Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20160107


Dossier : IMM-716-15

Référence : 2016 CF 17

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 7 janvier 2016

En présence de monsieur le juge Fothergill

ENTRE :

TENZIN SANGMO, KARMA TSEWANG et SONAM CHOKEY

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Introduction

[1]               Tenzin Sangmo et ses enfants mineurs, Karma Tsewang et Sonam Chokey, ont demandé l’asile au Canada au motif de leur crainte alléguée d’être persécutés en Chine en raison de leur origine ethnique tibétaine et de leur culte du Dalaï-Lama. Ils ont présenté une demande de contrôle judiciaire au titre de l’article 72 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], visant la décision par laquelle la Section d’appel des réfugiés [la SAR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié confirmait la conclusion de la Section de la protection des réfugiés [la SPR] selon laquelle Mme Sangmo et ses enfants n’avaient ni qualité de réfugiés au sens de la Convention au titre de l’article 96 de la LIPR, ni celle de personnes à protéger au sens de l’article 97 de la LIPR.

[2]               Pour les motifs qui suivent, j’ai conclu que la décision de la SAR souffre d’incohérences et qu’elle est donc déraisonnable. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

II.                Le contexte

[3]               Mme Sangmo est née en Inde le 6 septembre 1972. Ses parents étaient des ressortissants tibétains ayant fui le Tibet dans les années 1950 à la suite de l’occupation du territoire par la Chine. Le fils de Mme Sangmo, Karma Tsewang, est né en Inde le 14 septembre 2006 et sa fille, Sonam Chokey, est aussi née en Inde le 16 juin 2011.

[4]               Mme Sangmo est détentrice d’un « livre vert » tibétain ainsi que d’un certificat d’enregistrement, lequel est un document qui permet aux non‑citoyens de l’Inde de travailler, de voyager et de rester dans ce pays. Les deux enfants de Mme Sangmo ont des actes de naissance indiens.

[5]               Mme Sangmo n’a jamais présenté une demande en vue d’obtenir un passeport ou quelque autre preuve de citoyenneté indienne. Elle affirme qu’un avocat l’a avisée que le processus pourrait prendre de huit à neuf mois et l’obligerait à obtenir de nombreux documents à l’appui de sa demande.

[6]               Mme Sangmo a quitté l’Inde avec ses deux enfants le 2 novembre 2013 et elle est entrée au Canada au moyen d’un faux passeport. Elle a présenté une demande d’asile le 15 décembre 2013.

[7]               Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration [le Ministre] a agi comme intervenant lors de l’audience de Mme Sangmo devant la SPR. Le Ministre a prétendu que Mme Sangmo est citoyenne de l’Inde par sa naissance, et que ses enfants ont droit à la citoyenneté indienne conformément au Indian Citizenship (Amendment) Act, 2003.

III.             La décision de la SPR

[8]               Dans une décision datée du 23 avril 2014, la SPR a rejeté la demande d’asile de Mme Sangmo au motif que ses enfants et elle sont des citoyens de l’Inde, et non de la Chine, et qu’ils n’ont pas de crainte fondée de persécution en Inde.

[9]               La SPR a appliqué le critère exposé dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Williams, 2005 CAF 126 [Williams], et elle s’est penchée sur la question de savoir s’il relevait de la volonté de Mme Sangmo d’acquérir la citoyenneté dans un pays où elle n’avait pas de crainte fondée de persécution. La SPR a conclu que Mme Sangmo avait automatiquement le droit à la citoyenneté indienne au titre de l’alinéa 3.1a) du Indian Citizenship (Amendment) Act, 2003, parce qu’elle était née en Inde entre le 26 janvier 1950 et le 1er juillet 1987, et que ses enfants pouvaient obtenir la citoyenneté en raison de celle de leur mère.

[10]           La SPR s’est fondée sur une décision de la Haute Cour de Delhi qui confirmait le droit des Tibétains nés en Inde d’obtenir automatiquement la citoyenneté indienne (Namgyal Dolkar c Government of India (Ministry of External Affairs), [2010] INDLHC 6118, CW 12179/2009 (22 décembre 2010) [Dolkar (Indian High Court)]). La SPR a reconnu que les Tibétains sont confrontés à plusieurs obstacles en ce qui a trait à l’obtention de la citoyenneté, mais elle était convaincue que l’obtention de la citoyenneté en Inde relevait du contrôle de Mme Sangmo.

[11]           La SPR a rejeté l’allégation de Mme Sangmo selon laquelle la Chine devrait être son pays de référence en ce qui a trait à sa demande d’asile. La SPR a fait remarquer que Mme Sangmo n’avait pas produit de documents attestant sa citoyenneté chinoise. Elle a conclu que la Chine ne reconnaîtrait ni Mme Sangmo ni ses enfants à titre de citoyens, parce que le droit chinois ne reconnaît pas la double nationalité.

IV.             La décision de la SAR

[12]           La SAR a rejeté l’appel de Mme Sangmo le 27 janvier 2015. La SAR n’était pas du même avis que la SPR quant au fait que Mme Sangmo et ses enfants avaient automatiquement le droit à la citoyenneté indienne. Elle s’est fondée sur la preuve documentaire qui confirmait que les ressortissants tibétains étaient confrontés à de nombreux obstacles d’ordre juridique et financier dans l’obtention de la citoyenneté indienne. Cependant, la SAR a fait remarquer que l’acquisition de la citoyenneté nécessite toujours un certain effort de la part d’un requérant.

[13]           La SAR a convenu avec la SPR que Mme Sangmo et ses enfants ne sont pas des ressortissants chinois, parce que la Chine ne reconnaît pas la double nationalité.

V.                La question en litige

[14]           La seule question en litige soulevée par la présente demande de contrôle judiciaire est celle de savoir si la conclusion de la SAR selon laquelle Mme Sangmo et ses enfants n’avaient pas droit à l’asile, parce qu’ils « auraient dû raisonnablement se voir accorder automatiquement la citoyenneté selon la décision de la Haute Cour indienne, ou avoir déployé des efforts pour obtenir la citoyenneté », était raisonnable.

VI.             Analyse

[15]           Les conclusions de droit de la SAR sont susceptibles de contrôle par Cour selon la norme de la décision correcte. Dans la mesure où le droit est correctement énoncé, les conclusions de fait de la SAR ainsi que son application du droit aux faits sont susceptibles de contrôle selon la norme de raisonnabilité (Dolker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CF 124, au paragraphe 7).

[16]           Je suis convaincu que la SAR a énoncé le bon critère juridique pour déterminer le pays de nationalité d’un demandeur d’asile pour les besoins de l’appréciation d’une demande d’asile, soit, celui de savoir « s’il est en son pouvoir d’obtenir la citoyenneté d’un pays pour lequel il n’a aucune crainte fondée d’être persécuté » (Williams, au paragraphe 22).

[17]           Dans la décision Tashi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CF 1301, au paragraphe 13 [Tashi], la juge Mactavish a fait remarquer que la question de la disponibilité de la citoyenneté indienne pour les Tibétains nés en Inde a été examinée par la Cour à plusieurs reprises, et que la Cour est partagée quant à la question de savoir si la citoyenneté indienne relève du contrôle des personnes dans la même situation que Mme Sangmo et ses enfants. La juge Mactavish a ensuite discuté de trois précédents qu’elle considérait comme étant particulièrement dignes de mention : Wanchuk c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 885; Tretsetsang c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CF 455, et Dolma c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CF 703 [Dolma].

[18]           Dans la décision Dolma, la juge Tremblay-Lamer a tiré la conclusion suivante en ce qui concerne la jurisprudence contradictoire de la Cour :

[32] J’estime que le fait d’obliger les demandeurs d’asile à démontrer qu’ils ont demandé et se sont fait refuser la citoyenneté d’un pays donné équivaudrait à restreindre la définition de réfugié prévue dans la Convention relative au statut des réfugiés de 1951 (la Convention) et à l’article 96 de la LIPR. La question à se poser est de savoir si, selon les éléments de preuve dont disposait la Commission, il est permis de douter, après avoir examiné les lois, les pratiques, la jurisprudence et les politiques du pays de nationalité éventuelle, que l’obtention de la citoyenneté de ce pays ne soit pas considérée comme automatique ou comme relevant du pouvoir du demandeur, et non pas de savoir si celui-ci a fait des démarches en ce sens et a été débouté. […] 

[19]           La juge Mactavish n’a pas rejeté l’analyse effectuée par la juge Tremblay-Lamer dans la décision Dolma. Cependant, pour trancher la question de savoir si la décision de la Commission dans l’affaire Tashi était raisonnable, elle a conclu qu’il était nécessaire de tenir compte de la preuve qui avait été examinée dans les affaires au sujet desquelles la Cour avait déjà rendu une décision, puis d’examiner la preuve supplémentaire sur laquelle la Commission se fondait, pour établir si cette preuve appuyait ou non la conclusion de la Commission selon laquelle la situation avait changé en Inde. La juge Mactavish a rendu la conclusion suivante (au paragraphe 38) :

Aucune décision que la Cour avait rendue jusqu’ici sur la question de savoir si l’obtention de la citoyenneté indienne relevait de la volonté des Tibétains nés en Inde ne reposait sur les mêmes éléments de preuve documentaire que ceux soumis à la Commission en l’espèce, et les éléments de preuve dont disposait la Commission en l’espèce étayaient raisonnablement la conclusion selon laquelle l’obtention de la citoyenneté indienne relevait désormais de la volonté de M. Tashi.

[20]           Il est possible d’établir l’existence d’un contraste entre cette décision ainsi que la décision de la SAR relativement au cas de Mme Sangmo et de ses enfants. Au paragraphe 21 de sa décision, la SAR a conclu que le « droit automatique à la citoyenneté » en Inde pour les Tibétains n’est pas réellement automatique, en ce sens que le processus nécessite un soutien juridique ainsi que des fonds. La SAR a aussi reconnu que le comportement des autorités indiennes ne témoigne pas d’un « droit automatique à la citoyenneté ». La SAR a reconnu, en se fondant sur la preuve qui a été présentée, que les Tibétains sont exposés à nombre d’obstacles pour acquérir la citoyenneté indienne.

[21]           Je suis incapable de concilier les conclusions de fait tirées par la SAR au paragraphe 21 de sa décision avec la conclusion tirée au paragraphe 27 selon laquelle Mme Sangmo et ses enfants «  auraient dû raisonnablement se voir accorder automatiquement la citoyenneté », conformément à l’arrêt Dolker, ou auraient dû déployer des efforts en vue d’obtenir la citoyenneté. La décision de la SAR souffre d’une incohérence et cela est suffisant pour la rendre déraisonnable.

VII.          Conclusion

[22]           La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la SAR pour nouvelle décision. Puisque la question déterminante en l’espèce est l’incohérence de la décision de la SAR, aucune question n’est certifiée en vue d’un appel.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1.      La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

2.      Aucune question n’est certifiée pour les besoins d’un appel.

« Simon Fothergill »

Juge

Traduction certifiée conforme

Maxime Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-716-15

 

INTITULÉ :

TENZIN SANGMO, KARMA TSEWANG, SONAM CHOKEY c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 26 NovembRe 2015

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE FOTHERGILL

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 7 JANVIER 2016

 

COMPARUTIONS :

Richard Wazana

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Neeta Logsetty

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

RICHARD WAZANA

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.