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Date : 20150810

Dossier : T-1774-14

Référence : 2015 CF 959

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 10 août 2015

En présence de madame la juge Kane

ENTRE :

PHOTOCURE ASA

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA SANTÉ ET

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeurs

VERSION PUBLIQUE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire visant la décision du 21 juillet 2014 par laquelle le ministre de la Santé [le ministre] a conclu que CYSVIEW (anciennement connu sous le nom HEXVIX) n’était pas admissible à la protection des données aux termes de l’article C.08.004.1 du Règlement sur les aliments et drogues, CRC, c 870 [le Règlement], pris en vertu de la Loi sur les aliments et drogues, LRC 1985, c F‑27, car il ne s’agit pas d’une « drogue innovante », et donc elle ne sera pas inscrite sur le Registre des drogues innovantes [le registre].

Aperçu

[2]  La demanderesse, Photocure ASA [Photocure], a soumis la drogue CYSVIEW à l’approbation du ministre conformément au Règlement. Le ministre (dans une décision prise pour le compte du Bureau des médicaments brevetés et de la liaison [BMBL] par Mme Anne Bowes, directrice du Bureau des présentations et de la propriété intellectuelle, Direction générale des produits thérapeutiques, Santé Canada, au nom du ministre) a estimé que l’ingrédient médicinal du médicament, le chlorhydrate d’hexyl aminolévulinate [HAL HCI], est une variante d’un ingrédient médicinal déjà approuvé, soit un ester du chlorhydrate de l’acide aminolévulinique [ALA HCL].

[3]  En vertu de l’article C.08.004.1 du Règlement, les nouvelles drogues sont admissibles à la protection des données si elles contiennent un ingrédient médicinal non déjà approuvé dans une drogue par le ministre et qui ne constitue pas une variante d’un ingrédient médicinal déjà approuvé tel un changement de sel, d’ester, d’énantiomère, de solvate ou de polymorphe. Après avoir examiné la demande de Photocure, émis un avis préliminaire, et étudié les observations écrites puis orales soumises dans le cadre d’une rencontre en personne, la directrice a déterminé que CYSVIEW (HAL HCI) était un ester d’un ingrédient médicinal déjà approuvé, et qu’il n’était donc pas admissible à la protection des données et ne pouvait pas être inscrit sur le registre.

[4]  La demanderesse fait valoir dans le cadre du présent contrôle judiciaire que le ministre a commis une erreur et qu’il a eu tort de conclure que le HAL HCI est un « ester » d’un « ingrédient médicinal déjà approuvé »; elle soutient que les questions à trancher concernent l’interprétation d’une « drogue innovante » et la portée (ou ce qu’elle appelle les [traduction« bornes et limites ») de l’expression « ingrédient médicinal », des questions de droit qui appellent donc l’application de la norme de la décision correcte.

[5]  La demanderesse avance également que le ministre a mal interprété les variantes énumérées plus haut; comme le HAL HCI est à la fois un sel et un ester, il n’en fait pas partie et devrait être considéré comme une [traduction« variante défendable » d’un ingrédient médicinal déjà approuvé. À ce titre, le ministre aurait dû examiner les données cliniques soumises et accorder la protection des données.

[6]  La demanderesse souligne l’importance de la protection des données – gage de la valeur des recherches – et celle du processus d’approbation, ainsi que la nécessité de promouvoir l’innovation et l’accès à des médicaments bénéfiques. Elle souligne également que l’avis de conformité a été délivré à l’égard de CYSVIEW, mais que, sans protection des données, une tierce partie (un fabricant de médicaments génériques) pourrait appuyer sa présentation abrégée de drogue nouvelle [PADN] sur les données de Photocure.

[7]  La demanderesse ajoute que comme la décision est incorrecte, la Cour peut et devrait rendre une ordonnance portant que le HAL HCI n’est pas un ester de l’ingrédient médicinal déjà approuvé, et que la seule question à renvoyer au ministre est celle de savoir s’il est une variante défendable d’un ingrédient médicinal déjà approuvé.

[8]  La demanderesse soutient subsidiairement que la décision est déraisonnable.

[9]  La demanderesse cherche à présent à faire admettre l’affidavit de monsieur James Wuest, un expert en chimie organique, pour appuyer sa position. L’affidavit n’a pas été fourni au BMBL, qui a rendu la décision au nom du ministre. La demanderesse fait valoir que ce document fournit à la Cour des renseignements scientifiques et contextuels utiles.

[10]  La demanderesse soutient que l’affidavit de Mme Bowes, soumis par le défendeur en réponse à celui de M. Wuest, n’est pas admissible, du moins en partie, car elle n’est pas un témoin expert en chimie et que son affidavit vise à compléter les motifs de la décision.

[11]  Le défendeur argue que la question soulevée par le contrôle judiciaire en est une de fait ou, tout au plus, de fait et de droit, et que la norme de la raisonnabilité trouve donc à s’appliquer. La décision du ministre portant que le HAL HCI est l’ester d’un ingrédient médicinal déjà approuvé repose sur une comparaison des ingrédients médicinaux, ce qui fait intervenir des considérations scientifiques, et plus spécifiquement de chimie, et n’intéresse pas l’interprétation de la loi.

[12]  Le défendeur fait valoir que l’affidavit de M. Wuest est inadmissible; il ne faisait pas partie du dossier soumis au décideur et contient des arguments et des opinions regardant la question même qu’il revient au ministre de trancher.

[13]  Le défendeur cherche à faire admettre l’affidavit de Mme Bowes, en réponse à celui de M. Wuest. Cet affidavit décrit le processus de protection des données en général, les procédures particulières, et revient en détail sur le processus décisionnel.

[14]  Nous aborderons ci‑après la question de l’admissibilité des affidavits à titre préliminaire.

[15]  J’estime que l’affidavit de M. Wuest n’est pas admissible. Il contient une preuve sous forme d’opinion concernant la question même qu’il appartenait au ministre de trancher et qu’il a tranchée. Bien que la demanderesse cherche à reformuler l’enjeu central en une question de droit et soutienne que M. Wuest n’a pas exprimé d’avis sur ce type de question, l’enjeu que soulève le présent contrôle judiciaire n’en est pas un de droit. J’estime en outre que l’affidavit de Mme Bowes n’est pas admissible.

[16]  Le contrôle judiciaire concerne surtout la décision du ministre quant à la question de savoir si le HAL HCI est une variante d’un ingrédient médicinal déjà approuvé. Cette décision repose sur une évaluation de l’ingrédient médicinal contenu dans le HAL HCI, ce qui regarde les faits, et plus particulièrement les données scientifiques.

[17]  La norme de la raisonnabilité est applicable et la décision sera examinée d’après le dossier dont disposait le ministre. Pour les motifs que je détaillerai ci‑après, je conclus que la décision du ministre est raisonnable, et la demande est donc rejetée.

La décision du ministre faisant l’objet du contrôle

[18]  Photocure a déposé une présentation de drogue nouvelle [PDN] sollicitant l’approbation de CYSVIEW en décembre 2013.

[19]  CYSVIEW est employé comme agent visualisant dans la détection et la prise en charge du cancer de la vessie non invasif sur le plan musculaire. Il contient l’ingrédient médicinal HAL HCI.

Lettre de décision préliminaire

[20]  Le 20 janvier 2014, le BMBL a rendu une décision préliminaire qui citait la définition de « drogue innovante » figurant à l’article C.08.004.1 du Règlement, et indiquait l’ingrédient médicinal contenu dans CYSVIEW, sa structure chimique ainsi que celle de l’ALA HCI. Le BMBL estimait que l’ingrédient médicinal du CYSVIEW, le HAL HCI, était un ester de l’ALA HCI ou HCL, lequel avait déjà été approuvé par le ministre et était connu sous le nom commercial LEVULAN KERASTICK; sa position préliminaire était donc que CYSVIEW n’était pas une « drogue innovante ».

[21]  Le BMBL a invité Photocure à présenter des observations en réponse à cette décision préliminaire.

Observations soumises par la demanderesse au BMBL/ministre

[22]  Dans ses observations datées du 17 mars 2014, Photocure soutenait que CYSVIEW n’est pas expressément exclu de la définition de « drogue innovante », car le HAL HCI est un sel du HAL, lequel n’a pas encore été approuvé. Le HAL est un ester de l’ALA, qui n’a pas non plus encore été approuvé; par conséquent, le HAL HCI n’est pas un ester de l’ALA HCI. Photocure concluait que CYSVIEW n’est pas un médicament contenant un sel, un ester, un énantiomère, un solvate ou un polymorphe d’un ingrédient médicinal déjà approuvé et qu’il n’est donc pas exclu de la définition de « drogue innovante ».

[23]  Photocure a souligné que les autres variantes – c’est‑à‑dire celles qui ne sont pas spécifiquement énumérées ni exclues comme des variantes mineures – sont examinées sur une base individuelle. Elle a fait valoir que les données soumises avec sa PDN étaient nouvelles et importantes, que la PDN ne contenait aucune étude comparative concernant des médicaments déjà approuvés, et que CYSVIEW n’est pas simplement une variante mineure de LEVULAN KERASTICK. Photocure ajoutait que d’autres médicaments nommés (qui sont des esters ou des promédicaments d’ingrédients médicinaux déjà approuvés) ont été approuvés par le ministre.

[24]  Les observations expliquent également que CYSVIEW est un promédicament assurant la libération intracellulaire d’ALA, puis exposent en détail les différences entre l’ALA et le HAL.

[25]  Photocure a fourni plusieurs articles de revues médicales et pharmacologiques décrivant les résultats de diverses expériences et évolutions dans le domaine de la détection du cancer de la vessie et datant de 1995 à 2006.

[26]  Photocure a également demandé une rencontre en personne avec le BMBL, laquelle s’est déroulée le 21 mai 2014.

[27]  Lors de cette rencontre, Photocure a présenté des diapositives réitérant la position résumée plus haut et présentée dans ses observations écrites. Les diapositives en question indiquent que le HAL HCI est un sel du HAL (n’ayant pas déjà été approuvé), que le HAL HCI est un ester de l’ALA (n’ayant pas été approuvé) et concluent que le HAL HCI n’est donc pas un ester de l’ALA HCI (qui a déjà été approuvé) au sens de la définition de « drogue innovante ».

[28]  Les diapositives comparent également la manière dont le ministre a analysé le HAL HCI et l’ALA HCI, d’une part, et le temsirolimus et le sirolimus, de l’autre, en soulignant que ces deux derniers médicaments avaient été reconnus comme des drogues innovantes.

[29]  Les diapositives abordent la question des [traduction« autres variantes » et présentaient les facteurs propices à une analyse au cas par cas, tels qu’ils sont énumérés dans les lignes directrices. Les diapositives soulignent que CYSVIEW est un promédicament assurant la libération intracellulaire d’ALA et soulignent les différences entre l’ALA et le HAL, telles qu’elles sont décrites dans les observations écrites et les nouvelles données nombreuses et importantes contenues dans la PDN. Les diapositives soutiennent également que CYSVIEW n’est pas une variante mineure de LEVULAN KERASTICK, précisent que leurs indications sont très différentes, et décrivent ces distinctions.

La lettre de décision finale

[30]  La décision prise par Mme Bowes, pour le BMBL, au nom du ministre, figure dans une lettre datée du 21 juillet 2014. Elle prend acte des observations écrites et orales de Photocure selon lesquelles CYSVIEW n’est pas une variante d’un ingrédient médicinal déjà approuvé au sens de la définition de « drogue innovante », mais n’est pas de cet avis. La décision cite la définition de l’expression « drogue innovante » ainsi que la partie pertinente du Résumé de l’étude d’impact de la réglementation [REIR] qui accompagnait les modifications de 2006 en vertu desquelles l’article C.08.004 [Définitions] a été ajouté au Règlement; elle explique la liste des variantes exclues et souligne que les données soumises à l’appui des demandes d’approbation ne sont pertinentes que lorsque la variante n’est pas explicitement mentionnée dans la liste. La décision renvoie également à l’interprétation de l’expression « drogue innovante » retenue par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Takeda Canada Inc. c Canada (Ministre de la Santé), 2013 CAF 13, aux paragraphes 125 et 126, 440 NR 346 [Takeda]. Elle indique en outre que chaque décision concernant la protection des données est spécifique à l’affaire, et donc, que les médicaments déjà approuvés ne sont pas un facteur pertinent.

[31]  La décision reconnaît que le HAL HCI est un sel du HAL, que le HAL est un ester de l’ALA, et que le HAL HCI et l’ALA HCI sont des sels. La décision en arrive à la conclusion que comme le HAL HCI et l’ALA HCI présentent une structure identique et que ce sont tous deux des sels, mais auxquels s’ajoute un groupe ester, le HAL HCI est un ester de l’ALA HCI. La décision contient aussi une description de la structure du HAL HCI, de l’ALA, du HAL et de l’ALA HCI, pour les comparaisons nécessaires.

[32]  La décision conclut que CYSVIEW est un ingrédient médicinal déjà approuvé et qu’il est spécifiquement exclu de la protection des données conformément à la définition de « drogue innovante ».

Les dispositions pertinentes du Règlement

C.08.004.1 (1) Les définitions qui suivent s’appliquent au présent article.

 

C.08.004.1 (1) The following definitions apply in this section.

« présentation abrégée de drogue nouvelle »

« présentation abrégée de drogue nouvelle » S’entend également d’une présentation abrégée de drogue nouvelle pour usage exceptionnel. (abbreviated new drug submission)

 

“abbreviated new drug submission”

“abbreviated new drug submission” includes an abbreviated extraordinary use new drug submission. (présentation abrégée de drogue nouvelle)

 

« drogue innovante »

« drogue innovante » S’entend de toute drogue qui contient un ingrédient médicinal non déjà approuvé dans une drogue par le ministre et qui ne constitue pas une variante d’un ingrédient médicinal déjà approuvé tel un changement de sel, d’ester, d’énantiomère, de solvate ou de polymorphe. (innovative drug)

 

“innovative drug”

“innovative drug” means a drug that contains a medicinal ingredient not previously approved in a drug by the Minister and that is not a variation of a previously approved medicinal ingredient such as a salt, ester, enantiomer, solvate or polymorph. (drogue innovante)

 

« présentation de drogue nouvelle »

« présentation de drogue nouvelle » S’entend également d’une présentation de drogue nouvelle pour usage exceptionnel. (new drug submission)

 

“new drug submission”

“new drug submission” includes an extraordinary use new drug submission. (présentation de drogue nouvelle)

 

« population pédiatrique »

« population pédiatrique » S’entend de chacun des groupes suivants : les bébés prématurés nés avant la 37e semaine de gestation, les bébés menés à terme et âgés de 0 à 27 jours, tous les enfants âgés de 28 jours à deux ans, ceux âgés de deux ans et un jour à 11 ans et ceux âgés de 11 ans et un jour à 18 ans. (pediatric populations)

 

“pediatric populations”

“pediatric populations” means the following groups : premature babies born before the 37th week of gestation; full‑term babies from 0 to 27 days of age; and all children from 28 days to 2 years of age, 2 years plus 1 day to 11 years of age and 11 years plus 1 day to 18 years of age. (population pédiatrique)

 

[33]  Les dispositions relatives à la protection des données ont été décrites par le juge David Near (maintenant juge à la Cour d’appel fédérale) dans Takeda Canada c Canada (Ministre de la Santé), 2011 CF 1444, aux paragraphes 11 à 13, 401 FTR 259 [Takeda (CF)] :

Le Règlement prévoit la protection des données produites dans le cadre du processus d’approbation de la mise en marché d’une drogue menant à la délivrance d’un AC. Cette protection ne s’applique cependant qu’à une « drogue innovante », c’est‑à‑dire, aux termes du paragraphe C.08.004.1(1), à « toute drogue qui contient un ingrédient médicinal non déjà approuvé dans une drogue par le ministre et qui ne constitue pas une variante d’un ingrédient médicinal déjà approuvé tel un changement de sel, d’ester, d’énantiomère, de solvate ou de polymorphe ».

Une fois qu’elle est réputée pouvoir être inscrite sur le registre, une « drogue innovante » fait l’objet d’une protection des données consistant en deux restrictions officielles. Premièrement, un fabricant de médicaments génériques ne peut déposer de présentation sur la base d’une comparaison avec la « drogue innovante » au cours des six premières années de la période de huit ans suivant la date à laquelle un AC a été délivré pour la drogue (alinéa C.08.004.01(3)a)). Deuxièmement, le ministre ne peut délivrer un AC au fabricant de médicaments génériques avant l’expiration de la période de huit ans (alinéa C.08.004.01(3)b)).

Comme l’indique le paragraphe C.08.004.1(2), les dispositions relatives à la protection des données s’appliquent à la mise en œuvre de l’article 1711 de l’Accord de libre‑échange nord‑américain, 1992, 32 ILM 296 (l’ALENA), et du paragraphe 3 de l’article 39 de l’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce, 1869 RTNU 299 (les dispositions sur les ADPIC). Lorsqu’une personne produit des données non divulguées aux fins de l’approbation d’un produit pharmaceutique qui comporte des « entités chimiques nouvelles », les États signataires s’engagent à empêcher d’autres personnes de faire « l’exploitation déloyale dans le commerce » de ces données et (pendant une période raisonnable) de les utiliser dans leurs propres demandes d’approbation.

La question préliminaire : admission des affidavits

Affidavit de M. Wuest

[34]  La demanderesse a déposé l’affidavit de M. Wuest à l’appui de sa demande de contrôle judiciaire. M. Wuest est un expert en chimie organique. Son affidavit est une [traduction« introduction à la chimie » pour ce qui est des liaisons covalentes, des esters, des sels, du classement des groupes fonctionnels et de la manière dont un chimiste classerait un sel contenant un groupe ester; il explique en quoi cette introduction intéresse le HAL HCI, comment un chimiste concevrait le lien entre le HAL HCI et l’ALA HCI, et indique si un chimiste considérerait le temsirolimus (un ingrédient médicinal déjà approuvé par le ministre) comme un ester du sirolimus.

Affidavit de Mme Bowes

[35]  En réponse à la preuve soumise par Photocure, le défendeur a déposé l’affidavit d’Anne Bowes. Comme je l’ai déjà souligné, Mme Bowes est la directrice du Bureau des présentations et de la propriété intellectuelle, Direction générale des produits thérapeutiques de Santé Canada, dont le BMBL est une division; c’est elle qui a pris la décision au nom du ministre. Mme Bowes explique le contexte du régime réglementaire pertinent; fournit des informations scientifiques générales concernant les termes scientifiques employés dans le Règlement (comme les esters); décrit la procédure que le BMBL applique pour décider si un médicament est une « drogue innovante », ainsi que les modalités spécifiques de la décision sous contrôle (notamment le fait que l’affidavit de M. Wuest n’a pas été fourni au BMBL par Photocure dans le cadre de ses observations écrites ou orales); enfin, elle précise la raison pour laquelle le BMBL ne souscrit pas à la description des « esters » proposée par Photocure et M. Wuest.

Requête en radiation de l’affidavit de M. Wuest présentée par le défendeur

[36]  Le défendeur demande la radiation de l’affidavit de M. Wuest et fait valoir qu’il faut traiter cette question au début de l’audition de la demande de contrôle judiciaire.

[37]  La demanderesse soutient que parce que l’admissibilité de l’affidavit est liée à la formulation de la question soulevée en contrôle judiciaire, la requête en radiation devrait être examinée en même temps que le bien‑fondé du contrôle judiciaire, ou dans ce contexte‑là.

[38]  La Cour a entendu les arguments concernant l’admissibilité des affidavits au début de l’audience, mais a mis cette question en délibéré. La position des parties sur le fond de l’affaire a permis de situer dans leur contexte leurs arguments quant à l’admissibilité des affidavits. Les arguments regardant le fond ne pouvaient être isolés ou séparés de l’évaluation de l’admissibilité des affidavits.

Observations du défendeur concernant la requête en radiation de l’affidavit de M. Wuest

[39]  Le défendeur soutient que l’affidavit de M. Wuest n’est pas conforme à l’article 306 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106 [les Règles], et ne relève d’aucune des exceptions reconnues au principe suivant lequel seuls les documents soumis au décideur peuvent être pris en compte dans une demande de contrôle judiciaire (Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22, au paragraphe 20, 428 NR 297 [Access Copyright]; Première Nation d’Ochapowace (Bande indienne no 71) c Canada (Procureur général), 2007 CF 920, au paragraphe 9, 73 Admin LR (4th) 182 [Première Nation d’Ochapowace]).

[40]  Le défendeur reconnaît que la Cour a défini des exceptions au principe suivant lequel de nouveaux éléments de preuve ou documents dont ne disposait pas le décideur sont inadmissibles en contrôle judiciaire, mais fait valoir que cet affidavit ne relève d’aucune des exceptions reconnues à ce jour (Access Copyright, au paragraphe 20). Pour le défendeur, la question n’en est pas une d’équité procédurale; l’élément de preuve en question ne fournit pas à la Cour de mise en contexte générale permettant de comprendre les questions soulevées par le contrôle judiciaire, la preuve au dossier était amplement suffisante pour parvenir à la décision, si bien que l’affidavit ne fait pas apparaître le caractère insuffisant de la preuve soumise au décideur.

[41]  Le défendeur fait valoir que l’affidavit de M. Wuest n’apporte aucune mise en contexte générale ou utile à la Cour; au contraire, l’introduction à la chimie proposée dans l’affidavit embrouille les questions en avançant des propositions scientifiques subsidiaires qui contredisent après coup les conclusions du ministre.

[42]  Le défendeur prétend également que l’affidavit contient une preuve sous forme d’opinion visant indûment à appuyer le dossier et à faire examiner de novo la question de savoir si le HAL HCI est un ester de l’ALA HCI, alors que cette décision revient au ministre et qu’il l’a prise. M. Wuest exprime son avis sur la question même qu’il appartient au ministre de trancher.

[43]  Photocure a eu l’entière possibilité de faire valoir sa position devant le décideur et elle aurait pu joindre cette preuve à ses observations. Le défendeur soutient que même si certains des éléments de preuve contenus dans l’affidavit de M. Wuest sont de même nature que les observations de Photocure, celui‑ci avance d’autres opinions pour étayer les observations et laisser entendre que la décision du ministre est erronée du point de vue d’un scientifique diplômé de Harvard.

[44]  Le défendeur souligne que M. Wuest décrit ainsi son mandat, aux paragraphes 9 à 12 de l’affidavit : [traduction« déterminer si un chimiste considérerait le HAL HCI comme un ester du chlorhydrate d’acide aminolévulinique (ALA HCI) ».

[45]  M. Wuest se prononce, au paragraphe 16, sur la question même que le BMBL est tenu de trancher au nom du ministre, en adoptant un avis opposé.

[46]  Le défendeur mentionne également le récent arrêt Delios c Canada (Procureur général), 2015 CAF 117, [2015] ACF no 549 (QL) [Delios], qui fournit d’autres éclaircissements sur l’admissibilité des affidavits en vertu de l’exception des « renseignements généraux », laquelle se limite aux déclarations non controversées et ne doit inclure ni interprétation tendancieuse ni prise de position (au paragraphe 45). Plus important encore, la Cour d’appel soulignait au paragraphe 46 :

Toutefois, « [o]n doit s’assurer que l’affidavit ne va pas plus loin en fournissant des éléments de preuve se rapportant au fond de la question déjà tranchée par le tribunal administratif, au risque de s’immiscer dans le rôle que joue le tribunal administratif en tant que juge des faits et juge du fond » : Access Copyright, précité, au paragraphe 20a).

[47]  En l’espèce, le défendeur fait valoir que l’affidavit de M. Wuest dépasse les limites acceptables : il fournit des éléments de preuve regardant le fond de l’affaire et usurpe le rôle du ministre en tant que juge des faits et du droit; en outre, il se prononce sur la question que le ministre devait trancher, qui était de savoir si le HAL HCI est une variante d’un ingrédient médicinal déjà approuvé.

[48]  Quant à l’observation de Photocure selon laquelle une preuve d’expert peut être admise à des fins de mise en contexte et d’explication lorsque les enjeux scientifiques et juridiques sont liés, le défendeur répond que les faits de l’affaire Apotex c Canada (Ministre de la Santé), 2013 CF 1217, 69 Admin LR (5th) 1 [Apotex], invoquée par la demanderesse, sont différents puisque la teneur de la preuve contenue dans les affidavits avait déjà été présentée au décideur, n’était pas contestée, et donc ne contrevenait pas à l’article 306 des Règles.

[49]  Le défendeur fait remarquer que les parties de l’affidavit concernant les qualifications de M. Wuest ne sont pas contestées, mais que toutes les autres se rapportent à son avis sur la question principale et que les paragraphes ne peuvent pas être isolés. Par conséquent, il s’oppose à l’intégralité de l’affidavit.

[50]  Contrairement à l’affirmation de la demanderesse selon laquelle l’affidavit de M. Wuest n’est pas contesté, le défendeur fait remarquer qu’il le remet en question dans l’affidavit de Mme Bowes. La demanderesse fait remarquer que le ministre a immédiatement pris note de son objection après avoir reçu l’affidavit.

[51]  Le défendeur soutient que la question en l’espèce concerne l’application des faits et de la science à la définition (c.‑à‑d. que la décision du ministre était factuelle et reposait sur des éléments scientifiques) et ne fait pas intervenir de question de droit. Il s’agit de savoir si le décideur a examiné les renseignements pertinents versés au dossier et s’il a pris une décision raisonnable.

Les observations de la demanderesse concernant la requête en radiation de l’affidavit de M. Wuest

[52]  La position de Photocure concernant l’admissibilité de l’affidavit de M. Wuest est liée à sa position quant au bien‑fondé de la demande, notamment en ce qui touche la formulation de la question à trancher dans le présent contrôle judiciaire et la norme de contrôle applicable. J’y reviendrai plus loin dans la décision.

[53]  Photocure fait valoir que l’interprétation statutaire de l’expression « drogue innovante » et l’approche dictée par l’expression « ingrédient médicinal » sont en cause. Lorsque l’ingrédient médicinal est examiné de façon globale, on ne peut que conclure que le HAL HCI est un sel du HAL, que le HAL est un ester de l’ALA, et donc que le HAL HCI n’est pas un ester de l’ALA HCI. Le ministre n’a pas bien compris l’ingrédient médicinal parce qu’il n’a pas envisagé sa structure globale.

[54]  Photocure soutient qu’une fois établi que la question concerne la bonne interprétation des expressions « drogue innovante » et « ingrédient médicinal », il est clair que l’affidavit de M. Wuest n’aborde pas la question juridique dont la Cour est à présent saisie, mais place les sujets scientifiques dans un contexte utile.

[55]  Photocure souligne qu’il existe des exceptions reconnues à la règle générale interdisant à la Cour fédérale d’admettre des éléments de preuve dont ne disposaient pas les décideurs. Ces exceptions visent notamment les cas où la preuve consiste en des renseignements généraux et contextuels, et fournit à la Cour une mise en contexte et des connaissances dont celle‑ci ne dispose pas ou qui sont absentes du dossier, ou lorsque les questions juridiques et scientifiques sont liées (Access Copyright, aux paragraphes 19 et 20; Apotex, au paragraphe 60; Laboratoires Abbott Ltée c Canada (Procureur général), 2008 CF 700, au paragraphe 16, 329 FTR 190 [Abbott]). La liste des exceptions n’est pas close (Access Copyright, au paragraphe 20).

[56]  Photocure fait valoir que l’affidavit de M. Wuest fournit un contexte utile permettant à la Cour de comprendre comment un chimiste envisagerait un sel doté d’un groupe ester fonctionnel, d’autant plus que la décision du ministre est muette sur ce point.

[57]  Quant aux directives récentes formulées dans l’arrêt Delios, Photocure soutient que l’affidavit de M. Wuest ne prend pas position sur la question juridique que la Cour est appelée à trancher, c’est‑à‑dire l’interprétation correcte des expressions « drogue innovante » et (ou) « ingrédient médicinal », pas plus qu’il n’usurpe le rôle du ministre, n’offre d’interprétation tendancieuse ou ne prête à controverse (Delios, au paragraphe 45). M. Wuest avance la même position que celle que défend Photocure dans ses observations adressées au ministre.

[58]  Le mandat de M. Wuest consistait à déterminer si l’ingrédient médicinal est un sel ou un ester, et de quelle autre substance chimique. La demanderesse soutient qu’il a adopté la bonne approche en axant sa réflexion sur l’ingrédient médicinal entier. Elle fait observer qu’il n’est pas contesté que le HAL HCI est un sel d’un ester de l’ALA.

[59]  Si Photocure a raison quant à l’interprétation juridique de l’expression « ingrédient médicinal », le décideur doit examiner l’ensemble de la structure puis conclure que le HAL HCI n’est pas un ester de l’ALA HCI.

[60]  Photocure souligne également que, dans la décision Apotex, j’avais admis certaines parties des affidavits d’experts, car leur contenu avait déjà été soumis à la Cour, et elle prétend qu’il en va de même en l’espèce du contenu de l’affidavit de M. Wuest; elle a avancé les mêmes observations concernant le HAL HCI dans son mémoire des arguments.

[61]  La demanderesse affirme que même si l’affidavit de M. Wuest n’est pas admis en preuve, la décision est manifestement incorrecte ou déraisonnable. Le ministre n’a pas examiné l’ensemble de la structure de l’ingrédient médicinal pour déterminer s’il s’agissait de l’ester d’un médicament déjà approuvé.

Les observations de la demanderesse concernant l’affidavit de Mme Bowes

[62]  Photocure s’oppose à l’admission des paragraphes de l’affidavit de Mme Bowes qui contiennent [traduction« une preuve inadmissible sous forme d’opinion concernant des questions techniques de chimie », à savoir les paragraphes 6, 24, 25 et 37 à 41. Photocure fait valoir que Mme Bowes n’a pas les compétences d’un expert et que les paragraphes de son affidavit qui s’avancent sur des questions de chimie ne sont donc pas admissibles.

[63]  Même si elle a signalé son opposition à des paragraphes précis dans ses observations, Photocure ajoute qu’elle ne voit pas d’inconvénient à ce qu’au moins certaines parties de l’affidavit soient maintenues au dossier pour illustrer le raisonnement de Mme Bowes, à ceci près qu’ils ne doivent pas être considérés comme une preuve sous forme d’opinion concernant des questions techniques de chimie organique.

[64]  Photocure soutient que l’affidavit de Mme Bowes avance de nouveaux motifs de décision qui ne figuraient pas dans la lettre de décision. Cette dernière cite des extraits de la PDN de Photocure qui n’étaient pas mentionnés dans les motifs de la décision (par exemple, que Photocure renvoie à […]). Mme Bowes a fait remarquer que le terme « ester » faisait partie du nom chimique de CYSVIEW. Photocure soutient que même si cette information provient de ses propres observations, elle ne se trouve pas dans la décision initiale.

Observations du défendeur concernant l’affidavit de Mme Bowes

[65]  Le défendeur fait valoir que l’affidavit de Mme Bowes se limite aux faits dont elle a une connaissance personnelle et qu’il est donc conforme au paragraphe 81(1) des Règles. Son affidavit porte sur la présentation de drogue et le processus d’examen lié aux dispositions relatives à la protection des données, et a un rapport avec ses fonctions et ses compétences (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Pierre, 2012 CF 1169, au paragraphe 23, [2012] ACF no 1257 (QL)). Sa déposition ayant trait à la décision concernant CYSVIEW se rapporte à sa compréhension des dossiers officiels de Santé Canada, à ses connaissances personnelles en chimie organique et à son rôle dans la décision finale.

[66]  Le défendeur souligne que l’affidavit de Mme Bowes a été produit en réponse à celui de M. Wuest soumis par le défendeur, et que Mme Bowes n’a pas été présentée comme témoin experte.

[67]  Le défendeur fait valoir que les paragraphes de l’affidavit dont Photocure affirme qu’ils constituent « une preuve inadmissible sous forme d’opinion concernant des questions techniques de chimie », résument simplement la décision, fournissent une formule chimique et renvoient à un ouvrage de référence en chimie organique. Ces parties de l’affidavit aideraient la Cour à comprendre ce que signifie un « ester » d’après le Règlement.

[68]  En réponse à l’observation de Photocure selon laquelle Mme Bowes avance de nouveaux motifs qui ne se trouvent pas dans la décision, le défendeur reconnaît que ceux‑ci ne figurent pas dans la décision, mais ajoute que l’affidavit en question ne contient pas de nouveaux motifs ou éléments de preuve. Les paragraphes 37 à 41 répondent à une déclaration figurant dans l’affidavit de M. Wuest selon laquelle le HAL HCI n’est pas un ester de l’ALA HCI, en faisant remarquer que […].

[69]  Le défendeur souligne que Photocure a indiqué qu’elle ne s’opposait pas à ce que cet élément de preuve soit maintenu au dossier pour expliquer l’interprétation de la disposition retenue par le ministre.

Les affidavits ne sont pas admissibles

[70]  La question de l’admissibilité des deux affidavits est liée dans une certaine mesure à la formulation de la question soulevée par le présent contrôle judiciaire.

[71]  Photocure soutient que la question à trancher est une question de droit, donc soumise à la norme de la décision correcte, et que la décision est incorrecte. Elle prétend que l’affidavit de M. Wuest ne se prononce pas sur cette question de droit et devrait être admis pour aider la Cour à interpréter correctement le sens des expressions « ingrédient médicinal » et (ou) « drogue innovante ». Photocure affirme subsidiairement que même si la Cour conclut que la question en litige en est une de fait – soit déterminer si le HAL HCI est un ester d’un ingrédient médicinal déjà approuvé d’après les faits et la science, l’affidavit de M. Wuest devrait malgré tout être admis, car son opinion sur les matières scientifiques serait utile à la Cour.

[72]  En règle générale, la Cour ne doit pas admettre une preuve qui n’a pas été soumise au décideur.

[73]  Dans l’arrêt Première Nation d’Ochapowace, la Cour d’appel a signalé deux exceptions à la règle générale : lorsque la preuve est introduite pour appuyer un argument concernant l’équité procédurale ou la compétence; et lorsque les documents sont considérés comme des renseignements généraux utiles à la Cour.

[74]  Dans l’arrêt Access Copyright, au paragraphe 20, la Cour d’appel a reconnu trois exceptions, et souligné que cette liste n’était pas exhaustive, mais que les exceptions n’étaient possibles que si la nouvelle preuve n’est pas incompatible avec les rôles distincts joués par le tribunal de révision et le décideur administratif :

[20] Le principe général interdisant à notre Cour d’admettre de nouveaux éléments de preuve dans le cadre d’une instance en contrôle judiciaire souffre quelques exceptions reconnues et la liste des exceptions n’est sans doute pas exhaustive. Ces exceptions ne jouent que dans les situations dans lesquelles l’admission, par notre Cour, d’éléments de preuve n’est pas incompatible avec le rôle différent joué par la juridiction de révision et par le tribunal administratif (nous avons déjà expliqué cette différence de rôle aux paragraphes 17 et 18). En fait, bon nombre de ces exceptions sont susceptibles de faciliter ou de favoriser la tâche de la juridiction de révision sans porter atteinte à la mission qui est confiée au tribunal administratif. Voici trois de ces exceptions :

a) Parfois, notre Cour admettra en preuve un affidavit qui contient des informations générales qui sont susceptibles d’aider la Cour à comprendre les questions qui se rapportent au contrôle judiciaire (voir, par ex. Succession de Corinne Kelley c. Canada, 2011 CF 1335, aux paragraphes 26 et 27; Armstrong c. Canada (Procureur général), 2005 CF 1013, aux paragraphes 39 et 40; Chopra c. Canada (Conseil du Trésor) (1999), 168 F.T.R. 273, au paragraphe 9). On doit s’assurer que l’affidavit ne va pas plus loin en fournissant des éléments de preuve se rapportant au fond de la question déjà tranchée par le tribunal administratif, au risque de s’immiscer dans le rôle que joue le tribunal administratif en tant que juge des faits et juge du fond. En l’espèce, les demanderesses invoquent cette exception en ce qui concerne la plus grande partie de l’affidavit de M. Juliano.

b) Parfois les affidavits sont nécessaires pour porter à l’attention de la juridiction de révision des vices de procédure qu’on ne peut déceler dans le dossier de la preuve du tribunal administratif, permettant ainsi à la juridiction de révision de remplir son rôle d’organe chargé de censurer les manquements à l’équité procédurale (voir, par ex. Keeprite Workers’ Independent Union c. Keeprite Products Ltd., (1980) 29 O.R. (2d) 513 (C.A.)). Ainsi, si l’on découvrait qu’une des parties a versé un pot‑de‑vin au tribunal administratif, on pourrait soumettre à notre Cour des éléments de preuve relatifs à ce pot‑de‑vin pour appuyer un argument fondé sur l’existence d’un parti pris.

c) Parfois, un affidavit est admis en preuve dans le cadre d’un contrôle judiciaire pour faire ressortir l’absence totale de preuve dont disposait le tribunal administratif lorsqu’il a tiré une conclusion déterminée (Keeprite, précitée).

[Non souligné dans l’original.]

[75]  La seule exception énoncée dans l’arrêt Access Copyright pertinente au cas présent est l’alinéa a), soit celle des renseignements généraux.

[76]  Comme l’a fait remarquer la demanderesse, les décisions Apotex et Abbott appuient le principe selon lequel, lorsque les questions juridiques et scientifiques sont liées, la Cour peut tirer profit des affidavits d’experts dont ne disposaient pas les décideurs (et qui relèvent habituellement de l’exception a) dans l’arrêt Access Copyright).

[77]  Dans Apotex, qui concernait la décision du ministre intéressant des ingrédients médicinaux identiques, j’ai conclu que certaines parties des affidavits étaient admissibles, attendu que leur contenu avait déjà été soumis à la Cour dans d’autres affidavits qui n’avaient pas été contestés; cependant, j’ai radié les parties de l’affidavit qui avançaient une opinion. Je soulignais au paragraphe 60 :

Je reconnais que, lorsque les circonstances du contrôle judiciaire l’autorisent, comme en l’espèce, et que les questions juridiques et scientifiques sont intimement liées, la Cour peut tirer profit des affidavits d’experts dont ne disposait pas le décideur afin de saisir les éléments contextuels et les notions importantes qui dépassent autrement ses connaissances ou ne figurant pas au dossier.

[78]  Dans la décision Abbott, qui concernait l’interprétation d’un brevet, la teneur de la preuve contenue dans l’affidavit avait été admise oralement devant le décideur (souligné dans l’arrêt de la Cour d’appel fédérale Laboratoires Abbott Ltée c Canada (Procureur général), 2008 CAF 354, au paragraphe 40, 382 NR 280).

[79]  La Cour d’appel a répété que l’admission d’une nouvelle preuve dans le cadre d’un contrôle judiciaire est exceptionnelle, et souligné les principaux motifs sur lesquels repose la règle générale au paragraphe 37 :

Dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire, la règle générale veut que le dossier soumis à la Cour fédérale ne contienne aucune preuve documentaire dont l’auteur de la décision visée par le contrôle n’a pas été saisi. C’est au nom de l’efficacité du système judiciaire que cette règle existe. Lors d’une demande de contrôle judiciaire, contrairement au recours originaire (comme une demande en interdiction faite en vertu du Règlement AC), la Cour fédérale n’est pas la première instance décisionnelle, elle examine plutôt la décision de quelqu’un d’autre, en l’espèce, le ministre. Si, faute d’avoir précédemment présenté les meilleurs arguments au ministre, les parties à une demande de contrôle judiciaire de la décision de ce dernier pouvaient espérer produire des éléments de preuve additionnels à la Cour fédérale afin d’attaquer la décision du ministre, cela entraînerait un gaspillage des ressources judiciaires.

[80]  Plus récemment, la Cour d’appel fédérale a formulé des directives additionnelles concernant la réception, dans le cadre d’un contrôle judiciaire, d’éléments de preuve en vertu de l’exception des renseignements généraux énoncée dans l’arrêt Delios.

[81]  La Cour d’appel a d’abord rappelé les principes fondamentaux établis dans l’arrêt Access Copyright, à savoir que : le juge réformateur ne saurait devenir une tribune de recherche des faits intéressant le fond de l’affaire (au paragraphe 41) et, suivant la règle générale, le dossier de preuve soumis à la Cour fédérale lors du contrôle judiciaire se limite aux éléments dont disposait le décideur administratif (au paragraphe 42). La Cour d’appel a ensuite précisé les limites de l’exception relative aux renseignements généraux établie dans l’arrêt Access Copyright, soulignant aux paragraphes 44 à 46 :

Selon cette exception, une partie peut déposer un affidavit contenant « des informations générales qui sont susceptibles d’aider [la cour de révision] à comprendre les questions qui se rapportent au contrôle judiciaire » : Access Copyright, précité, au paragraphe 20a).

L’exception des « renseignements généraux » vise les observations pures et simples propres à diriger la réflexion du juge réformateur afin qu’il puisse comprendre l’historique et la nature de l’affaire dont le décideur administratif était saisi. Dans les procédures de contrôle judiciaire visant les décisions administratives complexes se rapportant à des procédures et des faits compliqués, étayées par des centaines ou des milliers de documents, le juge réformateur trouve utile de recevoir un affidavit qui passe brièvement en revue, d’une manière neutre et non controversée, les procédures qui se sont déroulées devant le décideur administratif, et les catégories de preuves que les parties ont présentées à l’administrateur. Dans la mesure où l’affidavit ne s’engage pas dans une interprétation tendancieuse ou une prise de position – rôle de l’exposé des faits et du droit –, il est recevable à titre d’exception à la règle générale.

Toutefois, « [o]n doit s’assurer que l’affidavit ne va pas plus loin en fournissant des éléments de preuve se rapportant au fond de la question déjà tranchée par le tribunal administratif, au risque de s’immiscer dans le rôle que joue le tribunal administratif en tant que juge des faits et juge du fond » : Access Copyright, précité, au paragraphe 20a).

[82]  La preuve d’expert de M. Wuest fournit d’autres renseignements scientifiques généraux plus détaillés que la preuve dont disposait le ministre, que les observations écrites soumises le 17 mars 2014 et que la présentation qui s’est déroulée lors de la rencontre du 21 mai suivant, pour ce qui est de la question de savoir si le HAL HCI est une variante d’un ingrédient médicinal déjà approuvé et la manière de le déterminer. Par exemple, il fait valoir que la présence d’un sel doit avoir préséance sur celle d’un ester dans la nomenclature des composés chimiques, et que les chimistes considéreraient le HAL HCI simplement comme le HAL, ce qui est conforme à sa structure moléculaire fondamentale, et regarderaient CYSVIEW comme un sel du HAL d’abord, et comme un ester de l’ALA ensuite. Ce renseignement aurait pu être utile au décideur, mais il ne lui a pas été soumis. Il pourrait également être utile à la Cour dans certaines circonstances. Cependant, l’affidavit dépasse les limites acceptables des exceptions à la règle générale.

[83]  M. Wuest se prononce sur la question même qu’il revenait au ministre de trancher et que Photocure a abordée dans ses observations adressées à ce dernier, quoiqu’en y mettant des détails plus nombreux et divers. Même si la demanderesse cherche à reformuler la question en un enjeu d’interprétation législative, c’est‑à‑dire en une question de droit, j’estime que ce n’en est pas une. Les observations soumises au ministre se rapportaient à la question de savoir si le HAL HCI est une drogue innovante ou s’il s’agit d’une variante d’une drogue déjà approuvée. Les observations concernaient la composition du HAL HCI et l’ingrédient médicinal déjà approuvé (ALA HCI), c’est‑à‑dire des faits et des données scientifiques, et non l’interprétation du règlement ou la manière dont la demanderesse prétend à présent que l’ingrédient médicinal aurait dû être évalué (quoique rien dans le dossier ne donne à penser que le ministre n’ait pas suivi cette voie).

[84]  Comme je m’y attarderai plus loin dans les présents motifs, la question soulevée par ce contrôle judiciaire n’est pas de savoir si le ministre a mal interprété les expressions « drogue innovante » ou « ingrédient médicinal », mais plutôt s’il a commis une erreur en parvenant à la conclusion factuelle selon laquelle le HAL HCI est un ester d’un ingrédient médicinal déjà approuvé.

[85]  Le mandat de M. Wuest l’appelait clairement à répondre à la question même que le ministre devait trancher, soit spécifiquement : [traduction« déterminer si un chimiste considérerait le HAL HCI comme un ester du chlorhydrate de l’acide aminolévulinique (“ALA HCI”) ». Entre autres tâches, M. Wuest devait aussi se demander si un chimiste considérerait le HAL HCI comme un sel ou un ester, et de quel autre ingrédient médicinal.

[86]  Dans son affidavit, M. Wuest défend la position selon laquelle le HAL HCI n’est pas un ester d’un ingrédient médicinal déjà approuvé. L’affidavit n’entre pas dans les limites des exceptions relevées dans l’arrêt Access Copyright et détaillées dans l’arrêt Delios. Il fournit des éléments de preuve intéressant le fond de la question et usurpe le rôle du [traduction« juge des faits et du droit ».

[87]  La preuve contenue dans l’affidavit dépasse les bornes et veut contester la décision après le fait par des renseignements qui n’ont pas été soumis au décideur.

[88]  La position de Photocure, selon laquelle la preuve de M. Wuest est incontestée et devrait donc être admise, que la question en soit une de droit ou de fait, équivaut à ignorer la première objection du défendeur à son affidavit et le dépôt de l’affidavit de Mme Bowes en réponse. Je ne suis pas d’accord avec l’argument de la demanderesse voulant que, sans l’affidavit de M. Wuest, la Cour ne dispose d’aucun élément de preuve pour déterminer si la décision est incorrecte ou déraisonnable. La preuve propre à orienter le présent contrôle judiciaire est celle qui a été versée au dossier et qui a été examinée par le décideur.

Affidavit de Mme Bowes

[89]  L’affidavit de Mme Bowes n’a pas été produit à titre d’opinion d’expert, mais plutôt comme réponse aux affirmations et à l’avis contenus dans l’affidavit de M. Wuest.

[90]  Le paragraphe 81(1) des Règles prévoit que les affidavits doivent se limiter aux faits dont le déposant a une connaissance personnelle. L’affidavit est admissible s’il explique ce que Mme Bowes a compris des dossiers officiels de Santé Canada, ses connaissances personnelles en chimie organique (en ce qu’elles intéressent la décision), le processus décisionnel et son rôle dans la décision finale.

[91]  Les paragraphes 37 à 41 renvoient à la PDN de Photocure, qui n’était pas mentionnée dans la décision. Même si Photocure y a fait référence dans les observations qu’elle a adressées au ministre (par exemple, dans sa présentation de diapositives), ces renseignements pourraient être considérés comme étayant les motifs du décideur. Bien qu’ils fassent partie de la PDN de Photocure et qu’ils relèvent de ses connaissances, ces paragraphes seraient radiés si l’affidavit était admis.

[92]  Autrement, l’affidavit de Mme Bowes ne comprend aucun renseignement qui ne figure pas déjà au dossier.

[93]  Comme j’ai conclu que l’affidavit de M. Wuest n’est pas admissible, j’estime qu’il en va de même pour celui de Mme Bowes, attendu qu’il a été déposé en réponse et afin de contester le contenu du premier affidavit, et que, pour l’essentiel, il n’apporte aucun renseignement additionnel qui ne figure pas déjà au dossier.

Les questions soulevées par le contrôle judiciaire

La position de la demanderesse

[94]  Photocure soutient que le ministre a commis une erreur en concluant que CYSVIEW ne correspondait pas à la définition d’une « drogue innovante » au sens du Règlement et que, de ce fait, le médicament ne bénéficierait pas de la protection des données. D’après la jurisprudence actuelle, si un ingrédient médicinal relève de l’une des variantes énumérées dans le Règlement (c.‑à‑d. un sel, un ester, un énantiomère, un solvate ou un polymorphe), la protection des données est exclue.

[95]  Photocure fait valoir que le ministre a interprété le Règlement d’une manière erronée (ou, subsidiairement, déraisonnable) à deux égards :

  • il a eu tort d’interpréter la liste des variantes comme une simple exigence de la présence d’un groupe ester fonctionnel au lieu d’examiner la structure globale de l’ingrédient médicinal pour déterminer s’il s’agit d’un sel ou d’un ester et, le cas échéant, s’il s’agit du sel ou de l’ester d’un ingrédient médicinal déjà approuvé. La demanderesse soutient que le ministre n’a pas tenu compte de la composante sel et ajoute que s’il avait examiné toute la structure, il aurait conclu que le HAL HCI était un sel du HAL, qui n’a pas déjà été approuvé;

  • le ministre a eu tort d’interpréter la liste des variantes – sel, ester, énantiomère, solvate ou polymorphe – comme incluant un ingrédient médicinal doté à la fois d’un groupe fonctionnel sel et ester. La demanderesse soutient que comme le HAL HCI est doté à la fois d’un groupe fonctionnel sel et ester, il ne relève pas de la liste des variantes exclues. Par conséquent, le ministre aurait dû considérer le HAL HCI comme une [traduction« variante défendable » et examiner les données cliniques de Photocure.

[96]  La demanderesse fait valoir que ces deux questions sont des questions de droit découlant de l’interprétation du libellé du Règlement. Elle ajoute que la jurisprudence a invariablement conclu que la norme de la décision correcte s’appliquait à l’interprétation du Règlement, et notamment de l’expression « drogue innovante », et que le recours à la norme de la raisonnabilité introduirait de l’incertitude dans la loi.

[97]  La demanderesse soutient que la question juridique qui se pose spécifiquement en l’espèce – soit l’interprétation de l’expression « drogue innovante » et les « bornes et limites » de l’« ingrédient médicinal » dans le cadre de cette définition – n’a pas encore été tranchée par la Cour, mais qu’une question du même type a été soulevée dans d’autres affaires où la Cour a estimé que la norme de la décision correcte s’imposait.

[98]  La demanderesse cite l’arrêt Epicept Corporation c Canada (Ministre de la Santé), 2011 CAF 209, 425 NR 353 [Epicept], dans lequel il était question du sens de l’expression « déjà approuvé » et où la Cour a appliqué la norme de la décision correcte. La Cour d’appel fédérale n’a pas eu à se prononcer sur la norme de contrôle, car la question est devenue théorique avant l’appel.

[99]  De même, dans Teva Canada Limited c Canada (Ministre de la Santé), 2011 CF 507, 95 CPR (4th) 423 [Teva], la Cour a appliqué la norme de la décision correcte au contrôle judiciaire se rapportant à la question de savoir si le médicament avait « déjà été approuvé ». La Cour d’appel fédérale a conclu que le ministre avait « correctement » interprété le Règlement et qu’elle n’avait pas besoin d’examiner les observations des parties intéressant la norme de contrôle (Teva Canada Limited c Canada (Ministre de la Santé), 2012 CAF 106, 431 NR 185).

[100]  Dans la décision Takeda (CF), la question était de savoir si le ministre s’était trompé en estimant que DEXILANT était une « variante » exclue de la définition de « drogue innovante » parce qu’il s’agissait d’un énantiomère d’une drogue déjà approuvée. L’arrêt Takeda faisait valoir que la formule « variante […] tel […] énantiomère » ne signifiait pas que tous les énantiomères étaient des « variantes ». La Cour a conclu que la question en était une d’interprétation de la disposition et que la norme de contrôle était celle de la décision correcte.

[101]  La demanderesse souligne que, dans ses motifs dissidents dans l’arrêt Takeda, le juge Stratas a examiné l’évolution de la jurisprudence intéressant la norme de contrôle applicable à l’interprétation de la loi par des décideurs administratifs, et indiqué que le point de départ était la présomption d’application de la norme de la raisonnabilité, mais que celle‑ci est réfutable. Après avoir analysé la question de la norme de contrôle, le juge Stratas a conclu que tous les facteurs propres à réfuter la norme présumée favorisaient l’application de celle de la décision correcte à l’interprétation du terme « variante ».

[102]  La juge Dawson, s’exprimant au nom de la majorité, a conclu que la norme de contrôle applicable était celle de la décision correcte, compte tenu des facteurs énoncés dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190 [Dunsmuir]. Elle ne pensait pas que la norme de la raisonnabilité était présumée s’appliquer à l’interprétation du règlement applicable par le ministre en raison de l’arrêt Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, [2011] 3 RCS 654.

[103]  La demanderesse souligne aussi que, dans la décision Celgene Inc. c Canada (Ministre de la Santé), 2012 CF 154, 405 FTR 8, la question concernait l’interprétation de l’expression « déjà approuvé » et les parties ont convenu que c’était la norme de la décision correcte qu’il convenait d’appliquer.

[104]  La Cour d’appel était du même avis, soulignant au paragraphe 34 qu’elle avait estimé dans l’arrêt Takeda que la norme de la décision correcte était celle qu’il convenait d’appliquer à « ce type de questions » (Canada (Ministre de la Santé) c Celgene Inc., 2013 CAF 43, [2014] 3 RCF 524).

[105]  La demanderesse reconnaît que la Cour d’appel fédérale, dans l’arrêt Takeda, a expliqué le sens de l’expression « drogue innovante » figurant au paragraphe C.08.004.1(1) du Règlement. Une drogue innovante est une drogue qui contient un ingrédient médicinal non déjà approuvé dans une drogue par le ministre et qui ne constitue pas une variante d’un ingrédient médicinal déjà approuvé; un sel, ester, énantiomère, solvate ou polymorphe d’un ingrédient médicinal déjà approuvé est une telle variante; quant aux autres substances, qui ne sont pas spécifiquement mentionnées, et appelées variantes défendables, le ministre peut examiner la nature et la portée des données. La demanderesse décrit ce qui précède comme une démarche en trois étapes et fait valoir que cette interprétation ne permet pas de résoudre les questions qu’elle soulève à présent.

[106]  La demanderesse cite également l’arrêt plus récent Viiv Healthcare ULC c Teva Canada Limited, 2015 CAF 93, [2015] ACF no 455 (QL), qui portait sur l’admissibilité à l’inscription sur le registre d’un seul ingrédient médicinal, comparativement à une association médicamenteuse à dose fixe contenant plus d’un tel ingrédient. Les parties avaient convenu qu’il s’agissait d’une question de droit soumise à la norme de la décision correcte.

[107]  La demanderesse invoque la décision rendue par la juge Gleason (maintenant juge à la Cour d’appel fédérale) dans Pfizer Canada Inc. c Canada (Ministre de la Santé), 2014 CF 1243, 249 ACWS (3d) 192 [Pfizer]; il s’agissait du contrôle judiciaire visant la décision du ministre d’accorder un avis de conformité anticipé à Teva Canada Ltd (l’une des défenderesses). La juge a examiné l’évolution de la jurisprudence, et s’est demandé notamment s’il y avait lieu de distinguer entre la décision d’un ministre et celle d’un tribunal administratif et si une analyse concernant la norme de contrôle était requise lorsque la Cour ne s’était pas déjà prononcée sur la question; elle a proposé, aux paragraphes 99 à 104, un cadre aux fins de cette analyse.

[108]  La demanderesse fait valoir qu’en vertu du principe de la courtoisie judiciaire, la Cour doit maintenant adopter la même approche et conclure que la norme de contrôle applicable est celle de la décision correcte.

[109]  Elle souligne par ailleurs que la jurisprudence récente a établi que la norme présumée de la raisonnabilité peut être réfutée en examinant les facteurs énoncés dans l’arrêt Dunsmuir. Dans l’arrêt Takeda, la Cour a effectué l’analyse et conclu que la norme applicable était celle de la décision correcte.

[110]  D’après l’argument de la demanderesse, une fois que la Cour détermine que la question à trancher est une question de droit et qu’elle est donc soumise à la norme de la décision correcte, elle doit décider de la bonne interprétation des dispositions puis conclure que la décision est incorrecte.

[111]  La demanderesse soutient que si l’on se fie au sens ordinaire ou à une simple lecture de la disposition, la question est de savoir si l’ingrédient médicinal est un « ester » et non s’il est doté d’un groupe fonctionnel […], et, le cas échéant, si l’autre ingrédient médicinal a déjà été approuvé.

[112]  La demanderesse évoque aussi le contexte et l’objet de l’article C.08.004.1, en s’appuyant sur le REIR et les lignes directrices, et souligne que l’objectif est d’empêcher que les variantes mineures d’ingrédients médicinaux déjà approuvés bénéficient d’années additionnelles de protection des données. Lorsque l’ingrédient médicinal n’est pas une des variantes énumérées, une évaluation au cas par cas s’impose.

[113]  Pour la demanderesse, une interprétation correcte exige que l’ensemble de l’ingrédient médicinal soit examiné. La preuve présentée par M. Wuest est nécessaire pour aider la Cour en cette matière. Ce dernier explique que le chimiste verrait le HAL HCI d’abord et surtout comme un sel (c.‑à‑d. une variante) du HAL, lequel n’a pas déjà été approuvé.

[114]  Photocure soutient que d’après M. Wuest, [traduction« un ester fait partie intégrante de la partie du noyau moléculaire liée par covalence, conformément à la définition du HAL ». Par conséquent, un chimiste ne considérerait pas le HAL HCI comme un ester, mais estimerait seulement que le HAL est un ester de l’ALA. La demanderesse fait valoir que la preuve présentée par M. Wuest [traduction« n’est pas contredite ».

[115]  Photocure conteste également l’observation du défendeur selon laquelle le ministre a examiné la structure globale, et prétend que rien ne le prouve.

[116]  Photocure soutient en outre que les variantes énumérées n’incluent pas la combinaison d’un sel d’un ester ou d’un sel et d’un ester. Le HAL HCI contient à la fois un sel et un ester, de sorte qu’il ne relève pas de la liste des variantes et qu’il s’agit d’une « variante défendable ». Photocure soutient que le ministre a commis une erreur en interprétant la définition dans le sens d’[traduction« au moins une » et en concluant que le HAL HCI était un sel d’un ester de l’ALA HCI ou un sel et un ester.

[117]  La demanderesse souligne que l’objectif du règlement n’est pas d’accorder la protection des données aux drogues qui ne sont que des modifications mineures de drogues déjà approuvées. Cependant, dans le cas du HAL HCI, la présence d’un sel et d’un ester est plus qu’un changement mineur.

[118]  La demanderesse soutient qu’une fois que la Cour aura conclu que le ministre a mal interprété les dispositions, et qu’elle aura arrêté la bonne interprétation – que la demanderesse préconise elle‑même, elle devra corriger les conséquences de l’erreur. La demanderesse prie la Cour de conclure que le HAL HCI n’est pas un ester de l’ALA HCI et soutient que la preuve dont elle dispose lui permet de statuer ainsi. Suivant cette conclusion ou directive, le ministre examinerait la troisième étape (de l’approche de l’arrêt Takeda) et n’aurait qu’à se demander si le HAL HCI est une variante défendable selon une évaluation au cas par cas, eu égard aux données présentées.

[119]  Quant à la question de l’urgence, Photocure fait valoir qu’il est inexact de la part du ministre d’affirmer que, parce qu’elle n’a pas commercialisé de produit de référence canadien, elle ne s’expose à aucun risque en étant privée de protection de ses données. Qui plus est, elle ne devrait pas s’abstenir de commercialiser son produit pour protéger ses données.

[120]  Si la Cour devait décider que la norme de contrôle applicable est celle de la raisonnabilité, la demanderesse soutient que la décision est déraisonnable, et que, suivant cette norme, le processus décisionnel doit présenter les attributs de la justification, de la transparence et de l’intelligibilité, et la décision doit appartenir aux issues acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

[121]  Photocure affirme que le défendeur n’a avancé aucune preuve établissant que la décision du ministre est raisonnable.

La position du défendeur

[122]  Le défendeur fait valoir que CYSVIEW contient un ingrédient médicinal qui est un ester d’un ingrédient médicinal déjà approuvé et n’est pas admissible à la protection des données. Le ministre souligne […].

[123]  Le défendeur souligne que l’approche en trois étapes visant à déterminer si une drogue est innovante, telle qu’elle a été endossée dans l’arrêt Takeda, est systématiquement suivie, et le ministre a fait de même en l’espèce.

[124]  Le défendeur souligne que le terme « ester » n’est pas défini dans le règlement. La question de savoir si un ingrédient médicinal est un ester d’un autre ingrédient médicinal est factuelle. Les esters sont des composés ayant une formule particulière. Le défendeur souligne […].

[125]  Le défendeur affirme qu’après avoir conclu que l’ingrédient médicinal était un ester d’un ingrédient médicinal déjà approuvé, le ministre n’était pas tenu de se demander si cet ingrédient médicinal était une variante défendable et d’examiner ensuite les données cliniques. Comme l’indique l’arrêt Takeda, au paragraphe 127, il ne faut prendre en compte les données cliniques qu’à l’égard des substances autres que des sels, des esters, des énantiomères, des solvates et des polymorphes. Par conséquent, contrairement à ce que fait valoir la demanderesse, le ministre n’a pas éludé une question qui aurait dû être tranchée.

[126]  Le défendeur soutient que la question soulevée par le présent contrôle judiciaire en est une de fait, ou, subsidiairement, de fait et de droit, ces aspects étant ici indissociables. La norme de contrôle applicable est donc celle de la raisonnabilité (Nor‑Man Regional Health Authority Inc. c Manitoba Association of Health Care Professionals, 2011 CSC 59, aux paragraphes 35 et 36, [2011] 3 RCS 616).

[127]  Le défendeur fait remarquer que Photocure a soumis des observations diverses concernant la question que la Cour était appelée à trancher, et a notamment argué que l’enjeu concernait l’interprétation ou les « bornes et limites » de l’expression « ingrédient médicinal », l’interprétation de l’expression « drogue innovante », ou celle du terme « variante ». D’après le défendeur, la demanderesse ne peut pas formuler la question dont la Cour est saisie comme une question juridique afin de soutenir son argument suivant lequel la norme de la décision correcte s'applique; il ne suffit pas de reformuler la question pour en faire une question de droit.

[128]  Le défendeur ajoute qu’il n’est pas contesté que l’ingrédient médicinal en cause est le HAL HCI, et que le ministre a comparé sa structure globale à celle de l’ingrédient médicinal déjà approuvé, l’ALA HCI, et tous deux contiennent un groupe sel.

[129]  Le défendeur soutient que, contrairement à ce qu’avance la demanderesse, le sel n’a pas préséance sur l’ester, car ce serait ne s’attarder que sur cette partie de la structure alors que le sel fait partie de l’ingrédient médicinal contenu dans le HAL HCI et de toute la structure.

[130]  L’interprétation du mot « variante » dans la définition de « drogue innovante » ne fait plus débat puisqu’elle a été fixée dans l’arrêt Takeda. La question en l’espèce n’en est pas une d’interprétation, mais consiste plutôt à déterminer si l’ingrédient médicinal, le HAL HCI, est un ester, et c’est là une question de fait qui concerne la science.

[131]  Une question similaire se posait dans l’affaire Reddy‑Cheminor Inc. c Canada (Procureur général), 2004 CAF 102, 319 NR 185 [Reddy‑Cheminor], concernant le sens de l’expression « ingrédient médicinal identique »; dans cet arrêt, la Cour d’appel a estimé que l’établissement du sens exigeait une compréhension scientifique plutôt qu’une connaissance du droit ou des principes juridiques (au paragraphe 8). Le défendeur reconnaît que la jurisprudence a évolué depuis l’arrêt Reddy‑Cheminor et qu’il est arrivé que les questions d’interprétation du Règlement soient soumises à la norme de la décision correcte (voir par exemple, l’arrêt Epicept, la décision Teva, l’arrêt Takeda). Cependant, les décisions les plus récentes confirment que la norme de contrôle présumée est celle de la raisonnabilité, et cette présomption ne serait pas réfutée dans le cas présent, car la question à trancher en est une de fait ou, au mieux, de fait et de droit (Tervita Corp. c Canada (Commissaire à la concurrence), 2015 CSC 3, [2015] 1 RCS 161 [Tervita]).

[132]  S’il est établi que la question en est une d’interprétation législative, le défendeur soutient que la norme de contrôle est présumée être celle de la raisonnabilité et qu’une analyse contextuelle ne permettrait pas de la réfuter (Tervita, au paragraphe 39; Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c Canada (Procureur général), 2014 CSC 40, au paragraphe 54, [2014] 2 RCS 135).

[133]  La question de savoir si un ingrédient médicinal est un ester d’un autre ingrédient médicinal fait appel à des principes de chimie organique. Le ministre s’est appuyé sur de tels principes pour rendre la décision, en comparant la drogue présentée avec l’ingrédient médicinal déjà approuvé. Le ministre a examiné sa structure globale, qui inclut le sel, et l’a comparée à celle de l’ingrédient médicinal déjà approuvé (ALA HCI).

[134]  Le défendeur souligne d’ailleurs que […] de Photocure […]. Le ministre a conclu, en s’appuyant sur des principes élémentaires de chimie, que le HAL HCI est un ester de l’ALA HCI qui avait déjà été approuvé.

[135]  Le défendeur fait valoir que l’interprétation du ministre est raisonnable. Ce dernier a pleinement tenu compte des observations que Photocure a soumises à chaque étape pour faire valoir sa position selon laquelle le HAL HCI n’est pas un ester de l’ALA HCI.

[136]  Aux paragraphes 39 et 41 de l’arrêt Delios, la Cour d’appel fédérale a récemment précisé le rôle de la cour qui effectue un contrôle selon la norme de la raisonnabilité, et celui‑ci n’inclut pas la détermination des faits quant au fond de l’affaire. S’agissant de la demande de Photocure pour que la Cour déclare que le HAL HCI n’est pas un ester de l’ALA HCI, le défendeur soutient que la Cour n’a pas cette compétence en contrôle judiciaire (paragraphe 18.1(3) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7). Si la décision est jugée déraisonnable, la Cour doit renvoyer l’affaire au ministre en vue d’un réexamen.

[137]  Quant à l’observation de Photocure selon laquelle il est urgent que le présent contrôle judiciaire soit tranché parce qu’elle a reçu un avis de conformité, mais, sans protection de ses données, le défendeur ajoute que celles‑ci sont peu compromises puisque Photocure n’a pas fourni d’avis de vente et qu’il n’existe aucun produit de référence canadien.

La norme de contrôle est celle de la raisonnabilité

[138]  J’ai examiné les observations de Photocure d’après lesquelles la norme de contrôle est celle de la décision correcte parce que la question à trancher en est une d’interprétation du Règlement, donc d’interprétation législative, ce qui est une question de droit.

[139]  Quoique la question renvoie à l’interprétation du Règlement et à ce qu’il faut entendre par « variante », à mon avis, cela procède et dépend étroitement des considérations scientifiques pertinentes et d’enjeux liés au rôle et à l’expertise du BMBL, qui prend des décisions au nom ministre. La question intéresse l’application du Règlement et non son interprétation, et revient à déterminer si l’ingrédient médicinal particulier est une variante d’un ingrédient ayant déjà été approuvé.

[140]  La demanderesse cherche à reformuler la question en un enjeu d’interprétation législative et de droit. Cependant, ce n’est pas la question dont le BMBL était saisi ni celle que Photocure a abordée dans les observations détaillées qu’elle lui a soumises. La question et les observations revenaient à déterminer si l’ingrédient médicinal contenu dans CYSVIEW, dont la demanderesse reconnaît qu’il s’agit du HAL HCI, est une variante d’un ingrédient médicinal déjà approuvé. Le BMBL n’a reçu aucune observation quant à l’interprétation à donner au Règlement; les observations portaient plutôt sur ce qu’est le HAL HCI et sur ce qu’il n’est pas.

[141]  Le défendeur cite l’arrêt Reddy‑Cheminor dans lequel la Cour a conclu, après une analyse relative à la norme de contrôle, que la norme qu’il convient d’appliquer quant à la question des ingrédients médicinaux identiques était celle du caractère manifestement déraisonnable. À l’ère post‑Dunsmuir, cela correspondrait à la norme de la raisonnabilité.

[142]  L’arrêt Reddy‑Cheminor est antérieur à l’arrêt Dunsmuir, à partir duquel la jurisprudence a continué d’évoluer en ce qui concerne la norme de contrôle applicable aux décisions ministérielles, notamment celles qui supposent d’interpréter des dispositions législatives. Cependant, l’arrêt Reddy‑Cheminor est encore instructif pour ce qui est de la formulation d’une question analogue et de déterminer s’il s’agit d’une question de fait, ou de fait et de droit, ou d’une pure question de droit.

[143]  S’agissant de la norme de contrôle, la Cour d’appel soulignait au paragraphe 8 :

Deuxièmement, je conviens avec la juge Layden‑Stevenson que, suivant la méthode pragmatique et fonctionnelle, un degré élevé de retenue doit être exercé à l’égard de la décision faisant l’objet d’une révision. La procédure d’approbation des drogues est un domaine complexe et technique de l’administration publique ayant des répercussions directes sur la santé des Canadiens. Il faut, pour déterminer si deux produits contiennent des « ingrédients médicinaux identiques », posséder des connaissances scientifiques et une expérience dans le domaine de la réglementation plutôt que des connaissances du droit ou des principes juridiques.

[144]  De même, la question de savoir si l’ingrédient médicinal est une variante de type ester, sel ou autre, exige une compréhension scientifique, ce que semble reconnaître la demanderesse puisqu’elle avance que la Cour a besoin de la preuve et de l’expertise scientifiques de M. Wuest pour déterminer si la décision est correcte ou raisonnable. Elle affirme pourtant qu’il s’agit d’une question de droit.

[145]  La question soulevée par le présent contrôle judiciaire n’est pas de savoir si le ministre a correctement interprété le Règlement, et en particulier les expressions « drogue innovante », « ingrédient médicinal » ou « variante ». Il s’agit de savoir si l’ingrédient médicinal spécifique contenu dans CYSVIEW, dont la demanderesse reconnaît qu’il s’agit du HAL HCI, est une variante d’un ingrédient médicinal déjà approuvé.

[146]  La demanderesse soutient que l’expression « ingrédient médicinal » oblige à considérer la structure globale ou les « bornes et limites » de cette formule, et qu’une interprétation correcte irait dans ce sens.

[147]  La demanderesse ajoute que le ministre a mal interprété et appliqué le terme « variante » lorsqu’il a conclu qu’un ingrédient médicinal comprenant à la fois un sel et un ester était une « variante ». Même si la demanderesse reconnaît que l’interprétation de ce terme a été fixée par la Cour d’appel dans l’arrêt Takeda, elle soutient que la question spécifique qu’il faut trancher à présent est différente.

[148]  À mon avis, si la Cour devait conclure que la question soulevée par le contrôle judiciaire en est une d’interprétation législative, elle serait mal équipée pour définir les « bornes et limites » de l’expression en cause. Si elle devait se demander ce qu’il faut entendre par « ingrédient médicinal », elle retiendrait probablement un sens ordinaire – à savoir l’ingrédient qui libère le médicament. Il est possible que la prise en compte du contexte et de l’objet ne donne rien de plus et ne nous éclaire pas sur les « bornes et limites » en question. Cela n’aide pas beaucoup la position de la demanderesse.

[149]  La demanderesse a déjà reconnu que l’ingrédient médicinal est le HAL HCI. Même si elle prétend que la composante ou l’élément sel est moins important et devrait presque être ignoré, il fait partie de l’ingrédient médicinal, comme il faisait partie de l’ingrédient médicinal de l’ALA HCI déjà approuvé. Du reste, cet argument contredit celui d’après lequel il faut tenir compte de toute la structure, ce qui inclut le sel, pour interpréter correctement l’ingrédient médicinal. La demanderesse cherche à invoquer la preuve de M. Wuest, mais ce dernier estime que la structure globale n’est pas exactement telle, puisque le noyau moléculaire est simplement le HAL. L’affidavit n’est pas admis, mais les observations soumises en ce sens par la demanderesse sont assez incohérentes.

[150]  En ce qui a trait à l’analyse regardant la norme de contrôle, que la question en soit une d’interprétation législative (c’est‑à‑dire de droit) ou de fait (ou de fait et de droit), j’arriverais à la même norme, celle de la raisonnabilité. Qu’on parte de la norme présumée de la raisonnabilité pour déterminer par une analyse contextuelle si cette présomption est réfutée, ou du principe établi suivant lequel les questions de fait sont soumises à la norme de la raisonnabilité, la nature de la question est un facteur clé. Cette analyse prend des allures un peu circulaires dans les présentes circonstances.

[151]  La jurisprudence sur laquelle la demanderesse appuie son argument voulant que la question soit identique ou analogue en nature à certaines autres examinées par la Cour et la Cour d’appel, et à l’égard desquelles elles ont retenu la norme de la décision correcte, peut faire l’objet d’une distinction. Dans les décisions qu’elle invoque, la question concernait l’interprétation du règlement, par exemple celle du terme « variante », et il s’agissait de déterminer si les exemples cités, et non pas un ingrédient médicinal particulier, relevaient de cette catégorie. De plus, dans la plupart de ces décisions, les parties ont convenu que la norme applicable était celle de la décision correcte.

[152]  Je reconnais que certaines décisions postérieures à l’arrêt Dunsmuir ont conclu que la norme de la décision correcte s’appliquait aux questions d’interprétation législative intéressant le règlement puisqu’il s’agit de questions de droit. Ce raisonnement reposait sur la jurisprudence antérieure plutôt que sur une analyse concernant la norme de contrôle. Dans ces affaires, les parties avaient convenu que la norme de la décision correcte s’appliquait et les questions soulevées concernaient véritablement l’interprétation législative plutôt que l’application des faits aux règlements. Dans ses motifs dissidents dans l’arrêt Takeda, le juge Stratas a estimé que la norme de contrôle présumée était celle de la raisonnabilité, mais que les faits en présence permettaient de réfuter cette présomption et justifiaient la norme de la décision correcte.

[153]  Dans la décision Pfizer, la juge Gleason a examiné la jurisprudence postérieure à l’arrêt Dunsmuir, ce qui comprend de nombreuses décisions invoquées par la demanderesse, et a proposé un cadre de détermination de la norme de contrôle applicable aux paragraphes 99 à 104 :

Au vu de ce qui précède, je crois que les mesures à prendre pour déterminer la norme de contrôle applicable sont les suivantes.

Premièrement, il faut examiner si la jurisprudence a réglé de manière satisfaisante la question de la norme de contrôle à appliquer.

Si la jurisprudence en question date d’après l’arrêt Dunsmuir et applique l’analyse relative à la norme de contrôle que prescrit la Cour suprême du Canada, elle aura réglé de manière satisfaisante la question et peut être appliquée. Dans le même ordre d’idées, si la jurisprudence date d’avant l’arrêt Dunsmuir et prescrit que la norme de contrôle applicable est la raisonnabilité ou la décision manifestement déraisonnable, elle aura dans ce cas établi de manière satisfaisante que la norme de contrôle est la raisonnabilité, vu la préférence à l’égard de la déférence qui a été énoncée dans l’arrêt Dunsmuir ainsi que dans des arrêts ultérieurs.

La jurisprudence aura également réglé la question de la norme de contrôle applicable dans les cas où la question faisant l’objet d’un contrôle touche une question constitutionnelle, une question d’importance générale pour le système juridique dans son ensemble et étrangère à l’expertise spécialisée du décideur administratif, la détermination de la compétence respective de deux décideurs administratifs ou plus ou une véritable question de compétence. Toutes les décisions que la Cour suprême a rendues après l’arrêt Dunsmuir dénotent que la norme de la décision correcte s’applique à ces genres de décision.

À l’inverse, si la question à trancher concerne une conclusion de fait, une conclusion mixte de fait et de droit à partir de laquelle on ne peut isoler une pure question de droit, l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire conféré par la loi ou la prise d’une décision de principe que le décideur est habilité à prendre, c’est donc la norme de la raisonnabilité qui s’applique, car il ressort de la jurisprudence postérieure à l’arrêt Dunsmuir qu’il convient de faire preuve de déférence à l’endroit de ces décisions (voir p. ex. Khosa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CSC 12, [2009] 1 RCS 339, aux paragraphes 46 et 47, le juge Binnie et, au paragraphe 89, le juge Rothstein, y souscrivant; Agraira, au paragraphe 50; et Smith, au paragraphe 26).

Enfin, si le contrôle judiciaire porte sur une question de droit qui concerne l’interprétation de la loi constitutive du décideur ou une loi ou un règlement étroitement liés à son mandat, il existe une présomption selon laquelle la norme de la raisonnabilité s’applique. Cependant, il est possible de réfuter cette présomption en procédant à une analyse contextuelle si elle établit que la question en litige n’est pas de celles que le législateur entendait laisser aux décideurs le soin de trancher parce qu’elles relèvent davantage de l’expertise d’une cour de révision. En procédant à l’analyse contextuelle, la cour de révision doit tenir compte de divers facteurs, tels que la présente ou l’absence d’une clause privative, la raison d’être du tribunal, la nature de la question en cause, ainsi que l’expertise du tribunal administratif.

[154]  La demanderesse soutient qu’en vertu de la courtoisie judiciaire, je devrais suivre l’approche exposée par la juge Gleason et conclure que la norme de contrôle applicable est celle de la décision correcte.

[155]  Je souscris pleinement à la démarche de la juge Gleason, mais l’appliquer ne m’amène pas à conclure que la norme de contrôle applicable est celle de la décision correcte.

[156]  Premièrement, même si la jurisprudence a établi la norme de contrôle applicable aux questions d’interprétation législative du Règlement, la présente affaire, comme je l’ai déjà souligné, ne soulève pas de questions de ce type.

[157]  Je qualifierais la question de détermination factuelle ou de détermination de fait et de droit. Aucune question juridique pure ne se pose en l’espèce en dehors de l’application du droit aux faits. La jurisprudence postérieure à l’arrêt Dunsmuir indique que la norme de la raisonnabilité continue de s’appliquer.

[158]  Deuxièmement, si j’estimais au contraire que la question en est une d’« interprétation de la loi constitutive du décideur ou [d’]une loi ou [d’]un règlement étroitement liés à son mandat », le point de départ ou la norme présumée serait la raisonnabilité. Une analyse contextuelle serait effectuée afin de déterminer si la présomption est réfutée en faveur de la norme de la décision correcte.

[159]  Troisièmement, une analyse contextuelle ne permet pas de réfuter la norme de la raisonnabilité. La question, que la demanderesse a formulée comme l’interprétation de l’expression « ingrédient médicinal » et notamment des « bornes et limites de l’ingrédient médicinal », ou comme l’approche correcte en vue de définir cet ingrédient, relève davantage de l’expertise du BMBL. La Cour est mal équipée pour déterminer quelles sont les « bornes et limites » de l’expression « ingrédient médicinal » ou comment les ingrédients médicinaux devraient être comparés (examiner toute la structure, ou accorder plus d’importance à certains aspects de cette structure qu’à d’autres?). Comme je l’ai déjà souligné, le sens ordinaire, le contexte et l’objet n’aboutissent pas à l’interprétation recherchée par la demanderesse.

[160]  Le ministre avait pour mandat de déterminer si la drogue est une drogue innovante et si elle devait être inscrite sur le registre; il a délégué cette tâche à un groupe d’experts, le BMBL, afin qu’il évalue les faits et tienne compte des données scientifiques conformément aux procédures établies. La question peut être mieux décrite comme une question de fait, ou de fait et de droit, qui concerne la science, et le BMBL a l’expertise nécessaire pour déterminer quelles drogues sont des variantes. Ce n’est pas le cas de la Cour.

[161]  De plus, une analyse contextuelle comporte l’examen de la nature de la question en cause, ce qui semble nous ramener à la case départ. Comme je l’ai déjà fait remarquer, la nature de la question dont le ministre était saisi à titre de décideur – telle qu’elle est formulée dans les observations que la demanderesse lui a soumises – ne concerne pas l’interprétation du règlement ou d’une partie de celui‑ci, ni la manière d’évaluer l’ingrédient médicinal, mais revient plutôt à déterminer si le HAL HCI, l’ingrédient médicinal contenu dans CYSVIEW, est une variante (un ester) d’un ingrédient médicinal déjà approuvé.

[162]  Par conséquent, même si je conclus que la question en est une de fait ou de fait et de droit appelant l’application de la norme de la raisonnabilité, j’estime également que cette norme s’appliquerait si la question était présentée comme relevant davantage de l’interprétation du règlement, une question de droit.

La décision du ministre est raisonnable

[163]  La décision raisonnable est celle qui peut résister à un examen assez poussé (Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, au paragraphe 65, 174 DLR (4th)).

[164]  Lorsque la norme de la raisonnabilité s’applique, la Cour doit s’interroger sur la justification, la transparence et l’intelligibilité du processus décisionnel, et déterminer si la décision du ministre appartient aux issus possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir, au paragraphe 47).

[165]  Dans l’arrêt Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 RCS 708 [Newfoundland Nurses], la Cour suprême du Canada a explicité les exigences énoncées dans l’arrêt Dunsmuir, soulignant que les motifs « doivent être examinés en corrélation avec le résultat et ils doivent permettre de savoir si ce dernier fait partie des issues possibles », et que la cour « peut toutefois, si elle le juge nécessaire, examiner le dossier pour apprécier le caractère raisonnable du résultat » (aux paragraphes 14 à 16).

[166]  La Cour ne réévalue pas la preuve et ne rend pas de nouvelle décision. Lorsque la norme de la raisonnabilité est respectée, la Cour s’en remet au décideur.

[167]  La demanderesse n’a avancé aucun argument spécifique concernant le caractère raisonnable de la décision. Elle a fait valoir plus généralement que celle‑ci était incorrecte et, subsidiairement, qu’elle n’était pas raisonnable.

[168]  La demanderesse a fait comprendre d’une manière générale qu’elle serait désavantagée si la Cour appliquait la norme de la raisonnabilité. C’est oublier que la Cour effectue d’innombrables contrôles judiciaires selon la norme de la raisonnabilité. Les décisions ne sont pas à l’abri d’un contrôle si elles ne satisfont pas à la norme de l’arrêt Dunsmuir et si elles ne se justifient pas au regard des faits et du droit.

[169]  Les arguments de la demanderesse selon lesquels le ministre s’est trompé ont été examinés dans le contexte de la raisonnabilité.

[170]  Il s’agissait notamment de se demander si le ministre a mal compris les principes de chimie organique et s’il n’a pas tenu compte de la structure globale de l’ingrédient médicinal, et donc commis une erreur en décidant que l’ingrédient médicinal HAL HCI est un ester d’un ingrédient médicinal déjà approuvé. De plus, l’argument de la demanderesse voulant que la « variante » d’un ingrédient médicinal déjà approuvé inclue un sel ou un ester, mais pas un ingrédient médicinal qui soit à la fois un sel et un ester, et, donc, que le ministre se soit trompé a été examiné.

[171]  La demanderesse a également affirmé que le défendeur n’avait nullement prouvé que la décision était raisonnable. C’est ignorer que la preuve permettant de déterminer si la décision est raisonnable est celle qui figure au dossier, et comme je l’ai déjà souligné concernant l’admissibilité des affidavits, la Cour ne tiendra compte d’éléments absents du dossier soumis au décideur que dans des cas exceptionnels et limités.

[172]  La Cour a attentivement examiné la décision finale et le dossier complet, notamment les observations initiales de la demanderesse, la décision préliminaire du ministre, les observations écrites de la demanderesse faisant réponse à la décision préliminaire, ainsi que les diapositives présentées avec ses observations orales en réponse à la décision préliminaire.

[173]  La décision indique clairement que le ministre a examiné la structure globale de l’ingrédient médicinal, le HAL HCI, et celle de l’ALA HCI. Cela ressort de la description détaillée et de la représentation des structures qui ont été comparées : HAL HCI / HAL, ALA / HAL, et HAL HCI / ALA HCI.

[174]  La décision reconnaît que le HAL HCI est un sel du HAL, que le HAL est un ester de l’ALA, et que le HAL HCI et l’ALA HCI sont des sels. La décision conclut donc que, parce que le HAL HCI et l’ALA HCI présentent des structures identiques, il s’agit de deux sels, mais qu’en ajoutant un groupe ester, le HAL HCI est un ester de l’ALA HCI.

[175]  La décision cite l’arrêt Takeda dans lequel l’expression « drogue innovante » a été interprétée, explique la liste des variantes exclues, et souligne que les données soumises à l’appui de la demande d’approbation ne sont pertinentes que lorsque la variante ne figure pas spécifiquement dans la liste. La décision précise également que chaque détermination liée à la protection des données s’effectue au cas par cas.

[176]  Même si Photocure faisait valoir dans ses observations soumises au ministre que sa drogue était innovante, qu’il ne s’agissait pas d’un changement mineur et que les observations et diapositives indiquaient les différences entre CYSVIEW et LEVULAN KERASTIK (ALA HCI), elle n’a pas argué qu’une « variante » ne pouvait être interprétée comme étant à la fois un sel et un ester.

[177]  Contrairement à ce qu’affirme la demanderesse, à savoir que le ministre ne s’est pas prononcé sur la question et s’est trompé dans son interprétation, ce dernier n’était pas tenu de répondre à une question qui n’a pas été soulevée. Ayant conclu, par ailleurs, que l’ingrédient médicinal était un ester d’un ingrédient médicinal déjà approuvé, conformément à l’arrêt Takeda, le ministre n’avait pas à se demander ensuite si l’ingrédient médicinal était une « variante défendable ».

[178]  En outre, je ne pense pas que le ministre ait commis une erreur en concluant que l’ingrédient médicinal est un ester, ni qu’une telle conclusion soit interdite parce que la drogue contient à la fois un sel et un ester. Il n’est pas contesté que le HAL HCI est un sel et aussi un ester. Le règlement définit une « drogue innovante » comme une drogue contenant un ingrédient médicinal non déjà approuvé dans une drogue par le ministre et qui ne constitue pas une variante d’un ingrédient médicinal déjà approuvé tel un changement de sel, d’ester, d’énantiomère, de solvate ou de polymorphe.

[179]  Les exemples de « variantes » n’empêchent pas qu’un médicament qui soit à la fois un sel et un ester ou d’autres combinaisons de ces exemples soient qualifiés de variantes. À mon avis, cela n’aurait aucun sens d’un point de vue grammatical ou pratique. Le ministre a conclu de façon raisonnable que l’ingrédient médicinal est un ester d’un ingrédient médicinal déjà approuvé, même s’il est aussi un sel.

[180]  La décision du ministre appartient aux issues possibles acceptables, elle est transparente puisqu’elle révèle comment il y est parvenu, et atteste que toute la preuve au dossier a été prise en compte. Le décideur mérite notre déférence et la Cour ne réévaluera pas la preuve.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

  1. Les affidavits ne sont pas admissibles;

  2. La demande de contrôle judiciaire est rejetée;

  3. Le défendeur a droit à ses dépens.

« Catherine M. Kane »

Juge

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑1774‑14

 

INTITULÉ :

PHOTOCURE ASA c LE MINISTRE DE LA SANTÉ ET LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 3 juin 2015

 

JUGEMENT ET MOTIFS PUBLICS :

LA JUGE KANE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 10 AOÛT 2015

 

COMPARUTIONS :

Gunars A. Gaikis

Nancy Pei

 

POUR LA demanderesse

Abigail Browne

 

POUR LES défendeurS

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

SMART & BIGGAR

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LA demanderesse

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LES défendeurS

 

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