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Date : 20151015


Dossier : T‑80‑15

Référence : 2015 CF 1168

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 15 octobre 2015

En présence de monsieur le juge Barnes

ENTRE :

IBRAHIM HAROUN

demandeur

et

CONSEIL NATIONAL DE RECHERCHES DU CANADA

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1]               Les parties à l’instance ont demandé par voie de requête à la Cour, en application de l’article 220 des Règles des Cours fédérales, de statuer sur un point de droit préliminaire. La question à trancher est de savoir s’il faut présenter une demande de contrôle judiciaire (la thèse du défendeur) ou une action (la thèse du demandeur) pour régler sur le fond le différend de travail opposant le demandeur et le défendeur. À l’heure actuelle, le demandeur a présenté une demande ainsi qu’une action devant la Cour. La réponse à cette question déterminera laquelle des deux voies de recours sera poursuivie.

[2]               Il convient de mentionner, à leur crédit, que les parties ont construit leur argumentation juridique à partir d’un exposé conjoint des faits, dont voici un extrait :

[traduction]

1.         M. Ibrahim Haroun est chercheur scientifique et ingénieur de profession. Il occupait un poste d’attaché de recherche (AR) au Conseil national de recherches du Canada (le CNRC) pour une durée déterminée, qui a commencé le 29 juillet 2013. Le 19 juillet 2013, M. Haroun a accepté, signé et daté la lettre d’offre ci‑jointe (onglet 1) le 17 juillet 2013.

2.         On déclarait dans la lettre d’offre que l’emploi d’une durée déterminée prendrait fin à la « fermeture des bureaux le 24 juillet 2015 », mais aussi ceci : « votre emploi pourrait être de plus courte durée, dépendamment de la disponibilité du travail, du financement, de la continuité des fonctions à remplir, de votre rendement, de votre conduite et d’autres exigences opérationnelles ».

3.         Dans la lettre d’offre, on renvoie aux politiques en matière de ressources humaines du CNRC, énoncées dans le Manuel des ressources humaines du CNRC. L’article 5.7 du chapitre 5 renferme des renseignements additionnels sur la cessation d’emploi (onglet 2). Le sous‑paragraphe 5.7.18.1 du Manuel des ressources humaines du CNRC prévoit plus précisément ce qui suit : « Occasionnellement, il peut être nécessaire de mettre fin à l’emploi d’une personne employée pour une durée déterminée ou à court terme avant la date prévue au moment de l’embauche. » La politique prévoit que le CNRC doit en de telles circonstances soit donner un préavis soit faire un versement en espèces tenant lieu de préavis.  

4.         Le 14 mai 2014, on a avisé officiellement M. Haroun de la cessation anticipée de son emploi d’une durée déterminée, avec prise d’effet à la fermeture des bureaux le jour même (onglet 3).

5.         Vu sa décision de mettre fin à l’emploi d’une durée déterminée de M. Haroun avant la fin de l’emploi prévue dans la lettre d’offre, et comme M. Haroun comptait moins d’une année de service ininterrompu, le CNRC a versé à ce dernier une (1) semaine de salaire tenant lieu de préavis de cessation d’emploi, conformément à l’alinéa 5.7.18.4a) de son Manuel des ressources humaines.

6.         Le 12 juin 2014, M. Haroun a formulé un grief contre la « décision de l’employeur, le Conseil national de recherches, de mettre fin de façon anticipée à [s]on emploi d’une durée déterminée, le 15 mai 2014, pour de prétendus problèmes de rendement ». M. Haroun déclarait aussi dans le grief : « Cette décision constitue une mesure disciplinaire déguisée, sans motif » (onglet 4).

7.         L’Institut professionnel de la fonction publique du Canada (IPFPC), qui représente M. Haroun, lui a prêté assistance tout au long de la procédure de règlement de grief. La convention collective conclue entre le CNRC et l’IPFPC figure à l’onglet 5.

8.         On n’a pas présenté le grief au premier palier de la procédure de règlement des griefs, car le plaignant a demandé qu’il soit présenté directement au dernier palier.

9.         Lors de l’audition du grief au dernier palier le 24 septembre 2014, M. Haroun et son représentant ont continué de faire valoir que la décision de mettre fin à son emploi constituait une mesure disciplinaire déguisée.

10.       Dans sa réponse au grief au dernier palier, datée du 31 octobre 2014, le vice‑président, Technologies émergentes, a rejeté le grief (onglet 6).

11.       Le 26 novembre 2014, M. Haroun a introduit une demande de contrôle judiciaire visant la décision du 31 octobre 2014 rendue à la suite du grief au dernier palier. L’avis de demande figure à l’onglet 7.

12.       Le CNRC a donné avis de son intention de s’opposer à la demande, le 2 décembre 2014, en déposant un avis de comparution (onglet 8).

13.       Les parties à la demande ont consenti à la prorogation du délai prévu pour la signification et le dépôt des documents pertinents en possession du CNRC et demandés en vertu de l’article 317 des Règles des Cours fédérales.

14.       La prorogation a été rendue nécessaire en raison d’une requête du CNRC pour obtenir la délivrance d’une ordonnance de confidentialité visant certains renseignements commerciaux confidentiels figurant dans les documents à transmettre en application de l’article 318 des Règles. Cette requête n’a pas encore été déposée, mais elle est déjà rédigée et le demandeur y a consenti.

15.       Le 20 janvier 2015, Ibrahim Haroun a intenté une action civile contre le CNRC devant la Cour. Une copie de la déclaration figure à l’onglet 9.

[3]               Les parties demandent à la Cour de statuer sur la question suivante :

[traduction] Le demandeur a‑t‑il le droit d’intenter la présente action, étant donné que le grief figurant à l’onglet 4 de l’exposé conjoint des faits a été déposé et tranché sous le régime de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, LC 2003, c 22?

[4]               L’interprétation à donner à l’article 236 de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, LC 2003, c 22, art 2 [la LRTFP], est au cœur de l’impasse entre les parties :

236. (1) Le droit de recours du fonctionnaire par voie de grief relativement à tout différend lié à ses conditions d’emploi remplace ses droits d’action en justice relativement aux faits — actions ou omissions — à l’origine du différend.

 

236. (1) The right of an employee to seek redress by way of grievance for any dispute relating to his or her terms or conditions of employment is in lieu of any right of action that the employee may have in relation to any act or omission giving rise to the dispute.

 

(2) Le paragraphe (1) s’applique que le fonctionnaire se prévale ou non de son droit de présenter un grief et qu’il soit possible ou non de soumettre le grief à l’arbitrage.

 

(2) Subsection (1) applies whether or not the employee avails himself or herself of the right to present a grievance in any particular case and whether or not the grievance could be referred to adjudication.

 

(3) Le paragraphe (1) ne s’applique pas au fonctionnaire d’un organisme distinct qui n’a pas été désigné au titre du paragraphe 209(3) si le différend porte sur le licenciement du fonctionnaire pour toute raison autre qu’un manquement à la discipline ou une inconduite.

(3) Subsection (1) does not apply in respect of an employee of a separate agency that has not been designated under subsection 209(3) if the dispute relates to his or her termination of employment for any reason that does not relate to a breach of discipline or misconduct.

[5]               Les parties s’entendent pour dire que le Conseil national de recherches du Canada [le CNRC] est un organisme distinct qui n’a pas été désigné au titre du paragraphe 209(3) de la LRTFP, et qu’il est par conséquent assujetti à l’application du paragraphe 236(3). Malgré le libellé clair du paragraphe 236(3) et son apparente applicabilité à la cessation d’emploi de M. Haroun pour de prétendus problèmes de rendement, le CNRC soutient que ce dernier est tenu de poursuivre jusqu’à la fin la procédure de règlement de grief, à savoir jusqu’au contrôle judiciaire de la décision rendue à la suite du grief au dernier palier. En d’autres termes, M. Haroun est légalement tenu de poursuivre la procédure de grief qu’il a engagée au motif que son employeur avait recouru à des mesures disciplinaires déguisées – allégation que le CNRC conteste et que M. Haroun ne veut plus désormais faire valoir. M. Haroun accepte maintenant que son licenciement ne constituait pas une mesure disciplinaire, et il a intenté devant notre Cour une action fondée sur une allégation de congédiement injustifié en common law.

[6]               On comprend aisément pour quelle raison M. Haroun a invoqué la prise de mesures disciplinaires à l’appui de son grief. Si son licenciement était lié à un problème de rendement, M. Haroun n’aurait pas eu accès, au moyen de la procédure de grief, à un arbitrage indépendant. Comme M. Haroun avait travaillé pour un organisme distinct non désigné, son droit à l’arbitrage au titre de l’alinéa 209(1)b) de la LRTFP ne pouvait viser que des mesures disciplinaires entraînant le licenciement, la rétrogradation, la suspension ou une sanction pécuniaire.  La Commission des relations de travail dans la fonction publique a examiné cette question dans « A » c Service canadien du renseignement de sécurité, 2013 CRTFP 3, au paragraphe 187 :

187      L’alinéa 209(1)(d) et le paragraphe 209(3) de la Loi sont clairs. Compte tenu du fait que le SCRS est un organisme distinct et qu’il n’a jamais été désigné sous le paragraphe 209(3) de la Loi, l’employeur se doit dans un premier temps de me prouver de façon prima facie que la véritable raison du renvoi de Mme « A » est pour un motif relié à l’emploi, en l’occurrence ici un problème de performance. Une fois cette preuve faite par l’employeur, le fardeau de preuve se transporte ensuite sur la fonctionnaire qui doit, afin que j’ai[e] compétence dans cette affaire, démontrer que les motifs invoqués par l’employeur ne sont que camouflage, que la raison véritable du renvoi est d’ordre disciplinaire, que l’employeur a agi de mauvaise foi, par exemple en harcelant la fonctionnaire ou en faisant preuve de discrimination envers celle‑ci.

Voir également Agbodoh-Falschau c Commission canadienne de sûreté nucléaire, 2014 CRTFP 4, au paragraphe 23, 2014 CarswellNat 167.

[7]               Il faut interpréter la portée de l’article 236 de la LRTFP à la lumière des articles 209 et 230, qui tous deux établissent une distinction entre les congédiements pour un motif de rendement et un motif disciplinaire. Les alinéas 209(1)c) et d) restreignent le droit à l’arbitrage en cas de rendement insuffisant aux fonctionnaires de l’administration publique centrale ou d’un organisme distinct désigné. L’article 230 exige que, dans pareils cas, l’arbitre applique la norme déférente du caractère raisonnable. Ces dispositions ne visent d’aucune manière à couvrir ou à restreindre toute cause d’action en common law, fondée sur un congédiement injustifié pour un motif non disciplinaire, des fonctionnaires d’organismes distincts non désignés. Au contraire, la LRTFP reconnaît constamment que des distinctions sont à faire entre les fonctionnaires de l’administration publique centrale (y compris les fonctionnaires des organismes distincts désignés) et les fonctionnaires des organismes distincts non désignés.

[8]               Selon mon interprétation, l’article 214 ne s’applique pas en l’espèce. M. Haroun a épuisé ses voies de recours en procédure de grief, du moins quant au licenciement pour un motif non disciplinaire, et il ne disposait par conséquent d’aucun autre recours sous le régime de la LRTFP. Cela ne signifie toutefois pas que l’article 214 le prive du droit d’intenter une action en common law. Cet article devrait avoir un libellé beaucoup plus clair pour écarter le maintien de cette possibilité énoncé au paragraphe 236(3) de la LRTFP.

[9]               Il me semble que l’objet du paragraphe 236(3) est de préserver le droit d’action en common law des fonctionnaires d’organismes distincts non désignés en cas de licenciement pour un motif lié au rendement.  Compte tenu du libellé clair utilisé et des graves conséquences d’un licenciement, le législateur n’a pas pu vouloir que les fonctionnaires comme M. Haroun aient pour seule possibilité de recourir à une procédure interne restrictive de règlement de grief sans aucun droit à un arbitrage indépendant. D’ailleurs, il n’y a aucune raison de croire que le législateur ait voulu priver les fonctionnaires d’organismes distincts du droit à l’examen indépendant sur le fond de leur licenciement pour un motif lié au rendement.

[10]           Je ne suis pas non plus d’avis que M. Haroun n’est plus en droit d’intenter une action en common law parce qu’il s’est prévalu de la procédure de grief en invoquant les mesures disciplinaires. Si M. Haroun avait disposé du droit de contester par voie d’arbitrage son licenciement pour un motif lié au rendement et avait choisi de ne pas le faire, on opposerait vraisemblablement comme argument la res judicata ou l’abus de procédure. Toutefois, M. Haroun ne disposait pas en l’espèce du droit de soumettre un tel grief à l’arbitrage.  En pareilles circonstances, il n’est pas tenu de faire valoir jusqu’à l’arbitrage une allégation vraisemblablement futile de licenciement pour un motif disciplinaire. Il avait pleinement le droit d’accepter le rejet de son grief avant d’épuiser cette voie de recours et, subsidiairement, d’intenter une action pour un nouveau motif que la procédure de règlement de grief ne lui permettait pas d’invoquer. 

[11]           Je ne suis pas non plus d’avis que le raisonnement suivi dans la décision Burchill c Canada, [1981] 1 CF 109, 1980 CarswellNat 84F, s’applique en l’espèce, par analogie ou de toute autre manière. Dans l’affaire Burchill, un plaignant tentait de faire valoir un nouveau motif à l’étape de l’arbitrage de son grief.  La nouvelle allégation de mesures disciplinaires déguisées était nécessaire pour obtenir accès à l’arbitrage. M. Haroun ne tente pas en l’espèce de reformuler son grief en cours de route. En fait, il a abandonné la procédure de règlement de grief au profit d’une action fondée sur une allégation entièrement nouvelle qui ne donnait par ailleurs pas accès à un arbitrage de grief.

[12]           Il importe peu aussi que M. Haroun ait le droit de faire contrôler judiciairement le rejet de son grief. Apparemment, M. Haroun a accepté ce rejet ainsi que la qualification par l’employeur de son congédiement. Le CNRC ne peut pas obliger M. Haroun à revenir à la procédure de grief plutôt que de faire valoir une cause d’action différente – non susceptible de contrôle judiciaire – protégée par le paragraphe 236(3) de la LRTFP.

[13]           On avance que M. Haroun profitera des avantages offerts par son grief dans une certaine mesure, puis d’un droit d’action distinct. C’est là toutefois une conséquence du paragraphe 236(2) de la LRTFP, lequel préserve les droits d’action en justice en cas de licenciement pour un motif non disciplinaire lorsque l’accès à l’arbitrage indépendant n’est pas par ailleurs possible.

[14]           Je reconnais que l’absence de mécanisme d’arbitrage indépendant ou par un tiers d’un grief n’est pas présumée inadéquate en droit, dans la mesure bien sûr où les conditions d’emploi interdisent clairement le recours à un tel mécanisme. Tel n’est toutefois pas le cas en l’espèce. Même si l’article 209 exclut l’arbitrage indépendant dans le cas de griefs liés à un licenciement pour un motif de rendement, le paragraphe 236(3) préserve expressément les recours de common law en la matière pour les fonctionnaires comme M. Haroun. Le CNRC ne peut invoquer la décision Boutziouvis c Centre d’analyse des opérations et déclarations financières du Canada, 2010 CRTFP 135, au paragraphe 58, 204 LAC (4th) 137, au soutien de sa thèse. On contestait dans cette affaire, en invoquant l’existence de dispositions législatives contradictoires, le pouvoir d’un arbitre en vertu de l’article 209 de la LRTFP d’instruire un grief touchant la discipline. L’arbitre s’est déclaré compétent et il a déclaré ceci : « Le droit de la fonctionnaire de contester la décision de la directrice en vertu de l’alinéa 209(1)b) de la nouvelle LRTFP ne peut lui être retiré sans un libellé explicite de la loi exprimé de façon incontestablement claire ». On pourrait dire la même chose en l’espèce quant à la tentative menée par le CNRC pour faire échapper à la compétence de la Cour la demande en common law de M. Haroun, recours préservé par le paragraphe 236(3) de la LRTFP.

[15]           Compte tenu de ce qui précède, la Cour répond par l’affirmative à la question posée par les parties. L’instance connexe dans le dossier de la Cour T‑2430‑14 sera tranchée de la manière prévue au paragraphe 2 de l’ordonnance du 23 avril 2015 de la protonotaire Mireille Tabib.

 


ORDONNANCE

LA COUR répond par l’affirmative à la question que les parties lui ont demandé de trancher.

« R.L. Barnes »

Juge

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑80‑15

 

INTITULÉ :

IBRAHIM HAROUN c CONSEIL NATIONAL DE RECHERCHES DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 8 SEPTEMBRE 2015

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE BARNES

 

DATE DES MOTIFS :

LE 15 OCTOBRE 2015

 

COMPARUTIONS :

Christopher Rootham

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Helen Gray

 

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Nelligan O’Brien Payne s.r.l.

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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