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Date : 20160115


Dossier : IMM‑547‑15

Référence : 2016 CF 49

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 15 janvier 2016

En présence de madame la juge Roussel

ENTRE :

MARINKO MRDA

DRAGANA TINTOR

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]           Les demandeurs, M. Marinko Mrda et Mme Dragana Tintor, ont présenté une demande de contrôle judiciaire fondée sur le paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR] et visant la décision du 6 janvier 2015 par laquelle la Section de la protection des réfugiés [SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada a conclu qu’ils n’étaient ni des réfugiés au sens de la Convention ni des personnes à protéger aux termes des articles 96 et 97 de la LIPR.

[2]           Pour les motifs qui suivent, la demande est accueillie.

I.                   Contexte

[3]           M. Mrda et Mme Tintor, tous deux citoyens croates et serbes, sont des chrétiens orthodoxes d’origine serbe. M. Mrda est né en Croatie et a acquis la citoyenneté serbe le 14 août 2003. Mme Tintor est elle aussi née en Croatie et est devenue citoyenne serbe le 6 mai 2004. Ils se sont rencontrés en août 2008 et se sont mariés le 19 octobre 2012. Arrivés au Canada le 30 octobre suivant, ils ont présenté une demande d’asile le 1er novembre 2012. Les demandeurs ont avancé les allégations suivantes à l’appui de leurs demandes d’asile.

A.                Demandeur d’asile principal

[4]           Le demandeur d’asile principal, M. Mrda, a passé sa petite enfance en Croatie. À l’école, il était constamment insulté, agressé physiquement et harcelé par les élèves et les enseignants croates en raison de ses origines serbes et de sa religion orthodoxe. Il s’entendait dire que les Serbes devaient être bannis de la Croatie. Ses enseignants lui manifestaient leur haine et ont tout fait pour qu’il s’en aille ou qu’il soit expulsé. Lorsqu’il s’est plaint au directeur de l’école, le demandeur d’asile principal a été accusé de mentir et mis en retenue. Lorsque ses parents sont allés voir le directeur, celui‑ci les a renvoyés de son bureau.

[5]           En 1998, M. Mrda a quitté la Croatie pour terminer ses études secondaires en Serbie. Cependant, il a continué d’être harcelé à l’école en raison de sa nationalité et de son accent croate distinctifs. Lorsqu’ils lui posaient des questions, les enseignants affirmaient qu’ils ne comprenaient pas un mot de ce qu’il disait. Ils lui ordonnaient également de s’asseoir sous peine de lui refuser la note de passage et le renvoyaient de la classe sans raison. Lorsqu’il est allé se plaindre au directeur, le demandeur d’asile s’est fait dire qu’il serait expulsé de l’école et du dortoir où il vivait. Ses parents ont écrit à l’école et ont obtenu pour réponse : [traduction« Si vous n’êtes pas contents, sortez votre enfant de l’école et retournez en Croatie ».

[6]           Après avoir terminé ses études secondaires, M. Mrda a déménagé dans une plus grande ville de Serbie pour faire ses études universitaires, en espérant que sa situation s’améliorerait, mais il a subi le même genre d’humiliation et de harcèlement de la part de ses camarades et de ses professeurs parce qu’il venait de Croatie. Ils lui disaient qu’il devait retourner d’où il venait, qu’ils n’avaient pas besoin de Croates en Serbie, qu’ils devraient tous être assassinés et qu’ils étaient tous des ustashas, un mot injurieux. Un de ses professeurs, qui était également vice‑doyen, a juré qu’il ne laisserait M. Mrda terminer ses études universitaires nulle part tant qu’il vivrait. Le doyen de sa faculté, à qui M. Mrda s’est adressé, a rejeté sa plainte. Après avoir tenté pendant trois (3) ans de réussir ses cours de première année, il a finalement abandonné ses études et est retourné en Croatie.

[7]           En Croatie, M. Mrda s’est mis à la recherche d’un emploi stable, mais sa candidature était constamment rejetée ou il était congédié en raison de ses origines serbes. Après avoir cherché un emploi pendant près d’un an, il a décidé de travailler à la ferme familiale, mais il a continué de subir des discriminations. En 2009, M. Mrda et son père vendaient des légumes au marché lorsqu’un homme a insulté leur origine ethnique et renversé leur étal et leurs légumes. M. Mrda et son père ont appelé la police, mais à son arrivée, l’agent a refusé de les aider à cause de leur origine serbe. M. Mrda et son père se sont rendus au commissariat régional pour déposer une plainte : la police leur a répondu que s’ils ne partaient pas, elle écrirait un rapport indiquant qu’ils avaient agressé un agent de police et ils finiraient en prison.

[8]           M. Mrda était également harcelé par son voisin, qui insultait sa famille, menaçait de les attaquer et a même tenté d’entrer de force chez eux. Lorsque le père de M. Mrda a appelé la police, celle‑ci l’a accusé d’avoir provoqué le voisin. Lorsqu’il a demandé en quoi il avait provoqué ce voisin, la police a répondu que sa présence serbe en Croatie était insultante. D’après M. Mrda, ce même voisin a mortellement blessé son frère en le renversant avec sa voiture en 1993. Lorsque l’incident a été rapporté, ils ont été avertis que le dossier n’indiquerait pas que le crime reposait sur des motifs nationalistes. Après le décès de son frère, le même voisin a continué d’insulter et de harceler la famille de M. Mrda, allant jusqu’à déclarer à lui et à son épouse, lorsque leur enfant est né, qu’[traduction« il finira comme son oncle parce qu’il ne laissera pas les Serbes se multiplier en Croatie ».

[9]           En janvier 2012, alors que M. Mrda et Mme Tintor célébraient le Noël orthodoxe avec la famille de M. Mrda en Croatie, leur maison a été attaquée par un groupe de Croates. Ceux‑ci ont cogné à leur porte, hurlé des insultes et menacé de mettre le feu à leur maison et de les tuer. La famille n’a pas appelé la police parce qu’elle n’avait rien fait les fois précédentes et qu’elle croyait que cela ne ferait qu’enflammer les agresseurs.

[10]       M. Mrda était aussi harcelé chaque fois qu’il allait en Serbie pour rendre visite à Mme Tintor. Lorsqu’il traversait la frontière, on lui demandait ce qu’un ustasha faisait en Serbie. Il était détenu pendant plusieurs heures et était provoqué en raison de ses origines ethniques. Comme sa voiture était immatriculée en Croatie, elle était vandalisée en Serbie. Lorsque le couple a contacté la police pour porter plainte, il a été accusé de provoquer les vandales en conduisant en Serbie une voiture portant des plaques croates. La police n’a pas rédigé de rapport. À son retour en Croatie, M. Mrda était également harcelé à la frontière par les Croates qui lui demandaient pourquoi il revenait puisqu’ils faisaient de leur mieux pour tuer et expulser les gens comme lui.

B.                 Demanderesse secondaire

[11]       La demanderesse secondaire, Mme Tintor, est née en Croatie, mais a déménagé en Serbie à l’âge de onze (11) ans à cause de la guerre. En Serbie, elle a subi des humiliations et des discriminations à l’école à cause de sa nationalité croate. Sa famille s’entendait dire qu’elle n’avait pas sa place parmi les Serbes et qu’elle devait repartir d’où elle venait. Mme Tintor et sa sœur étaient harcelées à l’école par les enseignants et les élèves parce qu’elles parlaient croate. Les gens les traitaient d’ustashas, les insultaient et les humiliaient. À l’âge de seize (16) ans, Mme Tintor a présenté une maladie grave causée par tout ce stress. Sa famille et elle sont retournées en Croatie en 2003, mais elles ont été victimes d’humiliations, d’insultes et de menaces de la part de leurs voisins croates et leur maison a été vandalisée.

[12]       En 2006, afin d’échapper aux problèmes auxquels elle faisait face en Croatie, Mme Tintor est retournée en Serbie où elle a trouvé du travail. Cependant, elle subissait encore des discriminations sur son lieu de travail. Elle était insultée et humiliée à cause de sa manière de parler. Elle s’entendait dire que [traduction« Tudjman aurait dû tous [les] tuer, qu’[ils] n’avaient pas leur place en Serbie et qu’ils devaient retourner d’où ils venaient ». En 2009, elle a commencé à avoir des crises d’anxiété qu’elle a attribuées au fait de vivre dans des conditions aussi stressantes.

[13]       En 2010, Mme Tintor a entamé des études universitaires en Serbie, mais a rapidement été harcelée par les étudiants autant que par les professeurs. L’un de ses professeurs l’a publiquement insultée en classe, déclarant que sa place était en Croatie et l’accusant de [traduction« salir la Serbie ». Ses professeurs ne la laissaient pas passer ses examens ou refusaient de les noter, faisant ainsi en sorte qu’elle ne réussisse pas ses cours. Ils lui disaient qu’elle devait d’abord apprendre à parler puis revenir passer ses examens. Lorsqu’elle s’est plainte au doyen de l’université, il l’a prévenue que si elle déposait une plainte et qu’elle devenait publique, il allait s’assurer qu’elle ne puisse s’inscrire dans aucune université en Serbie.

[14]       Mme Tintor était également harcelée dès qu’elle retournait en Croatie, comme elle l’a été le soir de janvier 2012 où elle célébrait le Noël orthodoxe avec la famille de M. Mrda et où leur maison a été attaquée.

II.                Décision contrôlée

[15]       La SPR a estimé que le témoignage des demandeurs était clair, direct et exempt d’incohérences, de contradictions, d’exagérations ou d’embellissements majeurs. Elle les a trouvés crédibles tous les deux.

[16]       La SPR a noté que les demandeurs réclamaient l’asile contre la Serbie et contre la Croatie, et a commencé par analyser leurs demandes concernant la Serbie. Dans le cas de M. Mrda, la SPR a estimé qu’il avait subi un traitement discriminatoire en Serbie, mais a déterminé que cette discrimination n’équivalait pas à de la persécution. La SPR a fait remarquer que même si les mauvais traitements ont commencé lorsqu’il est allé en Serbie pour poursuivre ses études, ce qui l’a finalement poussé à retourner en Croatie en 2002, M. Mrda a néanmoins acquis la citoyenneté serbe en août 2003. La SPR a pris note de son explication d’après laquelle il avait choisi de faire son service militaire en Serbie plutôt qu’en Croatie parce qu’il craignait de servir sous les mêmes officiers croates qui ont assassiné des Serbes durant la guerre. La SPR a également noté qu’après avoir achevé son service militaire, M. Mrda est retourné en Croatie, mais a commencé à faire la navette entre ce pays et la Serbie, où vivait Mme Tintor. Même si ses fréquents voyages de retour ne se passaient pas sans humiliations et sans insultes, et que les autorités policières à qui il avait essayé de signaler certains des incidents n’ont rien fait, M. Mrda a continué de faire l’aller‑retour entre les deux (2) pays.

[17]       La SPR a appliqué deux critères : elle s’est d’abord demandé si : « pris individuellement, ces incidents sont[..] suffisamment graves pour amener le tribunal à conclure qu’ils constituent de la persécution »; puis elle a cherché à déterminer si : « ces incidents peuvent […], en eux‑mêmes, néanmoins “ amener [M. Mrda] à craindre avec raison d’être persécuté si [ils] provoquent chez lui un sentiment d’appréhension et d’insécurité quant à son propre sort” ». La SPR a répondu par la négative à ces deux questions.

[18]       S’agissant de Mme Tintor, la SPR a conclu qu’elle avait subi des discriminations en Serbie et que certains des incidents avaient constitué des obstacles importants à sa fréquentation d’établissements d’enseignement normalement accessibles, ce qui équivalait à de la persécution. Dans sa décision, la SPR a noté que les incidents de discrimination ont commencé à l’école lorsque Mme Tintor est arrivée pour la première fois en Serbie. La SPR a également souligné les faits suivants : 1) l’apparition d’une maladie en 2000 causée par le stress lié au traitement qu’elle subissait; 2) le retour de Mme Tintor et de sa famille en Croatie en 2003 dans l’espoir que la discrimination et le harcèlement cessent; 3) le harcèlement dont Mme Tintor a été victime sur son lieu de travail après son retour Serbie en novembre 2006; 4) les crises d’anxiété qui ont commencé en 2009 à cause du stress lié à sa situation; 5) la discrimination dont Mme Tintor a été victime à l’université lorsque ses professeurs ont refusé de la laisser passer les examens et que le doyen a refusé de donner suite à sa plainte; 6) ses expériences déplaisantes avec les autorités serbes lorsqu’elle traversait la frontière pour rendre visite à son futur époux en Croatie.

[19]       La SPR a conclu que, pris individuellement, les incidents de discrimination dont Mme Tintor avait été victime étaient graves au point d’équivaloir à de la persécution. Plus précisément, elle a conclu que le traitement subi par Mme Tintor à l’université et, surtout, la réponse des instances universitaires ont constitué des obstacles importants à sa fréquentation d’établissements d’enseignement normalement accessibles.

[20]       Cependant, la SPR a statué que, bien qu’elle soit persécutée, Mme Tintor n’avait pas réfuté la présomption de protection de l’État. La SPR a déclaré que pour ce faire, il fallait établir par des éléments clairs et convaincants l’incapacité ou le refus de l’État d’offrir une protection. Après avoir examiné tous les mécanismes mis en place pour protéger les minorités en Serbie, la SPR a conclu que Mme Tintor pouvait se prévaloir de la protection de l’État. Plus précisément, la SPR a souligné les efforts positifs déployés par la Serbie pour répondre aux problèmes de discrimination dans le pays, comme le cadre juridique dont elle s’est dotée pour protéger les minorités, l’interdiction des discriminations prévue dans la Constitution et la procédure d’appel devant la Cour constitutionnelle en cas de violation de droits de la personne. La SPR a également indiqué que, même si la police en Serbie n’est pas toujours efficace, il existe des mécanismes tangibles permettant d’enquêter sur la conduite des policiers et de punir la corruption et l’impunité policières. La SPR a estimé en conclusion que, même si la protection offerte par la Serbie n’est pas parfaite, la preuve permettait d’établir que ce pays est disposé à protéger les membres de ses minorités ethniques et que sa protection est adéquate.

[21]       La SPR n’a pas examiné la situation des demandeurs en Croatie compte tenu de sa conclusion défavorable concernant la persécution invoquée par M. Mrda, et l’existence de la protection de l’État en Serbie.

III.             Questions à trancher

[22]       La présente affaire soulève les questions suivantes :

a)         La demande de contrôle judiciaire est‑elle théorique?

b)        La SPR a‑t‑elle commis une erreur susceptible de contrôle en concluant que M. Mrda n’avait pas été persécuté en Serbie?

c)         La SPR a ‑t‑elle commis une erreur susceptible de contrôle en concluant que Mme Tintor n’avait pas réfuté la présomption de protection de l’État?

IV.             Législation pertinente

[23]       Les dispositions suivantes de la LIPR s’appliquent à la présente instance :

96 A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

96 A Convention refugee is a person who, by reason of a well‑founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

97 (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

97 (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles‑ci ou occasionnés par elles,

(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

(2) A également qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et fait partie d’une catégorie de personnes auxquelles est reconnu par règlement le besoin de protection.

(2) A person in Canada who is a member of a class of persons prescribed by the regulations as being in need of protection is also a person in need of protection.

V.                Norme de contrôle

[24]       La norme de contrôle applicable est celle de la raisonnabilité. Il est bien établi que la question de savoir si la discrimination équivaut à de la persécution et celle qui concerne l’existence d’une protection adéquate de l’État sont des questions de fait et de droit qui appellent la norme de la raisonnabilité (Sagharichi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1993] ACF no 796 (QL), au paragraphe 3 (CAF), (1993) 182 NR 398; Flores Campos c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 842, au paragraphe 23, 193 ACWS (3d) 956).

[25]       Comme la norme de contrôle applicable est celle de la raisonnabilité, la Cour doit déterminer si la décision de la SPR appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47, [2008] 1 RCS 190 [Dunsmuir]). Tant que le processus décisionnel et l’issue concordent sans peine avec les principes de justification, de transparence et d’intelligibilité, il n’appartient pas à la cour de révision d’y substituer l’issue qu’elle estime préférable (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 59, [2009] 1 RCS 339).

VI.             Analyse

A.                La demande de contrôle judiciaire est‑elle théorique?

[26]       Dans une lettre datée du 14 septembre 2015, le défendeur indiquait à la Cour qu’il avait été informé après l’audience que les demandeurs avaient été renvoyés du Canada le 16 mars 2015, et il estimait que la demande de contrôle judiciaire était désormais théorique puisque les demandeurs étaient retournés en Serbie. Le défendeur demandait à la Cour de formuler une directive quant à savoir si les parties devaient soumettre d’autres observations concernant le caractère théorique, en incluant une éventuelle question à certifier. La Cour a donc formulé une directive le 15 septembre 2015 et invité les parties à fournir des observations écrites additionnelles sur la question du caractère théorique. Celles du défendeur ont été déposées auprès de la Cour le 18 septembre 2015, et les observations additionnelles soumises en réponse par les demandeurs l’ont été le 23 septembre suivant.

[27]       Le défendeur soutient que la présente demande de contrôle judiciaire remplit le critère du caractère théorique énoncé dans l’arrêt Borowski c Canada (Procureur général), [1989] 1 RCS 342, 57 DLR (4th) 231. Il ajoute qu’il n’existe plus de débat contradictoire puisque les demandeurs sont retournés dans leur pays d’origine et qu’ils ne peuvent plus satisfaire aux exigences légales liées à l’octroi du droit d’asile prévues à l’article 96 de la LIPR, puisqu’ils ne se trouvent pas hors de leur pays d’origine. Par ailleurs, ils ne satisfont pas davantage aux exigences statutaires liées à la protection prévues à l’article 97 de la LIPR puisqu’ils ne se trouvent pas au Canada. Le défendeur établit une analogie entre le présent cas et le contrôle judiciaire d’une évaluation des risques avant renvoi concernant un demandeur ayant déjà été expulsé : dans l’arrêt Solis Perez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CAF 171, [2009] ACF no 691 (QL), la Cour d’appel fédérale a conclu qu’un tel contrôle judiciaire était théorique. En outre, le défendeur fait valoir que la Cour ne devrait pas exercer son pouvoir discrétionnaire résiduel compte tenu de l’intention du législateur, telle qu’elle est exprimée dans le régime des pays d’origine désignés [POD], et des obstacles pratiques, législatifs et opérationnels qui s’opposent à un réexamen par la SPR. Le législateur a expressément supprimé tout sursis automatique au renvoi de demandeurs d’asile originaires de POD durant le contrôle judiciaire de la décision de la SPR les concernant. Par ailleurs, le défendeur affirme que même si elle peut rejeter ou accueillir la demande de contrôle judiciaire, la Cour ne jouit pas de la compétence requise pour ordonner que l’affaire soit renvoyée à la SPR en vue d’un réexamen puisque les demandeurs ne remplissent plus les exigences fondamentales des articles 96 et 97 de la LIPR pour revendiquer la qualité de réfugiés. Il ajoute que le fait d’autoriser le contrôle de la décision de la SPR lorsque les demandeurs se trouvent à l’extérieur du Canada entraîne des obstacles pratiques inhérents, notamment parce qu’ils devront quand même être autorisés à revenir au Canada pour assister à leur nouvelle audience. Le défendeur demande aussi à la Cour de certifier la question qu’il a proposée au cas où elle déciderait de renvoyer l’affaire en vue d’un réexamen. Enfin, il propose à titre subsidiaire que la Cour ne statue pas sur la présente demande de contrôle judiciaire tant qu’une décision n’aura pas été rendue par la Cour d’appel fédérale dans l’appel interjeté à l’encontre de la décision Molnar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 345, [2015] ACF no 328 (QL) [Molnar].

[28]       Les demandeurs demandent à la Cour de suspendre sa décision quant au présent contrôle judiciaire jusqu’à ce que la Cour d’appel fédérale rende sa décision dans l’affaire Molnar, puisqu’elle tranchera justement la question de savoir si la présence d’un demandeur dans son pays d’origine rend théorique le contrôle judiciaire d’une décision de la SPR. Les demandeurs font remarquer qu’ils n’ont pas quitté le Canada de leur plein gré, mais qu’ils ont été renvoyés en Croatie par l’Agence des services frontaliers du Canada.

[29]       La correspondance des parties laisse paraître une certaine confusion quant au pays où les demandeurs ont été renvoyés au titre de la mesure de renvoi. Pour les besoins de ma décision, ce pays n’a guère d’importance puisque les demandeurs sont à la fois citoyens croates et serbes. Je note toutefois que la Croatie figure sur la liste des POD, mais non la Serbie.

[30]       La Cour d’appel fédérale doit instruire l’appel relatif à la décision Molnar, le 21 janvier 2016. J’ai examiné la demande des parties pour que je réserve mon jugement dans la présente affaire jusqu’à ce que la Cour d’appel fédérale se prononce, mais j’ai tout de même décidé de rendre ma décision. Même s’il est prévu que l’appel sera instruit, il n’est pas certain qu’il le sera à cette date précise, dans la mesure où les parties peuvent abandonner l’appel ou solliciter un ajournement si les circonstances l’autorisent. De plus, aucun délai précis n’est imposé à la Cour d’appel fédérale pour rendre sa décision. Enfin, rien ne garantit que l’affaire ne sera pas portée devant la Cour suprême du Canada, auquel cas il faudra compter sur un délai additionnel. Comme la présente demande de contrôle judiciaire a déjà été instruite, il ne serait pas dans l’intérêt des parties que je retarde ma décision en l’espèce puisqu’elles ont droit à ce qu’il soit mis fin au dossier.

[31]       S’agissant de la question du caractère théorique, pour les motifs énoncés par le juge Fothergill dans la décision Molnar, j’estime que la demande de contrôle judiciaire n’est pas théorique. Comme mon collègue, je ne suis pas disposée à conclure que les droits conférés aux demandeurs par la LIPR disparaissent du simple fait qu’ils ont été renvoyés contre leur gré du Canada après que le défendeur eut exécuté une mesure de renvoi, conformément à ses obligations au titre de la LIPR. Il est important de noter que les demandeurs ont eu gain de cause dans leur demande d’autorisation de contrôle judiciaire. Le fait que leur demande de contrôle judiciaire puisse être mise en échec du seul fait de l’exécution d’une mesure de renvoi rend leur droit illusoire. C’est aussi ouvrir la voie à ce que les mesures de renvoi soient exécutées dans le but d’empêcher la Cour d’exercer sa fonction de surveillance.

[32]       De plus, je ne pense pas que le fait que les demandeurs n’aient pas cherché à obtenir un sursis à leur mesure de renvoi soit important en l’espèce. Ils pouvaient avoir plusieurs raisons, et notamment estimer qu’ils ne satisferaient pas au critère tripartite lié à l’obtention d’un sursis au renvoi. Ce facteur ne devrait pas être déterminant en ce qui regarde la compétence de la Cour dans la présente affaire.

[33]       J’estime aussi qu’une distinction peut être établie entre la présente affaire et la décision Harvan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1026, [2015] ACF no 1048 (QL), dans laquelle la Cour a conclu que la demande de contrôle judiciaire était théorique parce que rien n’indiquait que le demandeur avait cherché à poursuivre ses recours avant ou après son renvoi. Dans l’affaire qui nous occupe, les demandeurs se sont efforcés de faire le contraire en comparaissant à l’audience par l’entremise de leur avocat, nonobstant leur renvoi du Canada en mars 2015.

[34]       Quand bien même l’affaire serait théorique, les arguments soulevés par le défendeur ne m’ont pas convaincue que je devrais m’abstenir d’exercer mon pouvoir discrétionnaire de statuer sur le fond de l’affaire. Laissant de côté la question de savoir s’il y a débat contradictoire compte tenu du libellé des articles 96 et 97 de la LIPR, laquelle est abordée dans la décision Molnar, j’estime que l’économie des ressources judiciaires va dans le sens de l’exercice de mon pouvoir discrétionnaire. Les deux parties ont présenté des observations et la demande de contrôle judiciaire a déjà été instruite par la Cour; par conséquent, l’économie judiciaire veut qu’une décision finale soit rendue dans la présente affaire. Enfin, je ne partage pas l’avis du défendeur, qui allègue que l’absence de contrôle à l’égard des demandeurs devrait me dissuader d’exercer mon pouvoir discrétionnaire parce qu’ils échappent à la compétence de la Cour. Les litiges concernent souvent des parties qui ne relèvent pas de la compétence de la Cour, ce qui n’est pas considéré comme un obstacle à l’exercice de leurs droits.

B.                 La SPR a‑t‑elle commis une erreur susceptible de contrôle en concluant que M. Mrda n’avait pas été persécuté en Serbie?

[35]       Les demandeurs soutiennent que la SPR a commis une erreur en concluant que la discrimination subie par M. Mrda n’équivalait pas à de la persécution. Ils affirment que les nombreux problèmes auxquels celui‑ci a été confronté lorsqu’il était en Serbie l’ont amené à retourner en Croatie. À l’appui de leur argument, les demandeurs citent les difficultés suivantes : 1) l’humiliation vécue à l’école secondaire et infligée par les élèves et les enseignants en raison de leur citoyenneté et de leur accent croates; 2) la discrimination et l’humiliation dont ils ont été victimes à l’université, et qui ont finalement amené M. Mrda à abandonner ses cours; 3) les insultes et le harcèlement subis lorsque M. Mrda rendait visite à son épouse en Serbie, les dommages causés à sa voiture à cause des plaques d’immatriculation croates, et l’absence de réaction de la police.

[36]       Les demandeurs soutiennent en outre que l’incapacité de M. Mrda de poursuivre ses études universitaires en raison du harcèlement et de la discrimination qu’il a subis équivalent à une conséquence « gravement préjudiciable » et, plus précisément, à une sérieuse restriction du droit d’avoir accès aux établissements d’enseignement normalement ouverts à tous. Ils invoquent l’article 54 du Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié au regard de la Convention de 1951 et du Protocole de 1967 relatifs au statut des réfugiés du Haut‑Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, décembre 2011, HCR/1P/4/FRE/REV.1.

[37]       Les demandeurs soutiennent que la SPR a eu tort de ne pas examiner toutes les épreuves vécues par M. Mrda et de ne pas tenir compte de la nature cumulative des actes dont il a été victime.

[38]       Le défendeur soutient que la SPR a présenté dans ses motifs une analyse détaillée avant de conclure que la discrimination n’équivalait pas à de la persécution : elle a estimé que les incidents discriminatoires n’ont pas entraîné pour le demandeur de conséquences gravement préjudiciables, ou de sérieuses restrictions de son droit d’exercer un métier, de pratiquer sa religion ou d’avoir accès aux établissements d’enseignement normalement accessibles. Le défendeur invoque également la conclusion de la SPR suivant laquelle les incidents n’ont pas créé d’appréhension ni d’insécurité quant à son avenir, malgré leur fréquence relative et les sentiments de frustration et d’impuissance qu’ils peuvent avoir suscités chez M. Mrda. Le défendeur fait valoir que le récit de ce dernier n’a pas établi qu’il était victime de discrimination systémique au point de risquer la persécution en Serbie.

[39]       Dans sa décision, la SPR a conclu que M. Mrda avait été victime d’un traitement discriminatoire en Serbie, mais que ce traitement ne donnait pas lieu à une crainte fondée de persécution. Dans sa conclusion, la SPR a déclaré :

[34] Le tribunal est bien au fait que la ligne de démarcation entre la persécution et la discrimination est [traduction] « difficile à tracer ». La première question qui se pose est la suivante : pris individuellement, ces incidents sont‑ils suffisamment graves pour amener le tribunal à conclure qu’ils constituent de la persécution? Le tribunal ne croit pas que ce soit le cas.

[35] Ayant analysé chacun des incidents décrits, le tribunal ne juge pas qu’ils sont particulièrement graves, aucun n’ayant eu de « conséquences gravement préjudiciables pour [le demandeur d’asile principal], par exemple de sérieuses restrictions du droit d’exercer un métier, de pratiquer sa religion ou d’avoir accès aux établissements d’enseignement normalement ouverts à tous ».

[36] Étant donné la conclusion précédente, la question à laquelle il faut subsidiairement répondre est la suivante : ces incidents peuvent‑ils, en eux‑mêmes, néanmoins « amener [le demandeur d’asile principal] à craindre avec raison d’être persécuté si [ils] provoquent chez lui un sentiment d’appréhension et d’insécurité quant à son propre sort » ?

[37] En dépit de l’occurrence relativement fréquente de ces incidents et du sentiment de frustration et d’impuissance qu’ils peuvent susciter chez le demandeur d’asile principal, et compte tenu de toutes les circonstances de la demande d’asile, le tribunal est d’avis qu’aucun élément de preuve n’indique que ces incidents ont provoqué, chez le demandeur d’asile principal, un sentiment d’appréhension et d’insécurité quant à son avenir en Serbie au point de l’amener à craindre avec raison d’être persécuté. [Non souligné dans l’original; notes de bas de page omises.]

[40]       La Cour d’appel fédérale et la Cour ont clairement indiqué que, même si des actes individuels de discrimination n’équivalent pas à de la persécution, il faut considérer leur effet cumulatif (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Munderere, 2008 CAF 84, aux paragraphes 41 et 42, 291 DLR (4th) 68; Mete c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 840, aux paragraphes 5 et 6, [2005] ACF no 1050 (QL)). À mon avis, l’omission de la SPR d’examiner cumulativement les actes de harcèlement subis par M. Mrda constitue une erreur susceptible de contrôle.

[41]       Je note que la décision indique que la SPR a examiné « toutes les circonstances »; la SPR précise aussi dans sa conclusion que M. Mrda n’a pas établi, selon la prépondérance des probabilités, que les actes de discrimination, « pris individuellement ou collectivement », équivalent à de la persécution. J’estime toutefois qu’il est insuffisant de déclarer simplement que les actes de discrimination ont été examinés de manière cumulative. Une analyse de l’effet cumulatif s’impose et dans le cas qui nous occupe, elle n’a pas eu lieu.

[42]       J’estime en outre que la SPR a indûment ignoré la preuve en concluant que les actes de discrimination subis par M. Mrda n’équivalaient pas à de la persécution. Si elle a examiné la preuve en question, sa conclusion est incompatible avec celle qui regarde la demanderesse, Mme Tintor.

[43]       La SPR a conclu que les incidents concernant Mme Tintor étaient graves au point d’équivaloir à de la persécution. Elle a estimé en particulier que les événements survenus durant ses études universitaires avaient constitué de sérieuses restrictions à sa fréquentation d’établissements d’enseignement normalement ouverts à tous. La SPR a déclaré pour étayer sa décision :

[44] Comme le tribunal l’a fait observer précédemment, en plus de continuer à subir de la discrimination, la demandeure d’asile est devenue, durant la première année de ses études universitaires […] en septembre 2010, victime d’humiliation publique non seulement de la part des autres étudiants, mais d’une personne en position d’autorité, à savoir son professeur. Ses tentatives d’obtenir réparation auprès d’une autorité supérieure de l’université se sont avérées inutiles. En fait, elles ont même incité le doyen à proférer des menaces qui auraient eu pour effet de restreindre sérieusement la capacité de la demandeure d’asile de poursuivre ses études universitaires s’il les avait mises à exécution.

[45] La deuxième année, sa capacité à poursuivre des études a effectivement été sérieusement limitée quand les professeurs ont complètement cessé de corriger ses copies d’examens. Ces comportements auraient pour effet d’empêcher la demandeure d’asile de réussir ses cours et d’obtenir son diplôme universitaire.

[44]       Bien qu’elle ait estimé que ces faits démontraient que Mme Tintor avait été empêchée d’avoir accès à des établissements d’enseignement normalement ouverts à tous, la SPR a tiré la conclusion parfaitement opposée dans le cas de M. Mrda, alors que la preuve établit qu’il a rencontré le même type de problème dans toutes les écoles qu’il a fréquentées, y compris l’université, et que les instances universitaires lui ont refusé assistance et l’ont menacé lui aussi.

[45]       Plus particulièrement, M. Mrda a déclaré durant son témoignage :

[traduction]

PAR LE PRÉSIDENT (à la personne concernée)

Q.        Et aussi… lorsque vous avez éprouvé des difficultés avec… l’université de… instances… je veux dire les professeurs?

R.        Oui.

Q.        Maintenant, avec les… les professeurs, avez‑vous jamais songé à vous adresser à… aux instances universitaires? Je veux dire soit le… le doyen ou la direction pour… pour… pour vous plaindre et tenter de corriger… de corriger la situation?

R.        Oui, c’est ce que j’ai fait.

[…]

Q.        D’accord. Donc, qu’est‑ce… à qui vous êtes‑vous adressé à l’université dans la… dans votre plainte?

R.        En ce qui concerne les professeurs, je suis allé voir le doyen.

[…]

Q.        D’accord. Donc vous allez voir le doyen. Y avait‑il… que… qu’est‑il arrivé? Excusez‑moi. Qu’est‑il arrivé avec le doyen?

R.        Ils n’ont pas cru que le professeur, vous voyez, m’humiliait et essayait de me faire échouer l’examen.

Q.        D’accord.

R.        Parce que ce sont des collègues qui travaillent ensemble. […] Les professeurs jouissent d’une autonomie totale. S’ils décident qu’un étudiant échoue, le doyen ne va pas aller leur demander « Pourquoi est‑ce que cet étudiant a échoué? » Leur décision est définitive et personne ne leur demande pourquoi ou comment.

Q.        D’accord.

R.        Donc c’était ma parole contre la leur.

Q.        D’accord.

R.        Ils ne m’ont pas cru.

Q.        Une seconde. Existait‑il une procédure formelle de plainte ou êtes‑vous seulement allé parler et avez‑vous eu … avez‑vous discuté de la situation avec le doyen?

R.        Vous pouvez déposer une plainte officielle, mais vous devez d’abord parler au doyen, car c’est à lui que vous soumettez la plainte. Et s’il estime qu’elle est sans motif, qu’elle est futile, vous ne pouvez pas la soumettre.

Q.        Donc si je comprends bien, juste pour m’assurer que je… que c’est… que c’est… qu’effectivement vous avez… la procédure voulait que vous alliez d’abord voir le doyen pour déposer une plainte verbale et exposer la situation. Si le doyen estime qu’il y a… que c’est… que c’est… qu’il y a un certain fondement à la plainte, vous pouvez alors présenter une plainte écrite qui est traitée par lui. Est‑ce exact?

[…]

« C’est exact. »

[…]

Q.        Bien. D’accord. Donc après combien de mois avez‑vous décidé d’abandonner?

R.        Après trois ans. C’était en 2002. Je ne pouvais pas finir l’année scolaire donc j’ai abandonné l’université. Puis je suis retourné en Croatie.

[…]

R.        Et si je peux me permettre d’ajouter à ce que j’ai dit, Monsieur, pendant ces trois ans, j’étais en première année d’études parce que je ne pouvais pas passer l’examen, Monsieur. Et le professeur […] m’a lui‑même dit « Tant que je serai en vie, vous ne terminerez jamais vos études universitaires nulle part. ».

[…]

R.        […] il était également le vice‑doyen du programme d’études.

(Dossier certifié du tribunal [DCT], aux pages 349 à 351)

[46]       Bien que la SPR ait déclaré avoir tenu compte du témoignage de M. Mrda, le fond de sa décision repose presque entièrement sur le récit figurant dans son formulaire de renseignements personnels [FRP], et ne tient pas compte des informations détaillées ou de la nouvelle preuve fournies à l’audience.

[47]       Comme la SPR a jugé que M. Mrda était crédible, j’estime qu’elle a ignoré des éléments de preuve importants et pertinents. En l’absence d’une analyse concernant lesdits éléments et expliquant la différence dans le traitement accordé aux demandeurs d’asile, j’estime que la décision de la SPR est déraisonnable et qu’elle n’appartient pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit, tel que l’a énoncé la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Dunsmuir, au paragraphe 47.

C.                 La SPR a ‑t‑elle commis une erreur susceptible de contrôle en concluant que Mme Tintor n’avait pas réfuté la présomption de protection de l’État?

[48]       La SPR a conclu que même si elle a été persécutée, Mme Tintor n’avait pas réfuté la présomption de protection de l’État. Elle a fondé sa décision sur les efforts concrets déployés par le gouvernement serbe pour faire face à la discrimination et sur sa conclusion voulant qu’aucune preuve n’ait été produite pour établir que la Serbie ne peut pas ou ne veut pas protéger ses citoyens.

[49]       La SPR a justement indiqué que les États sont présumés être en mesure de protéger leurs citoyens et que cette présomption n’est réfutée qu’en présence d’une preuve claire et convaincante démontrant que cette protection est inadéquate ou inexistante (Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689, aux pages 724 et 726, 103 DLR (4th) 1; Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration c Flores Carillo, 2008 CAF 94, au paragraphe 30, [2008] 4 RCF 636; Ferko c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1284, au paragraphe 43, [2014] 2 RCF 22).

[50]       J’estime toutefois, après avoir examiné l’analyse de la SPR relative à la protection de l’État, que cette dernière a commis une erreur susceptible de contrôle dans son application du critère de la protection étatique en n’établissant pas de lien entre les conditions générales régnant dans le pays et la situation particulière de Mme Tintor.

[51]       L’analyse de la SPR se concentre entièrement sur la preuve relative aux conditions générales en Serbie, qui provient de divers rapports sur le profil national. Dans le cours de son analyse, la SPR prend acte d’un certain nombre de constatations difficilement conciliables avec sa conclusion selon laquelle la protection de l’État serbe est adéquate. Par exemple, elle reconnaît que « la relation entre la Serbie et la minorité serbe de Croatie demeure problématique » (paragraphe 50), que « [l]’hostilité contre les minorités est omniprésente et la discrimination envers les membres de ces minorités, qui comprennent les minorités serbes en provenance de Croatie, sont considérées comme l’un des plus graves problèmes relatifs aux droits de la personne auquel se heurte la Serbie d’aujourd’hui » (paragraphe 51) et qu’« il est indéniable qu’un climat d’hostilité envers les membres des minorités nationales et ethniques persiste » (paragraphe 52). La SPR écarte néanmoins ces observations au motif que le gouvernement serbe a pris des mesures pour corriger la situation par l’adoption d’un cadre juridique et constitutionnel visant à protéger ses citoyens contre la discrimination. De son point de vue, ces mesures comprennent une procédure d’appel devant la Cour constitutionnelle en cas de violations de droits de la personne, et le mandat confié à un certain nombre d’institutions, comme le bureau de l’ombudsman national et le commissaire à la protection de l’égalité, de protéger et de promouvoir les droits de la personne et de prévenir et dénoncer les violations.

[52]        S’agissant de l’appareil judiciaire, la SPR a noté que ses décisions sont « généralement respectées par le gouvernement ». C’est peut‑être le cas, mais il m’apparaît que la conclusion de la SPR n’aborde pas les situations dans lesquelles la discrimination est le fait d’individus ne faisant pas partie de l’appareil gouvernemental.

[53]       Par ailleurs, l’importance accordée par la SPR au Bureau de l’ombudsman national et au commissaire à la protection de l’égalité fait fi de la distinction entre l’adoption d’un cadre juridique, sa mise en œuvre et son application. Dans son rapport intitulé Serbia Country Report on Human Rights Practices for 2013 [USDSCR], le département d’État américain précise que l’ombudsman considère que [traduction« le gouvernement est souvent peu disposé à mettre en œuvre les lois pertinentes » et que [traduction« l’absence d’une administration publique organisée, non politisée et non corrompue créait des problèmes importants pour les citoyens » (DCT, à la page 24). Le même USDSCR indique d’autre part que même si la Constitution interdit la discrimination et que le gouvernement a pris des mesures pour que ces interdictions soient effectivement respectées, les minorités ethniques sont encore victimes de discrimination (DCT, à la page 24). Il ajoute que de nombreux observateurs ont noté la présence d’un climat d’hostilité à l’endroit des membres de minorités nationales et ethniques, y compris les Croates, et que le commissaire à la protection de l’égalité a signalé que les citoyens ont une opinion extrêmement négative des Croates, entre autres minorités (DCT, à la page 28).

[54]       Tout en reconnaissant que la police n’est pas toujours efficace en Serbie et que la corruption et l’impunité sont préoccupantes, la SPR a néanmoins conclu qu’il existait des mécanismes efficaces permettant d’enquêter sur la conduite des policiers et de sanctionner la corruption et l’impunité policières. La SPR n’a pas offert plus de détails sur ces mécanismes, sinon pour noter que les minorités sont représentées au sein de la force nationale et à un moindre degré à l’échelle locale.

[55]       Dans sa décision, la SPR n’a pas examiné non plus le témoignage des demandeurs concernant la protection de l’État. M. Mrda a relaté les problèmes qu’il avait éprouvés en traversant la frontière entre la Croatie et la Serbie :

[traduction] Les Croates me disaient « Oh, alors on va en Serbie maintenant, tu ferais mieux de ne jamais revenir ». Et lorsque je revenais, je me faisais dire du côté croate « Oh, mais pourquoi tu reviens? Nous avons fait de notre mieux pour tuer les vôtres et vous expulser de Croatie, et maintenant tu reviens ici ».

Et du côté serbe, ils me disaient « Pourquoi tu viens ici? Qu’est‑ce que tu viens chercher en Serbie? Tu es Croate ». Et même si ma religion orthodoxe se devine à la manière dont je parle, ils nous considéraient comme des catholiques. Ils nous traitaient d’ustaša. (DCT, à la page 361)

[56]       Dans l’exposé circonstancié accompagnant son FRP, Mme Tintor racontait aussi avoir vécu des situations déplaisantes à la frontière serbe parce que M. Mrda était originaire de Croatie.

[57]       En outre, M. Mrda a déclaré que lorsqu’il se trouvait en Serbie pour voir son épouse à l’occasion des célébrations du Nouvel An 2008‑2009, sa voiture a été égratignée et ses pneus crevés. M. Mrda précise que la police a été prévenue et qu’il a obtenu la réponse suivante :

[traduction] « Oh, mais à quoi tu t’attends? Tu viens ici avec une plaque d’immatriculation croate… ces plaques d’immatriculation croates ici en Serbie, alors… alors à quoi tu t’attends? » Ils n’ont même pas établi de constat ni quoi que ce soit. Et c’est la dernière fois que j’y suis allé en voiture. À partir de ce moment‑là, je venais en bus. (DCT, à la page 362)

Mme Tintor a également évoqué cet incident dans l’exposé circonstancié accompagnant son FRP.

[58]       Questionné par la SPR sur les organismes visant à atténuer la discrimination en Serbie, tels que le Bureau de l’ombudsman national et le commissaire à la protection de l’égalité, M. Mrda a déclaré ce qui suit :

[traduction] Même à l’époque il y avait des organismes en Serbie. Ils existaient. Ils étaient très lents à prendre des mesures ou alors ils ne faisaient simplement rien du tout. Maintenant, en ce qui concerne l’avenir, ils font de leur mieux pour que les droits des citoyens soient appliqués, bien compris. Mais pour combien de temps?

[…]

Si je devais maintenant retourner en Serbie, je devrais attendre, disons quatre à cinq ans pour que ces problèmes soient résolus. Et je me dis, comment je réussirai à vivre là‑bas durant cette période en subissant les mêmes pressions? (DCT, à la page 367)

[59]       Il a ajouté :

[traduction] Il y a toujours eu des promesses et il y en a encore. Et elles n’ont jamais été tenues. À mon avis ce sont des arnaques ces promesses que quelque chose sera fait. (DCT, à la page 369)

[60]       La SPR a également demandé à Mme Tintor son avis sur la situation. Voici sa réponse :

[traduction] La situation en Serbie est que ce ne sont que des mots. Ce ne sont que des promesses. Ce ne sont que des paroles. Et comme le disait mon mari, juste des mots. Ce sont simplement des jeux politiques. […] la réalité est différente. La situation est différente de […] de ces paroles.

[…]

[…] c’est quelque chose que j’ai vécu, dès que vous alliez quelque part et que vous essayiez, vous savez, de vous plaindre ou de dire quelque chose, ils vous posaient toujours la même question. « D’accord, alors pourquoi vous êtes venue ici? Qu’est‑ce… qu’est‑ce… pourquoi vous êtes ici? Pourquoi vous êtes ici? »

[…]

« La Croatie est votre pays. Pourquoi vous n’y retournez pas? » Et en fin de compte, ils nous répondaient toujours « Nous ne vous forçons pas à rester ici, non? » (DCT, aux pages 370 et 371)

[61]       Même si je reconnais que la SPR n’avait pas à mentionner tous les éléments de preuve (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au paragraphe 16, [2011] 3 RCS 708), l’évaluation de la protection de l’État aurait dû tenir compte non seulement des conditions générales régnant dans le pays, mais aussi des mesures prises par Mme Tintor pour obtenir cette protection et de ses rapports avec les autorités dans les circonstances de la présente affaire (Garcia Aldana c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 423, au paragraphe 12, [2007] ACF no 573 (QL)). Le fait que la SPR n’a pas tenu compte de tous les facteurs pertinents constitue à mon avis une erreur susceptible de contrôle justifiant l’annulation de sa décision.

VII.          Question certifiée

[62]       Dans les observations qu’il a présentées à la Cour, le 18 septembre 2015, le défendeur a proposé que la question suivante soit certifiée au cas où la Cour ordonnerait le renvoi de l’affaire devant la SPR en vue d’un réexamen :

[traduction] La Cour fédérale est‑elle compétente, aux termes du paragraphe 18.1(3) de la Loi sur les Cours fédérales et des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, pour ordonner le réexamen d’une demande d’asile par la Section de la protection des réfugiés lorsque le demandeur a été renvoyé du Canada et qu’il ne se trouve pas à l’extérieur de son pays de nationalité?

[63]        Les demandeurs n’ont pas pris position sur la question que le défendeur propose de faire certifier.

[64]       Dans l’arrêt Zhang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CAF 168, au paragraphe 9, [2014] 4 RCF 290, la Cour d’appel fédérale a confirmé le critère relatif à la certification d’une question :

Il est de droit constant que, pour être certifiée, une question doit i) être déterminante quant à l’issue de l’appel, ii) transcender les intérêts des parties au litige et porter sur des questions ayant des conséquences importantes ou qui sont de portée générale. En corollaire, la question doit avoir été soulevée et examinée dans la décision de la cour d’instance inférieure, et elle doit découler de l’affaire, et non des motifs du juge (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration c. Liyanagamage, [1994] A.C.F. no 1637 (QL) (C.A.F.), au paragraphe 4; Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration c. Zazai, 2004 CAF 89, aux paragraphes 11 et 12; Varela c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CAF 145, [2010] 1 R.C.F. 129, aux paragraphes 28, 29 et 32).

[65]       Ma décision de faire droit à la demande de contrôle judiciaire et de renvoyer l’affaire devant la SPR en vue d’un réexamen par un autre commissaire repose sur ma conclusion voulant que la demande ne soit pas théorique bien que les demandeurs aient été renvoyés contre leur gré dans leur pays d’origine. À mon avis, l’appel en instance dans l’affaire Molnar soulève une question qui, si elle est résolue par la Cour d’appel fédérale, aura une incidence directe sur la présente affaire. Comme l’une des questions soulevées par la présente demande de contrôle judiciaire fait l’objet d’un appel en instance, je certifierai la même question que dans la décision Molnar :

La demande de contrôle judiciaire d’une décision rendue par la Section de la protection des réfugiés est‑elle théorique quand la personne visée par la décision a été renvoyée du Canada contre son gré, et, dans l’affirmative, la Cour devrait‑elle normalement refuser d’exercer son pouvoir discrétionnaire d’entendre la demande?


JUGEMENT

LA COUR STATUE :

1.      La demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision est annulée et l’affaire est renvoyée en vue d’un réexamen par un autre commissaire de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié.

2.      La question suivante est certifiée :

La demande de contrôle judiciaire d’une décision rendue par la Section de la protection des réfugiés est‑elle théorique quand la personne visée par la décision a été renvoyée du Canada contre son gré, et, dans l’affirmative, la Cour devrait‑elle normalement refuser d’exercer son pouvoir discrétionnaire d’entendre la demande?

« Sylvie E. Roussel »

Juge

Traduction certifiée conforme

Édith Malo, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑547‑15

INTITULÉ :

MARINKO MRDA ET AL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL (Québec)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 10 septembre 2015

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ROUSSEL

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 15 janvier 2016

COMPARUTIONS :

Styliani Markaki

POUR LES demandeurS

Alain Langlois

POUR LE défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Styliani Markaki

Avocat

Montréal (Québec)

pour LES demandeurS

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Montréal (Québec)

POUR LE défendeur

 

 

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