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Date : 20151130


Dossier : T-1748-14

Référence : 2015 CF 1330

Ottawa (Ontario), le 30 novembre 2015

En présence de madame la juge Tremblay-Lamer

ENTRE :

TRANSPORT DESGAGNÉS INC.

ET PÉTRO-NAV INC.

demandeurs

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Nature de l’affaire

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire en vertu de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7, d’une décision du ministre des Finances [Ministre], dans le cadre du Tarif des douanes, L.C. 1997, c 36. [Tarif] de refuser de recommander au gouverneur en conseil de remettre une somme de 10 457 540,75 $ à titre de droits de douane pour l’importation de trois bateaux-citernes.

II.                Les faits

[2]               Transport Desgagnés inc. est une société spécialisée dans l’exploitation de navires transportant des vracs liquides, des produits chimiques ainsi que des marchandises diverses et des vracs secs. Pétro-Nav inc. est une société spécialisée dans le transport par voie maritime de produits chimiques et pétroliers. Toutes deux font partie du Groupe Desgagnés.

[3]               Dans le cadre de ses activités, Transport Desgagnés inc. a acquis trois bateaux-citernes, le Pétrolia Desgagnés, le Maria Desgagnés et le Véga Desgagnés successivement le 12 janvier 1998, le 29 mars 1999 et le 11 juillet 2001.

[4]               À l’époque de leur acquisition, les bateaux étaient sujets à des droits de douane de l’ordre de 25%, prévus au Tarif. Les droits de douane afférents au Pétrolia Desgagnés ont été payés par Transports Desgagnés, tandis que les droits de douane des deux autres bateaux ont été réglés par Pétro-Nav inc.

[5]               Le 24 octobre 2009, par le biais d’une invitation publiée dans la Gazette du Canada,  le gouvernement entreprit une consultation sur une proposition de mettre en œuvre une dispense de droits de douane pour certains types de bateaux, dont les bateaux-citernes. Le gouvernement précisa que le processus de consultation n’affecterait pas les demandes de remise des droits de douane en suspens, ni les nouvelles demandes concernant les navires importés avant le 1er janvier 2010.

[6]               Le 23 septembre 2010, le gouverneur en conseil adopta le Décret de remise visant certains transbordeurs, bateaux-citernes et navires de charge, DORS/2010-202 [Décret], visant à exempter de droits de douane les transbordeurs d’une longueur de 129 mètres ou plus, les bateaux-citernes et les navires de charge importés le ou après le 1er janvier 2010. Le Décret est entré en vigueur le même jour et a été publié dans la Gazette du Canada le 13 octobre 2010.

[7]               Le 5 octobre 2012, les demandeurs ont déposé auprès du Ministre une demande de remise de droits de douane visant le Pétrolia Desgagnés, le Maria Desgagnés et le Véga Desgagnés.

[8]               Le 15 juillet 2014, les demandeurs ont reçu une lettre du Ministre les avisant que leur demande avait été refusée, car les bateaux-citernes avaient été importés avant le 1er janvier 2010.

III.             Historique

[9]               Avant l’entrée en vigueur du Décret, en vertu de l’article 115 du Tarif, une partie pouvait obtenir la remise des droits de douane payés sur tout bien importé sujet à des droits de douane.

[10]           Il n’existait pas de processus formel pour le traitement des demandes reçues par le Ministre; celui-ci acceptait d’examiner au cas par cas les demandes de remises faites par des importateurs de navires du type de ceux visés par le Décret.

[11]           Une partie désireuse de se faire remettre les droits de douane payés devait transmettre un dossier de demande qui comprend une description de la valeur du bien importé, le montant des droits de douane payés et les motifs au soutien de sa demande. La demande était ensuite transférée à un économiste du ministère des Finances, chargé de son analyse et de la formulation d’une recommandation à l’attention du Ministre.

[12]           La première tâche de l’économiste consistait à identifier si des demandes similaires avaient précédemment fait l’objet d’une recommandation quant à la remise des droits de douane et à identifier l’issue de ces demandes afin de maintenir une politique juste et équitable envers les administrés. Pour déterminer si une demande était similaire, l’économiste évaluait le type de navire visé par la demande, le marché dans lequel il était exploité, le type de services rendus par le navire et l’existence d’opérateurs concurrents. L’existence d’un précédent était un facteur déterminant dans la détermination de la recommandation.

[13]           S’il n’existait pas de précédent, une consultation avec les acteurs de l’industrie maritime était tenue afin d’obtenir les commentaires de ceux-ci sur le traitement que devrait recevoir la demande. En plus du résultat des consultations, l’économiste examinait également la demande selon les facteurs économiques applicables au cas sous étude : le type de navire, l’usage envisagé, le marché desservi, le coût fiscal de la remise de droits de douane et la disponibilité du navire sur le marché canadien.

[14]           Si le Ministre décidait de recommander au gouverneur en conseil de remettre les droits, le gouverneur en conseil, par décret, décidait d’acquiescer à la demande ou de la refuser.

IV.             La décision contestée

[15]           Dans sa lettre à l’intention des demandeurs, le Ministre a noté la mise en place du nouveau cadre de remise de droits de douane concernant certains types de navires, dont les bateaux-citernes, et la stipulation selon laquelle le gouvernement n’étudierait plus les demandes rétroactives de remise de droits de douane sur le type de navires visés par le cadre une fois ce dernier mis en place.

[16]           Dans ce contexte, le Ministre a conclu que le gouvernement devait refuser la demande puisqu’elle concernait des navires importés avant le 1er janvier 2010.

V.                Questions en litige

1.                  Quelles sont les normes de contrôle applicables aux différentes questions soulevées?

2.                  Le Ministre a-t-il outrepassé ou refusé d’exercer sa compétence en rejetant la demande de Transport Desgagnés inc. et Pétro-Nav inc.?

3.                  Le Ministre a-t-il contrevenu à ses obligations en vertu des règles de justice naturelle et d’équité procédurale?

4.                  La décision du Ministre de rejeter la demande était-elle raisonnable?

VI.             Position des parties

(1)        Les demandeurs

[17]           Les demandeurs soutiennent que le Ministre a outrepassé sa compétence en n’œuvrant pas dans le domaine que le législateur lui a conféré en prétendant agir en vertu d’un texte habilitant qui n’existe pas. Pour les demandeurs, celui-ci ne peut refuser d’exercer sa compétence en imposant un critère non prévu par la législation habilitante lors de l’évaluation de la demande. Ni le Tarif ni le Décret n’empêchent le Ministre d’exercer son plein pouvoir discrétionnaire quant aux navires importés avant le 1er janvier 2010. Ainsi, le problème est double parce que d’une part l’organisme refuse d’exercer son pouvoir discrétionnaire en refusant de considérer certains dossiers selon leur mérite et d’autre part, outrepasse sa compétence en adoptant des « filtres » non conformes à la loi habilitante.

[18]           Les demandeurs soumettent également que le Ministre n’a pas respecté son devoir d’agir équitablement de trois façons : en modifiant sans préavis la procédure suivie pour l’évaluation de la demande; en ne considérant pas la demande sur ces mérites; et en traitant de façon différente la demande des demandeurs et celle d’un concurrent dont les navires évoluent dans le même marché.

[19]           De plus, le Ministre a agi à l’encontre de leur expectative légitime quant au maintien de la politique antérieure de remise de droits de douane pour les navires importés avant le 1er janvier 2010 [politique antérieure], contrairement à ce qui avait été annoncé dans l’invitation du 24 octobre 2009. Le Ministre a donc rétroactivement et sans préavis modifié la procédure d’étude des demandes de remise de droits de douane de manière à rejeter toutes demandes visant des navires importés avant le 1er janvier 2010. Les demandeurs n’ont donc pas eu la possibilité de présenter pleinement leur point de vue en faisant des représentations sur le changement de procédure. Le Ministre avait au moins l’obligation minimale d’aviser les demandeurs que leurs demandes seraient traitées en vertu de la nouvelle politique et ainsi leur donner l’opportunité de faire des représentations sur ce changement. La violation de l’équité procédurale et des attentes raisonnables des demandeurs est d’autant plus importante que le gouvernement a accepté la demande de remise d’Algoma visant des navires en concurrence directe avec ceux visés par les demandes.

[20]           La décision du Ministre est arbitraire et déraisonnable car elle repose sur une erreur de droit manifeste, soit que les demandeurs étaient forclos de présenter leur demande suite à la mise en place du nouveau cadre régissant les remises de droits de douane, alors qu’il ne s’agissait pas d’une conséquence prévue par un texte habilitant. Le long délai de réponse, ainsi que l’avantage financier procuré aux concurrents, rendent également la décision déraisonnable.

(2)        Le défendeur

[21]           Le défendeur soutient que le Ministre a exercé sa compétence en considérant la demande des demandeurs et en la rejetant sur la base du nouveau cadre établi à l’automne 2010 qui prévoit que seuls les pétroliers importés du Canada le 1er janvier 2010 ou après cette date se qualifient pour une remise. Le Décret, publié dans la Gazette du Canada, est un texte réglementaire d’application générale ayant force de loi depuis son entrée en vigueur le 23 septembre 2010. Il établit les conditions selon lesquelles une remise de droits de douane est accordée et limite ainsi le pouvoir discrétionnaire du Ministre sous l’article 115(1) du Tarif. Puisque les navires des demandeurs ne répondent pas aux conditions, le Ministre se devait de rejeter leur demande afin d’agir à l’intérieur de sa sphère de compétence. Depuis l’adoption du Décret, le Ministre ne peut plus étudier les demandes au cas par cas comme il le faisait avant le Décret. Par conséquent, le Ministre ne peut pas refuser une demande qui rencontre (satisfait aux) les conditions du Décret sur la base de l’opposition d’un compétiteur ou pour d’autres motifs économiques.

[22]           Vu l’adoption du Décret, le défendeur soumet que la seule obligation procédurale due aux demandeurs était la possibilité d’être entendus quant au respect des conditions établies dans le Décret, ce qui a été respecté.

[23]           En réponse aux prétentions des demandeurs à l’effet que le Ministre n’a pas observé les règles d’équité procédurale en modifiant sans préavis la procédure suivie, le défendeur souligne que le Décret ne découle pas d’un changement de procédure, mais bien de politique tarifaire. Les demandeurs devaient être au courant du changement de politique depuis l’invitation à porter des commentaires du 24 octobre 2009, et auraient pu, au moment de l’annonce, choisir de faire leur demande sous l’ancienne politique, ce qui n’a pas été fait.

[24]           L’application d’une politique différente à la demande du compétiteur des demandeurs s’explique par la chronologie des demandes. Algoma inc., le compétiteur direct des demandeurs, a en effet présenté sa demande de remise en 2009, soit avant la mise en place du nouveau cadre, tandis que les demandeurs ont présenté la leur en 2012, soit deux ans après l’adoption de la nouvelle politique. Les demandeurs avaient eux aussi, à l’automne 2009, présenté une demande concurrente (Transarctik) à celle de leur compétiteur au sujet d’autres navires, et avaient été consultés quant à l’issue de la demande d’Algoma inc. Ces deux demandes ont été traitées selon l’ancienne politique, puisque le nouveau cadre n’était pas encore en vigueur. À partir de l’adoption du Décret, les demandeurs ne pouvaient plus prétendre à l’expectative légitime que leur demande serait traitée sous l’ancienne politique. Or, comme le nouveau cadre affecte les critères pertinents au traitement d’une demande sur le fond, la doctrine de l’expectative ne s’applique pas puisque cette doctrine n’offre qu’une protection au niveau procédural. Dorénavant la seule expectative légitime est plutôt que les demandes soient traitées en conformité avec le Décret.

[25]           Le défendeur soumet, qu’à la vue des conditions établies par le Décret pour la remise des droits de douane, la décision du Ministre était tout à fait raisonnable. Par ailleurs, le délai dont se plaignent les demandeurs était également raisonnable, puisqu’il est pratique courante pour le Ministre de regrouper en une seule note plusieurs recommandations sur des sujets semblables. Un changement de Ministre a également eu lieu pendant cette période.

[26]           Finalement, le défendeur soutient qu’en tant que responsable de la politique tarifaire au Canada, le ministre des Finances n’est nullement tenu de maintenir en vigueur une politique tarifaire particulière. Dans Emerson Electric Canada Ltée c Canada (Ministre du Revenu), [1997] FCJ No 178, la Cour fédérale a reconnu que la remise de douane est un pouvoir hautement discrétionnaire, de nature politique dont le seul remède quant à l’ampleur de son exercice est également de nature politique et non légale. En conséquence, le gouvernement peut faire des changements à sa politique tarifaire qui peuvent affecter les intérêts de certaines personnes, sans que de tels changements soient illégaux.

VII.          Analyse

A.                 Quelles sont les normes de contrôle applicables aux différentes questions soulevées?

[27]           Dans Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 au para 50 [Dunsmuir], la Cour suprême a indiqué qu’il ne fait aucun doute que la norme de la décision correcte s’applique aux questions de compétence. Il en va de même pour les questions de justice naturelle et d’équité procédurale (voir aussi : Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12).

[28]           Lorsque l’on est en présence d’une question touchant aux faits, au pouvoir discrétionnaire ou à la politique, ou à l’interprétation par un décideur de sa propre loi constitutive ou d’une loi étroitement liée à son mandat et dont il a une connaissance approfondie, la déférence est habituellement de mise (Dunsmuir, ci-dessus aux para 53-54).

[29]           Le pouvoir conféré au Ministre en vertu de l’article 115 du Tarif est un pouvoir discrétionnaire exercé suite à une analyse exhaustive des faits présentés par la partie qui demande la remise des droits de douane. La norme applicable est donc celle de la décision raisonnable en ce qui a trait au bien-fondé de la décision.

B.                 Le Ministre a-t-il outrepassé ou refusé d’exercer sa compétence en rejetant la demande de Transport Désgagnés inc. et de Pétro-Nav inc.?

[30]           Les demandeurs prétendent que le Ministre a outrepassé sa compétence ou a refusé de l’exercer en se basant sur un critère d’évaluation qu’ils disent illégal, soit la date d’importation des navires. En effet, ni le Tarif ni le Décret ne traiteraient spécifiquement de la situation des navires importés avant le 1er janvier 2010. Par conséquent, en vertu de l’article 115 du Tarif le Ministre conserve sa discrétion de considérer selon leur mérite les demandes de remise de droits de douane portant sur des navires importés au Canada avant le 1er janvier 2010. Je ne suis pas d’accord avec ces prétentions pour les motifs suivants.

[31]           L’article 115(1) du Tarif se lit comme suit :

115. (1) Sur recommandation du ministre ou du ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile, le gouverneur en conseil peut, par décret, remettre des droits.

115. (1) The Governor in Council may, on the recommendation of the Minister or the Minister of Public Safety and Emergency Preparedness, by order, remit duties.

[32]           Le Décret se lit comme suit :

Remise

Remission

2. Est accordée une remise des droits de douane payés ou à payer aux termes du Tarif des douanes sur les transbordeurs d’une longueur de 129 mètres ou plus classés sous la sous-position 8901.10 de la liste des dispositions tarifaires de l’annexe du Tarif des douanes, sur les bateaux-citernes classés sous la sous-position 8901.20 de cette liste et sur les navires de charge.

2. Remission of the customs duties paid or payable under the Customs Tariff is granted in respect of ferry-boats of a length of 129 m or more, classified under subheading No. 8901.10 in the List of Tariff Provisions set out in the schedule to the Customs Tariff, tankers classified under subheading No. 8901.20 in that List and cargo vessels.

Conditions

Conditions

3. La remise est accordée aux conditions suivantes :

3. The remission is granted on the following conditions:

a) le transbordeur, le bateau-citerne ou le navire de charge a été importé au Canada le 1er janvier 2010 ou après cette date;

(a) the ferry-boat, tanker or cargo vessel was imported into Canada on or after January 1, 2010;

b) l’importateur présente sur demande toute preuve requise par l’Agence des services frontaliers du Canada aux fins d’établir le droit à la remise;

(b) the importer files all evidence that is required by the Canada Border Services Agency to determine eligibility for remission; and

c) une demande de remise est présentée par l’importateur au ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile dans les deux ans suivant la date d’importation.

(c) a claim for remission is made by the importer to the Minister of Public Safety and Emergency Preparedness within two years after the date of importation.

[33]           À mon avis, contrairement à ce que les demandeurs prétendent, le Ministre n’est pas libre d’appliquer deux régimes de remise de droits de douane différents en fonction de la date d’importation des navires. Le Décret est un texte de nature législative adopté par le gouverneur en conseil. Dans le Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, [1992] 1 RCS 212, la Cour suprême a indiqué les critères déterminants pour qu’un texte soit considéré comme étant de nature législative :

[48]      Pour faire cette détermination, il convient d'examiner la forme, le contenu et l'effet du texte en question:

a) En ce qui a trait à la forme, un lien suffisant entre l'Assemblée législative et le texte indique qu'il est de nature législative. Ce lien est établi lorsque le texte est adopté, en vertu de la loi, par le gouvernement ou assujetti à l'approbation du gouvernement.

b) En ce qui a trait au contenu et à l'effet, les éléments suivants indiquent la nature législative:

i) le texte comprend une règle de conduite;

ii) le texte a force de loi; et

iii) le texte s'applique à un nombre indéterminé de personnes.

[34]           Le Décret répond à tous ces critères quant à la forme, au contenu et l’effet du texte en question. Il s’agit d’un texte réglementaire d’application générale qui prescrit des règles de conduite ayant force de loi et qui s’applique à un nombre indéterminé de personnes.

[35]           Dans l’exercice du large pouvoir discrétionnaire qui lui est confié, le gouverneur en conseil a opté pour l’établissement d’une règle législative qui limite la discrétion du Ministre d’accorder une remise.

[36]           Le Décret établit des conditions en vertu desquelles une remise est accordée. Ainsi, les bateaux-citernes qui ne répondent pas à ces conditions ne peuvent faire l’objet d’une remise. Les bateaux-citernes des demandeurs ayant été importés avant le 1er janvier 2010, ceux-ci ne rencontrent pas la première condition du Décret. Le Ministre était donc forclos d’accorder une remise.

[37]           Ainsi, depuis l’adoption du Décret, le Ministre est tenu de remettre les droits de douane lorsqu’un importateur rencontre les conditions. Il ne peut plus exercer sa discrétion pour évaluer les demandes au cas par cas comme il le faisait auparavant (Bell Canada c Assoc. canadienne des employés de téléphone, 2003 CSC 36 au para 35). Il s’ensuit qu’il ne pourrait refuser une demande qui rencontre les conditions pour d’autres motifs comme par exemple l’opposition d’un compétiteur. Il n’a plus le pouvoir d’accorder une remise lorsqu’une demande est non conforme aux conditions du Décret.

[38]           Lorsque le gouvernement met en place un nouveau cadre législatif qui s’applique à partir d’une certaine date, il en résulte inévitablement que les avantages qui existaient avant cette date seront modifiés.

[39]           Tel que le souligne le Juge en chef Blais (alors à la Cour fédérale) dans Transport Ronado inc. c Canada, 2007 CF 166, les tribunaux ont toujours reconnu le droit inaliénable du législateur de prendre des mesures législatives pour modifier certains avantages dont bénéficient les contribuables. Les demandeurs n’avaient donc pas droit à un maintien de la politique antérieure face à un changement de la loi.

[40]           Le Ministre n’a donc pas outrepassé sa compétence, ou refusé de l’exercer. Il a au contraire respecté les limites qui lui étaient imposées par la loi.

C.                 Le Ministre a-t-il contrevenu à ses obligations en vertu des règles de justice naturelle et d’équité procédurale?

[41]           Les demandeurs soutiennent que le Ministre a violé les règles de justice naturelle et d’équité procédurale de trois façons : en modifiant la procédure suivie, en ne considérant pas la demande sur la base de son mérite contrairement à ce qui avait été annoncé et en appliquant une procédure distincte à la demande par rapport à la procédure appliquée à son concurrent.

[42]           Je note au départ que le Ministre n’a pas « modifié la procédure » mais, comme le souligne le défendeur, le gouverneur en conseil a modifié la politique applicable aux demandes de remise. Si le Ministre n’effectue pas une étude cas par cas comme il le faisait auparavant c’est que le Décret lui a retiré une telle possibilité. Or, au moment où le gouvernement publie son avis dans la Gazette du Canada le 24 octobre invitant les intéressés à soumettre leurs commentaires relativement à un nouveau cadre de remise de droits, les demandeurs devaient s’attendre à un changement de politique.

[43]           L’avis mentionnait que les navires importés avant le 1er janvier n’étaient pas visés par les consultations et seraient évalués en fonction de leur mérite.

[44]           Il était alors loisible pour les demandeurs de présenter leurs demandes avant la mise en œuvre du nouveau cadre comme ce fut le cas pour les demandes d’Algoma et de Desgagnés Transarctik. Les demandeurs ont attendu en 2012 pour déposer leur demande, malheureusement trop tard puisque le Décret était alors en vigueur. Le Ministre n’avait donc plus la discrétion de prendre en considération le précédent d’Algoma puisque dans la nouvelle politique, les précédents ne sont plus considérés.

[45]           Les demandeurs prétendent que le pouvoir de recommandation du Ministre prévu à l’article 115 du Tarif exige une étude au cas par cas qui ne peut être écartée par la nouvelle politique. Ils avaient une expectative légitime que leurs demandes seraient traitées en fonction de cette procédure puisque dans l’avis public du 24 octobre 2009, le gouvernement annonçait que les navires importés avant le 1er janvier 2010 continueraient d’être évaluées selon leur mérite.

[46]           Pour les demandeurs, le ministre des Finances avait à tout le moins l’obligation de les aviser que leurs demandes seraient traitées en vertu de la nouvelle politique et ainsi leur donner l’opportunité de faire des représentations sur ce changement. Je ne suis pas de cet avis pour les raisons suivantes.

[47]           La doctrine de l’attente légitime a été élaborée dans la jurisprudence comme un prolongement des règles de justice naturelle et de l’équité procédurale. Elle a fait l’objet de maintes décisions. Elle est décrite ainsi dans l’arrêt Canada (Procureur général) c Mavi, 2011 CSC 30, [2015] 2 RCS 504 :

68     Lorsque dans l'exercice du pouvoir que lui confère la loi, un représentant de l'État fait des affirmations claires, nettes et explicites qui auraient suscité chez un administré des attentes légitimes concernant la tenue d'un processus administratif, l'État peut être lié par ces affirmations si elles sont de nature procédurale et ne vont pas à l'encontre de l'obligation légale du décideur. La preuve que l'intéressé s'est fié aux affirmations n'est pas nécessaire. Voir les arrêts Centre hospitalier Mont-Sinai, par. 29-30; Moreau-Bérubé c. Nouveau-Brunswick (Conseil de la magistrature), 2002 CSC 11, [2002] 1 R.C.S. 249, par. 78; S.C.F.P. c. Ontario (Ministre du Travail), 2003 CSC 29, [2003] 1 R.C.S. 539, par. 131. Constitue un manquement à son obligation d'équité l'omission substantielle du décideur [page535] de respecter sa parole : Brown et Evans, p. 7-25 et 7-26.

[48]           La Cour suprême rappelait plus récemment dans Agraira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36 au para 94 :

[94]      Si un organisme public a fait des déclarations au sujet des procédures qu'il suivrait pour rendre une décision en particulier, ou s'il a constamment suivi dans le passé, en prenant des décisions du même genre, certaines pratiques procédurales, la portée de l'obligation d'équité procédurale envers la personne touchée sera plus étendue qu'elle ne l'aurait été autrement. De même, si un organisme a fait une représentation à une personne relativement à l'issue formelle d'une affaire, l'obligation de cet organisme envers cette personne quant à la procédure à suivre avant de rendre une décision en sens contraire sera plus rigoureuse.

Or, cette doctrine a ses limites. Elle est d’ordre procédural et ne créé pas de droits fondamentaux. Comme l’affirmait le juge Létourneau dans Genex Communications Inc. c Canada (Procureur général), 2005 CAF 283 : « L’expectative ne doit pas entrer en conflit avec le mandat légal de l’autorité publique ».

[49]           Dans le cas présent, c’est le gouverneur en conseil par son Décret qui a modifié la politique applicable. Comme nous l’avons vu précédemment, le Décret est de nature législative. Or, les règles d’équité procédurale ne s’appliquent pas à un organe qui exerce des fonctions législatives (Renvoi relatif au Régime d’assistance publique du Canada (C.‑B.), [1991] 2 RCS 525.

[50]           Si une attente légitime avait effectivement été créée par la formulation de l’invitation du 24 octobre 2009, il n’en demeure pas moins qu’une telle expectative n’existe plus depuis l’adoption du Décret. D’ailleurs, le REIR (Résumé de l’étude d’impact de la réglementation) ainsi que le document d’information publié en octobre 2010 établissent clairement que le gouvernement n’accepte plus de demandes de remise rétroactives de droits de douane concernant les pétroliers visés et importés avant le 1er janvier 2010.

[51]           Le REIR indique que l’objectif du nouveau cadre est de permettre, entre autres, « de simplifier les procédures de remise sur les navires et d’éliminer les remises rétroactives quand les droits de douane sont d’abord payés puis remis ». Cette explication est reprise encore une fois dans la section intitulée « Justification » :

Ce nouveau cadre de remise des droits de douane applicable à l’importation de certains navires réduira l’incertitude et améliorera la prévisibilité pour toutes les parties concernées sur le marché. Une fois ce cadre en place, le gouvernement n’acceptera plus de demandes de remise rétroactive de droits de douane (par exemple concernant les navires importés avant le 1er janvier 2010) sur le type de navires visés par le cadre.

[52]           Le REIR est bien plus qu’un simple commentaire. Il est reconnu en jurisprudence que le REIR révèle les intentions du législateur et constitue un outil d’interprétation utile. Dans Bristol Myers Squibb Co. c Canada, 2005 CSC 26) aux para 156 à 157, le juge Bastarache affirmait :

[156]    Il est depuis longtemps établi que la Cour peut examiner les sources extrinsèques admissibles concernant l'historique législatif d'une disposition et le contexte dans lequel elle a été adoptée. Dans l'arrêt Francis v. Baker, par. 35, j'ai conclu que "[l]es principes applicables d'interprétation des lois exigent donc que tous les éléments de preuve relatifs à l'intention du législateur soient pris en considération, à condition qu'ils soient pertinents et fiables." Par conséquent, dans le but de confirmer l'objet du règlement contesté, l'application envisagée d'une modification du règlement ou le sens du langage législatif, il est utile d'examiner le REIR préparé dans le cadre du processus réglementaire (voir Sullivan, p. 499-500). Dans Merck 1999, par. 51, la juge McGillis a dit ce qui suit :

... le Résumé de l'étude d'impact de la réglementation qui accompagne le règlement sans toutefois en faire partie révèle les intentions du législateur et renferme des "renseignements sur l'objet et l'effet du règlement proposé".

[157]    Notre Cour et d'autres tribunaux ont fréquemment utilisé le REIR pour déterminer l'objet d'un règlement et son application envisagée et ce, dans divers contextes : voir, p. ex., RJR-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311, p. 352-353; Friesen c. Canada, [1995] 3 R.C.S. 103, par. 63-64; Merck 1999, par. 51; AstraZeneca, par. 23; Bayer Inc. c. Canada (Procureur général), [1999] A.C.F. no 826 (QL) (C.A.), par. 10.

[53]           Les demandeurs ne pouvaient donc pas s’attendre à un autre traitement que celui établi par la nouvelle politique. La seule exigence d’équité procédurale à laquelle le Ministre était soumis était d’étudier la demande de remise des demandeurs selon les conditions en vigueur, ce qui a été fait.

D.                La décision du Ministre de rejeter la demande était-elle raisonnable?

[54]           Comme nous l’avons vu précédemment, dans l’examen de la demande, le Ministre devait considérer les trois conditions énoncées à l’article 3 du Décret. Si l’une des conditions n’était pas remplie, le Ministre ne pouvait pas accorder la remise. Or, les trois bateaux-citernes ont tous été importés avant le 1er janvier 2010. Contrairement aux prétentions des demandeurs, la question de savoir si la remise aurait été accordée sous l’ancienne politique est purement hypothétique et le Ministre n’avait pas, comme auparavant, à prendre en considération le « précédent » d’Algoma puisque les précédents ne sont plus considérés dans le cadre du Décret. Comme responsable de la politique tarifaire au Canada, le ministre des Finances peut changer une politique tarifaire particulière laquelle peut affecter les intérêts de certaines personnes sans pour autant leur donner droit au maintien d’une politique antérieure. Compte tenu du Décret, la décision du Ministre de rejeter la demande était donc raisonnable.

VIII.       Conclusion

[55]           La demande de contrôle judiciaire est rejetée. Le Décret de 2010 a modifié la politique tarifaire jusqu’alors appliquée et a légitimement restreint l’exercice du pouvoir discrétionnaire du Ministre. Comme la demande de remise de droits de douane des demandeurs ne rencontrait pas une des conditions du Décret, il était raisonnable pour le Ministre de refuser de recommander une remise de droits de douane.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est rejetée avec dépens.

"Danièle Tremblay-Lamer"

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1748-15

INTITULÉ :

TRANSPORT DESGAGNÉS INC. ET PÉTRO-NAV INC. c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 28 octobre 2015

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE TREMBLAY-LAMER

DATE DES MOTIFS :

LE 30 NOVEMBRE 2015

COMPARUTIONS :

Marie-Geneviève Masson

Patrick Garneau

Pour les demandeurs

Bernard Letarte

Jean-Robert Noiseux

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Langlois Kronström Desjardins

Montréal (Québec)

Pour les demandeurs

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour le défendeur

 

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