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Date : 20160115


Dossier : IMM-2903-15

Référence : 2016 CF 46

Montréal (Québec), le 15 janvier 2016

En présence de monsieur le juge Locke

ENTRE :

SALVATOR KANYARUGANO

ANGE ORNELLA KANEZA

JESSIE MICAL KEZA

MIKE KANYARUGANO

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Nature de l’affaire

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire. Les demandeurs contestent la décision du 4 mai 2015 par laquelle la Section de la protection des réfugiés [SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a conclu qu’ils n’étaient ni des réfugiés au sens de la Convention ni des personnes à protéger.

II.                Faits

[2]               Les demandeurs sont des Burundais d’origine tutsie qui habitaient à Bujumbura. Le demandeur principal, M. Salvator Kanyarugano, est le père des trois autres demandeurs. Son épouse, Mme Domitille Nsengiyumva, était une partie à l’audience de la SPR, mais n’est pas incluse dans cette demande de contrôle judiciaire.

[3]               Les demandeurs disent craindre le général Alain Guillaume Bunyoni, son employé Moïse et la milice imbonerakure. En décembre 2013, le général Bunyoni aurait refusé de payer le demandeur principal pour un contrat de construction vu que ce dernier avait refusé à deux occasions d’adhérer au parti politique CNDD-FDD. Le demandeur principal allègue avoir intenté une poursuite contre le général, qui l’aurait menacé en apprenant l’existence de cette poursuite.

[4]               Le 4 janvier 2014, des inconnus auraient suivi le demandeur principal et son épouse en voiture. Puis, le 10 mars 2014, des Imbonerakures auraient enlevé la demanderesse (et fille du demandeur principal) Ange Ornella Kaneza, puis le demandeur principal quand il est allé à leur rencontre. Ils furent relâchés le 11 mars 2014 en échange de 10 millions de francs burundais, avec l’ordre de disparaître.

[5]               Les demandeurs allèguent qu’ils ont tout de suite fui chez un ami à Makamba (Dominique Niyondiko). Le 23 mai 2014, les demandeurs ont reçu leurs visas américains et, le 3 août 2014, ils s’envolèrent vers les États-Unis pour enfin faire leur demande d’asile à la frontière canadienne. Mme Nsengiyumva s’est entre-temps réfugiée en République démocratique du Congo jusqu’en décembre 2014, auquel moment elle est revenue à Bujumbura prendre l’avion pour rejoindre sa famille au Canada. Elle avait obtenu son visa canadien le 23 juillet 2014.

III.             Décision

[6]               La SPR a conclu que les demandeurs n’étaient pas crédibles en ce qui concerne leur crainte de persécution. Leur récit comportait des incohérences et des omissions et, à l’audience, ils n’ont fourni aucune explication raisonnable ou preuve documentaire susceptible de corroborer leur histoire.

[7]               Entre autres, la SPR s’est appuyée sur le manque de preuves documentaires de la poursuite contre le général Bunyoni ou d’un retrait bancaire de 10 millions de francs burundais, ainsi que sur les contradictions entourant leurs activités entre le moment auquel ils furent relâchés par leurs ravisseurs et leur arrivée à Makamba. Elle s’est aussi attardée au laps de temps qu’ils ont pris à quitter le Burundi. Enfin, la SPR note plusieurs instances où le témoignage des demandeurs était vague ou hésitant.

IV.             Question en litige

[8]               La SPR a-t-elle erré dans son évaluation de la crédibilité des demandeurs?

V.                Norme de contrôle

[9]               Les parties conviennent que la décision de la SPR est soumise à la norme de contrôle de la décision raisonnable et je partage leur avis (Elmi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 773 au para 21).

VI.             Analyse

[10]           Puisque la décision de la SPR est basée sur plusieurs conclusions de manque de crédibilité et de manque de corroboration, les demandeurs soumettent que ces conclusions doivent être évaluées dans leur ensemble. Même si certaines erreurs, prises individuellement, ne sont pas susceptibles de contrôle, l’accumulation d’erreurs pourrait permettre de conclure que la décision est déraisonnable : Khemiri c Canada (Solliciteur général), 2005 CF 821 au para 21.

[11]           Conséquemment, il convient de discuter des conclusions les plus importantes de la SPR. Je m’attarderai d’abord aux conclusions qui étaient erronées ou faiblement appuyées pour ensuite passer aux conclusions pertinentes et bien appuyées.

A.                Conclusions erronées ou faiblement appuyées

[12]           Les parties conviennent que la décision de la SPR contient au moins trois erreurs :

  1. Le demandeur principal n’a jamais allégué que le général Bunyoni a reçu la plainte qu’il a déposée au tribunal burundais (voir para 28 de la décision);
  2. Il n’y a aucune contradiction dans les déclarations du demandeur principal en ce qui concerne les menaces qu’il a reçues de Moïse (voir para 34 à 36 de la décision); et
  3. L’épouse du demandeur principal n’a jamais indiqué qu’elle a eu de la difficulté à trouver la maison de M. Niyondiko à Makamba (voir para 72 de la décision).

[13]           J’ajouterais qu’il existe une autre erreur : la SPR a erré en affirmant que les demandeurs n’ont pas pris de mesures préventives pour ne pas être retrouvés par leurs ennemis supposés quand ils sont retournés à Bujumbura à deux reprises afin d’obtenir des visas américains (voir para 44 de la décision). Le demandeur principal a témoigné qu’ils ont eu l’assistance de M. Niyondiko pour ces voyages. Ce dernier les a conduits directement à l’ambassade américaine, puis directement hors de la ville après leur rendez-vous.

[14]           À mon avis, il existe plusieurs autres conclusions dans la décision de la SPR qui sont faiblement appuyées, même si elles ne sont peut-être pas clairement erronées :

  1. Les questions 8 et 12 de l’Annexe A du formulaire Fondement de la demande d’asile du demandeur principal (qui portent sur les antécédents personnels et les adresses antérieures) ne sont pas aussi simples et claires qu’indique la SPR. À mon avis, les explications des demandeurs quant à l’omission de leur séjour à Makamba sont raisonnables. La conclusion de la SPR de ne pas retenir ces explications me semble injustifiée (voir para 41 à 43 de la décision);
  2. Selon ma lecture, la transcription de l’audience devant la SPR ne confirme pas que l’épouse du demandeur principal était vague ou évasive au sujet de l’endroit où le demandeur principal et sa fille ont été retenus. Bien qu’elle ait eu des difficultés à identifier l’endroit avec précision, elle a expliqué que c’était dans le quartier Kinama au nord de Bujumbura, qu’elle ne connaissait pas bien ce quartier, et que les rues dans ce quartier ne portent pas de noms officiels (voir para 65 à 67 de la décision);
  3. La décision de la SPR n’indique pas le fondement de la conclusion qu’il est invraisemblable que les ravisseurs auraient amené l’épouse du demandeur principal à leur cachette. Il est peut-être vrai que les ravisseurs au Canada ne montrent pas généralement leurs cachettes à leurs victimes, mais ce fait ne s’applique pas nécessairement au Burundi (voir para 68 et 69 de la décision); et
  4. La SPR rejette l’explication de l’épouse du demandeur principal concernant son choix de retourner du Congo au Burundi pour faire son voyage au Canada sans considérer que sa meilleure alternative aurait été de traverser le Congo (un pays notoirement instable) jusqu’à Kinshasa (à l’autre bout du pays) (voir para 54 de la décision).

B.                 Conclusions pertinentes, correctes et bien appuyées

[15]           Considérant ces conclusions erronées ou faiblement appuyées, je dois examiner quelques autres observations qui me semblent être pertinentes, correctes et bien appuyées :

  1. La SPR note que le témoignage de l’épouse du demandeur principal quant aux déplacements des demandeurs immédiatement après la libération du demandeur principal et sa fille contredit ce qui est écrit dans son récit (voir para 70 et 71 de la décision);
  2. La SPR note l’absence de preuve documentaire à l’effet que le demandeur principal a déposé une plainte au tribunal au Burundi contre le général Bunyoni (voir para 29 et 45 de la décision);
  3. La SPR note l’absence de preuve documentaire confirmant que l’épouse du demandeur a retiré de la banque les 10 millions de francs burundais payés aux ravisseurs (voir para73 et 74 de la décision); et
  4. La SPR note que les demandeurs n’ont quitté le Burundi que le 3 août 2014, soit environ deux mois et demi après avoir obtenu leurs visas et presque cinq mois après que le demandeur principal et sa fille ont été libérés par leurs ravisseurs (voir para 48 et 49 de la décision).

[16]           L’épouse du demandeur principal a témoigné clairement que les demandeurs sont partis pour la maison de M. Niyondiko, à Makamba, vers midi trente le 11 mars 2014, tandis que son récit indique de façon contradictoire qu’après la libération, ils ont « passé toute la journée et la nuit à chercher comment fuir » avant que M. Niyondiko accepte de les loger. À ce sujet, les demandeurs soumettent que (i) la SPR n’a pas clairement conclu qu’il s’agissait d’une contradiction; (ii) dans son récit, l’épouse du demandeur principal faisait peut-être référence à la nuit avant la libération au lieu de la nuit suivant la libération; et (iii) si l’épouse du demandeur principal avait été confrontée à la contradiction, elle aurait peut-être pu l’expliquer. Je n’accepte aucun de ces arguments.

[17]           À mon avis, la SPR a clairement conclu au paragraphe 71 de sa décision qu’il s’agissait d’une contradiction : « Son récit relate une histoire tout à fait différente ». Selon la preuve, cette conclusion était raisonnable. La déclaration erronée au paragraphe 72 (que l’épouse du demandeur principal a eu de la difficulté à trouver la maison de M. Niyondiko à Makamba) n’infirme pas cette conclusion.

[18]           Je ne peux pas accepter que l’épouse du demandeur principal fasse référence à la nuit avant la libération de son mari et sa fille parce que le récit indique clairement que la nuit à laquelle elle faisait référence était celle après la libération.

[19]           Finalement, on ne m’a suggéré aucune autre explication qu’aurait pu donner l’épouse du demandeur principal si elle avait été confrontée à sa contradiction.

[20]           En ce qui concerne l’absence de preuve documentaire (i) de la plainte au tribunal burundais, et (ii) du retrait bancaire, je suis d’avis qu’il était raisonnable d’en tirer une conclusion défavorable quant à la crédibilité des demandeurs. Il s’agit de documents qui sont clairement importants, et qui n’auraient pas été si difficiles à obtenir en communiquant avec le tribunal burundais et la banque du demandeur principal.

[21]           Les demandeurs notent que l’épouse du demandeur principal a expliqué que la preuve documentaire de la retraite bancaire aurait été envoyée originairement à leur ancienne résidence à Bujumbura (où la famille n’est jamais retournée), et que la SPR a semblé accepter cette explication, disant « Okay, that makes sense. That makes sense. » Compte tenu de cette déclaration, les demandeurs indiquent qu’ils ont de la difficulté à comprendre comment la SPR est arrivée à sa conclusion défavorable. Cette déclaration de la SPR indique une reconnaissance de la raison pour laquelle les demandeurs n’avaient pas la preuve documentaire du retrait bancaire au moment de leur arrivée au Canada. Cependant, j’accepte la réponse du défendeur que cette déclaration n’indique pas que la SPR était satisfaite de l’absence de cette preuve lors de l’audition.

[22]           En ce qui concerne le délai des demandeurs à quitter le Burundi après avoir été menacés et après avoir obtenu leurs visas, je ne suis pas satisfait que l’analyse de la SPR est déraisonnable. La SPR a tenu compte des explications des demandeurs, mais a conclu raisonnablement qu’elles n’étaient pas suffisantes.

VII.          Conclusions

[23]           J’arrive maintenant à l’étape de peser les conclusions de la SPR qui sont correctes et bien appuyées contre celles qui ne le sont pas. Je suis satisfait que les conclusions défavorables décrites au paragraphe 14 ci-dessus soient assez importantes pour que la décision de la SPR, dans son ensemble, soit raisonnable, malgré les autres conclusions. Pour ces raisons, je rejetterais la demande de contrôle judiciaire.

[24]           Aucune des parties n’a soumis de question grave de portée générale à certifier.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1.                     La présente demande est rejetée.

2.                     Aucune question grave de portée générale n’est certifiée.

« George R. Locke »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2903-15

INTITULÉ :

SALVATOR KANYARUGANO, ANGE ORNELLA KANEZA, JESSIE MICAL KEZA, MIKE KANYARUGANO c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 11 janvier 2016

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE LOCKE

DATE DES MOTIFS :

LE 15 janvier 2016

COMPARUTIONS :

Myriam Haddad

Pour les demandeurs

Gretchen Timmins

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

HANDFIELD ET ASSOCIÉS

Avocats

Montréal (Québec)

Pour les demandeurs

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour le défendeur

 

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