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Date : 20150715


Dossier : T-2030-13

Référence : 2015 CF 866

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 15 juillet 2015

En présence de monsieur le juge Phelan

ENTRE :

NEIL ALLARD, TANYA BEEMISH,

DAVID HEBERT ET SHAWN DAVEY

demandeurs (requérants)

et

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

défenderesse (intimée)

ORDONNANCE ET MOTIFS

I.                   Nature de l’affaire

[1]               La Cour est saisie d’une requête visant à faire modifier, en vertu du paragraphe 399(2) des Règles, l’ordonnance d’injonction que le juge Manson a prononcée le 21 mars 2014, avant l’instruction de la présente affaire mettant en question la constitutionnalité de l’actuel Règlement sur la marihuana à des fins médicales, DORS/2013‑119 [le RMFM].

[2]               Le procès est terminé et les parties s’apprêtent à présenter leurs observations finales – processus que la Cour a autorisé à la lumière de l’arrêt de la Cour suprême du Canada R c Smith, 2015 CSC 34.

[3]               La modification demandée comprend l’élargissement de la portée de l’ordonnance d’injonction de manière à ce qu’elle vise, notamment, tous les anciens patients sous le régime antérieur et certains autres patients obligeant Santé Canada à conserver sa propre base de données, et accorde une réparation accessoire à ces personnes.

[4]               Les principaux motifs de la requête concernent des [traduction] « faits nouveaux survenus ou découverts », dont certains ont été présentés au procès. Un accent particulier est mis sur les patients qui, selon les demandeurs, [traduction] « se sont trouvés entre deux chaises » en vertu de l’ordonnance d’injonction. On veut qu’une partie de la réparation s’applique au‑delà de la décision de la Cour quant à la contestation fondée sur la Charte.

II.                Contexte

[5]               Dans le cadre de leur contestation fondée sur la Charte, les demandeurs ont obtenu une injonction interlocutoire de la part du juge Manson. Il s’agit d’une ordonnance soigneusement rédigée et assortie de conditions très précises visant à établir un équilibre entre plusieurs intérêts opposés. La Cour d’appel fédérale en a confirmé les éléments essentiels.

[6]               Au cours du processus d’appel, les demandeurs ont cherché à produire de « nouveaux » éléments de preuve – lesquels sont identiques ou similaires à ceux maintenant invoqués. Cette requête en production de nouveaux éléments de preuve a été rejetée.

[7]               Dans le cadre du renvoi de l’affaire au juge Manson par la Cour d’appel pour obtenir des précisions quant à la question de savoir si M. Hebert et Mme Beemish avaient été délibérément exclus de l’ordonnance d’injonction, le juge Manson a confirmé que son ordonnance avait été rédigée de manière à éviter de compromettre indûment la validité du nouveau régime de marihuana à des fins médicales et à prendre en compte les conséquences pratiques de l’ancien régime administratif de délivrance de licences [le RAMFM – Règlement sur l’accès à la marijuana à des fins médicales, DORS/2001‑227] qui n’est plus en vigueur.

[8]               Les demandeurs ont ensuite interjeté appel de l’ordonnance modifiée du juge Manson. Les escarmouches de nature procédurale en Cour d’appel ont eu pour effet net que les demandeurs se sont désistés de cet appel et ont déposé la présente requête en modification.

[9]               En résumé, la requête vise à faire modifier les dates mentionnées dans l’ordonnance d’injonction ainsi que la catégorie des personnes visées par cette ordonnance, et à élargir la portée de cette ordonnance de manière à ce qu’elle vise un plus grand groupe d’anciens titulaires de licences délivrées sous le régime du RAMFM.

III.             Analyse

[10]           Je conclus que la requête doit être rejetée parce que :

                     les éléments de preuve ne constituent pas des faits nouveaux;

                     la requête est prématurée;

                     la Cour ne saurait modifier une injonction interlocutoire soigneusement rédigée en en élargissant les conditions;

                     la réparation va bien au‑delà de celle prévue par l’article 399 des Règles.

A.                Faits nouveaux

[11]           Comme il a été statué dans l’arrêt Janssen Inc c Abbvie Corporation, 2014 CAF 176, aux paragraphes 40 à 42, 242 ACWS (3d) 11, ce ne sont pas tous les changements quant aux faits qui constituent des motifs justifiant une modification. La Cour doit déterminer si la preuve présentée à l’appui de la modification établit que les faits n’ont vraiment pas été prévus. En règle générale, seuls les éléments concrets importants justifient une modification des conditions de l’injonction, car le critère de preuve est strict.

[12]           Les faits soulevés dans la présente requête ne sont pas vraiment nouveaux. Les éléments de preuve soumis au juge Manson se rapportaient précisément aux prétendus faits nouveaux :

a)                  les répercussions que l’incapacité de renouveler les licences de production à des fins personnelles ou les licences de production à titre de personne désignée après le 30 septembre 2013 a eues sur certains utilisateurs. Plus précisément, les demandeurs, M. Hebert et Mme Beemish, ont témoigné devant le juge Manson au sujet des difficultés que comportaient le renouvellement des licences et la modification de l’adresse figurant sur celles‑ci;

b)                  les répercussions de la limite de possession personnelle de 150 grammes ont été précisément mises en preuve devant le juge Manson dans les témoignages de M. Allard et de Mme Lukiv. Le juge Manson a clairement conclu que, sur ce point, les demandeurs n’avaient pas établi l’existence d’un préjudice irréparable;

c)                  les souches et les prix offerts par les producteurs autorisés sous le régime du RMFM ont été directement mis en preuve devant le juge Manson. Les « nouveaux » éléments de preuve des demandeurs constituent une mise à jour de la situation actuelle, telle qu’elle a été présentée au procès. Le juge Manson a prévu qu’il y aurait des développements dans ce domaine. Si un élément nouveau ou important est survenu, la Cour l’a entendu au procès. Pour ces motifs, il est prématuré de tirer une conclusion sur cet aspect de l’affaire;

d)                 quant au statut du régime administratif du RAMFM, le juge Manson disposait d’éléments de preuve relatifs à la fermeture du système du RAMFM. La transition au nouveau système a constitué un aspect important des considérations relatives à la prépondérance des inconvénients examinées par le juge Manson.

B.                 Caractère prématuré

[13]           La présente requête est prématurée en ce sens que certains des « nouveaux » éléments de preuve sont d’anciens éléments qui ont été développés au procès. Souscrire à la qualification de la preuve que préconisent les demandeurs, et au poids et à l’importance qu’ils accordent à celle‑ci, obligerait la Cour à tirer des conclusions déterminantes avant de rendre sa décision sur la contestation fondée sur la Charte sous‑jacente.

[14]           Il n’est pas approprié que le tribunal procède à un tel examen fragmentaire et prématuré des aspects de son jugement définitif. Cela conduirait également à l’émission d’hypothèses quant à l’issue finale, ou pis encore, empêcherait un examen approprié de l’ensemble des éléments de preuve.

C.                 Élargissement de la portée de l’ordonnance d’injonction

[15]           Les demandeurs cherchent à élargir la portée de l’ordonnance d’injonction, ce qui aurait pour effet de perturber l’analyse relative à la prépondérance des inconvénients et d’ouvrir à tous l’ensemble de l’injonction, ce qui pourrait en provoquer l’effondrement.

[16]           Le juge Manson a soigneusement rédigé son ordonnance. Comme il l’a lui‑même souligné :

[…] pour déterminer les conditions de la présente ordonnance, j’ai tenté de trouver le moyen le moins attentatoire de protéger les droits des demandeurs tout en respectant la volonté du législateur.

[17]           Lorsqu’on apprécie cette prépondérance en faveur des demandeurs, il est clair que l’ordonnance d’injonction ne vise pas tous les utilisateurs de marihuana autorisés par un médecin ou que l’ancienne structure du RAMFM devait être maintenue.

[18]           Il est également manifeste que certaines personnes et certaines situations ne jouiraient pas des avantages de l’ordonnance d’injonction. Il est erroné de dire qu’il s’agit d’une omission par inadvertance ou d’un cas où des patients [traduction] « se sont trouvés entre deux chaises ».

[19]           Les demandeurs cherchent non seulement à élargir la catégorie des utilisateurs visés par l’ordonnance d’injonction, mais aussi à faire revivre une partie du RAMFM avec du nouveau personnel et de nouvelles ressources. Cet aspect constitue un élément important de l’analyse relative à la prépondérance des inconvénients qui pourrait fragiliser l’ordonnance d’injonction existante. Les demandeurs se livrent à un exercice équivalant à tirer sur le fil d’un chandail – parfois, tout se défait.

[20]           Des préoccupations ont été exprimées quant au démantèlement ou à la destruction de la base de données du RAMFM, ce qui pourrait être important si les demandeurs obtenaient gain de cause dans leur action. Cependant, la Cour a obtenu de l’avocat de la Couronne l’assurance que la base de données est correctement conservée et ne sera pas détruite ou démantelée. La Cour considère cette assurance de la part d’un officier de justice comme une garantie suffisante de la préservation de l’intégrité de la base de données.

D.                Prolongation de la durée de l’ordonnance d’injonction

[21]           Les demandeurs cherchent également à faire prolonger la durée de l’ordonnance d’injonction et de son application au‑delà de la date de la décision relative à la contestation fondée sur la Charte.

[22]           Mis à part les aspects pratiques liés à la période moyenne de récolte des cultures de trois ou quatre mois et le temps nécessaire pour mettre en place un régime administratif semblable à celui du RAMFM pour prendre en charge une ordonnance d’injonction dont la portée a été élargie, toute prolongation de la durée au‑delà de la date de la décision n’est pas indiquée.

[23]           La Cour n’est pas disposée à se lier les mains sur les questions relatives à une réparation fondée sur la Charte (le cas échéant). Les ordonnances interlocutoires sont, de par leur nature, conçues pour prendre fin lorsque la décision définitive quant au litige est rendue. La présente affaire ne fait pas exception.

[24]           Il se peut fort bien qu’une audience ou des observations relatives aux réparations soient nécessaires après la décision, que les demandeurs aient gain de cause ou non.

[25]           C’est à ce moment‑là que toutes les questions relatives à l’ordonnance d’injonction et à son application devraient être examinées.

IV.             Conclusion

[26]           Pour ces motifs, la requête en modification est rejetée avec dépens quelle que soit l’issue de la cause.


ORDONNANCE

LA COUR STATUE que la requête en modification est rejetée avec dépens quelle que soit l’issue de la cause.

« Michael L. Phelan »

Juge

Traduction certifiée conforme

Diane Provencher, trad. a.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-2030-13

 

INTITULÉ :

NEIL ALLARD, TANYA BEEMISH, DAVID HEBERT ET SHAWN DAVEY c SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Vancouver (ColOMBIE-BRITANNIQUE)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 3 JUIN 2015

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE PHELAN

 

DATE DES MOTIFS :

LE 15 JUILLET 2015

 

COMPARUTIONS :

John Conroy

Tonia Grace

 

POUR LES DEMANDEURS

(REQUÉRANTS)

 

B.J. Wray

Jan Brongers

 

POUR LA DÉFENDERESSE

(INTIMÉE)

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Conroy & Company

Avocats

Abbotsford (Colombie‑Britannique)

 

POUR LES DEMANDEURS

(REQUÉRANTS)

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

POUR LA DÉFENDERESSE

(INTIMÉE)

 

 

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