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Date : 20151113


Dossier : IMM-4542-14

Référence : 2015 CF 1270

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 13 novembre 2015

En présence de monsieur le juge Manson

ENTRE :

SELVIN DE JESUS BERMUDEZ

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision par laquelle l’agente principale d’immigration M. Campbell [l’agente] a refusé, le 28 avril 2014, la demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire que le demandeur a présentée au Canada.

I.                   Contexte

[2]               Le demandeur est un citoyen du Salvador, né le 16 juin 1981. Il a obtenu le statut de réfugié au sens de la Convention avec sa famille en 1988 et s’est réinstallé au Canada.

[3]               En 1992, ses parents se sont séparés et il est déménagé aux États‑Unis avec sa mère.

[4]               En 1995, alors qu’il était âgé de quatorze ans, le demandeur est devenu membre d’un gang de rue local appelé « LCM‑13 » à Phoenix, en Arizona. Il a cessé d’être membre en l’an 2000, à l’âge de dix‑huit ans.

[5]               En 2008, après avoir purgé une peine d’emprisonnement de cinq ans pour des voies de fait commises en 2003, le demandeur a été expulsé des États‑Unis vers le Salvador. Depuis ce temps, il n’a fait l’objet d’aucune déclaration de culpabilité grave.

[6]               Le demandeur a vécu au Salvador de mai à août 2008. Pendant qu’il était là‑bas, il a été menacé par des membres de gangs et la police qui le soupçonnaient d’être membre d’un gang (à cause de ses tatouages, selon lui).

[7]               En août 2008, le demandeur a fui le Salvador, et en décembre 2008, il est arrivé au Canada, sans papiers, pour rejoindre son père et son frère, et est demeuré ici depuis.

[8]               En janvier 2012, un commissaire de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [la CISR] a pris une mesure de renvoi contre le demandeur après avoir conclu qu’il était interdit de territoire en vertu de l’alinéa 37(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. L’Agence des services frontaliers du Canada [l’ASFC] demande l’avis du ministre quant à savoir si le demandeur doit être renvoyé, malgré son statut de réfugié, en application du paragraphe 115(2) de la LIPR.

[9]               En janvier 2013, le demandeur a présenté une demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire.

[10]           Dans une décision datée du 28 avril 2014, une agente de Citoyenneté et Immigration Canada [CIC] a rejeté sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire.

[11]           L’entrée en vigueur de modifications apportées à l’article 25 de la LIPR a fait en sorte que les motifs d’ordre humanitaire ne peuvent plus être invoqués pour dispenser un demandeur de l’application du paragraphe 37(1). La demande du demandeur a été déposée avant ces modifications. Le présent contrôle judiciaire constitue donc sa dernière chance de faire l’objet d’une dispense.

[12]           Le demandeur a quatre enfants (trois filles biologiques et une belle‑fille). Deux d’entre elles, Jazmine et Ariel, vivent aux États‑Unis avec leur mère, et les deux autres, Kendra et sa belle‑fille Angelina, vivent au Canada avec leur mère, son épouse actuelle.

[13]           L’agente a refusé la demande du demandeur en se fondant en grande partie sur son omission d’établir qu’il se heurterait à des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives s’il était contraint de présenter sa demande de résidence permanente de l’extérieur du Canada. Il convient de souligner que le demandeur a été incarcéré pendant cinq ans pour voies de fait aux États‑Unis, et qu’il y a été expulsé au Salvador en 2008, après avoir purgé sa peine.

II.                Questions en litige

[14]           Les questions en litige dans la présente demande sont les suivantes :

A.    L’agente a‑t‑elle commis une erreur dans l’évaluation de l’intérêt supérieur des enfants du demandeur?

B.     La décision de l’agente était‑elle raisonnable en ce qui concerne l’intérêt supérieur des enfants et l’analyse des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives auxquelles se heurteraient le demandeur et sa famille?

III.             Norme de contrôle

[15]           La norme de contrôle à appliquer dans l’appréciation des questions en litige est celle de la décision raisonnable. Les questions en litige comportent des questions de fait et d’exercice du pouvoir discrétionnaire, et le tribunal interprète sa propre loi constitutive et les lois connexes (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47; Legault c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 125, au paragraphe 6).

IV.             Analyse

A.                Intérêt supérieur des enfants

[16]           Le demandeur soutient que l’agente ne s’est pas montrée réceptive, attentive et sensible à l’intérêt supérieur de ses quatre enfants (deux Américaines et deux Canadiennes), comme l’exige le paragraphe 25(1) de la LIPR. Ce facteur doit d’abord être examiné avant d’être soupesé en fonction d’autres facteurs. Dans l’arrêt Hawthorne, la Cour a reconnu que, dans la plupart des cas, l’intérêt supérieur des enfants joue en faveur de leur maintien au Canada avec leurs parents (Hawthorne c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2002 CAF 475, aux paragraphes 5 à 6).

[17]           L’agente a mentionné les points suivants au sujet des filles américaines du demandeur :

  1. elles sont âgées de douze et quinze ans;
  2. elles vivent avec leur mère aux États‑Unis;
  3. le demandeur n’est pas leur pourvoyeur principal de soins;
  4. le demandeur a parlé d’un projet visant à les faire déménager au Canada, mais n’a fourni aucun élément de preuve de leur part ou de la part de leur mère établissant qu’elles souhaitaient le faire;
  5. le demandeur a affirmé qu’il les soutient financièrement, mais n’a fourni aucune preuve étayant cette affirmation.

[18]           Quant à la fille canadienne et à la belle‑fille du demandeur, l’agente a mentionné ceci :

  1. elles sont âgées d’un an et de huit ans;
  2. elles vivent avec l’épouse du demandeur, leur mère, au centre‑ville de Toronto;
  3. le demandeur vit avec son père à Vaughan, suivant une condition de sa probation;
  4. le demandeur n’est pas leur pourvoyeur principal de soins;
  5. le demandeur n’a pas indiqué quand il entend vivre de nouveau avec son épouse et ses filles, ou s’il a l’intention de le faire;
  6. le demandeur avait l’habitude de conduire sa belle‑fille à l’école tous les jours et de lui faire des cadeaux, mais il n’y avait aucune preuve indiquant combien de fois, ou quand, il passe du temps avec elle et sa fille présentement.

[19]           L’agente a correctement appliqué le critère approprié en évaluant l’intérêt supérieur des enfants du demandeur. En premier lieu, leur intérêt supérieur doit être établi, et en deuxième lieu, la mesure dans laquelle cet intérêt sera compromis doit être examinée (Williams c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 166, au paragraphe 63). Il n’existe pas de formule stricte pour analyser l’intérêt supérieur d’un enfant.

[20]           En l’espèce, l’agente a estimé que l’intérêt supérieur des enfants serait de rester où ils sont avec leur père au Canada, mais s’est ensuite demandé si la mesure dans laquelle il serait porté atteinte à l’intérêt supérieur des enfants si la demande du demandeur était refusée serait suffisante pour l’emporter sur les autres facteurs à considérer dans le cadre de l’analyse de la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire.

[21]           L’agente a souligné que le demandeur n’est pas un pourvoyeur principal de soins pour ses enfants, et qu’il ne vit pas non plus avec eux. Il a exprimé une intention de faire déménager ses filles américaines au Canada, mais n’a pas exprimé l’intention de vivre de nouveau avec ses filles canadiennes, et n’a fourni aucune preuve faisant état d’un éventuel changement de situation.

[22]           Le demandeur n’a en outre fourni aucune preuve établissant qu’il apportait un soutien fiscal à ses enfants, et n’a joint que de vagues affidavits témoignant de son influence sur la vie de ses enfants, sans aucune précision sur le maintien de rapports suivis ou l’existence d’un soutien régulier, que ce soit sur le plan affectif, physique ou fiscal. En somme, le demandeur a fourni une preuve insuffisante au sujet des difficultés auxquelles ses filles se heurteraient si sa demande était refusée.

[23]           L’agente a également souligné que les enfants du demandeur et leurs mères sont libres de rester en Amérique du Nord. C’est aux parents de décider ensemble s’il convient ou non d’accompagner le demandeur, qui n’est pas un pourvoyeur principal de soins, au Salvador, et il ne s’agit pas d’une nécessité ou d’une conclusion inéluctable.

[24]           L’agente a agi de façon raisonnable dans la détermination de l’intérêt supérieur des enfants.

B.                 La décision était‑elle raisonnable?

[25]           Le demandeur soutient également que l’agente n’a pas apprécié correctement les difficultés auxquelles sa famille se heurterait si sa demande était refusée. Le demandeur a fait état de plusieurs facteurs pertinents à l’égard de cette analyse :

  1. le risque de criminalité en général;
  2. le risque attribuable à la perception selon laquelle le demandeur est membre d’un gang;
  3. le risque attribuable à la perception selon laquelle il est un riche exilé nord‑américain.

[26]           Le demandeur soutient que l’agente a rejeté son établissement au Canada pour plusieurs motifs déraisonnables :

  1. l’existence d’un casier judiciaire;
  2. la preuve à l’appui;
  3. l’établissement par l’intermédiaire de la famille.

[27]           La décision de l’agente était raisonnable. L’appréciation de la situation générale aurait pu être formulée plus clairement, mais l’agente disposait d’une preuve insuffisante de la part du demandeur.

[28]           En outre, l’examen que l’agente a effectué à l’égard de la situation générale au Salvador était également raisonnable. Les éléments de preuve portant sur les difficultés auxquelles pourrait se heurter le demandeur s’il retournait au Salvador, dont la perception relative à la richesse et à l’appartenance à un gang et les conditions socioéconomiques difficiles, ont été raisonnablement examinés.

[29]           Il n’a pas été fait abstraction de la situation générale simplement parce que l’ensemble de la population y était confrontée, comme le prétend le demandeur. Rien n’indique que des éléments de preuve ont été négligés lorsque cette conclusion a été tirée, et elle appartenait aux issues raisonnables auxquelles l’agente pouvait parvenir.

[30]           De plus, bien que le demandeur ait affirmé avoir été harcelé par la police et des membres de gangs au Salvador, l’agente a fait état du manque de preuve sur ce point, et a raisonnablement conclu que les recours n’avaient pas été épuisés si le demandeur devait être harcelé de nouveau à son retour.

[31]           En examinant l’établissement, l’agente a encore une fois analysé la preuve versée au dossier et conclu que, si le demandeur a vécu la majeure partie de sa vie en Amérique du Nord, et que la plupart des membres de sa famille sont ici, il n’en a pas moins omis de démontrer un degré d’établissement qui justifierait l’octroi d’une dispense fondée sur des motifs d’ordre humanitaire.

[32]           Le demandeur a fourni peu d’éléments de preuve quant à sa situation d’emploi pendant qu’il était au Canada. Il a en outre admis n’avoir jamais payé d’impôt sur le revenu, et bien qu’il ait exprimé le désir de le faire, n’a fourni aucune preuve en ce sens. Il a en outre déclaré soutenir financièrement ses enfants et son épouse, mais n’a fourni aucune preuve en ce sens non plus.

[33]           Le demandeur a toujours eu un comportement criminel. L’agente a fait état de plusieurs accusations, et pris acte de leur issue (à savoir si elles ont ou non donné lieu à des déclarations de culpabilité). Si l’issue de ces accusations n’avait pas été mentionnée, on aurait pu penser que l’agente les a mal qualifiées, mais étant donné qu’il a été clairement précisé qu’elles n’ont pas donné lieu à des déclarations de culpabilité, elles ont été raisonnablement examinées (c’est‑à‑dire qu’elles n’ont pas été en soi utilisées comme preuve de la criminalité).

[34]           Il n’a pas été fait abstraction des éléments de preuve présentés par les membres de la famille du demandeur, mais on leur a raisonnablement accordé peu de poids : les renseignements fournis dans les affidavits étaient vagues, et comme ils ne reposaient pas sur une connaissance directe, il était raisonnable de prendre en considération le fait qu’ils ne contenaient pas la source des renseignements qui y étaient fournis.

[35]           L’agente a reconnu que, si certains facteurs jouaient en faveur de l’octroi de la demande du demandeur, il n’avait pas, dans l’ensemble, réussi à établir que les difficultés auxquelles ils se heurteraient, lui et sa famille, étaient inhabituelles, injustifiées ou excessives. De plus, si l’intérêt supérieur de ses enfants militait en faveur de son maintien au Canada, ce facteur ne pesait pas assez lourd pour supplanter les autres facteurs examinés par l’agente.

[36]           Le défendeur a proposé la certification de la question suivante, à laquelle le demandeur s’est opposé, qui figure dans la décision rendue par le juge Richard Mosley dans l’affaire Celise c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 642 :

Lorsqu’il analyse l’intérêt supérieur d’un enfant, l’agent doit‑il en premier lieu déterminer explicitement en quoi consiste l’intérêt supérieur de l’enfant, et, en deuxième lieu, déterminer jusqu’à quel point l’intérêt de l’enfant est compromis par une décision éventuelle par rapport à une autre, afin de montrer qu’il s’est montré réceptif, attentif et sensible à l’intérêt supérieur de l’enfant?

LA COUR STATUE :

1.                  La demande est rejetée.

2.                  La question suivante est certifiée : « Lorsqu’il analyse l’intérêt supérieur d’un enfant, l’agent doit‑il, en premier lieu, déterminer explicitement en quoi consiste l’intérêt supérieur de l’enfant, et, en deuxième lieu, déterminer jusqu’à quel point l’intérêt de l’enfant est compromis par une décision éventuelle par rapport à une autre, afin de montrer qu’il s’est montré réceptif, attentif et sensible à l’intérêt supérieur de l’enfant? »

« Michael D. Manson »

Juge

Traduction certifiée conforme

Diane Provencher, trad. a.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :

IMM-4542-14

 

INTITULÉ 

SELVIN DE JESUS BERMUDEZ c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 4 JUIN 2015

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MANSON

 

DATE DES MOTIFS :

LE 13 NOVEMBRE 2015

COMPARUTIONS :

Daniel Kingwell

POUR LE DEMANDEUR

Nur Muhammed-Ally

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Mamann, Sandaluk & Kingwell s.r.l.

Toronto (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Vancouver (Colombie-Britannique)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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