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Date : 20151127


Dossier : T-575-15

Référence : 2015 CF 1323

[traduction française certifiée, non révisée]

Ottawa (Ontario), le 27 novembre 2015

En présence de monsieur le juge Locke

ENTRE :

ALCON CANADA INC.,
ALCON LABORATORIES, INC.,
ALCON PHARMACEUTICALS LTD. et
 ALCON RESEARCH, LTD.

demanderesses/
défenderesses reconventionnelles

et

ACTAVIS PHARMA COMPANY

défenderesse/
demanderesse reconventionnelle

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Le contexte

[1]               Les demanderesses, Alcon Canada Inc., Alcon Laboratories, Inc., Alcon Pharmaceuticals Ltd. et Alcon Research, Ltd. (appelées collectivement « Alcon ») interjettent appel d’une ordonnance datée du 24 septembre 2015 par laquelle la protonotaire Martha Milczynski a rejeté leur requête visant à faire radier certains paragraphes de la défense et demande reconventionnelle de la défenderesse, Actavis Pharma Company (Actavis).

[2]               Les principales questions en litige dans le présent appel sont :

                    i.            la norme de contrôle applicable;

                  ii.            si la protonotaire a commis une erreur en rejetant la requête en radiation d’Alcon.

[3]               Pour les motifs qui suivent, j’ai conclu qu’il y a lieu de rejeter l’appel d’Alcon.

II.                Les faits

[4]               Le présent appel s’inscrit dans le contexte d’une action en contrefaçon de brevet qu’Alcon a déposée contre Actavis, relativement au brevet canadien no 2,447,924 (le brevet 924), lequel porte sur des solutions topiques stables renfermant de 0,17 % à 0,62 % (p/v) environ d’olopatadine. Dans sa défense et demande reconventionnelle, Actavis invoque un certain nombre de moyens de défense contre l’action en contrefaçon et soutient, par la voie d’une demande reconventionnelle, que le brevet en litige est invalide et, en outre, qu’elle a droit à une indemnité d’Alcon en application de l’article 8 du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93-133 (le Règlement).

[5]               Les paragraphes de la déclaration et demande reconventionnelle qu’Alcon cherche à faire radier ont trait à un présumé comportement anticoncurrentiel de la part d’Alcon, et il s’agit des suivants :

[Paragraphes extraits de la défense]

[traduction]
ix.        Comportement anticoncurrentiel/Ex turpi causa

80.       De plus, Actavis fait valoir que les demanderesses, en raison de leur conduite inéquitable, n’ont pas droit à des dommages-intérêts pour contrefaçon du brevet 924. Plus précisément, les demanderesses se sont livrées à un comportement contraire, d’une part, aux règles de common law interdisant la restriction du commerce et, d’autre part, aux articles 45, 75, 76 et 78 de la Loi sur la concurrence.

81.       Outre l’olopatadine à 0,2 % d’Actavis, une solution ophtalmique d’Actavis contenant 0,1 % d’olopatadine est offerte en vente sur le marché canadien. L’olopatadine à 0,1 % ne contrefait pas le brevet 924.

82.       Actavis fait valoir que les demanderesses ont comploté pour prendre des mesures garantissant : a) qu’Actavis était incapable de vendre son olopatadine à 0,1 % sur le marché pharmaceutique canadien, et b) que les acheteurs et les assureurs de ce produit achetaient plutôt son PATADAY à 0,2 %, à un prix supérieur.

83.       Les ventes du PATADAY à 0,2 % des demanderesses étant la conséquence de cette conduite inéquitable, ces dernières n’ont pas le droit d’être indemnisées des pertes de vente censément imputables aux présumées ventes contrefaisantes d’Actavis.

84.       Comme la conduite inéquitable susmentionnée mettait en cause l’utilisation du brevet 924, les demanderesses n’ont pas droit à d’autres dommages-intérêts pour contrefaçon.

85.       Subsidiairement, Actavis fait valoir qu’il faudrait soustraire des dommages-intérêts accordés aux demanderesses le montant qu’elles ont tiré des ventes du PATADAY du fait de leur conduite inéquitable.

[Paragraphe extrait de la demande reconventionnelle]

[traduction]
114.     Actavis plaide et invoque les allégations qu’elle a formulées dans sa défense sous la rubrique « Comportement anticoncurrentiel/Ex turpi causa ».

[6]               Essentiellement, Actavis soutient qu’il y a lieu de refuser à Alcon des dommages-intérêts pour contrefaçon du brevet 924, en tout ou en partie, en raison de sa présumée conduite inéquitable. Cependant, à l’audience, les avocats d’Actavis ont précisé que leur cliente ne soutient pas qu’il faudrait rejeter entièrement la demande de dommages-intérêts d’Alcon simplement à cause de sa conduite. Je suis d’accord. La réparation qu’Actavis cherche à faire refuser à Alcon est, notamment, une réparation juridique, alors qu’on ne peut habituellement invoquer le principe ex turpi causa que pour refuser une réparation en equity. Actavis soutient plutôt que les ventes de son produit breveté ont connu une hausse irrégulière à cause de la conduite d’Alcon, ce qui donne l’impression que les dommages qu’elle a subis par suite de la présumée contrefaçon de brevet sont plus élevés que ce qu’ils auraient été si Alcon ne s’était pas livrée à une telle conduite. La question de savoir si la conduite reprochée à Alcon amènerait à refuser entièrement d’accorder des dommages-intérêts (comme il est mentionné aux paragraphes 80 à 84 de la défense et demande reconventionnelle) ou à les réduire tout simplement (conformément au paragraphe 85) dépendrait de la mesure dans laquelle il est possible de montrer que cette conduite a eu une incidence sur le montant des dommages-intérêts. C’est ce que j’appelle ci-après la « manière dont Actavis a qualifié ses allégations en litige ».

III.             La norme de contrôle applicable

[7]               Les parties conviennent que l’arrêt Merck & Co. Inc. c Apotex Inc., 2003 CAF 488 [Merck] de la Cour d’appel fédérale (CAF) établit le point de départ approprié pour ce qui est de déterminer la norme de contrôle à appliquer à la décision de la protonotaire qui est appel en l’espèce. Cependant, les parties ne s’entendent pas sur la manière d’interpréter et d’appliquer cet arrêt.

[8]               Pour les besoins de l’espèce, il est utile d’examiner l’arrêt Merck. Sous la rubrique « La norme de contrôle », le juge Robert Décary (s’exprimant au nom d’une majorité de 2 contre 1) cite la décision antérieure que la CAF a rendue dans l’affaire Canada c Aqua-Gem Investment Ltd, [1993] 2 RCF 425 [Aqua-Gem], où une majorité a conclu qu’un juge saisi de l’appel contre l’ordonnance discrétionnaire d’un protonotaire ne doit pas intervenir, sauf dans les deux cas suivants :

a.       l’ordonnance est entachée d’erreur flagrante, en ce sens que le protonotaire a exercé son pouvoir discrétionnaire en vertu d’un mauvais principe ou d’une mauvaise appréciation des faits;

b.      l’ordonnance porte sur des questions ayant une influence déterminante sur l’issue du principal.

[9]               Le juge Mark R. MacGuigan, s’exprimant au nom de la majorité dans l’arrêt Aqua-Gem, a ajouté :

Si l’ordonnance discrétionnaire est manifestement erronée parce que le protonotaire a commis une erreur de droit (concept qui, à mon avis, embrasse aussi la décision discrétionnaire fondée sur un mauvais principe ou sur une mauvaise appréciation des faits) ou si elle porte sur des questions ayant une influence déterminante sur l’issue du principal, le juge saisi du recours doit exercer son propre pouvoir discrétionnaire en reprenant l’affaire depuis le début.

[10]           Ces extraits de l’arrêt Aqua-Gem sont cités par le juge Décary au paragraphe 17 de l’arrêt Merck. Au paragraphe 18, il cite ensuite le juge MacGuigan, lequel a expliqué que la question de savoir si une question est déterminante pour l’issue de l’affaire doit être tranchée sans tenir compte de la réponse du protonotaire :

[...] Il me semble qu’une décision qui peut être ainsi soit interlocutoire soit définitive selon la manière dont elle est rendue, même si elle est interlocutoire en raison du résultat, doit néanmoins être considérée comme déterminante pour la solution définitive de la cause principale. Autrement dit, pour savoir si le résultat de la procédure est un facteur déterminant de l’issue du principal, il faut examiner le point à trancher avant que le protonotaire ne réponde à la question, alors que pour savoir si la décision est interlocutoire ou définitive (ce qui est purement une question de forme), la question doit se poser après la décision du protonotaire. Il me semble que toute autre approche réduirait la question de fond de « l’influence déterminante sur l’issue du principal » à une question purement procédurale de distinction entre décision interlocutoire et décision définitive, et protégerait toutes les décisions interlocutoires contre les attaques (sauf le cas d’erreur de droit).

[11]           Plus tard, dans la décision Peter G. White Management Ltd c Canada, 2007 CF 686 [Peter G. White], le juge Hugessen, dans une remarque incidente formulée au paragraphe 2, a exprimé l’avis qu’» [i]l ressort clairement [de l’affaire Aqua-Gem] que ce n’est pas le recours présenté, mais plutôt l’ordonnance que le protonotaire rend qui doit avoir une influence déterminante sur l’issue du principal pour que le juge ait à examiner l’affaire de novo. » Au vu des commentaires des juges majoritaires dans l’arrêt Aqua-Gem, et plus précisément de l’extrait reproduit au paragraphe précédent, je ne saisis pas la position du juge Hugessen. Celle-ci semble incompatible avec l’arrêt Aqua-Gem.

[12]           L’analyse qui précède est importante en l’espèce car Alcon, par sa requête, cherchait à faire radier des paragraphes de la défense et demande reconventionnelle (ce qui aurait donc eu un effet définitif si la requête avait été accueillie), mais la requête a été rejetée, de sorte que son effet a été interlocutoire (étant donné que les allégations en question subsistent). Si l’on met l’accent sur ce qui était recherché dans la requête d’Alcon, l’effet est définitif, mais si on met l’accent sur le résultat de la requête, l’effet est interlocutoire.

[13]           Le juge Décary a poursuivi, dans l’arrêt Merck :

[19] Afin d’éviter la confusion que nous voyons parfois découler du choix des termes employés par le juge MacGuigan, je pense qu’il est approprié de reformuler légèrement le critère de la norme de contrôle. Je saisirai l’occasion pour renverser l’ordre des propositions initiales pour la raison pratique que le juge doit logiquement d’abord trancher la question de savoir si les questions sont déterminantes pour l’issue de l’affaire. Ce n’est que quand elles ne le sont pas que le juge a effectivement besoin de se demander si les ordonnances sont clairement erronées. J’énoncerais le critère comme suit :

Le juge saisi de l’appel contre l’ordonnance discrétionnaire d’un protonotaire ne doit pas intervenir sauf dans les deux cas suivants :

a) l’ordonnance porte sur des questions ayant une influence déterminante sur l’issue du principal,

b) l’ordonnance est entachée d’erreur flagrante, en ce sens que le protonotaire a exercé son pouvoir discrétionnaire en vertu d’un mauvais principe ou d’une mauvaise appréciation des faits.

[14]           Dans la décision Peter G. White, toujours au paragraphe 2 et, là encore, dans une opinion incidente, le juge Hugessen écrit ce qui suit au sujet des mots « the questions raised in the motion [les questions soulevées dans la requête] » dans la version anglaise de l’extrait précédent :

[…] je suis convaincu qu’il ne faisait pas référence à la requête présentée au protonotaire, mais plutôt à la requête (voir article 51 des Règles des Cours fédérales) présentée au juge en appel de l’ordonnance du protonotaire. En bref, sauf circonstances extraordinaires, la décision d’un protonotaire de ne pas radier une déclaration n’a pas d’influence déterminante sur l’issue du principal. Le choix de la norme de contrôle est dicté par l’ordonnance qui a été prononcée, et non par celle qui aurait pu l’être.

[15]           Là encore, je ne suis pas d’accord avec le juge Hugessen. Dans l’arrêt Merck, le juge Décary reformulait le critère énoncé antérieurement dans l’arrêt Aqua-Gem en inversant l’ordre des points à examiner. Il est évident que le mot « question » dans le critère formulé dans l’arrêt Aqua-Gem concernait la question soumise au protonotaire, et non la question soumise au juge en appel de la décision du protonotaire. Comme l’a cité le juge Décary dans l’arrêt Merck, au paragraphe 17, le juge Hugessen a déclaré :

[...] le juge saisi de l’appel contre l’ordonnance discrétionnaire d’un protonotaire ne doit pas intervenir sauf dans les deux cas suivants :

(a) l’ordonnance est entachée d’erreur flagrante, en ce sens que le protonotaire a exercé son pouvoir discrétionnaire en vertu d’un mauvais principe ou d’une mauvaise appréciation des faits,

(b) l’ordonnance porte sur des questions ayant une influence déterminante sur l’issue du principal.

[16]           Ce sont donc les ordonnances discrétionnaires des protonotaires qui doivent soulever des questions ayant une influence déterminante sur l’issue du principal pour qu’il soit justifié d’intervenir en appel. Le juge Décary indique clairement que c’est ce qu’il croit, dans l’arrêt Merck, au paragraphe 18 :

[…] il [le juge MacGuigan, dans l’arrêt Aqua-Gem] utilise les mots « [l’ordonnance] porte sur des questions » ayant une influence déterminante sur l’issue du principal, plutôt que « [l’ordonnance] a une influence déterminante sur l’issue du principal ». L’accent est mis sur le sujet des ordonnances et non sur leur effet. Dans un cas comme celui de l’espèce, la question à se poser est de savoir si les modifications proposées sont en soi déterminantes, qu’elles soient ou non autorisées. Si elles sont déterminantes, le juge doit exercer son pouvoir discrétionnaire de novo.

[Non souligné dans l’original.]

[17]           Dans l’arrêt Merck, rien n’indique que la requête mentionnée dans la reformulation qu’a faite le juge Décary du critère énoncé dans l’arrêt Aqua-Gem était la requête examinée en appel de la décision du protonotaire. Je signale que mes doutes au sujet de la décision du juge Hugessen dans l’affaire Peter G. White trouvent appui dans la décision que la juge Sandra Simpson a rendue dans l’affaire Sanofi-Aventis Canada Inc. c Teva Canada Limited, 2010 CF 1210. Après avoir analysé la décision rendue dans l’affaire Peter G. White, la juge Simpson écrit :

[traduction]
[25] Cependant, j’ai passé en revue les arrêts de la Cour d’appel fédérale Aqua-Gem et Merck 2003 et, pour les raisons qui suivent, je suis arrivée à une conclusion contraire à celle du juge Hugessen.

[26] Dans Aqua-Gem, la défenderesse avait demandé que l’affaire soit rejetée pour défaut de poursuite. Le protonotaire avait rejeté la requête, de sorte que l’action existait toujours. La question soumise au protonotaire était déterminante, en ce sens qu’il se pouvait que l’action soit rejetée, mais l’ordonnance n’avait pas été déterminante pour l’issue du principal. Le juge qui avait entendu l’appel relatif à l’ordonnance du protonotaire l’avait examiné de novo et la Cour d’appel fédérale a confirmé cette démarche. La seule justification possible de cette conclusion, selon moi, est que la Cour d’appel a examiné la question du caractère déterminant en se fondant sur la question soumise au protonotaire. Cette conclusion, toujours selon moi, est confirmée par un examen de la décision.

[18]           J’ai pris note de plusieurs autres décisions de la Cour fédérale qu’Actavis a citées, qui ont suivi la décision Peter G. White et dans lesquelles il a été conclu que la décision d’un protonotaire de ne pas rejeter une demande n’a habituellement pas d’« influence déterminante sur l’issue du principal », et je reconnais qu’au sein de la Cour fédérale les avis sur la question semblent partagés. Je préfère toutefois la démarche de la juge Simpson. Je signale également que dans l’arrêt Winnipeg Enterprises Corporation c Fieldturf (IP) Inc., 2007 CAF 95 et dans la décision Sanofi-Aventis Canada Inc. c Apotex Inc., 2008 CF 628, la Cour fédérale a jugé qu’une question avait une influence déterminante sur l’issue du principal, et ce, même si le protonotaire dont la décision faisait l’objet d’un contrôle avait refusé de radier l’action ou les paragraphes en litige.

[19]           Je conclus donc que la « question » à évaluer en vue de déterminer si elle a une « influence déterminante sur l’issue du principal » est celle dont le protonotaire était saisi.

[20]           Cette conclusion étant tirée, il est maintenant nécessaire de voir ce qui fait qu’une question est déterminante. Le juge Décary en a traité, dans l’arrêt Merck, aux paragraphes 22 à 25 :

[22] Le critère du « caractère déterminant » élaboré dans l’arrêt Aqua-Gem, est strict. L’utilisation du terme « déterminant » est importante. Elle donne effet à l’intention du législateur si bien décrite par le juge en chef Isaac dans ses motifs minoritaires de l’arrêt Aqua-Gem, aux pages 454 et 455 (j’ouvre une parenthèse pour faire remarquer que le juge MacGuigan ne conteste pas fondamentalement, dans ses motifs majoritaires, l’analyse du juge en chef quant au rôle des protonotaires de la Cour fédérale) :

[...] [cette norme de contrôle] est conforme à la volonté du législateur qu’exprime l’article 12 de la Loi [sur la Cour fédérale], savoir que les fonctions des protonotaires visent à contribuer à « l’exécution des travaux de la Cour ».

À mon avis, on ne saurait raisonnablement dire qu’est compatible avec l’objectif de la loi, la norme de révision qui soumet toutes les décisions de protonotaire attaquées à l’instruction de novo quelles que soient les questions concernées et peu importe si ces décisions statuent au fond sur les droits des parties. Pareille norme n’économise ni les ressources judiciaires ni le temps des juges. Dans chaque cas, elle obligerait le juge des requêtes à reprendre l’affaire depuis le début. En outre, elle réduirait la fonction de protonotaire à un rôle d’ « étape » préliminaire sur le chemin de la procédure qui mène au juge des requêtes. Je ne pense pas que ce soit là le résultat voulu par le législateur.

[23] On ne devrait par conséquent pas conclure trop rapidement qu’une question, si importante soit-elle, est déterminante. On doit cependant se garder de s’abstenir de trancher de novo une question déterminante simplement parce qu’on a naturellement tendance à s’en remettre aux protonotaires pour les questions de procédure.

[24] Dans l’arrêt Aqua-Gem, le juge MacGuigan a, à la page 464, fait la distinction entre, d’une part, les « questions de procédure courantes » - termes utilisés par lord Wright dans l’arrêt Evans c. Bartham, [1937] 2 All E.R. 646 (H.L.), à la page 653 - et la « modification sans importance des actes de procédure » – termes utilisés par le juge Lacourcière dans l’arrêt Stoicevski c. Casement (1983), 43 O.R. (2d) 436 (C.A. Ont.), à la page 438 -, et, d’autre part, les « questions ayant une influence déterminante sur l’issue de la cause principale, c’est-à-dire sa solution » .

[25] Quand peut-on qualifier une modification de « courante » par opposition à « déterminante » ? Il serait imprudent d’essayer de leur donner une classification formelle. Il est de loin préférable de trancher cette question au cas par cas (voir la décision Trevor Nicholas Construction Co. c. Canada (Ministre des Travaux publics), 2003 CFPI 255, juge O’Keefe, au paragraphe 7, confirmée à 2003 CAF 428). Je remarque que la Cour fédérale du Canada a constamment conclu que les modifications susceptibles d’ajouter de nouvelles demandes ou causes d’action sont déterminantes aux fins de l’application du critère formulé dans l’arrêt Aqua-Gem (voir les décisions suivantes : Scannar Industries Inc. et al c. Ministre du Revenu national (1993), 69 F.T.R. 310, juge Denault, confirmée à (1994), 172 N.R. 313 (C.A.); Trevor Nicholas Construction Co., précitée; Louis Bull Band c. Canada, 2003 CFPI 732, juge Snider).

[21]           D’après le passage qui précède, il faudrait trancher la question du caractère déterminant au cas par cas, mais les « modifications susceptibles d’ajouter de nouvelles demandes ou causes d’action » seraient normalement considérées comme déterminantes. Cela semble s’expliquer par le fait que si une modification de cette nature n’est pas admise, on empêchera la partie qui l’a présentée de faire valoir la demande ou la cause d’action en question. Suivant le même raisonnement, une requête en radiation d’une demande ou d’une cause d’action distincte serait, de la même manière, considérée comme déterminante.

[22]           Dans la présente affaire, la clé consiste donc à déterminer si les paragraphes que l’on cherche à faire radier dans la requête d’Alcon ont trait à une demande ou à une cause d’action distincte, ou juste à des « questions de procédure courantes ». Ce ne sont pas tous les passages que l’on propose d’ajouter à un acte de procédure ou de radier de ce dernier qui ont une influence déterminante sur l’issue du principal.

[23]           Dans la décision Multi Formulations Ltd c Allmax Nutrition Inc., 2009 CF 896, le juge Robert Barnes a analysé un certain nombre de décisions dans lesquelles on avait conclu que la question était « vitale » pour le règlement de l’affaire et il s’est concentré sur la nature des allégations que les demanderesses cherchaient à faire radier :

[8] Il me semble que les décisions susmentionnées soulèvent des questions très différentes de celles qui découlent d’une décision comme celle-ci, qui a trait à un refus de radier des allégations isolées figurant dans un acte de procédure. D’autres considérations peuvent fort bien entrer en jeu dans les cas où les allégations contestées qui figurent dans un acte de procédure seraient essentielles à la poursuite d’une demande ou, de façon plus évidente, dans les cas où des allégations importantes ou fondamentales sont radiées d’un acte de procédure. Dans le cas présent, toutefois, je ne suis pas convaincu que les actes de procédure contestés revêtent une importance vitale pour le règlement de l’action. Même en l’absence de ces allégations, l’action se poursuivrait et la demande reconventionnelle et ses allégations principales demeureraient essentiellement inchangées. […]

[24]           Il me faut donc décider si les paragraphes qu’Alcon souhaite faire radier en l’espèce sont davantage de la nature d’« allégations isolées » que d’« allégations importantes ou fondamentales ». Une démarche semblable a été suivie dans la décision Bristol-Myers Squibb Company c Apotex Inc., 2008 CF 1196, au paragraphe 5 [BMS], où le juge Luc Martineau a examiné si les modifications que la défenderesse souhaitait apporter à sa quatrième défense et demande reconventionnelle modifiée étaient des « modifications déterminantes » plutôt que « courantes ».

[25]           Il est tentant en l’espèce de considérer les allégations en question comme importantes, centrales ou déterminantes. Tout d’abord, les paragraphes 80 à 85 de la défense d’Actavis forment une section entière de cette dernière, sous la rubrique [traduction« Comportement anticoncurrentiel/Ex turpi causa ». La radiation de ces paragraphes radierait la section tout entière. De plus, conclure que la question soumise à la protonotaire aurait été déterminante pour le règlement de l’affaire semblerait concorder davantage avec le critère que cette dernière a appliqué pour décider de ne pas la radier au départ : s’il est évident et manifeste que la défense que l’on fait valoir dans ces paragraphes est vouée à l’échec. La justification de ce strict critère est que, comme il est souvent mentionné dans la jurisprudence (p. ex. Hunt c Carey Canada Inc., [1990] 2 RCS 959), il ne faut pas qu’une partie soit facilement « privé[e] d’un jugement ». Si nous nous soucions du fait qu’une partie risque d’être privée d’un jugement par suite de l’exclusion de certains paragraphes d’un acte de procédure, il semble donc contre-intuitif de dire que la décision de la protonotaire d’exclure ou non ces paragraphes n’est pas déterminante pour le règlement de l’affaire.

[26]           Cependant, j’ai examiné la manière dont Actavis a qualifié les paragraphes qu’Alcon cherche à faire radier. Comme nous l’avons vu plus tôt, Actavis ne soutient pas qu’il faudrait rejeter la demande de dommages-intérêts d’Alcon juste à cause de sa conduite, mais plutôt qu’il faudrait en réduire le montant, en partie ou en tout, après avoir tenu compte de l’effet de sa présumée conduite inéquitable. En me fondant sur cette manière de qualifier la demande d’Actavis, je suis d’avis que les paragraphes qu’Alcon cherche à faire radier sont davantage des allégations isolées qui ne sont pas déterminantes pour le règlement de l’affaire, car leur radiation n’exclurait pas une demande ou une cause d’action tout entière. Cet avis concerne également le paragraphe 114 de la demande reconventionnelle d’Actavis qui, de la même façon, n’exclurait pas une demande ou une cause d’action tout entière s’il était radié.

[27]           Comme j’ai conclu que les questions soulevées dans la requête dont la protonotaire Milczynski était saisie ne sont pas d’une importance déterminante pour l’issue du principal, il ne me faudrait donc modifier son ordonnance que si celle-ci est « entachée d’erreur flagrante, en ce sens que [la] protonotaire a exercé son pouvoir discrétionnaire en vertu d’un mauvais principe ou d’une mauvaise appréciation des faits ».

[28]           Avant de passer à la section suivante, je tiens à signaler que, n’eût été de la manière dont Actavis a qualifié les allégations en litige, je serais porté à conclure que les questions soulevées sont d’une importance déterminante pour l’issue du principal, ce qui mènerait à un examen de novo de la requête d’Alcon.

IV.             La protonotaire a-t-elle commis une erreur dans sa décision?

A.                Les paragraphes 80 à 85 de la défense

[29]           En faisant valoir que la protonotaire Milczynski a commis une erreur en rejetant sa requête en radiation, Alcon accorde un poids considérable à ce qu’elle appelle un « critère de démarcation nette » énoncé dans l’arrêt Apotex Inc. c Sanofi-Aventis Canada Inc., 2008 CAF 175 [Sanofi CAF], relativement aux allégations de conduite inéquitable entraînant le rejet d’une demande de réparation en equity. Au paragraphe 16 de l’arrêt Sanofi CAF, la Cour a écrit : « la partie qui sollicite une réparation en equity ne perd pas son droit à la réparation en raison d’une mauvaise conduite, à moins que cette conduite ne se rapporte directement à l’objet de sa demande ainsi qu’à la réparation en equity sollicitée ». Pour ce qui est des allégations de conduite inéquitable d’une demanderesse dans le cadre d’une action en contrefaçon de brevet (c’est qui est le cas en l’espèce), la CAF a déclaré, au paragraphe 18, qu’il lui était impossible de conclure que cette conduite de la demanderesse « port[ait] une quelconque atteinte à ses droits » à l’égard du brevet en cause.

[30]           Invoquant les décisions de la Cour fédérale dans les affaires Visx Inc. c Nidek Co. (1994), 58 CPR (3d) 51 [Visx] et BMS, Alcon soutient que, pour qu’Actavis évite de voir radier ses allégations de conduite inéquitable, il faut que ces dernières portent une atteinte quelconque au titre d’Alcon à l’égard du brevet 924 ou à la question de savoir s’il y a eu contrefaçon. Il semble ne pas être contesté que les allégations de conduite inéquitable qui sont formulées en l’espèce n’ont ni l’un ni l’autre ces deux effets et, de plus, que le critère juridique qu’invoque Alcon s’applique dans les circonstances appropriées.

[31]           Cependant, à mon avis, ce critère ne s’applique pas en l’espèce parce qu’il a trait à l’inadmissibilité à une réparation en equity. Non seulement est-ce explicite dans les termes du critère, mais cela est également sensé car il est bien établi qu’une demande de réparation en equity peut être rejetée si la partie qui la formule se présente à la Cour sans avoir les mains nettes. Les allégations de conduite inéquitable qu’envisage le critère sont essentiellement des allégations selon lesquelles la partie qui formule la demande n’a pas les mains nettes.

[32]           Comme nous l’avons vu plus tôt, les demandes que les allégations de conduite inéquitable visent à restreindre en l’espèce n’ont trait qu’à des dommages-intérêts, lesquels constituent une réparation juridique et non une réparation en equity.

[33]           Quoi qu’il en soit, il ressort clairement d’un examen de l’ordonnance du 24 septembre 2015 de la protonotaire Milczynski que cette dernière comprenait le principe juridique qui découle de l’arrêt Sanofi CAF. Alcon ne le conteste pas. Alcon ne conteste pas non plus que la protonotaire Milczynski a résumé comme il se doit les allégations de conduite inéquitable qui sont en litige.

[34]           La protonotaire Milczynski a conclu son analyse en disant :

[traduction

À ce stade, les défenderesses ont peut-être une pente abrupte à gravir, mais je ne suis pas convaincue qu’il faudrait les priver de la possibilité de faire valoir leur défense, telle qu’elles l’ont formulée, ou qu’il est évident et manifeste qu’elles sont vouées à l’échec. C’est une série unique de faits dont les défenderesses souhaitent faire la preuve afin de faire valoir qu’il faudrait considérer la disponibilité d’une réparation pour les demanderesses sous l’angle de leur présumée conduite inéquitable à l’égard de leurs produits d’olopatadine et qu’elle est ou devrait être liée à la contrefaçon. La question de savoir si, dans la mesure où elles ont orienté irrégulièrement le marché vers l’olopatadine à 0,2 %, les demanderesses devraient se voir refuser une réparation ou voir réduire les dommages-intérêts qui pourraient être accordés, subsiste peut-être encore.

[35]           Après avoir pris en compte les faits pertinents et le droit applicable, il m’est impossible de conclure que la protonotaire Milczynski s’est clairement trompée dans sa conclusion, en ce sens qu’elle a soit fondé sa décision sur un mauvais principe, soit mal apprécié les faits.

[36]           Il m’est également impossible de souscrire à l’affirmation d’Alcon selon laquelle la protonotaire Milczynski n’a pas appliqué correctement le critère juridique aux faits. Il n’était pas erroné de conclure, après avoir décrit correctement le droit applicable et les faits pertinents que, en raison du caractère unique des faits de l’espèce, il n’était pas évident et manifeste que les allégations de conduite inéquitable étaient vouées à l’échec.

[37]           Comme nous l’avons vu plus tôt, Actavis a indiqué que ses allégations en litige n’ont pas pour but de priver Alcon de dommages-intérêts pour contrefaçon juste parce qu’elle s’est livrée à la présumée conduite inéquitable. Les allégations d’Actavis visent plutôt à réduire (ou à éliminer) ces dommages-intérêts afin de tenir compte de l’effet des ventes irrégulièrement accrues du produit breveté d’Alcon. Selon moi, c’est là une interprétation raisonnable de ces allégations, et un motif valable pour rejeter la requête en radiation d’Alcon.

B.                 Le paragraphe 114 de la demande reconventionnelle

[38]           Alcon soutient par ailleurs que la protonotaire Milczynski a commis une erreur en omettant de traiter de sa requête en radiation du paragraphe 114 de la demande reconventionnelle d’Actavis, qui renvoie à une présumée conduite inéquitable. À mon avis, il n’était pas nécessaire que la protonotaire fasse séparément référence à ce paragraphe car le raisonnement qu’elle a suivi pour refuser de radier la défense de conduite inéquitable s’appliquait aussi à la demande reconventionnelle.

[39]           Alcon prétend que sa présumée conduite inéquitable ne saurait avoir d’incidence sur le montant de l’indemnité auquel Actavis pourrait avoir droit en vertu de l’article 8 du Règlement. Elle ajoute que l’indemnité qui peut être accordée en vertu cet article ne peut pas être d’un montant supérieur à la perte qu’Actavis a réellement subie au cours de la période pertinente. C’est donc dire qu’aucune conduite de la part d’Alcon ne pourrait avoir pour effet de faire passer l’indemnité à laquelle Actavis pourrait avoir droit à un montant supérieur à sa perte réelle.

[40]           Actavis signale que le paragraphe 8(5) du Règlement envisage que l’on prenne en compte la conduite inéquitable de l’une ou l’autre partie :

8. (5) Pour déterminer le montant de l’indemnité à accorder, le tribunal tient compte des facteurs qu’il juge pertinents à cette fin, y compris, le cas échéant, la conduite de la première personne ou de la seconde personne qui a contribué à retarder le règlement de la demande visée au paragraphe 6(1).

[Non souligné dans l’original]

8. (5) In assessing the amount of compensation the court shall take into account all matters that it considers relevant to the assessment of the amount, including any conduct of the first or second person which contributed to delay the disposition of the application under subsection 6(1).

[Emphasis added]

[41]           Par ailleurs, à l’audition de la présente requête, les avocats d’Actavis ont reconnu que l’allégation de leur cliente ne vise pas à obtenir une indemnité supérieure au montant de sa perte réelle. Actavis soutient qu’il n’est pas évident et manifeste qu’une conduite inéquitable de la part de la « première personne » dans une demande fondée sur l’article 8 du Règlement ne peut jamais être un facteur pertinent. Je suis d’accord.

[42]           Avant de conclure, je signale que ma décision est fondée sur la manière dont Actavis qualifie ses allégations de conduite inéquitable et sur le fait qu’elle a reconnu ne pas chercher à obtenir une indemnité fondée sur l’article 8 qui est supérieure à sa perte réelle. N’eût été de cette qualification et de cette reconnaissance, peut-être que ma décision aurait été différente.

V.                Conclusion

[43]           Pour les motifs qui précèdent, je rejette l’appel d’Alcon et je maintiens l’ordonnance du 24 septembre 2015 de la protonotaire Milczynski, en adjugeant les dépens du présent appel à Actavis.


ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE que la présente requête en appel de l’ordonnance du 24 septembre 2015 de la protonotaire Milczynski soit rejetée, avec dépens.

« George R. Locke »

Juge

Traduction certifiée conforme

Evelyne Swenne, traductrice-conseil


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-575-15

 

INTITULÉ :

ALCON CANADA INC., ALCON LABORATORIES, INC., ALCON PHARMACEUTICALS LTD. ET ALCON RESEARCH, LTD. c ACTAVIS PHARMA COMPANY

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 17 NovembRE 2015

 

JUGEMENTS ET MOTIFS :

LE JUGE LOCKE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 27 NovembRE 2015

 

COMPARUTIONS :

Alexandra Peterson

James Gotowiec

 

POUR LES DEMANDERESSES/
dÉfendERESSES RECONVENTIONNELLES

 

Heather Watts

Sarah Mavula

 

POUR LA DÉFENDERESSE/
DEMANDERESSE RECONVENTIONNELLE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Torys LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDERESSES/
dÉfendERESSES RECONVENTIONNELLES

 

Deeth Williams Wall LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DÉFENDERESSE/
DEMANDERESSE RECONVENTIONNELLE

 

 

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