeur d’établir l’existence des autres conditions communes à tous les délits. Plus précisément, le demandeur doit démontrer que les préjudices qu’il a subis ont pour cause juridique la conduite délictuelle, et que ces préjudices sont indemnisables suivant les règles de droit en matière délictuelle.

[67]           Les demandeurs affirment n’avoir jamais admis que les actions de la défenderesse étaient conformes au droit lorsqu’ils se sont opposés à sa requête en radiation antérieure. Leur position à l’époque était qu’ils ne contestaient pas les mesures prises par le ministre du point de vue du droit administratif, de sorte que l’arrêt Grenier, qui a depuis été infirmé, n’était pas applicable. Leur demande fondée sur une faute commise dans l’exercice d’une charge publique n’a jamais été radiée et les demandeurs soutiennent que cette demande devrait faire l’objet d’un procès pour de nombreuses raisons.

[68]           Les demandeurs soutiennent que, dès 1991, la défenderesse savait qu’elle ne pouvait pas utiliser les ressources halieutiques pour financer des activités de gestion. Elle l’a tout de même fait lorsqu’elle a commencé à financer la recherche de cette façon en 2003, ce qui a privé intentionnellement les demandeurs et les autres pêcheurs du TAC qu’ils auraient eu autrement le droit exclusif d’obtenir. En outre, les demandeurs soutiennent que la défenderesse a utilisé une partie du TAC mise de côté pour les nouveaux arrivants pour délivrer des permis à des organisations comme la PEI Fishermen’s Association (dont les membres sont des pêcheurs de homard et de poissons de fond); cette association distribue ensuite ses permis à ses membres et utilise une partie des recettes pour acheter et retirer les permis de homard. D’après les demandeurs, cette activité ne peut être distinguée de celle qui a été interdite dans l’arrêt Larocque; le MPO utilise maintenant la ressource du crabe des neiges pour financer ses programmes et non pas les crédits généraux qui lui sont attribués par le Parlement. Il en va de même de la décision de la défenderesse d’attribuer une partie du TAC aux Premières Nations et les demandeurs soutiennent que toutes ces actions constituent une faute commise dans l’exercice d’une charge publique.

[69]           Les demandeurs contestent également la décision du ministre d’intégrer la ZPC 18 dans les ZPC 12, 25 et 26. À l’origine, le MPO avait le mandat d’attribuer entre 2,2 % et 3 % seulement du TAC combiné aux pêcheurs de la ZPC 18, en se fondant sur les prises historiques provenant de cette région entre 1995 et 2002. Le MPO a toutefois finalement abandonné cette méthode et a fondé sa décision non pas sur les prises historiques réelles provenant de la ZPC 18, mais sur les moyennes des prises autorisées entre 1987 et 1996, quel que soit le lieu où elles ont été capturées. Les pêcheurs de la ZPC 18 se sont donc retrouvés avec une part de 4,708 % du TAC combiné des ZPC 12, 18, 25 et 26. Les demandeurs soutiennent que ce pourcentage représente une quantité beaucoup plus importante que ce qui a été ajouté au stock de crabes par l’intégration de la ZPC 18 parce que le gouvernement a créé une zone d’interdiction de pêche dans la ZPC 18 qui couvrait une grande partie de la contribution prévue de la ZPC 18 au nombre des crabes des neiges vivant dans la région regroupée. Les demandeurs soutiennent que la décision du ministre a été prise de mauvaise foi et visait à leur causer un préjudice.

[70]           Les demandeurs affirment également que le MPO a délibérément établi le TAC de 2003 à un niveau inférieur à celui que recommandaient ses propres scientifiques dans le but de punir les demandeurs parce qu’ils avaient refusé de financer les activités de gestion du MPO. Cela constitue également, d’après eux, une faute commise dans l’exercice d’une charge publique.

[71]           La défenderesse soutient que les demandeurs ont vigoureusement affirmé à l’audition de la requête en radiation de la déclaration qu’ils ne contestaient pas la légalité des mesures prises par la défenderesse. D’après la défenderesse, cette admission entraîne le rejet de cette cause d’action. Tout aussi fatale, du point de vue de la défenderesse, est l’absence d’intention de causer un préjudice ou d’agir d’une façon incompatible avec la loi (citant Canada c Cheticamp Fisheries Co-op Ltd (1995), 139 NSR (2d) 224, au paragraphe 74, 123 DLR (4th) 121 (NSCA)). La défenderesse affirme (au paragraphe 121 de son mémoire) :

[traduction]

Aucune preuve n’a été présentée à la Cour établissant (i) que le ministre ou les fonctionnaires du MPO aient agi illégalement, (ii) que le ministre ou les fonctionnaires du MPO aient délibérément voulu causer un préjudice aux intimés et (iii) qu’ils aient commis un acte illégal sachant qu’ils n’avaient pas le pouvoir de poser les actes contestés et que cet acte allait probablement causer un préjudice aux intimés. Enfin, il n’est pas possible d’affirmer que la conduite délictuelle d’un fonctionnaire public puisse être la cause juridique des pertes alléguées.

(2)               Analyse

[72]           Dans leur mémoire, les demandeurs affirment que, lorsqu’ils ont répondu à la requête en radiation, ils avaient déclaré qu’ils [traduction] « ne contestaient aucunement la portée du pouvoir discrétionnaire du ministre que lui accorde la Loi sur les pêches. Ils soutenaient plutôt que le ministre avait légalement exercé ce pouvoir, mais que ce faisant, il avait violé les termes d’un contrat exécutoire passé avec les [demandeurs]. » La défenderesse soutient que cette admission écarte toute possibilité d’introduction d’une action pour faute commise dans l’exercice d’une charge publique.

[73]           L’argument de la défenderesse selon lequel toutes les demandes des demandeurs doivent être rejetées en raison de cette prétendue admission est trop large. Les demandeurs ont présenté l’argument ci‑dessus pour éviter l’application de l’arrêt Grenier, mais ils ont toujours affirmé dans leur mémoire sur la requête en radiation que [traduction] « l’attribution de contingents au MPO à des fins de financement est un exercice invalide du pouvoir discrétionnaire du ministre ». Pour éviter l’application de l’arrêt Grenier à ces demandes, ils ont tout simplement affirmé qu’ils n’étaient pas tenus de contester la décision du ministre en présentant une demande de contrôle judiciaire, étant donné que, premièrement, l’arrêt Larocque avait déjà réglé cette question et que le juge Martineau avait accepté cet argument (Arsenault (Martineau), au paragraphe 44). L’argument de la défenderesse ne peut donc s’appliquer qu’aux quatre dernières demandes fondées sur la commission d’une faute présentées par les demandeurs.

[74]           Même en ce qui a trait à ces quatre demandes, je rejette l’argument de la défenderesse. Il semble comparable au principe de choix en matière contentieuse qu’invoquent les demandeurs à l’égard de la position qu’avait adoptée la défenderesse dans l’arrêt Haché. Ce principe s’applique toutefois habituellement uniquement à la personne qui exerce des droits ou des recours incompatibles ou irréconciliables (Harbuz c Capital Construction Supplies Ltd, 2013 BCSC 1624, aux paragraphes 47 et 49), et cela n’est pas le cas en l’espèce. Au contraire, les demandeurs viennent de présenter une qualification juridique différente de leurs causes d’action. Étant donné que « le juge n’est certes pas lié par un aveu sur une question de droit lorsque cet aveu est infondé » (R c Barabash, 2015 CSC 29, au paragraphe 54, [2015] 7 WWR 1), il n’y a pas de raison pour qu’une partie ne puisse retirer un aveu de ce type à la suite d’un changement important du droit (TeleZone, au paragraphe 32). En outre, cela ne cause aucun préjudice à la défenderesse puisque cette cause d’action repose sur les faits qui étaient également sous‑jacents au reste de l’action et que la déclaration modifiée allègue clairement que la défenderesse a agi [traduction] « illégalement » et [traduction] « de façon non conforme au pouvoir conféré par la loi que les employés de la défenderesse affirmaient exercer ». Par conséquent, les demandeurs ne sont pas forclos de présenter leurs arguments concernant cette cause d’action.

[75]           Pour ce qui est des demandes particulières des demandeurs, il y en a quelques‑unes qui soulèvent clairement de véritables questions litigieuses. Dans l’arrêt Larocque, la Cour d’appel a déclaré (au paragraphe 26) : « le ministre a financé son programme de recherche scientifique sans avoir approprié à l’avance les fonds nécessaires et en pillant à toutes fins utiles des ressources qui ne lui appartiennent pas ». La Cour d’appel a également déclaré (au paragraphe 20) que le ministre « était par ailleurs au courant des risques qu’il prenait en se finançant à même les ressources halieutiques » et le dossier dont dispose maintenant la Cour contient des éléments susceptibles d’étayer une conclusion semblable dans la présente affaire. Par exemple, dans un courriel envoyé à David Bevan daté du 2 août 2002 (reproduit aux pages 933‑934 du dossier de requête des demandeurs), Bernard Vezina a examiné un rapport de 2002 préparé par la Direction des examens sur le Processus de réglementation de Pêches et Océans. Il a fait remarquer ce qui suit :

[traduction]

Le rapport contient de nombreuses références à l’utilisation des ressources halieutiques pour assumer certains frais de gestion du MPO et au fait que cela lui permettait d’obtenir des fonds de fonctionnement qui n’ont pas été accordés par le Parlement. Le vérificateur général avait conclu il y a plusieurs années dans un rapport précédent que cela n’était pas compatible avec la loi […] Le Service du contentieux a également déclaré que le gouvernement ou le MPO ne peut faire indirectement ce qu’il n’a pas le pouvoir juridique de faire directement, et que c’était là un principe bien établi. Pour prendre l’exemple de l’utilisation de la pêche du crabe des neiges S‑F (voir la page 32), le MPO ne peut utiliser (directement) des ressources halieutiques pour financer ses programmes de gestion du poisson. Nous n’aurions pas non plus le pouvoir d’attribuer ce poisson à l’industrie pour qu’elle assume ensuite le coût des programmes du MPO.

[76]           On pourrait prétendre que le MPO savait que cette décision nuirait aux demandeurs dans la mesure où le crabe des neiges vendu pour financer d’autres programmes aurait pu faire partie du TAC qui leur serait autrement attribué (Association des crabiers Acadiens c Canada (PG), 2006 CF 1241, au paragraphe 6, 301 FTR 297 [Association des crabiers]). Cet argument soulève une véritable question litigieuse.

[77]           Les demandeurs contestent également l’utilisation de la ressource que constitue le crabe des neiges pour donner aux Premières Nations un accès à la pêche et pour rationaliser d’autres pêches (c.‑à‑d. réduire le nombre de permis relatifs à d’autres types de pêches en permettant, pour l’essentiel, aux pêcheurs d’échanger ces permis pour obtenir un permis de crabe des neiges). On peut soutenir que cela relève davantage du pouvoir « à discrétion » d’« octroyer des baux et permis de pêche ainsi que des licences d’exploitation de pêcherie » (par. 7(1) de la Loi sur les pêches), et que cette mesure n’est donc pas illégale. Cependant, si les demandeurs obtenaient gain de cause au cours du procès pour ce qui est des arguments fondés sur l’expropriation, l’omission de leur verser une indemnité pourrait être illégale. Étant donné que cette question appelle un procès, celle‑ci en appelle un également.

[78]           Les demandeurs soutiennent en outre que la défenderesse a, de façon malveillante, réduit le TAC de 2003 pour exercer des pressions sur les demandeurs de façon à ce qu’ils acceptent de financer les mesures de conservation. Le rapport de statut du stock pour la ZPC 12 de 2003 mentionne  : [traduction] « il serait prudent que le contingent de 2003 ne soit pas supérieur à 20 000 [tonnes] » (dossier de requête des demandeurs, à la page 1645). M. Hutt déclare que le TAC aurait dû être de 21 600 tonnes, une fois ajoutée une certaine quantité pour la ZPC 18. Le ministre a toutefois finalement établi le TAC à 17 148 tonnes, suivant ainsi une recommandation du MPO selon laquelle [traduction] « il y a lieu d’adopter une approche plus prudente pour assurer le renouvellement futur de la pêche », ce qui était [traduction] « encore davantage justifié, étant donné l’absence de surveillance approfondie et globale de la pêche qui permettrait la fermeture de petits secteurs rapidement, en cas d’augmentation du stock de crabes à carapace molle » (dossier de requête des demandeurs, à la page 1391). Par la suite, le ministre a proposé de faire passer le TAC à [traduction] « 20 000 [tonnes] sous réserve de l’adoption d’une approche de cogestion, financée à hauteur de 1,7 million pour 2003 » (dossier de requête de la défenderesse, à la page 948). Cette mesure n’a finalement pas été adoptée malgré l’accord des pêcheurs de l’Î.‑P. ‑É.

[79]           La défenderesse répond que le TAC a été fixé à 17 148 tonnes en se fondant sur des préoccupations légales et légitimes et que cette décision était conforme aux taux d’exploitation moyens enregistrés au cours des 10 dernières années. Certains éléments de preuve étayent cette affirmation. Cependant, comme cela a été souligné ci‑dessus, il existe également des éléments de preuve indiquant que ce TAC était inférieur à ce qui était nécessaire selon le rapport de statut des stocks et le ministre s’en est servi comme argument dans ses négociations avec les pêcheurs, de façon à les inciter à accepter une entente leur imposant le financement du programme de gestion du MPO. Cela s’est produit après l’envoi du courriel susmentionné qui mettait en doute le pouvoir du MPO [traduction] « d’accorder du poisson à l’industrie pour ensuite lui demander de payer la mise en œuvre des programmes du MPO ». Ce sont là de véritables questions litigieuses qui touchent la question de savoir si le MPO a agi de façon illégale et s’il savait qu’il agissait ainsi.

[80]           Les demandeurs ont également critiqué l’intégration de la ZPC 18. Le dossier contient peu d’éléments de preuve appuyant les demandes des demandeurs sur ce point, mais il y a une note de service datée du 21 novembre 2002 (reproduite aux pages 1368 à 1375 de leur dossier de requête), qui accordait un mandat pour discuter de l’intégration de la ZPC 18. Cette note de service énonce (à la page 1371) : [traduction] « dans la ZPC 18, la pêche se trouve dans un état précaire depuis le milieu des années 1990. Des contingents non épuisés et des fermetures dues à l’apparition du crabe à carapace molle ont été fréquentes […]. Il y a en outre des indications qui montrent que la ZPC 18 ne contient pas de larges zones d’habitat favorables au crabe des neiges ». Ce mandat envisageait donc d’attribuer un pourcentage du TAC plus faible que celui qu’ils ont finalement reçu.

[81]           Les demandeurs n’ont toutefois présenté aucune preuve établissant que l’intégration leur aurait causé un préjudice. En 2003, les rapports sur l’état des stocks mentionnaient que la biomasse commerciale dans la ZPC 18 était estimée à 3 369 tonnes, quantité qui a été ramenée à 2 986 tonnes après la mise en place d’une zone d’interdiction de pêche. Après l’intégration dans la ZPC 12, le stock combiné était de 44 540 tonnes (dossier de requête de la défenderesse, aux pages 647 et 649). Le TAC représentait 38,5 % de cette quantité, de sorte que l’intégration de la ZPC 18 a ajouté quelque 1 150 tonnes au TAC. Les pêcheurs de la ZPC 18 n’ont pris que 578 tonnes (dossier de requête de la défenderesse, à la page 963). Étant donné que les pêcheurs de la ZPC 18 ont capturé davantage de crabes des neiges que le contingent accordé, il n’y a pas d’élément de preuve démontrant, comme l’affirment les demandeurs, que cette intégration a réduit la part du TAC obtenue par les demandeurs. Il n’y a pas non plus de preuve au dossier indiquant que la situation ait évolué au cours des années subséquentes. Cette demande n’appelle pas la tenue d’un procès.

G.                La demande des demandeurs fondée sur l’enrichissement sans cause soulève‑t‑elle une véritable question litigieuse?

(1)               Les arguments des parties

[82]           Les parties ne contestent pas le critère applicable à l’enrichissement sans cause. Comme il a été énoncé dans l’arrêt Kerr c Baranow, 2011 CSC 10, au paragraphe 32, [2011] 1 RCS 269 [Kerr], le demandeur doit prouver trois éléments : « un enrichissement ou un avantage pour le défendeur, l’appauvrissement correspondant du demandeur et l’absence de tout motif juridique à l’enrichissement ». Les deux premiers critères sont satisfaits chaque fois que la perte du demandeur a entraîné un avantage qui a « enrichi le défendeur et qui peut être restitué en nature ou en argent au demandeur » (Kerr, au paragraphe 38). L’avantage doit être tangible et il peut être « positif ou négatif, en ce sens qu’il épargne au défendeur une dépense à laquelle il aurait été tenu » (Kerr, au paragraphe 38). Quant au troisième élément, il suffit d’établir que « ni le droit ni les exigences de la justice ne permettent au défendeur de conserver l’avantage conféré par le demandeur » (Kerr, au paragraphe 40).

[83]           Les demandeurs soutiennent que la défenderesse a bénéficié d’un enrichissement sans cause de trois façons : premièrement, ils critiquent le MPO pour la pratique appliquée entre 2003 et 2006 consistant à vendre une partie du TAC pour financer la recherche. Dans la décision Association des crabiers (au paragraphe 6), le juge Martineau a retenu l’argument des demandeurs qui soutenaient que, « en retranchant une allocation de 480 [tonnes métriques] du TAC, le ministre a privé chaque détenteur de permis de cette part du TAC et leur a imposé indirectement une redevance additionnelle ». Cette mesure a, selon les demandeurs, enrichi la défenderesse puisqu’elle aurait été autrement tenue d’assumer les coûts de la recherche à partir de son propre budget. Les demandeurs soutiennent qu’il n’y avait aucun motif juridique justifiant cet appauvrissement parce que cette pratique était illégale (Larocque, aux paragraphes 26 et 27; et Association des crabiers, aux paragraphes 7 à 10).

[84]           Deuxièmement, les demandeurs soutiennent que la défenderesse a bénéficié d’un enrichissement injustifié parce que le ministre a attribué en 2003 une partie du TAC à d’autres groupes pour répondre à des obligations qu’il s’était lui‑même imposées. La défenderesse a été enrichie, selon les demandeurs, puisqu’autrement, le MPO aurait été obligé de racheter ce TAC aux pêcheurs actifs et ces pêcheurs ont subi un appauvrissement étant donné que leurs quotas ont été ramenés à près des deux tiers de ce qu’ils auraient été autrement. Les demandeurs soutiennent qu’il n’y a pas de motif juridique justifiant cette mesure et ils établissent une distinction entre la présente espèce et l’arrêt Gladstone c Canada (PG), 2005 CSC 21, [2005] 1 RCS 325, pour le motif qu’il y avait dans cette affaire un cadre législatif détaillé régissant la saisie du poisson.

[85]           Troisièmement, les demandeurs font remarquer que le MPO a financé la recherche scientifique portant sur les stocks de crabe à même son propre budget jusque dans les années 1990, époque à laquelle les pêcheurs ont accepté de financer des mesures de gestion et de la recherche. Cette collaboration s’est poursuivie jusqu’en 2003 et les demandeurs soutiennent que demander ces sommes aux pêcheurs était illégal pour la même raison qu’il était illégal pour le MPO de vendre directement une partie du TAC pour financer ces activités de gestion. Les demandeurs soutiennent qu’il y avait là enrichissement sans cause et ils veulent récupérer leur contribution au coût de la surveillance et de la recherche scientifique halieutique.

[86]           La défenderesse soutient qu’elle n’a jamais reçu d’avantage tangible grâce aux mesures critiquées par les demandeurs. Le ministre ne faisait que gérer les pêches dans l’intérêt public. De toute façon, il n’y a pas eu d’appauvrissement correspondant, d’après la défenderesse, étant donné que les demandeurs ne possèdent aucun droit de propriété sur une part du TAC. Quant aux contributions financières destinées aux activités scientifiques et à la surveillance apportées par la Prince Edward Island Snow Crab Fishermen Inc., il y a lieu de dire que ces contributions ont pris fin en 2003 et que les demandes des demandeurs ne remontent pas aussi loin dans le temps.

[87]           En outre, la défenderesse affirme qu’il y avait un motif juridique à l’origine du partage des ressources avec les Premières Nations et les nouveaux arrivants parce que le ministre exécutait légalement ses attributions découlant de la loi. Quant aux actes posés par le MPO sous la forme de vente de ces ressources pour financer les activités scientifiques et la gestion, la défenderesse soutient que les demandeurs en ont en fait tiré profit puisque cela a permis au ministre de fixer un TAC plus agressif.

(2)               Analyse

[88]           Je rejette l’affirmation des demandeurs selon laquelle ils souhaitent récupérer le coût de leurs contributions à la recherche effectuée par le MPO avant 2003. Comme la défenderesse l’a fait remarquer (à la page 1085 de son dossier de requête), il y a eu l’échange suivant au cours du contre‑interrogatoire de M. Hutt :

[traduction]

Q.        Oui. Pour être tout à fait clair, parce que cela est important pour nous deux, les demandeurs ne souhaitent absolument pas récupérer la contribution financière qu’a fournie leur association à la recherche halieutique ou à la surveillance des pêches.

R.        Non, pas à ma connaissance. Non.

[89]           Les demandeurs répondent qu’ils n’ont pas [traduction] « modifié leur demande pour ce qui est de la récupération de leur contribution au coût de la surveillance et de la recherche halieutique », et que leur déclaration modifiée mentionne expressément qu’une des sources de l’appauvrissement qu’ils ont subi venait [traduction] « des sommes en espèces versées pour des activités de surveillance et de recherche scientifique ». Leur déclaration modifiée n’allègue toutefois pas quelle est la source de cet appauvrissement. En fait, lorsqu’elle décrit la nature de leur action, la troisième déclaration modifiée énonce (au paragraphe 8) que les demandeurs [traduction] « souhaitent être indemnisés des pertes subies à cause des mesures prises par le MPO dans la gestion de la pêche commerciale du crabe des neiges dans le secteur sud du golfe du Saint‑Laurent depuis 2003 » (non souligné dans l’original), mesures qui ont été prises alors que ces contributions avaient cessé. En outre, les demandeurs décrivent, au paragraphe 73 de leur troisième déclaration modifiée, les mesures qui ont, d’après eux, entraîné un enrichissement sans cause pour la défenderesse :

[traduction]

Les demandeurs affirment que le recours par le MPO à la part du TAC qui leur revenait dans le but de financer ses obligations apparentes envers les Premières Nations de la région de l’Atlantique, de rationaliser la pêche du homard et de poisson de fond et l’intégration de la zone de pêche 18 de la pêche au crabe des neiges a procuré un avantage financier à la défenderesse.

[90]           Les fonds que les demandeurs ont versés avant 2003 ne sont pas inclus dans la liste ci‑dessus et les demandeurs font référence à la même liste lorsqu’ils traitent de la source de leur appauvrissement au paragraphe 74 de leur troisième déclaration modifiée. Étant donné que les défendeurs n’ont pas soutenu que leurs contributions antérieures à 2003 à la surveillance et à la recherche halieutique ont entraîné un enrichissement sans cause pour la défenderesse, cette allégation ne soulève pas une véritable question litigieuse.

[91]           De plus, il n’y a pas de véritable question litigieuse concernant la demande des demandeurs selon laquelle ils ont été privés de quoi que ce soit au moment où la ZPC 18 a été intégrée aux ZPC 12, 25 et 26. Comme il a été mentionné ci‑dessus au sujet de la demande fondée sur la commission d’une faute, cette intégration a en fait augmenté la quantité totale de crabes des neiges que les demandeurs pouvaient pêcher en 2003 et au cours des années ultérieures.

[92]           Quant aux demandes restantes, la défenderesse soutient que les demandeurs n’ont pas été privés de quelque partie que ce soit du TAC parce qu’ils n’y avaient pas droit. Lorsqu’il a accueilli la demande de contrôle judiciaire dans la décision Association des crabiers, le juge Martineau a néanmoins déclaré (au paragraphe 7) qu’il souscrivait aux arguments des demandeurs, dont l’un était qu’« en retranchant une allocation de 480 [tonnes métriques] du TAC, le ministre a privé chaque détenteur de permis de cette part du TAC et leur a imposé indirectement une redevance additionnelle » (Association des crabiers, au paragraphe 6). Si le juge de première instance devait souscrire à cette conclusion, cela pourrait établir à la fois l’appauvrissement et l’enrichissement correspondant, étant donné que le MPO aurait autrement été tenu d’atteindre ses objectifs d’une autre façon, qui aurait pu prendre la forme du rachat de contingents ou consisté à rechercher d’autres sources de financement. Cette demande dépend donc de la nature du droit que possèdent les demandeurs sur leurs permis de pêche et elle appelle la tenue d’un procès, pour la même raison que les arguments fondés sur l’expropriation ou la confiscation sans indemnisation.

[93]           Il en va de même lorsqu’on examine la question de savoir s’il existe un motif juridique justifiant l’absence d’indemnisation, la vente directe des contingents ayant déjà été déclaré illégale dans l’arrêt Larocque. La défenderesse a peut‑être raison de soutenir que les demandeurs ont profité de la surveillance scientifique que le MPO a achetée illégalement (Chiasson, au paragraphe 27), mais cet argument présume que le MPO n’était, de toute façon, pas tenu d’effectuer de la recherche ou de surveiller la pêche – une obligation qu’il n’aurait peut‑être pas respectée s’il n’avait pas entrepris ces activités.

[94]           Les demandes fondées sur l’enrichissement sans cause présentées par les demandeurs soulèvent donc de véritables questions litigieuses.

H.                S’il existe de véritables questions litigieuses, est-il possible de les trancher dans le cadre d’un procès sommaire?

[95]           Les parties n’ont pas demandé la tenue d’un procès sommaire, mais la Cour a le devoir d’examiner la question de savoir si les véritables questions litigieuses pourraient être correctement résolues par voie de procès sommaire (alinéa 215(3)a) et paragraphe 216(5) des Règles; SOCAN, au paragraphe 40). Dans Tremblay c Orio Canada Inc, 2013 CF 109, [2014] 3 FCR 404, le juge Richard Boivin a résumé de façon concise les éléments qu’il convient de prendre en compte dans ce domaine (au paragraphe 24) :

Le fardeau de démontrer que le procès sommaire est un recours approprié incombe au demandeur ([Teva Canada Ltd c Wyeth LLC, 2011 CF 1169], au paragraphe 35). Afin de décider si un dossier se prête à un procès sommaire, un juge peut considérer, entre autres, la complexité d’une affaire, sa nature urgente, les coûts d’aller de l’avant avec un procès régulier par rapport aux montants en jeu (Inspiration Management Ltd v McDermid St. Lawrence Ltd (BCCA) (1989), [1989] BCJ no 1003, 36 BCLR (2d) 202), ainsi que la question de savoir si le litige est prolongé, si le procès sommaire prendrait du temps, si la crédibilité est un enjeu, si le procès sommaire comporte un risque important de gaspillage d’efforts et d’énergie ou si le procès sommaire aurait pour effet de morceler le litige (Wenzel Downhole, précité au paragraphe 37, citant Dahl v Royal Bank, 2005 BCSC 1263, au paragraphe 12, 46 BCLR (4th) 342).

[96]           À la lumière de ces principes, la tenue d’un procès sommaire n’est ni appropriée ni adaptée en l’espèce. La présente affaire est complexe, le contentieux est (et a été jusqu’ici) très lourd et il n’y a pas urgence. Il est probable qu’un procès sera coûteux (en particulier, compte tenu du fait que le procès dans l’affaire Anglehart est inscrit au rôle pour 49½ jours), les demandeurs cherchent à obtenir plus de 17 000 000 $; les coûts d’un procès sont, par conséquent, raisonnablement proportionnels à la somme en jeu. Même si l’une des questions soulevées ci‑dessus pouvait être tranchée de façon appropriée par voie de procès sommaire, ce serait selon toute probabilité un gaspillage de temps parce que cela ne ferait pas disparaître la nécessité de tenir un procès au sujet des autres questions. De toute façon, même s’il aurait peut‑être été approprié en l’espèce de scinder la question de la responsabilité de celle du quantum, il n’est pas possible d’affirmer la même chose pour ce qui est d’ordonner la tenue d’un procès sommaire à l’égard des autres demandes des demandeurs, étant donné que les faits sous‑jacents à toutes ces demandes sont inextricablement liés.

I.                   Y a-t-il lieu d'attribuer des dépens et si oui, à qui?

[97]           Les observations présentées par les parties au sujet des dépens au cours de l’audition de la requête sont, pour le moins, très divergentes. D’un côté, la défenderesse soutient que dans le cas où elle obtiendrait gain de cause, même en partie, des dépens devraient lui être accordés selon la colonne médiane du tarif B ou, à titre subsidiaire, prendre la forme d’une somme globale de 7 000 $ plus les débours. De l’autre côté, les demandeurs ont présenté un mémoire de frais pour un montant total de 123 914,14 $ (y compris la TVH et les débours) ou, à titre subsidiaire, une somme globale de 99 404,42 $ (y compris la TVH et les débours).

[98]           Les demandeurs ont réclamé des dépens substantiels parce que la requête visait un abus de procédure. Les arguments qu’ils ont présentés sur ce point ont été rejetés. Il demeure que, selon une certaine jurisprudence, il convient d’adjuger les dépens suivant un barème supérieur lorsque la requête en jugement sommaire présentée par le défendeur est rejetée. Le juge James Hugessen a expliqué pourquoi dans Crocs Canada Inc c Holey Soles Holdings Ltd, 2008 CF 384 [Crocs Canada] :

[2]        […] [lorsque] la défenderesse demande par requête un jugement sommaire, il y a lieu d’adjuger les dépens suivant un barème supérieur, parce qu’une telle requête présente un risque bien plus élevé pour les demanderesses que pour la défenderesse. Si la requête est accueillie, les demanderesses ne pourront plus poursuivre leur action et la défenderesse obtiendra un jugement définitif rejetant l’action, lequel prévoit normalement des dépens. Par contre, si l’action survit à la requête, il serait injuste que la défenderesse ait seulement à payer les dépens d’une requête, calculés selon l’échelle ordinaire de la colonne III du tarif.

[99]           Il est incontestable que la requête en jugement sommaire présentée par la défenderesse a, à tout le moins, servi à réduire le nombre des questions litigieuses. Les demandes fondées sur la rupture de contrat à l’égard de la prétendue entente Marshall présentées par les demandeurs et leurs demandes concernant l’intégration de la ZPC 18 ne soulèvent pas de véritables questions litigieuses. J’écarte donc la thèse de la défenderesse selon laquelle le fait que les demandeurs aient abandonné leurs demandes fondées sur une faute et sur la violation d’une obligation judiciaire s’explique uniquement parce que la défenderesse a présenté une requête en jugement sommaire.

[100]       L’instruction de la présente requête a duré trois jours. Les dossiers de requête préparés par les parties représentaient au total près de 3 200 pages. Le dossier soumis à la Cour était volumineux (d’autant plus, à mon avis, qu’il était répétitif sur de nombreux points et aurait fort bien pu être réduit, si les avocats des parties avaient fait preuve de collaboration ou coordonné leurs efforts; par exemple, un énoncé conjoint des faits et une liste commune des pièces auraient été non seulement utiles à la Cour, mais également aux parties).

[101]       De plus, même si la défenderesse a obtenu gain de cause en partie, dans la mesure où les demandes des demandeurs fondées sur une rupture de contrat et celles qui touchaient l’intégration de la ZPC 18 ne soulèvent pas de véritables questions litigieuses, il demeure que la requête de la défenderesse n’a pas été accueillie intégralement. Les autres demandes des demandeurs concernant l’expropriation (ou la confiscation sans indemnisation), l’enrichissement sans cause ou la faute commise dans l’exercice d’une charge publique, soulèvent toutes de véritables questions litigieuses substantielles. Le risque que couraient les demandeurs avec cette requête était beaucoup plus grave que celui que courait la défenderesse. Les demandeurs ont réussi à défendre des parties importantes de leurs demandes et les demandes restantes devraient faire l’objet d’un procès le plus rapidement possible. Cela fait maintenant plus de huit ans que les demandeurs ont déposé leur déclaration initiale. Cette affaire a suscité un long contentieux. Il conviendrait de dépasser les querelles procédurales et de tenir un procès sur le fond.

[102]       Compte tenu de l’issue de la requête, il est injuste que la défenderesse se soit exposée uniquement aux dépens de la requête, malgré son succès partiel. Je sais que, dans Crocs Canada, les demandeurs se sont vu attribuer des dépens majorés parce que la requête en jugement sommaire du défendeur avait été intégralement rejetée, à la différence de la présente affaire. Cependant, compte tenu des jugements Larocque, Association des crabiers et, spécialement, Anglehart, certains aspects des arguments avancés par la défenderesse pour contester les demandes des demandeurs étaient, à tout le moins, discutables. Par conséquent, j’exerce le pouvoir discrétionnaire que me confère les paragraphes 400(1) et 400(4) des Règles et accorde aux demandeurs une somme globale de 25 000 $, y compris les débours et les taxes, pour leurs dépens dans la présente requête. Ces dépens seront payables, quelle que soit l’issue de la cause.

VII.          Conclusion

[103]       Il en résulte donc que la requête en jugement sommaire de la défenderesse est accueillie en partie; étant donné que les demandes et les causes d’action fondées sur la rupture de contrat, la violation d’une obligation fiduciaire et sur la faute présentées par les demandeurs, ainsi que leurs demandes liées à l’intégration de la ZPC 18, sont rejetées. Les autres demandes présentées par les demandeurs devraient toutefois faire l’objet d’un procès pour les motifs exposés ci‑dessus.


ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE : La requête présentée par la défenderesse le 21 mars 2014 est rejetée en partie; les causes d’action fondées sur la rupture de contrat et la violation d’une obligation fiduciaire, sur une faute, présentées par les demandeurs ainsi que leurs demandes touchant l’intégration de la ZPC 18, sont rejetées; les autres demandes et causes d’action des demandeurs concernant l’expropriation (ou la confiscation sans indemnisation), l’enrichissement sans cause, la faute commise dans l’exercice d’une charge publique, soulèvent de véritables questions litigieuses; une somme globale de 25 000 $ (y compris tous les débours et les taxes associées) est accordée aux demandeurs pour leurs dépens. La défenderesse doit verser cette somme aux demandeurs, quelle que soit l’issue de la cause.

« Keith M. Boswell »

Juge

Traduction


Annexe A – Dispositions pertinentes

Règles des Cours fédérales, DORS/98-106

3. Les présentes règles sont interprétées et appliquées de façon à permettre d’apporter une solution au litige qui soit juste et la plus expéditive et économique possible.

3. These Rules shall be interpreted and applied so as to secure the just, most expeditious and least expensive determination of every proceeding on its merits.

213. (1) Une partie peut présenter une requête en jugement sommaire ou en procès sommaire à l’égard de toutes ou d’une partie des questions que soulèvent les actes de procédure. Le cas échéant, elle la présente après le dépôt de la défense du défendeur et avant que les heure, date et lieu de l’instruction soient fixés.

213. (1) A party may bring a motion for summary judgment or summary trial on all or some of the issues raised in the pleadings at any time after the defendant has filed a defence but before the time and place for trial have been fixed

214. La réponse à une requête en jugement sommaire ne peut être fondée sur un élément qui pourrait être produit ultérieurement en preuve dans l’instance. Elle doit énoncer les faits précis et produire les éléments de preuve démontrant l’existence d’une véritable question litigieuse.

214. A response to a motion for summary judgment shall not rely on what might be adduced as evidence at a later stage in the proceedings. It must set out specific facts and adduce the evidence showing that there is a genuine issue for trial.

215. (1) Si, par suite d’une requête en jugement sommaire, la Cour est convaincue qu’il n’existe pas de véritable question litigieuse quant à une déclaration ou à une défense, elle rend un jugement sommaire en conséquence.

215. (1) If on a motion for summary judgment the Court is satisfied that there is no genuine issue for trial with respect to a claim or defence, the Court shall grant summary judgment accordingly.

(2) Si la Cour est convaincue que la seule véritable question litigieuse est :

(2) If the Court is satisfied that the only genuine issue is

a) la somme à laquelle le requérant a droit, elle peut ordonner l’instruction de cette question ou rendre un jugement sommaire assorti d’un renvoi pour détermination de la somme conformément à la règle 153;

(a) the amount to which the moving party is entitled, the Court may order a trial of that issue or grant summary judgment with a reference under rule 153 to determine the amount; or

b) un point de droit, elle peut statuer sur celui-ci et rendre un jugement sommaire en conséquence.

(b) a question of law, the Court may determine the question and grant summary judgment accordingly.

(3) Si la Cour est convaincue qu’il existe une véritable question de fait ou de droit litigieuse à l’égard d’une déclaration ou d’une défense, elle peut :

(3) If the Court is satisfied that there is a genuine issue of fact or law for trial with respect to a claim or a defence, the Court may

a) néanmoins trancher cette question par voie de procès sommaire et rendre toute ordonnance nécessaire pour le déroulement de ce procès;

(a) nevertheless determine that issue by way of summary trial and make any order necessary for the conduct of the summary trial; or

b) rejeter la requête en tout ou en partie et ordonner que l’action ou toute question litigieuse non tranchée par jugement sommaire soit instruite ou que l’action se poursuive à titre d’instance à gestion spéciale.

(b) dismiss the motion in whole or in part and order that the action, or the issues in the action not disposed of by summary judgment, proceed to trial or that the action be conducted as a specially managed proceeding.

216. (1) Le dossier de requête en procès sommaire contient la totalité des éléments de preuve sur lesquels une partie compte se fonder, notamment :

216. (1) The motion record for a summary trial shall contain all of the evidence on which a party seeks to rely, including

a) les affidavits;

(a) affidavits;

b) les aveux visés à la règle 256;

(b) admissions under rule 256;

c) les affidavits et les déclarations des témoins experts établis conformément au paragraphe 258(5);

(c) affidavits or statements of an expert witness prepared in accordance with subsection 258(5); and

d) les éléments de preuve admissibles en vertu des règles 288 et 289.

(d) any part of the evidence that would be admissible under rules 288 and 289.

(3) La Cour peut rendre toute ordonnance nécessaire au déroulement du procès sommaire, notamment pour obliger le déclarant d’un affidavit ou le témoin expert ayant fait une déclaration à se présenter à un contre-interrogatoire devant la Cour.

(3) The Court may make any order required for the conduct of the summary trial, including an order requiring a deponent or an expert who has given a statement to attend for cross-examination before the Court.

(4) La Cour peut tirer des conclusions défavorables du fait qu’une partie ne procède pas au contre-interrogatoire du déclarant d’un affidavit ou ne dépose pas de preuve contradictoire.

(4) The Court may draw an adverse inference if a party fails to cross-examine on an affidavit or to file responding or rebuttal evidence.

(5) La Cour rejette la requête si, selon le cas :

(5) The Court shall dismiss the motion if

a) les questions soulevées ne se prêtent pas à la tenue d’un procès sommaire;

(a) the issues raised are not suitable for summary trial; or

b) un procès sommaire n’est pas susceptible de contribuer efficacement au règlement de l’action.

(b) a summary trial would not assist in the efficient resolution of the action.

218. Si le jugement visé aux règles 215 ou 216 est refusé ou n’est accordé qu’en partie, la Cour peut, par ordonnance, préciser les faits substantiels qui ne sont pas en litige et déterminer les questions à instruire, ainsi que :

218. If judgment under rule 215 or 216 is refused or is granted only in part, the Court may make an order specifying which material facts are not in dispute and defining the issues to be tried and may also make an order

a) ordonner la consignation à la Cour d’une somme d’argent représentant la totalité ou une partie de la réclamation;

(a) for payment into court of all or part of the claim;

b) ordonner la fourniture d’un cautionnement pour dépens;

(b) for security for costs; or

c) limiter la nature et l’étendue de l’interrogatoire préalable aux questions non visées par les affidavits déposés à l’appui de la requête en jugement sommaire ou en procès sommaire, ou par tout contre-interrogatoire s’y rapportant, et permettre leur utilisation à l’instruction de la même manière qu’un interrogatoire préalable.

(c) limiting the nature and scope of the examination for discovery to matters not covered by the affidavits filed on the motion for summary judgment or summary trial or by any cross-examination on them and providing for their use at trial in the same manner as an examination for discovery.

219. Au moment de rendre un jugement en application des règles 215 ou 216, la Cour peut ordonner de surseoir à l’exécution forcée du jugement jusqu’à la détermination de toute autre question soulevée dans l’action ou dans une demande reconventionnelle ou une mise en cause.

219. On granting judgment under rule 215 or 216, the Court may order that enforcement of the judgment be stayed pending the determination of any other issue in the action or in a counterclaim or third party claim.

Loi sur les pêches, LRC 1985, c F-14

7. (1) En l’absence d’exclusivité du droit de pêche conférée par la loi, le ministre peut, à discrétion, octroyer des baux et permis de pêche ainsi que des licences d’exploitation de pêcheries — ou en permettre l’octroi —, indépendamment du lieu de l’exploitation ou de l’activité de pêche.

7. (1) Subject to subsection (2), the Minister may, in his absolute discretion, wherever the exclusive right of fishing does not already exist by law, issue or authorize to be issued leases and licences for fisheries or fishing, wherever situated or carried on.

9. Le ministre peut suspendre ou révoquer tous baux, permis ou licences consentis en vertu de la présente loi si :

9. The Minister may suspend or cancel any lease or licence issued under the authority of this Act, if

a) d’une part, il constate un manquement à leurs dispositions;

(a) the Minister has ascertained that the operations under the lease or licence were not conducted in conformity with its provisions; and

b) d’autre part, aucune procédure prévue à la présente loi n’a été engagée à l’égard des opérations qu’ils visent.

(b) no proceedings under this Act have been commenced with respect to the operations under the lease or licence.

Règlement de pêche (dispositions générales), DORS/93-53

2. Les définitions qui suivent s’appliquent au présent règlement.

2. In these Regulations,

« document » Permis, carte d’enregistrement de pêcheur ou carte d’enregistrement de bateau accordant le privilège légal de pratiquer la pêche ou des activités relatives à la pêche et aux pêches en général.

« document » means a licence, fisher’s registration card or vessel registration card that grants a legal privilege to engage in fishing or any other activity related to fishing and fisheries;

16. (1) Tout document appartient à la Couronne et est incessible.

16. (1) A document is the property of the Crown and is not transferable.

(2) La délivrance d’un document quelconque à une personne n’implique ou ne lui confère aucun droit ou privilège futur quant à l’obtention d’un document du même type ou non.

(2) The issuance of a document of any type to any person does not imply or confer any future right or privilege for that person to be issued a document of the same type or any other type.

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-378-07

 

INTITULÉ :

100193 P.E.I. INC., 100259 P.E.I. INC., 100412 P.E.I. INC., ROBERT ARSENAULT, JOSEPH AYLWARD, WAYNE AYLWARD, B & F FISHERIES LTD., BERGAYLE FISHERIES LTD., JAMES BUOTE, BULLWINKLE FISHERIES LTD., C.D. HUTT ENTERPRISES LTD., CODY-RAY ENTERPRISES LTD., DALLAN J. LTD., RICHARD BLANCHARD, EXÉCUTEUR DE LA SUCCESSION DE MICHAEL DEAGLE, PAMELA DEAGLE, BERNARD DIXON, CLIFFORD DOUCETTE, FISHING 2000 INC., KENNETH FRASER, FREE SPIRIT INC., TERRANCE GALLANT, BONNIE GAUDET, DEVIN GAUDET, NORMAN GAUDET, PETER GAUDET, RODNEY GAUDET, TAYLOR GAUDET, GAVCO FISHING ENTERPRISES LTD., CASEY GAVIN, JAMIE GAVIN, LEIGH GAVIN, SIDNEY GAVIN, GRAY LADY ENTERPRISES LTD., DONALD HARPER, HARPER’S FISH HOLDINGS LTD., JAMIE HUSTLER, CARTER HUTT, KRISTA B FISHING CO. LTD., LAUNCHING FISHERIES INC., TERRY LLEWELLYN, IVAN MACDONALD, LANCE MACDONALD, WAYNE MACINTYRE, DAVID MCISAAC, GORDON L. MACLEOD, DONALD MAYHEW, MEGA FISH CO. LTD., AUSTIN O’MEARA, PAMELA RICHARDS ET TRACEY GAUDET, ADMINISTRATRICES DE LA SUCCESSION DE PATRICK ROCHFORD, TWIN CONNECTIONS INC., W.F.M. INC., WATERWALKER FISHING CO. LTD. ET BOYD VUOZZO c SA MAJESTÉ LA REINE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Charlottetown (île‑du‑Prince‑édouard)

DATE DE L’AUDIENCE :

du 26 au 28 mai 2015

 

ordONNANCE et motifs :

le juge BOSWELL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 30 JUILLET 2015

 

COMPARUTIONS :

Kenneth L. Godfrey

D. Brandon Forbes

Geoff Gibson

 

pour les demandeurs

 

Reinhold M. Endres, c.r.

Patricia MacPhee

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Campbell Lea

Avocat

Charlottetown (Île‑du‑Prince‑Édouard)

 

pour les demandeurs

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Halifax (Nouvelle‑Écosse)

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

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