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Date : 20151209


Dossier : T-2135-14

Citation : 2015 CF 1351

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 9 décembre 2015

En présence de monsieur le juge Bell

ENTRE :

SYLVIE THERRIEN

demanderesse

Et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Aperçu

[1]               Sylvie Therrien [Mme Therrien] demande un contrôle judiciaire, conformément à l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), c F-7, d’une décision du Commissariat à l’intégrité du secteur public du Canada [ISPC], selon laquelle l’ISPC a refusé d’enquêter sur une partie des allégations d’actes de représailles présentées par Mme Therrien aux termes de la Loi sur la protection des fonctionnaires divulgateurs dactes répréhensibles, L.C. 2005, c 46 [la Loi]. L’ISPC a conclu que les questions avaient déjà été traitées dans le cadre de la procédure de règlement des griefs amorcée aux termes de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, LC 2003, c 22, article 2 [la LRTFP].

[2]               Le 10 janvier 2011, Mme Therrien est entrée au service de Service Canada [l’Employeur], plus précisément au sein de l’organisme désormais connu sous le nom d’Emploi et Développement social Canada [EDSC]. En novembre 2012 ou vers cette date, elle a commencé à travailler à titre d’enquêteure au sein des Services d’intégrité. Ses fonctions consistaient notamment à enquêter sur des cas de fraude éventuelle liés à l’assurance‑emploi, à se prononcer sur des trop-perçus et des pénalités et à recommander l’acceptation ou le rejet de demandes d’assurance-emploi.

[3]               Entre janvier et avril 2013, Mme Therrien a déclaré à l’interne et publiquement que l’Employeur exerçait une pression sur les employés afin de les inciter à rejeter ou à restreindre des demandes d’assurance-emploi qui pouvaient être considérées comme légitimes. Le but de cette présumée pression était, selon Mme Therrien, d’économiser l’argent du gouvernement. Dans sa déclaration publique, Mme Therrien a discuté avec un journaliste du journal Le Devoir au sujet des quotas visant à réduire les demandes d’assurance-emploi et a divulgué des documents se rapportant à l’utilisation des fonds publics par EDSC.

[4]               Dans une lettre datée du 13 mai 2013, l’employeur a informé Mme Therrien qu’une enquête administrative était en cours relativement à des allégations selon lesquelles elle avait divulgué des documents protégés aux médias, ce qui va à l’encontre de la Politique de communication du gouvernement du Canada, du Operation Manual for Employment Insurance [Manuel des opérations pour lassurance-emploi] et du Code de conduite d’EDSC. Dans la même lettre, l’Employeur a informé Mme Therrien qu’elle était suspendue sans solde immédiatement et indéfiniment jusqu’à la conclusion de l’enquête. Le 14 mai 2013, Mme Therrien a déposé un grief, aux termes de la LRTFP, afin de contester sa suspension.

[5]               L’enquête administrative a permis de conclure que Mme Therrien a enfreint son devoir de loyauté envers EDSC et le gouvernement du Canada. Dans une lettre datée du 15 octobre 2013, l’Employeur l’a informée que sa cote de fiabilité avait été révoquée à la suite des conclusions de l’enquête. Dans une autre lettre datée du même jour, l’Employeur a informé Mme Therrien de son congédiement aux termes de l’alinéa 12(1)e) de la Loi sur la gestion des finances publiques, LRC (1985), c F-11. Son congédiement était justifié du fait que sa cote de fiabilité constitue une condition d’emploi. Le 28 octobre 2013, Mme Therrien a déposé un autre grief en vertu de la LRTFP afin de contester la révocation de sa cote de sécurité et la cessation de son emploi qui s’est ensuivie.

[6]               Les griefs déposés par Mme Therrien ont été renvoyés à l’arbitrage le 24 janvier 2014. Bien que l’audience ait commencé au cours de la semaine du 19 janvier 2015, elle n’a pas été complétée et aucune nouvelle date n’avait été fixée à la date de l’audience du contrôle judiciaire.

[7]               Le 16 janvier 2014, Mme Therrien a déposé une plainte auprès de l’ISPC dans laquelle elle alléguait avoir fait l’objet de représailles par son employeur, ce qui constitue une infraction à la Loi. Les représailles dont elle aurait été victime seraient notamment la suspension sans solde, la révocation de sa cote de fiabilité et la cessation de son emploi. Les allégations ont toutes été renvoyées à l’arbitrage.

[8]               Mme Therrien a ensuite été informée par l’ISPC qu’il mènerait une enquête sur certaines des ses allégations, mais que les allégations de représailles concernant sa suspension sans solde, la révocation de sa cote de fiabilité et la cessation de son emploi ne feraient pas l’objet d’une enquête. C’est cette partie de la décision de l’ISPC qui fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire.

[9]               Pour les motifs que j’exposerai ci‑dessous, je suis d’avis de rejeter la présente demande.

II.                Le régime légal

[10]           L’un des rôles de l’ISPC consiste à décider si une enquête officielle doit être lancée à la suite d’une divulgation alléguée d’actes répréhensibles ou d’une plainte relative à des représailles.

[11]           Les articles 19.3(1) et 19.3(2) de la Loi prévoient les circonstances dans lesquelles l’ISPC peut refuser de traiter une plainte. Les articles se lisent comme suit :

19.3(1) Le commissaire peut refuser de statuer sur une plainte sil lestime irrecevable pour un des motifs suivants :

19.3(1) The Commissioner may refuse to deal with a complaint if he or she is of the opinion that

a) lobjet de la plainte a été instruit comme il se doit dans le cadre dune procédure prévue par toute autre loi fédérale ou toute convention collective ou aurait avantage à lêtre;

(a) the subject-matter of the complaint has been adequately dealt with, or could more appropriately be dealt with, according to a procedure provided for under an Act of Parliament, other than this Act, or a collective agreement;

[...]

[...]

c) la plainte déborde sa compétence;

(c) the complaint is beyond the jurisdiction of the Commissioner; or

(2) Il ne peut statuer sur la plainte si une personne ou un organisme exception faite d’un organisme chargé de lapplication de la loi est saisi de lobjet de celle-ci au titre de toute autre loi fédérale ou de toute convention collective. Il ne peut statuer sur la plainte si une personne ou un organisme exception faite d’un organisme chargé de lapplication de la loi est saisi de lobjet de celle-ci au titre de toute autre loi fédérale ou de toute convention collective.

(2) The Commissioner may not deal with a complaint if a person or body acting under another Act of Parliament or a collective agreement is dealing with the subject-matter of the complaint other than as a law enforcement authority.

[Non souligné dans l’original]

[Emphasis added.]

Le libellé de l’article 19.3(2) de la Loi, par opposition à celui de l’article 19.3(1), interdit à l’ISPC de statuer sur une plainte si autre organisme est saisi de l’objet de la plainte.

[12]           L’ISPC décide d’enquêter sur une plainte au cas par cas. Dès qu’une plainte est reçue, un analyste est affecté au dossier. L’analyste communique avec le plaignant et évalue les renseignements fournis en fonction des lois et des politiques pertinentes. L’analyste formule ensuite une recommandation à l’ISPC à savoir s’il faut enquêter sur l’affaire ou s’abstenir. La décision ultime appartient, bien sûr, à l’ISPC.

III.             Question préliminaire

[13]           Dans le cadre d’une question préliminaire, la demanderesse soutient que les parties de l’affidavit déposé par l’avocate Raphaëlle Laframboise-Carignan, avocate adjointe dans la présente affaire, devraient être jugées irrecevables ou ne pas être prises en compte conformément aux articles 81 et 82 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 [RCF].

[14]           La demanderesse prétend que les paragraphes 9 à 12 de l’affidavit ne se limitent pas à la connaissance personnelle de Mme Laframboise-Carignan et contiennent des questions qui constituent un argument. En outre, la demanderesse fait valoir que l’article 82 des RCF empêche les avocats d’agir à la fois comme témoin et avocat dans la même affaire. Je suis d’accord. Voir Canada c A & A Jewellers Ltd, [1977] ACF no 163, [1978] 1 CF 479. L’article 82 prévoit que, « sauf avec lautorisation de la Cour, un avocat ne peut à la fois être lauteur dun affidavit et présenter à la Cour des arguments fondés sur cet affidavit ». Cette règle est généralement assujettie à une application stricte établie par les tribunaux. Le fait d’autoriser l’auteur d’un affidavit à agir à la fois à titre de témoin et d’avocat dans la même affaire peut donner lieu à des résultats non souhaités et à des conséquences graves (Butterfield c Canada (Procureur général), 2005 CF 396, [2005] ACF no 512). Les avocats sont tenus d’être dignes de confiance et de faire preuve d’équité envers leurs clients et en tant qu’officiers de la Cour. Des conflits peuvent survenir lorsqu’un avocat joue le rôle de témoin. Voir  Shipdock Armsterdam BV c Cast Group Inc, [2000] ACF no 295, 179 FTR 282; Canada (directeur des enquêtes et recherches) c Irving Equipment, [1986] ACF no 692, 8 FTR 23.

[15]           L’article 82 des RCF reflète également la conduite attendue de la part de tous les avocats et procureurs. Comme le juge Stratas a déclaré dans l’arrêt Pluri Vox Media Corp c Canada, 2012 CAF 18, [2012] ACF no 79, au paragraphe 3, « L’article 82 est conforme aux règles de déontologie reconnues qu’ont élaborées les ordres professionnels d’avocats partout au Canada ». Sur ce point, il évoque l’article 4.02 du Code de déontologie du Barreau du Haut‑Canada.

[16]           En l’espèce, Mme Laframboise-Carignan, membre du Barreau du Haut-Canada, a signé le mémoire des faits et du droit à titre d’une des deux avocats de Mme Therrien. Dans le même mémorandum, elle a présenté des arguments fondés sur les faits dont l’ISPC n’avait pas été saisi. Elle a agi à la fois comme témoin et comme avocate de Mme Therrien. Les parties de l’affidavit de Mme Laframboise-Carignan qui portent sur le dossier dont est saisie la Cour ne sont pas nécessaires étant donné que je suis saisi du dossier. Dans ces circonstances, je rejetterai l’affidavit en entier.

IV.             La décision contestée

[17]           Natasha Lemme [Mme Lemme], l’analyste affectée au dossier de Mme Therrien, a fait état de façon appropriée de la LRTFP comme constituant le cadre légal des négociations collectives dans la fonction publique. Les articles 208 et 209 de la LRTFP traitent du droit d’un employé à déposer un grief individuel et à le renvoyer à l’arbitrage.

[18]           À plusieurs occasions, Mme Lemme a communiqué avec Mme Therrien afin de lui demander des renseignements au sujet de la procédure de règlement des griefs qu’elle avait entamée. Après avoir déterminé que la suspension sans solde, la révocation de la cote de fiabilité et la cessation d’emploi faisaient l’objet du grief et que celui-ci avait été renvoyé à l’arbitrage, Mme Lemme a recommandé que l’ISPC ne mène pas d’enquête. À la suite de cette recommandation, l’ISPC a décidé de ne pas entamer d’enquête en vertu des pouvoirs que lui confère l’article 19.3(2) de la Loi.

[19]           Avant de décider de ne pas mener d’enquête sur les trois aspects de la plainte de Mme Therrien visés par la demande, l’ISPC a reçu de nombreux documents et observations de la part de Mme Therrien. Ces documents comprenaient, la plainte même, de la correspondance datée du 20 mai 2014 et transmise par l’avocat de Mme Therrien, laquelle se composait notamment de 60 paragraphes d’observations, des observations datées du 6 juin 2014 en réponse à un document remis à Mme Therrien par le bureau de l’ISPC et d’autres observations faites le 20 juin, le 28 juillet et le 12 août 2014. Fait important, je ferais remarquer que le défendeur n’a en aucun temps été invité à faire des observations à l’ISPC pour contester le droit de Mme Therrien à déposer un grief relatif à des représailles, lequel concerne l’objet de la présente demande. Il ne s’agit pas d’une procédure d’opposition. Le plaignant dépose une plainte, fournit tous les renseignements pertinents, et l’ISPC s’acquitte de ses responsabilités en vertu de la Loi. Je reproduis ci-dessous le dispositif de la décision de l’ISPC, dans lequel l’ISPC convient d’enquêter sur certains aspects de la plainte de Mme Therrien et refuse d’enquêter sur l’objet de la présente demande :

[traduction]

Quant aux allégations de votre cliente concernant sa suspension sans solde, la révocation de sa cote de sécurité et la cessation de son emploi à Service Canada, les renseignements au dossier indiquent que votre cliente a déposé deux griefs concernant ces questions, soit le 24 mai et le 28 octobre 2013. Selon les renseignements que vous avez fournis à mon bureau le 20 juin 2014, ces griefs devraient être entendus par la Commission des relations de travail dans la fonction publique (la CRTFP) en janvier 2015. Lobjet de la plainte est donc déjà traité dans le cadre de la procédure de règlement des griefs prévue dans la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique (la LRTFP). Aux termes de larticle 19.3(2) de la Loi, je ne peux statuer sur la plainte si une personne ou un organisme est saisi de lobjet de celle-ci au titre de toute autre loi fédérale ou de toute convention collective, exception faite d’un organisme chargé de l’application de la loi. Par conséquent, il mest interdit de statuer sur ces allégations en vertu de larticle 19.3(2) de la Loi, étant donné que la CRTFP, conformément à la LRTFP, est actuellement saisie de la question des mesures contestées (suspension sans solde, révocation de la cote de fiabilité et cessation demploi).

Cela dit, mon bureau enquêtera sur les allégations suivantes se rapportant aux alinéas 2(1)d) et e) de la Loi :

      que Mme Sanders et Mme Ward n’ont pas tenu compte de votre cliente;

     que Mme Sanders s’en est prise verbalement à votre cliente pour avoir consulté un autre collègue relativement à ses fonctions;

     qu’elle a été victime d’un comportement abusif lors d’une réunion qui a été tenue par M. Fraser, Mme Mar et M. Peters et que ceux-ci ont mis des mesures en place afin de tenir votre cliente à l’écart des autres employés et des cadres supérieurs;

     que M. Tiwana et Mme Morrison surveillaient les pauses de votre cliente;

     que Mme Morrison avait prévenu votre cliente que celle-ci pouvait être congédiée si elle ne cessait pas de formuler des commentaires négatifs sur le gouvernement, les programmes ou les fonctionnaires;

     que Mme Morrisson avait fait une remarque sarcastique à votre cliente devant ses collègues lors dune réunion.

Il convient de noter qu’en vertu de l’article 19(2) de la Loi, nous avons informé M. Ian Shugart, sous-ministre de l’Emploi et du Développement social Canada (EDSC), de la teneur des allégations de votre cliente qui feront l’objet d’une enquête. Je leur ai également communiqué le nom de votre cliente à titre de plaignante et les noms des personnes dont la conduite a été mise en doute. Toutefois, mon bureau n’a pas encore informé Mme Sanders, Mme Ward, M. Fraser, Mme Mar, M. Peters, M. Tiwana et Mme Morisson au sujet de lenquête, et ne leur a pas encore transmis d’avis d’enquête. Notre enquêteur le fera dès que possible. Par conséquent, nous vous demandons de ne pas divulguer cette information.

V.                Les questions en litige

[20]           Je formulerais les questions en litige comme suit :

1)                  La procédure adoptée par l’ISPC visant à s’abstenir d’enquêter sur la plainte relative à des représailles déposée par Mme Therrien, relativement à sa suspension sans solde, à la révocation de sa cote de fiabilité et à la cessation de son emploi, satisfait-elle aux exigences en matière d’équité procédurale?

2)                  La décision visant à s’abstenir d’enquêter sur les allégations de représailles de Mme Therrien, relativement à sa suspension, à la révocation de sa cote de sécurité et à la cessation d’emploi est-elle raisonnable?

VI.             La norme de contrôle

[21]           La question relative à l’équité procédurale doit être contrôlée selon la norme de la décision correcte (Agnaou c Canada (Procureur général), 2015 CAF 29, [2015] ACF no 116, au paragraphe 30 [Agnaou CAF 29]; Agnaou c Canada (Procureur général), 2014 CF 850, [2014] ACF no 1321, au paragraphe 36 [Agnaou CF]; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 RCS 339, au paragraphe 43 [Khosa]). Lors d’un examen selon la norme de la décision correcte « la cour de révision nacquiesce pas au raisonnement du décideur, elle entreprend plutôt sa propre analyse » (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, au paragraphe 50 [Dunsmuir]).

[22]           La question de savoir si la décision de l’ISPC de refuser d’enquêter est raisonnable soulève une question mixte de fait et de droit et doit être examinée selon la norme de la décision correcte (Detorakis c Canada (Procureur général), 2010 CF 39, [2010] ACF no 19, au paragraphe 16 [Detorakis]; Agnaou CF, précitée, au paragraphe 38, confirmée par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Agnaou c Canada (Procureur général), 2015 CAF 30, [2015] ACFno 117, au paragraphe 35 [Agnaou CAF 30]). La cour de révision n’interviendra que si la décision est déraisonnable parce qu’elle n’appartient pas aux « issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, précité, au paragraphe 47). La norme de la décision raisonnable signifie également que la cour de révision doit faire preuve de réserve à l’endroit du décideur « dès lors que le processus et l’issue en cause cadrent bien avec les principes de justification, de transparence et d’intelligibilité, la cour de révision ne peut y substituer l’issue qui serait à son avis préférable » (Khosa, précité, au paragraphe 59).

VII.          Analyse

A.                La procédure adoptée par lISPC visant à refuser denquêter sur la plainte relative à des représailles déposée par Mme Therrien relativement à sa suspension sans solde, à la révocation de sa cote de fiabilité et à la cessation de son emploi, satisfait-elle aux exigences en matière déquité procédurale?

[23]           Premièrement, Mme Therrien soutient qu’elle été privée de son droit à l’équité procédurale parce qu’on ne lui pas donné l’occasion de répondre aux recommandations et à l’analyse de cas effectuée par Mme Lemme avant que l’ISPC rende sa décision finale. Pour étayer cette hypothèse, Mme Therrien s’appuie sur l’arrêt El-Helou c Canada (Service administratif des tribunaux judiciaires), 2012 CF 1111, [2012] ACF no 1237 [El-Helou]. Le défendeur réplique qu’il faut distinguer l’arrêt El-Helou de la présente affaire, étant donné que l’arrêt portait sur le droit de répondre aux observations d’une autre partie. Par ailleurs, le défendeur soutient que l’arrêt El-Helou traitait de la possibilité de répondre à répondre à l’enquête même plutôt qu’à l’évaluation préliminaire qui a été effectuée en l’espèce. Le défendeur soutient que la procédure d’évaluation du seuil diffère de la procédure d’enquête et, à moins que l’affaire fasse l’objet d’une enquête, Mme Therrien n’a pas le droit de formuler des observations sur l’analyse (Agnaou CAF 29, précité, au paragraphe 37). Je suis du même avis que le défendeur. Cette approche a été adoptée par le juge Gauthier dans l’arrêt Agnaou CAF 29, précité, au paragraphe 39 : « Le SCISP [le sous-commissaire à lintégrité du secteur public] ()n’était pas tenu de le laisser formuler des observations sur le rapport d’analyse qui lui avait été remis avant de prendre une décision. » Je suis également convaincu que le bureau de l’ISPC n’avait pas induit en erreur Mme Therrien à cet égard. Dans une lettre datée du 14 juillet 2014, on a clairement communiqué à Mme Therrien que [traduction] « la justice naturelle et léquité procédurale ne comprennent pas le droit de formuler des observations sur le niveau danalyse d’une plainte liée à des représailles ». En outre, la Loi ne prévoit pas de telle possibilité à l’étape de l’évaluation du seuil. Enfin, je suis d’avis que les circonstances dans la présente affaire sont nettement différentes de celles de l’arrêt El-Helou. Dans ce cas-ci, l’analyse et la décision de l’ISPC reposaient exclusivement sur les renseignements fournis par Mme Therrien. Aucun point de vue de toute autre partie n’a été pris en considération par l’ISPC. Mme Therrien ne pouvait pas raisonnablement s’attendre à bénéficier d’une possibilité de répondre à l’analyse et aux recommandations de Mme Lemme (Agnaou CAF 29, précité, au paragraphe 37; Detorakis, précité, au paragraphe 106; Gupta c Procureur général du Canada, 2015 CF 535, [2015] ACF n535, au paragraphe 90).

[24]           Deuxièmement, Mme Therrien soutient qu’elle n’a pas été dûment avisée du fond de l’affaire. À mon avis, ce point est sans fondement. Mme Therrien savait parfaitement que l’ISPC tenait compte du fait qu’elle avait déposé des griefs en vertu de la LRTFP. Elle a été représentée tout au long du processus. Son avocat connaissait les dispositions de la Loi et a écrit plusieurs lettres à l’ISPC dans lesquelles il demandait des clarifications concernant certaines questions. On lui a également fourni non seulement des références à la législation, mais également le manuel en entier utilisé pour examiner ces questions. Mme Therrien a présenté, à plusieurs reprises, des arguments portant principalement sur l’objet d’autres procédures (par exemple, une lettre de son avocat contenant des observations et une modification à la plainte relative à des représailles, une lettre de son avocat datée du 20 juin 2014 et contenant des renseignements additionnels, un recueil de sources fourni par son avocat le 23 juin 2014). Mme Therrien était pleinement consciente des questions qui faisaient l’objet d’un examen par l’ISPC.

[25]           Troisièmement, Mme Therrien avance qu’elle n’avait pas été informée au sujet de la réunion du personnel visant à discuter de l’admissibilité de sa cause ni des documents internes qui avaient été produits à la suite de cette réunion. En ce qui concerne la production des documents internes, j’estime qu’il est raisonnable de s’attendre à ce qu’une collecte de renseignements au sujet de l’affaire, y compris l’analyse et les commentaires du personnel de l’ISPC, soit requise pour mener une analyse adéquate (Slattery c Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1996] ACF no 385, 205 NR 383). Dans le cadre de telles procédures, il est également approprié et habituel d’organiser des réunions du personnel afin de regrouper tous les renseignements nécessaires (Agnaou CAF 29, précité, aux paragraphes 44 à 46).

[26]           Quatrièmement, Mme Therrien affirme que les réunions du personnel tenues en présence de l’ISPC et les recommandations faites à celui-ci démontrent qu’il a abordé la question avec un esprit fermé. Elle affirme qu’il existe une crainte raisonnable de partialité ou une partialité réelle dans le processus décisionnel. Je ne suis pas convaincu du fait que ces procédures équivalent à une étroitesse d’esprit ou à une partialité. L’ISPC avait entrepris une procédure administrative préliminaire censée être menée d’une façon plutôt sommaire afin d’éviter tout retard. À mon avis, il n’existe aucune preuve de partialité dans la procédure adoptée par l’ISPC.  Voir Committee for Justice and Liberty c Canada (Office national de lénergie), [1978] 1 RCS 369.

[27]           En dernier lieu, quant à la question relative à l’équité procédurale, Mme Therrien soutient que la décision a été prise en se fondant sur l’article 19.3(2) de la Loi, alors qu’elle avait été induite en erreur en pensant que l’ISPC examinait la question en vertu de l’alinéa 19.3(1)a). Cet argument est dénué de fondement. Dans la lettre du 20 mai 2014 destinée à l’ISPC, l’avocat de Mme Therrien a demandé quels étaient les [traduction] « facteurs que le commissaire peut prendre en considération lorsqu’il détermine si la plainte sera confiée ou devrait être confiée à un autre organisme [...] ». Dans sa réponse datée du 27 mai 2014, l’ISPC a répondu en fournissant son manuel entier. Mme Therrien a raison lorsqu’elle déclare que, dans la lettre d’accompagnement, l’ISPC faisait référence aux articles 19.1(2) et 19.1(3), et à l’alinéa 19.3(1)a) , mais ne faisait nullement mention de l’article 19.3(2). Cependant, pris dans le contexte, il est impossible, à mon avis, que l’ISPC ait induit en erreur Mme Therrien. Elle a été représentée tout au long du processus. Son avocat était très au fait de tout l’article 19.3. D’autre part, les échanges entre l’avocat et l’ISPC, y compris le manuel, démontraient clairement que l’article 19.3(2) serait pris en considération. Je trouve pour le moins curieux qu’on accuse ainsi l’ISPC alors qu’il agissait, en toute bonne foi, en réponse à une lettre de l’avocat de Mme Therrien. Le fait qu’un paragraphe en particulier n’ait pas été mentionné dans la réponse ne constitue pas une atteinte à l’équité procédurale. L’ISPC aurait pu tout simplement fournir le manuel et recommander l’examen du manuel et de la législation.

[28]           Je suis d’avis que la procédure adoptée par l’ISPC dans le cadre de son refus d’enquêter sur les parties de la plainte de Mme Therrien relative à la suspension sans solde, à la révocation de la cote de sécurité et à la cessation d’emploi respectait et dépassait les exigences en matière d’équité procédurale dans les circonstances.

B.                 La décision visant à sabstenir denquêter sur les allégations de représailles de Mme Therrien relativement à sa suspension, à la révocation de sa cote de sécurité et à la cessation demploi est-elle raisonnable?

[29]           Mme Therrien affirme que la décision de l’ISPC n’est pas raisonnable parce l’objet de la plainte déposée auprès de l’ISPC n’est pas le même que celui des deux griefs. Elle prétend qu’elle n’allègue pas, dans ses griefs, de représailles en vertu de la Loi. À son avis, les griefs portent plutôt sur le caractère raisonnable des mesures disciplinaires qui ont été prises à son égard en vertu de la convention collective, de la LRTFP ou de la Loi sur la gestion des finances publiques. Mme Therrien soutient que l’arbitre, en vertu de la LRTFP, n’examine pas de cause similaire ou qui s’y rapporte, au sens de l’article 19.3(2) de la Loi.

[30]           Je ferai remarquer que ce n’est pas le rôle de la cour de révision de remplacer les conclusions de l’ISPC par ses propres conclusions. Ma tâche consiste à évaluer le caractère raisonnable de la décision dans les limites de la jurisprudence. À l’étape de l’évaluation du seuil, l’ISPC « doit sabstenir de refuser de statuer sur une plainte aux premières étapes, sauf dans les cas évidents et manifestes » (Agnaou c Canada (procureur général), 2014 CF 86, [2014] ACF n102, au paragraphe 25). D’après les faits en l’espèce, je suis d’avis que l’ISPC a appliqué rigoureusement sa loi constitutive et a utilisé son expertise spécialisée pour tirer sa conclusion.

[31]           Mme Therrien soutient que la décision n’est pas raisonnable parce que l’alinéa 19.3(1)a) de la Loi exige que l’ISPC procède à une analyse afin de déterminer le tribunal qui serait le plus approprié pour trancher l’affaire. Elle affirme que l’ISPC n’a pas procédé à cette analyse. Toutefois, l’ISPC conclut clairement qu’il lui est interdit d’enquêter sur les allégations de représailles en s’appuyant sur l’article 19.3(2) de la Loi. Il n’est donc pas nécessaire de tenir compte de ce motif de contestation de Mme Therrien.

[32]           Enfin, Mme Therrien  soutient que la décision de l’ISPC n’est pas raisonnable en ce sens que les recours découlant de la Loi diffèrent considérablement des recours prévus par la LRTFP. À mon avis, la décision de la Cour suprême dans l’arrêt Weber c Ontario Hydro, [1995] 2 RCS 929, [1995] ACS no 59 et sa décision complémentaire de l’arrêt St Anne Nackawic Pulp & Paper Co c Syndicat canadien des travailleurs du papier, Local 219, [1986] 1 RCS 704, [1986] ACS no 34, constituent une réponse complète. Le caractère raisonnable doit être établi pour l’objet de la plainte et non pour le recours disponible. Dans tous les cas, je ne partage pas l’affirmation selon laquelle les recours diffèrent considérablement. D’autre part, les recours prévus en vertu de la Loi demeurent entièrement disponibles étant donné que certaines questions ont été approuvées aux fins d’enquête.

[33]           À mon avis, les critères dans l’arrêt Dunsmuir ont été respectés et la décision de l’ISPC appartient « aux issues possibles acceptables » (Dunsmuir, précité, au paragraphe 47). Je suis également d’avis que l’ISPC n’a commis aucune violation de l’équité procédurale dans les circonstances. Pour ces motifs, je conclus que l’ISPC a agi correctement et de façon raisonnable en décidant de ne pas enquêter sur la plainte de représailles déposée par Mme Therrien relativement à sa suspension sans solde, à la révocation de sa cote de fiabilité et à la cessation de son emploi qui en a résulté.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est rejetée et le défendeur a droit aux dépens dont le montant est fixé à 2 500,00 $.

« B. Richard Bell »

Juge

Traduction certifiée conforme

Evelyne Swenne, traductrice-conseil


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-2135-14

 

INTITULÉ :

SYLVIE THERRIEN c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE LAUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L'AUDIENCE :

LE 14 septembre 2015

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BELL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 9 décembre 2015

 

COMPARUTIONS :

David Yazbeck

 

Pour la demanderesse

 

Caroline Engmann

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Raven, Cameron, Ballantyne & Yazbeck, s.r.l.

Avocats

Ottawa (Ontario)

 

Pour lA DEMANDERESSE

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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