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Date : 20151110


Dossier : T-2072-12

Référence : 2015 CF 1261

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 10 novembre 2015

En présence de monsieur le juge Hughes

ENTRE :

AMGEN CANADA INC. ET AMGEN INC.

demanderesses

et

APOTEX INC. ET

LE MINISTRE DE LA SANTÉ

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Il s’agit d’une demande déposée en vertu des dispositions du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93-133, dans sa forme modifiée, (le Règlement sur les AC). Les demanderesses souhaitent empêcher le défendeur, le ministre de la Santé (le ministre), de délivrer un avis de conformité à la défenderesse, Apotex Inc., à l’égard des seringues de filgrastim préremplies et à usage unique, pour administration parentérale et en doses de 300 μg/0,5 ml et de 480 μg/0,5 ml (le produit d’Apotex) qu’elle se propose de commercialiser, et ce, jusqu’à l’expiration des lettres patentes canadiennes portant le numéro 1341537 (le brevet 537).

[2]               Pour les motifs qui suivent, Amgen ne m’a pas convaincu que l’allégation d’Apotex, à savoir que la revendication 43 du brevet 537 est invalide pour cause d’évidence, n’est pas fondée. La demande d’interdiction sera donc rejetée.

[3]               Voici une table des matières couvrant les sujets abordés dans les présents motifs, par numéro de paragraphe :

SUJET

NO DE PARAGRAPHE

  1. LES PARTIES ET LE CONTEXTE

4

  1. LA PREUVE

9

  1. CE QU'AMGEN A FAIT

16

  1. LE BREVET EN LITIGE

28

  1. LES QUESTIONS EN LITIGE

36

  1. LE FARDEAU

40

  1. LES PERSONNES MOYENNEMENT VERSÉES DANS L'ART

42

  1. LE BREVET 537 EN DÉTAIL

47

  1. LA REVENDICATION 43

53

  1. L'INTERPRÉTATION DE LA REVENDICATION 43

54

  1. L'ANTÉRIORITÉ (LA NOUVEAUTÉ)

62

  1. L'ÉVIDENCE

81

  1. L'UTILITÉ – LA PROMESSE DU BREVET

108

  1. LA CONCLUSION ET LES DÉPENS

122

I.                   LES PARTIES ET LE CONTEXTE

[4]               La demanderesse, Amgen Canada Inc., a inscrit le brevet 537 sur une liste tenue par le ministre en vertu des dispositions du Règlement sur les AC. Cela étant, Amgen Canada est désignée dans ce règlement comme une « première personne ». Amgen Canada a déjà obtenu du ministre un avis de conformité pour un produit qu’elle appelle le Neupogen, une solution stérile contenant un médicament connu sous le nom de filgrastim, en doses de 300 μg/ml et de 600 μg/ml, en vue d’une administration sous-cutanée ou intraveineuse.

[5]               L’autre demanderesse, Amgen Inc., est la titulaire du brevet 537. Sauf mention contraire, je désignerai les demanderesses collectivement sous le nom d’Amgen.

[6]               La défenderesse, Apotex Inc., est une société pharmaceutique canadienne que l’on qualifie généralement de fabricant de médicaments génériques, et désignée dans le Règlement sur les AC comme une « seconde personne ». Elle a présenté au ministre une demande d’avis de conformité en vue de vendre son produit (le produit d’Apotex), qui est une version générique du Neupogen d’Amgen. Le Règlement sur les AC exige qu’Apotex signifie à Amgen un avis d’allégation concernant le brevet 537, ce qu’elle a fait par une lettre datée du 2 octobre 2012. Apotex a allégué qu’elle ne contreferait pas le brevet et que ce dernier est invalide pour diverses raisons évoquées dans cet avis.

[7]               Après réception de l’avis d’allégation d’Apotex, Amgen a engagé la présente instance en déposant un avis de demande le 16 novembre 2012. Le Règlement sur les AC dispose que, habituellement, la Cour est tenue de rendre une ordonnance dans les deux années suivant la date de dépôt de l’avis, mais, par une ordonnance de la Cour datée du 7 octobre 2013, ce délai a été prorogé de soixante (60) jours à compter de la fin de l’audition de la présente demande. L’audition a pris fin le 30 octobre 2015.

[8]               Le ministre, même si les documents pertinents lui ont été signifiés, n’a joué aucun rôle actif dans la présente instance.

II.                LES ÉLÉMENTS DE PREUVE

[9]               Comme il est d’usage dans une instance de cette nature, les éléments de preuve ont revêtu la forme d’affidavits et de transcriptions des contre-interrogatoires, le tout assorti des pièces qui y sont indiquées. Une ordonnance de confidentialité a été rendue mais, à l’audience, les parties ont renoncé à toute demande de confidentialité.

A.                Les témoins factuels d’Amgen

[10]           Amgen a déposé les affidavits de six personnes, qui ont témoigné au sujet des faits qui, chez Amgen, ont mené à la délivrance du brevet en litige. Chacune de ces personnes, à l’exception de Mme Fare, a été contre-interrogée. Ces personnes sont les suivantes :

  • Thomas Boone, qui a prêté serment le 12 mars 2013. Avant de prendre sa retraite en 2009, il occupait le poste de vice-président, Sciences des protéines, chez Amgen. Il travaille à l’heure actuelle comme consultant auprès de plusieurs entreprises, dont Amgen. Il a participé à la mise au point du filgrastim à titre d’associé de recherche, travaillant sous la supervision de l’inventeur désigné, M. Larry Souza, et il témoigne au sujet des travaux de recherche et de développement qui ont été menés. Il analyse la mise au point du filgrastim et passe en revue la synthèse, la transcription et la traduction des protéines, ainsi que les méthodes de séquençage des gènes.

         Arthur M. Cohen, qui a prêté serment le 8 mars 2013. Il est un employé à la retraite d’Amgen, où il détenait le titre de directeur du Groupe de pharmacologie jusqu’à son départ en 2001. À l’époque de la mise au point du filgrastim, il détenait le titre de chercheur scientifique et travaillait comme pharmacologue à la réalisation d’études in vivo. Il a témoigné au sujet des études in vivo portant sur l’administration du filgrastim chez des hamsters. Il analyse les méthodes d’essai in vivo, y compris les tests de laboratoire qui ont été réalisés sur les animaux.

         Joan A. Fare (Brezewski), qui a prêté serment le 8 mars 2013. Elle est une employée à la retraite d’Amgen, où elle détenait le titre de directrice associée au sein du Groupe de la conformité jusqu’à son départ en 2001. Elle a participé à la mise au point du filgrastim à titre d’associée de recherche. Elle ne relevait pas directement de l’inventeur désigné, mais elle l’a aidé à cultiver une lignée cellulaire et a reçu des instructions de sa part pendant qu’elle le faisait. Son témoignage a trait à la culture de cellules dans le cadre de la mise au point du filgrastim.

         Hsieng Lu, qui a prêté serment le 7 mars 2013. Cette biochimiste travaille à l’heure actuelle chez Amgen, dans le groupe de séquençage des protéines. Elle est entrée au service d’Amgen en 1984, pendant que se déroulait le processus de mise au point. Elle témoigne sur l’aspect « séquençage des protéines » de ce processus.

         Stuart L. Watt, qui a prêté serment le 12 mars 2013. Il est vice-président, Droit et l’agent de propriété intellectuelle chez Amgen. Il témoigne au sujet du brevet 537 et des brevets américains pour lesquels une revendication de priorité a été déposée. Il explique les raisons pour lesquelles deux personnes (Lawrence Souza, l’inventeur désigné, et Janice Gabrilove, scientifique à l’Institut Sloan-Kettering, qui ont pris part à la mise au point du filgrastim) n’ont pas produit de preuves par affidavit. Il confirme qu’Amgen a remporté plusieurs récompenses pour le filgrastim.

         Krisztina M. Zsebo, qui a prêté serment le 12 mars 2013. Elle est biochimiste et présidente directrice générale de Celladon Corporation. Elle a travaillé comme chercheuse scientifique chez Amgen entre 1984 et 1992. Elle témoigne sur sa participation à la mise au point du filgrastim, ce qui inclut la production d’un milieu de culture, des essais in vitro, des essais in vivo ainsi que des travaux visant à exprimer une version mammifère (par opposition à la version E. coli) de la protéine.

B.                 Les témoins experts d’Amgen

[11]           Amgen a déposé les affidavits de cinq personnes à titre d’experts, qui ont toutes été contre-interrogées. Nul n’a contesté l’expertise qu’elles disaient posséder. Ces personnes sont les suivantes :

         Connie Eaves, qui a prêté serment le 24 septembre 2014. Cette scientifique émérite travaille au Terry Fox Laboratory, qui fait partie de la British Columbia Cancer Agency. Cette chercheuse indépendante a participé à des études sur le filgrastim. Elle se dit experte en recherche hématopoïétique (une recherche sur la façon dont les cellules sanguines sont générées et se différencient). Son témoignage porte sur l’identité de la personne moyennement versée dans l’art, ce qu’était l’état de la technique en 1985, ce que promet le brevet et si le brevet était utile, et elle explique un certain nombre de termes, dont le mot « pluripotent ».

         Randolph Wall, qui a prêté serment le 29 septembre 2014. Il occupe le poste de professeur distingué de microbiologie, immunologie et génétique moléculaire au Molecular Biology Institute, à l’University of California Los Angeles (UCLA) ainsi qu’à la David Geffen School of Medicine, à l’UCLA. Il est également directeur associé du Broad Center of Regenerative Medicine and Stem Cell Research à l’UCLA. Il se dit expert en biologie moléculaire, en génétique, en immunologie et en cancérologie. Il présente des renseignements scientifiques de base et des renseignements sur la personne moyennement versée dans l’art, y compris ses connaissances générales courantes, ainsi que sur l’idée originale du brevet 537, et il traite de l’antériorité et de l’évidence.

         Ross MacGillivray, qui a prêté serment le 29 septembre 2014. Il est professeur de biochimie et de biologie moléculaire à la Faculté de médecine de l’University of British Columbia (UBC), et chercheur au UBC Centre for Blood Research. Il se dit expert en facteurs de coagulation du sang et en protéines sanguines. Il témoigne au sujet des points suivants : l’identité de la personne moyennement versée dans l’art, ce que vise la revendication 43 du brevet 537, le moment où l’équipe de recherche a terminé les étapes nécessaires pour réaliser l’invention, la question de savoir si le brevet américain sur le fondement duquel ils revendiquent la priorité s’applique à la même invention, et la question de savoir si l’invention était permise, évidente, invalide pour cause de double brevet ou nulle au sens de l’article 53, comme l’allègue Apotex.

         Hans A Messner, qui a prêté serment le 24 septembre 2014. Il est professeur de médecine à l’Université de Toronto et médecin membre du personnel au Princess Margaret Cancer Centre. Il se dit expert en hématopoïèse et en transplantation de cellules souches. Il fournit des renseignements de base sur l’hématopoïèse et sur les tests scientifiques servant à l’étude de l’hématopoïèse. Il fait également part de son opinion sur l’utilité promise du brevet 537, y compris la manière dont la personne moyennement versée dans l’art aurait interprété certains termes au milieu des années 1980, sur la question de savoir si l’utilité a été démontrée ou prédite valablement, de même que sur les indications cliniques actuelles et l’utilité du filgrastim.

         David W. Speicher, qui a prêté serment le 29 septembre 2014. Il est le professeur Caspar Wistar de bio-informatique et systémique, le directeur de l’Installation de protéomique/spectrométrie de masse et le coprésident du Programme d’oncogenèse moléculaire et cellulaire, de même que le directeur du Center for Systems and Computational Biology, au Wistar Institute, à Philadelphie. Il se dit expert en chimie et en séquençage des protéines. Il témoigne sur les allégations d’évidence, sur la personne moyennement versée dans l’art et sur ce que décrit l’exemple 1 du brevet 537 et si cela aurait été évident aux yeux de la personne moyennement versée dans l’art.

[12]           Amgen a également déposé deux affidavits d’une parajuriste, Diane Zimmerman, qui a contribué à verser au dossier un certain nombre de documents. Celle-ci n’a pas été contre‑interrogée.

C.                 Les témoins d’Apotex

[13]           Apotex a déposé les affidavits de quatre personnes à titre d’expert, et chacune a été contre-interrogée. Nul n’a contesté l’expertise qu’elles disaient posséder. Ces personnes sont les suivantes :

         Norman Iscove, qui a prêté serment le 22 août 2013. Il est scientifique principal au McEwen Centre for Regenerative Medicine, scientifique au sein du Program for Regenerative Medicine, au McLaughlin Centre for Molecular Medicine, et scientifique principal à l’Ontario Cancer Institute, des établissements tous situés à Toronto. Il se dit expert en génétique, en biologie moléculaire, en hématologie expérimentale et en cellules souches. Son témoignage porte sur la définition de la personne moyennement versée dans l’art, sur ce que le brevet 537 enseignerait aux yeux de la personne moyennement versée dans l’art et sur la question de savoir si cette invention était utile ou valablement prédite le 25 août 1986. Il commente également les travaux de culture cellulaire et les essais de formation de colonies en réponse à certaines preuves d’Amgen. On lui a demandé de comparer le brevet 537 aux brevets américains par rapport auxquels ils revendiquent la priorité, de faire part de renseignements scientifiques et de commenter ce qui aurait motivé la personne moyennement versée dans l’art à obtenir l’invention revendiquées aux dates de priorité.

         James L. Manley, qui a prêté serment le 15 août 2013. Il est le professeur Julian Clarence Levi de sciences de la vie au Service des sciences biologiques de l’Université Columbia. Ses travaux de recherche sont axés sur les mécanismes et la régulation de l’expression génétique dans les cellules mammifères. Son témoignage porte sur les points suivants : l’état de la technique et l’intérêt qu’il y avait à produire des protéines humaines recombinantes le 23 août 1985 et le 3 mars 1986, la détermination de la personne moyennement versée dans l’art, ce que revendiquait le brevet 537 selon cette personne et quelles sont les idées originales, s’il aurait fallu que la personne moyennement versée dans l’art fasse preuve d’ingéniosité à divers moments dans le temps et avec ou sans informations de la part de Sloan-Kettering, et s’il existait une divulgation et si cette dernière permettait à quelqu’un d’utiliser l’invention.

         William Stratton Lane, qui a prêté serment le 14 août 2013. Il est le gestionnaire du Mass Spectrometry & Proteomics Resource Laboratory de l’Université Harvard. Il se dit expert en protéomique (l’étude des protéines, en particulier leur structure et leur fonction). Il témoigne au sujet de l’état de la technique lié au séquençage de protéines naturelles purifiées le 23 août 1985 et le 3 mars 1986, ainsi que de l’intérêt à l’égard de cette technique. On lui a demandé qui serait la personne moyennement versée dans l’art, quel aurait été l’objet du brevet 537 et s’il aurait été nécessaire de faire preuve d’ingéniosité inventive. Il fait également des commentaires sur certaines preuves d’Amgen.

  • Robert S. Negrin, qui a prêté serment le 12 mai 2015. Il est hématologue et professeur de médecine (greffes de cellules souches hématopoïétiques) à la Faculté de médecine de l’Université Stanford. Il se dit expert en hématopoïèse, en facteurs de croissance hématopoïétique ainsi qu’en traitement de troubles sanguins, dont certains cancers. On lui a demandé quelle serait la personne moyennement versée dans l’art, la manière dont celle-ci aurait interprété l’objet du brevet 537 à sa date de publication (31 juillet 2007) et si le brevet 537 indiquait que les polypeptides seraient d’une utilité quelconque. Il traite de la manière dont la personne moyennement versée dans l’art aurait interprété deux autres brevets canadiens (nos 1 297 004 et 1 297 005), et si les idées originales étaient les mêmes que dans le cas du brevet 537. Ces réponses ont toutes été transmises aux avocats par téléphone. Il a lu l’affidavit de M. Carl Anthony, qui n’a pas pu témoigner dans le cadre de la présente instance pour cause de maladie, et il a adopté les opinions de M. Anthony comme étant les siennes.

[14]           De plus, Apotex a déposé l’affidavit de Samira Ali, une enquêteure au service de Canpro King-Reed LP, faisant affaire sous le nom de CKR Global Investigations. Elle témoigne au sujet des tentatives infructueuses qui ont été faites pour contacter certaines personnes, dont Mme Gabrilove, ou les convaincre de témoigner. Elle n’a pas été contre-interrogée.

[15]           Amgen et Apotex ont toutes deux critiqué certaines des preuves d’expert de l’autre pour diverses raisons, comme une participation indue de la part des avocats à la préparation des affidavits ou le défaut d’axer les preuves sur les [traduction] « véritables » questions en litige, et ainsi de suite. La présente instance est censée être sommaire mais, en réalité, elle est loin de l’être. Il s’agit, dans le meilleur des cas, de procès sommaires ou de mini-procès dans lesquels on demande à la Cour d’examiner des questions scientifiques complexes et de se prononcer sur elles, de trancher les points de vue opposés d’éminents experts et de traiter de questions de droit complexes, souvent dans un délai restreint. Il faudrait faire quelque chose à ce sujet avant que le système s’effondre entièrement. La Cour n’ayant vu aucun témoin en personne, il est injuste de lui demander de tirer des conclusions sur le caractère approprié de la conduite d’un témoin ou la sincérité de son témoignage. Je ne me prononcerai pas sur le caractère approprié d’un témoin quelconque ou de son témoignage. Ma décision est fondée sur les éléments de preuve eux‑mêmes, tels que je les vois dans le dossier.

III.             CE QU’AMGEN A FAIT

[16]           Je suis convaincu que le brevet 537 décrit de manière raisonnable les étapes que l’inventeur d’Amgen, M. Souza, et les personnes travaillant sous ses ordres, ont suivies pour accomplir ce qu’ils ont entrepris de faire. Le but était d’utiliser la protéine [traduction« d’origine naturelle » sur laquelle avait fait rapport M. Karl Welte, du Sloan‑Kettering Institute (SKI), et de créer par voie recombinante une protéine comportant une partie ou la totalité de la séquence d’acides aminés et une partie ou la totalité des propriétés biologiques de cette protéine de manière à disposer, en quantités suffisantes, d’une protéine recombinante qui se révélait prometteuse pour la réalisation de recherches plus poussées.

[17]           Comme il indiqué aux pages 2 et 3 du brevet, un milieu de culture d’une lignée cellulaire d’un carcinome de la vessie humain appelée 5637 avait été déposé par une autre partie, SKI vraisemblablement, dans une banque de cultures au Maryland. Comme on peut le voir aux pages 3 et 5 du brevet, certaines restrictions relatives à une utilisation commerciale semblent s’appliquer à l’accès à cette culture, mais le dossier n’indique pas clairement lesquelles.

[18]           Chez SKI, à partir de cette culture Welte avait purifié une protéine qu’il a appelée [traduction] « facteur de stimulation de colonies de cellules hématopoïétiques pluripotentes » ou [traduction] « FSC pluripotent » et produit certains échantillons dont le degré de pureté variait de 85 % à 95 % (page 10 du brevet) et qui ont été fournis à Amgen. Il n’y a aucune preuve que Welte ou une autre personne chez SKI avait déterminé un élément quelconque de la séquence d’acides aminés. Il ressort du rapport de Welte qu’un certain séquençage avait été entrepris, mais il n’en fait pas état. Son rapport mentionne diverses propriétés biologiques de la protéine, dont une masse moléculaire de 18 000 daltons.

[19]           Le brevet 537, aux pages 10 et 11, et dans les tableaux I et II, signale qu’Amgen s’est efforcée de déterminer la séquence des acides aminés à l’aide d’une quantité de 3 ou 4 μg et de 5 ou 6 μg d’échantillons tirés du matériel de Welte. Dans le premier exemple, le tableau I, légèrement plus de dix acides aminés ont été séquencés. Dans le second exemple, le tableau II, presque vingt acides aminés ont été identifiés, avec quelques autres peut-être. Il y a eu une troisième série, à partir du matériel de Welte, qui n’a produit aucune donnée.

[20]           Comme ces résultats ne produisaient pas une séquence non ambigüe et suffisamment longue, Amgen a entrepris de fabriquer et de purifier son propre matériel, à partir de cellules de la lignée 5637. Ce processus est décrit aux pages 11 à 15 du brevet. Du matériel d’un degré de pureté de 85 ± 5 % a donc été obtenu, en une quantité de 150 à 300 μg. Des échantillons de ce matériel ont été soumis à un séquençage des acides aminés dans la série no 4 et la série no 5. La série no 4 a donné lieu à l’identification de 31 acides aminés (appelés aussi [traduction] « séquencés ») et la série no 5, à l’identification de 44 acides, avec trois autres potentiellement identifiés (tableaux III et IV).

[21]           Amgen voulait identifier l’ADN qui produisait la protéine d’intérêt. Elle savait que celle‑ci était produite par un gène (consistant en une séquence d’ADN) présent dans la cellule hôte, mais elle ignorait lequel. Amgen a créé un ADN artificiel, qu’elle a appelé [traduction] « ADNc », en recourant à un procédé appelé « transcription inverse de l’ARNm ». Il n’est nul besoin d’analyser ici ce procédé. Plusieurs types différents d’ADNc ont été regroupés dans des [traduction] « banques ». Le but était d’essayer de repérer l’ADNc codant particulier pour la protéine d’intérêt parmi les nombreux candidats qui étaient présents dans les banques. Amgen y est parvenue en examinant la quarantaine d’acides aminés identifiés dans l’échantillon de protéine (tableau IV) du brevet et en se concentrant sur une longueur d’environ dix acides aminés présents dans ce brin à partir de laquelle une [traduction« sonde » pouvait être créée. La sonde elle-même était une chaîne de molécules appelées « oligonucléotides » qui allaient se fixer à une partie de l’ADNc codant pour la séquence d’acides aminés identifiée de la protéine. Bien qu’il ressorte de la preuve qu’il y avait deux ou trois endroits évidents le long de la chaîne de la quarantaine d’acides aminés identifiés d’où une sonde pouvait être créée, Amgen en a choisi un en utilisant les acides aminés aux résidus 23-30. Pour réduire le nombre de sondes potentielles nécessaires, Amgen a eu recours à la technique [traduction« inosine » récemment divulguée par Takahashi et d’autres, comme il est indiqué aux pages 17 et 18 du brevet.

[22]           En utilisant les sondes, plusieurs candidats potentiels d’ADNc ont été sélectionnés dans les banques d’ADNc. Ces candidats ont été examinés et le plus convenable d’entre eux a été analysé et séquencé. Ces procédés sont décrits aux pages 15 à 33 du brevet.

[23]           L’exemple 6 illustre l’assemblage de diverses parties de matériel génétique de façon à produire le gène qui fabrique la protéine en question.

[24]           L’exemple 7 illustre de quelle façon le gène est ensuite reproduit (exprimé) dans un milieu de bactéries (E. coli) de manière à obtenir la protéine voulue en grande quantité. L’exemple 9 en fait de même dans un milieu de cellules COS (cellules dérivées de reins de singe).

[25]           L’exemple 10 illustre les étapes suivies pour comparer plusieurs des propriétés biologiques de la protéine obtenue à celles de la protéine d’origine naturelle obtenue par Welte. La comparaison a trait à la masse moléculaire, à la captation de la thymidine, à la différenciation de cellules WEHI, à la différenciation de cellules de la moelle osseuse, à des essais de fixation des cellules, à des immuno-essais, à des bioessais d’analogues de la sérine, ainsi qu’a des bioessais in vivo.

[26]           Les étapes suivies et les tests réalisés montrent donc que la protéine issue de l’ADN recombinant comporte une partie ou la totalité de la séquence d’acides aminés de la protéine naturelle : les premiers 40 sont les mêmes et, vu la forte ressemblance entre les bioessais et la méthode par laquelle ils ont été produits, il est inféré que le reste est le même ou presque. Le produit recombinant présente les mêmes propriétés biologiques, ou presque, que celles du produit naturel.

[27]           La preuve qu’ont présentée les témoins d’Amgen, soit Boone, Cohen, Fare et Lu, lesquels ont tous participé à ces travaux chez Amgen, indique et confirme clairement qu’Amgen a exécuté les travaux décrits dans le brevet. Apotex a fait valoir qu’Amgen n’avait pas produit un affidavit de l’inventeur, M. Souza, ou de personnes travaillant chez SKI, comme Mme Gabrilove. Je ne suis pas d’avis que de telles preuves étaient essentielles. Si Apotex voulait la preuve de ces personnes, il existait des moyens, comme une commission rogatoire, de l’obtenir. Apotex n’a rien fait à cet égard.

IV.             LE BREVET EN LITIGE

[28]           La question en litige est les lettres patentes canadiennes no 1341537 (le brevet 537).

[29]           Le brevet 537 est intitulé « Production du facteur de stimulation de colonies de granulocytes pluripotents ». Il désigne Lawrence M. Souza, des États-Unis, comme l’inventeur, et il a été délivré et accordé à Kirin-Amgen, des États-Unis, le 31 juillet 2007.

[30]           Ce brevet est quelque peu inusité, en ce sens qu’il est l’un des derniers à être délivrés dans le cadre de l’« ancien » régime, antérieur au 1er octobre 1989. Toutes les demandes de brevet déposées après cette date tombent sous le coup des dispositions de la « nouvelle » Loi sur les brevets, LRC 1985, c P‑4. La référence de la Loi sur les brevets demeure la même; il est nécessaire d’examiner la date à laquelle a été déposée la demande de brevet devant le Bureau canadien des brevets pour savoir si le brevet en question tombe sous le coup de l’« ancien » régime ou du « nouveau ». La demande relative au brevet 537 a été déposée auprès du Bureau canadien des brevets le 25 août 1986, ce qui fait que ce brevet est régi par les dispositions de l’« ancienne » Loi sur les brevets, datant d’avant le 1er octobre 1989.

[31]           Parmi les questions différemment régies par l’ancienne Loi sur les brevets figure la durée du brevet, qui est de dix-sept (17) ans à compter de la date d’octroi. Le brevet 537 a été octroyé le 31 juillet 2007, ce qui veut dire que sa durée prendra fin le 31 juillet 2024. La demande est demeurée au Bureau des brevets pendant près de vingt-et-un (21) ans, ce qui est un temps particulièrement long.

[32]           La nouveauté (l’antériorité) d’un brevet relevant de l’« ancienne » Loi doit être déterminée à la date qui précède de deux ans celle de son dépôt au Canada pour ce qui est des publications et de l’usage public. La date de dépôt du brevet 537 était le 31 août 1985, ce qui veut dire que la nouveauté doit être déterminée au 31 août 1983. S’il est allégué qu’une autre personne connaissait ou utilisait l’invention avant que l’inventeur nommé dans le brevet le fasse, il faut dans ce cas que cette autre personne ait fait une divulgation publique ou un usage de cette invention avant la date de demande du brevet (voir les alinéas 27a) et 61(1)a) de l’« ancienne » Loi sur les brevets). En l’espèce, il est allégué que des personnes du Sloan-Kettering Institute et d’autres en Australie avaient cette connaissance antérieure et l’avaient publiée dans des revues scientifiques appelées « Welte » et « Nicola ».

[33]           L’évidence d’un brevet relevant de l’« ancienne » Loi doit être déterminée à la « date de l’invention ». Il est présumé que la date d’invention du brevet 537 est la date de dépôt du brevet au Canada, soit le 25 août 1986. Cette date peut être établie à une date antérieure par rapport à des demandes de priorité étrangères si le fond de la description est essentiellement le même que celui du brevet canadien. Dans le cas présent, deux demandes de brevet américaines ont été désignées comme des demandes prioritaires : la demande américaine no 768 959, déposée le 23 août 1985, et la demande américaine no 835 548, déposée le 3 mars 1986. Une date d’invention encore plus ancienne peut être établie en en faisant la preuve devant la Cour. En l’espèce, Amgen a invoqué la plus ancienne des deux dates de priorité pour le dépôt, soit le 23 août 1985, et Apotex s’est manifestement contentée de traiter de l’évidence à cette date-là.

[34]           Le brevet doit être interprété, sous l’angle de la personne versée dans l’art, à la date où il a été rendu public pour la première fois. Selon l’« ancienne » Loi sur les brevets, une demande de brevet n’est jamais rendue publique, de sorte que le public voit le brevet pour la première fois le jour où il est délivré et accordé. Dans le cas présent, il s’agit du 31 juillet 2007; voir les arrêts Whirlpool Corp. c Camco Inc., [2000] 2 RCS 1067, au paragraphe 55, et Free World Trust c Électro Santé Inc., [2000] 2 RCS 1024, au paragraphe 54. Amgen a soulevé la question de savoir s’il fallait interpréter le brevet à la date de l’octroi, mais sous l’angle de la personne versée dans l’art qui savait que la description du brevet avait été rédigée en 1985 et qui utilisait donc le libellé de cette date-là. Il n’a pas été nécessaire de donner suite à cette question, encore qu’elle soit intriguante, dans le contexte des questions soulevées à l’audience.

[35]           Que le brevet tombe sous le coup de l’« ancienne » ou de la « nouvelle » Loi sur les brevets, il est présumé au départ qu’il est valide.

V.                LES QUESTIONS EN LITIGE

[36]           La question fondamentale dont la Cour est saisie consiste à savoir s’il y a lieu de rendre une ordonnance interdisant au ministre de délivrer à Apotex un avis de conformité à l’égard du produit d’Apotex qui est en litige. À ce sujet, la Cour doit déterminer si les allégations qu’Apotex a formulées dans son avis d’allégation sont « fondées ».

[37]           Apotex a formulé de nombreuses allégations dans son avis d’allégation. Les allégations d’Apotex, et les questions que soulève Amgen dans son avis de demande, ont été nettement circonscrites. Seule la revendication 43 du brevet 537 est maintenant en litige, et seule la validité est en litige, pas la contrefaçon. Pour ce qui est de la validité, les quatre questions suivantes ont été mentionnées dans le mémoire d’Apotex :

            la nouveauté;

            la portée excessive;

            l’évidence;

            l’inutilité.

[38]           À l’audience, l’avocat d’Apotex a retiré la question de la « portée excessive », ce qui ne laisse à la Cour que trois questions relatives à l’invalidité à régler : la nouveauté, l’évidence et l’inutilité.

[39]           La Cour n’examinera donc que les trois questions de validité restantes mentionnées ci‑dessus.

VI.             LE FARDEAU

[40]           Les questions qui subsistent ont toutes trait aux allégations d’Apotex selon lesquelles le brevet 537 est invalide. Apotex est limitée par son avis d’allégation, de sorte qu’elle ne peut pas évoquer de nouveaux motifs d’invalidité (p. ex., Pfizer Canada Inc. c Canada (Santé), 2006 CF 1471, aux paragraphes 70 à 72); elle peut toutefois, comme elle l’a fait ici, limiter ses arguments relatifs à l’invalidité à un nombre inférieur à ceux qu’elle a soulevés dans l’avis d’allégation.

[41]           Il incombe en fin de compte à Amgen de convaincre la Cour que les allégations relatives à l’invalidité qu’Apotex a mises en jeu ne sont pas fondées (Règlement sur les AC, paragraphe 6(2)). La présomption de validité qu’accorde l’« ancienne » Loi sur les brevets, à l’article 45, permet de s’acquitter initialement de ce fardeau. Cependant, une fois que l’on produit des éléments de preuve tendant à établir l’invalidité, comme c’est le cas en l’espèce, la Cour se doit d’examiner l’affaire en se fondant sur les éléments de preuve. À ce stade, la première partie, Amgen, a le fardeau de prouver sur la foi des éléments de preuve que les allégations ne sont pas fondées (p. ex., Pfizer Canada Inc. c Apotex Inc., 2007 CF 26, aux paragraphes 5 à 13; conf. par 2007 CAF 195). Je réitère ici ce que j’ai écrit dans la décision Allergan Inc. c Canada (Santé), 2012 CF 767, au paragraphe 42 :

[42]      Pour ce qui concerne les allégations d'invalidité, le paragraphe 43(2) de la Loi sur les brevets, LRC 1985, c P‑4, pose une présomption de validité; toutefois, lorsque la seconde personne – qui est en l'occurrence Apotex – produit des éléments de preuve tendant à établir l'invalidité, la Cour doit trancher la question suivant la norme de preuve habituellement appliquée au civil, c'est‑à‑dire celle de la prépondérance des probabilités. Qu'on me permette de répéter ici ce que j'écrivais sur ce point aux paragraphes 43 et 44 de GlaxoSmithKline Inc c Pharmascience Inc, 2011 CF 239 :

43    Dans Pfizer Canada Inc. c. Apotex Inc., 2007 CF 26, 59 CPR (4th) 183 (confirmé par 2007 CAF 195, autorisation de pourvoi refusée, [2007] C.S.C.R. no 371), le juge O’Reilly de notre Cour a résumé aux paragraphes 9 et 12 en quoi consiste le fardeau de preuve lorsque la question en litige est l’invalidité :

9    À mon avis, la charge qui repose sur un défendeur d’après le Règlement est une « obligation de présentation de preuve » – une obligation de produire simplement une preuve d’invalidité. Après que le défendeur s’est acquitté de cette obligation, la présomption de validité du brevet devient caduque et la Cour doit alors dire si le demandeur a apporté la preuve qu’il devait apporter. Je crois que c’est de cela qu’il s’agit dans les précédents où la Cour a dit que le défendeur doit faire jouer ses prétentions. Le défendeur doit produire une preuve propre à donner un semblant de réalité à ses allégations d’invalidité.

[...]

12 Pour résumer, Pfizer a l’obligation légale d’établir, suivant la prépondérance de la preuve, que les allégations d’invalidité faites par Apotex sont injustifiées. Apotex assume simplement l’obligation de faire jouer ses prétentions et de produire une preuve qui suffise à donner un semblant de réalité à ses allégations d’invalidité. Si Apotex s’acquitte de cette obligation, alors la présomption de validité du brevet de Pfizer sera réfutée. Je devrai alors dire si Pfizer a prouvé que les allégations d’invalidité faites par Apotex sont injustifiées. Si Apotex ne s’acquitte pas de son obligation de présentation de preuve, alors Pfizer pourra simplement invoquer la présomption de validité pour obtenir l’ordonnance d’interdiction qu’elle sollicite.

44    Dans Pfizer Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé), 2008 CF 11, 69 C.P.R. (4th) 191, voici ce que j'ai déclaré, au paragraphe 32, concernant la même chose :

32 À mon avis, la décision de chacune des deux formations de la Cour d’appel fédérale n’est pas substantiellement divergente. Le juge Mosley de la Cour a concilié ces deux décisions dans les motifs qu’il a énoncés dans Pfizer Canada Inc. c. Apotex Inc., 2007 CF 971 (aux paragraphes 44 à 51). Certains éléments, formulés comme suit, sont requis lorsque sont soulevées des questions de validité d’un brevet :

1. La seconde personne peut, dans son avis d’allégation, soulever un ou plusieurs motifs pour faire valoir l’invalidité.

2. La première personne peut, dans son avis de demande déposé auprès de la Cour, lier contestation à l’égard d’un ou de plusieurs de ces motifs.

3. La seconde personne peut produire une preuve pendant l’instance devant la Cour pour étayer les motifs à l’égard desquels a été liée contestation.

4. La première personne peut, à ses risques, se fier simplement sur la présomption de validité prévue par la Loi sur les brevets ou, si elle est plus prudente, présenter sa propre preuve quant aux motifs d’invalidité mis en cause.

5. La Cour apprécie la preuve. Si la première personne se fie uniquement sur la présomption, la Cour va malgré cela apprécier la solidité de la preuve produite par la seconde personne. Si cette preuve n’est pas concluante ni pertinente, la présomption prévaudra. Si les deux parties produisent une preuve, la Cour appréciera la preuve et tranchera la question selon la norme habituelle de la prépondérance des probabilités.

6. Si la preuve de l’une et l’autre partie s’équivaut à l’étape 5 (ce qui est rare), le requérant (la première personne) n’aura pas réussi à démontrer l’absence de fondement de l’allégation d’invalidité et n’aura pas droit à la délivrance de l’ordonnance d’interdiction sollicitée.

VII.          LES PERSONNES MOYENNEMENT VERSÉES DANS L’ART

[42]           C’est la Cour qui définit la caractérisation de la personne moyennement versée dans l’art, ou, comme on l’abrège parfois, la personne versée dans l’art. Il s’agit de la personne à laquelle s’adresse censément le brevet, sous l’angle de laquelle la Cour doit interpréter le brevet et qui sert de critère en vue de déterminer l’évidence.

[43]           Amgen décrit la personne versée dans l’art au paragraphe 47 de son mémoire :

[traduction]

Les experts des deux parties conviennent essentiellement que la personne versée dans l’art comprendrait vraisemblablement une équipe de personnes ayant une expertise dans les domaines de la biochimie, de la biologie moléculaire et de l’hématologie. Il existe cependant un profond désaccord au sujet de l’étendue de l’expertise et du matériel que possèderaient les personnes constituant cette équipe (ou auxquels elles auraient accès). Apotex tente d’élever le degré de compétence à un niveau qui donne à penser que le travail pionnier du groupe de Souza paraît banal. En particulier, au milieu des années 1980, tout le travail de clonage moléculaire, pour l’essentiel, avait été réalisé dans de très rares laboratoires hautement spécialisés, dotés de l’expertise et du matériel les plus modernes. Bien que l’argument d’Apotex se résume à la phrase suivante : « le clonage moléculaire de cytokines avait été accompli par d’autres », ce travail avait été réalisé par les chefs de file du domaine, et non par des personnes de compétence ordinaire.

[44]           Apotex décrit en ces termes la personne versée dans l’art au paragraphe 14 de son mémoire :

[traduction]

Les caractéristiques du destinataire versé dans l’article du brevet 537 ne suscitent aucun litige important. L’objet du brevet 537 inclut des protéines constituant un facteur de croissance hématopoïétique, la purification de ces protéines, les séquences d’ADN codant pour ces protéines, des techniques recombinantes permettant de produire ces protéines et des compositions pharmaceutiques contenant ces protéines, ce qui signifie que le destinataire versé dans l’art est compétent dans ces domaines. Le brevet 537 s’adresse à une équipe de personnes ayant des diplômes d’études supérieures et plusieurs années d’expérience dans des disciplines telles que la biologie moléculaire, la biochimie, la chimie des protéines, le séquençage des acides aminés et l’hématologie.

[45]           Les deux parties conviennent donc que la personne versée dans l’art est une équipe de personnes ayant une expertise dans les domaines de la biochimie, de la biologie moléculaire et de l’hématologie. Le temps depuis lequel cette équipe travaille dans ces domaines, de même que le degré d’expertise, sont quelque peu contestés. Il faut se souvenir que la personne versée dans l’art est une personne moyennement versée dans l’art, pas le nouvel arrivant, pas le plus grand des experts, mais une personne ordinaire dans le domaine dont il est question. Le juge Phelan a bien énoncé la question dans la décision Merck‑Frosst – Schering Pharma GP c Canada (Santé), 2010 CF 933, au paragraphe 69 :

69.       Il faut se rappeler que la personne moyennement versée dans l’art est une personne versée dans l’art de sorte que le degré de séparation entre l’hémisphère droit et l’hémisphère gauche doit refléter les caractéristiques de la personne moyennement versée dans l’art fictive. La personne n’est ni la première ni la dernière de sa classe, mais quelque part dans le milieu.

[46]           J’admets que la définition que donne Apotex de la personne versée dans l’art concorde davantage avec celle qui est décrite dans notre jurisprudence. Amgen vise trop haut quand elle soutient qu’il doit s’agir d’une équipe de personnes travaillant dans des laboratoires hautement spécialisés.

VIII.       LE BREVET 537 EN DÉTAIL

[47]           Le brevet 537 est un long document. Il commence, à la page 1, par une description générale de l’invention :

[traduction]

La présente invention concerne en général des facteurs de croissance hématopoïétique ainsi que des polynucléotides encodant de tels facteurs. La présente demande a trait en particulier à des facteurs de stimulation de colonies de cellules pluripotentes de mammifère, plus précisément un facteur de stimulation de colonies de granulocytes pluripotents de l’humain (hpG-CSF), à des fragments et à des analogues polypeptidiques de ceux-ci, ainsi qu’à des polynucléotides les encodant.

[48]           Cette description est suivie d’une analyse du système hématopoïétique humain, axée sur un facteur que le brevet désigne sous le nom de « facteur de stimulation de colonies de granulocytes pluripotents humains (hpG-CSF) ». L’invention porte principalement sur la caractérisation de ce facteur et sa production recombinante en quantités commerciales. Le simple fait d’extraire le facteur de cultures cellulaires ne suffit pas. Aux pages 4 et 5, le brevet indique, en partie :

[traduction]

En prenant pour base leurs propriétés communes, il semble que le CSF-B humain de Nicola et coll., précité, et le hpCSF de Welte et coll., précité, soient le même facteur, que l’on pourrait qualifier correctement de facteur de stimulation de colonies de granulocytes pluripotents humains (hpG-CSF). La caractérisation et la production recombinante du facteur hpG-CSF seraient particulièrement souhaitables à la lumière de la capacité déclarée du G‑CSF murin de supprimer complètement une population de cellules leucémiques WEHI-30 3B D+ in vitro à des « concentrations parfaitement normales », ainsi que de la capacité déclarée de préparations injectées et brutes du G‑CSF murin de supprimer une leucémie myéloïde transplantée et établie chez les souris. Metcalf, Science, 229, 16-22 (1985). Voir aussi Sachs, Scientific American, 284(1), 40-47 (1986).

Dans la mesure où le facteur hpG-CSF peut se révéler thérapeutiquement important et doit donc être disponible en quantités commerciales, le fait de l’isoler de cultures cellulaires ne produira vraisemblablement pas une source de matériel suffisante. Il vaut la peine de mentionner, par exemple, qu’il semble y avoir des restrictions concernant l’usage commercial de cellules de banques de tumeurs humaines comme la lignée cellulaire 5637 du carcinome de vessie humain (A.T.C.C. HTB9) qui ont été déclarées comme des sources d’isolats de hpCSF naturels dans Welte et coll. (1985, précité).

[49]           Un sommaire de l’invention est présenté aux pages 5 à 8 du brevet :

[traduction]

Sommaire de l’invention

Selon la présente invention, des séquences d’ADN codant la totalité ou une partie du hpG-CSF sont offertes. Ces séquences peuvent inclure : l’incorporation de codons « privilégiés » en vue de leur expression par des hôtes non issus de mammifères particuliers; la fourniture de sites de clivage par des endonucléases de restriction, ainsi que la fourniture de séquences d’ADN initiales, terminales ou intermédiaires additionnelles qui facilitent la construction de vecteurs facilement exprimés. La présente invention offre également des séquences d’ADN codant pour l’expression microbienne d’analogues polypeptidiques ou de dérivés du hpG-CSF qui diffèrent de formes naturelles pour ce qui est de l’identité ou de l’emplacement d’un ou plusieurs résidus d’acides aminés (c.-à-d., des analogues de suppression contenant moins que la totalité des résidus spécifiés pour le hpG-CSF; des analogues de substitution, comme (ser17] hpG-CSF, où un ou plusieurs résidus spécifiés sont remplacés par d’autres résidus; et des analogues par substitution dans lesquels un ou plusieurs résidus d’acides aminés sont ajoutés à une partie terminale ou médiale du polypeptide) et qui partagent une partie ou la totalité des propriétés de formes naturelles.

[…]

La présente invention offre des produits polypeptidiques purifiés et isolés présentant une partie ou la totalité de la conformation structurelle primaire (c.-à-d., une séquence continue de résidus d’acides aminés) et une ou plusieurs des propriétés biologiques (p. ex., propriétés immunologiques et activité biologique in vitro) et des propriétés physiques (p. ex., masse moléculaire) du hpG-CSF naturel, y compris ses variantes alléliques. Ces polypeptides sont également caractérisés par le fait qu’ils sont issus de procédures synthétiques chimiques ou d’une expression d’une cellule hôte procaryote ou eucaryote (p. ex., par des cellules de bactéries, de levures, de plantes supérieures, d’insectes et de mammifères en culture) de séquences d’ADN exogènes obtenues par clonage génomique ou d’ADNc ou par synthèse génétique. Les produits de levure caractéristiques (p. ex., Saccaromyces cerevisiae) ou de cellules hôtes procaryotes [p. ex., Escherichia coli (E. coli)] sont exempts de toute association avec des protéines de mammifères. Les produits d’expression microbienne dans les cellules de vertébrés (p. ex., cellules de mammifères non humains et cellules aviaires) sont exempts d’association avec des protéines humaines. Suivant l’hôte utilisé, les polypeptides de l’invention peuvent être glycosylés avec des hydrates de carbone de mammifères ou d’autres hydrates de carbone eucaryotes ou peuvent être non glycosylés. Les polypeptides de l’invention peuvent également inclure un résidu de méthionine (acide aminé) initial (à la position ‑1).

De plus, l’invention englobe des compositions pharmaceutiques comprenant des quantités efficaces de produits polypeptidiques de l’invention, de pair avec des diluants, des adjuvants ou des supports convenables, utiles dans les traitements par hpG-CSF.

[50]           Quelques possibilités pour l’invention sont décrites à la page 8 :

[traduction]

Les produits polypeptidiques de la présente invention peuvent être utiles, seuls ou en combinaison avec d’autres facteurs ou médicaments hématopoïétiques, pour le traitement de troubles hématopoïétiques, comme l’anémie aplasique. Ils peuvent être utiles aussi pour le traitement de déficits hématopoïétiques consécutifs à une chimiothérapie ou une radiothérapie. Le succès d’une transplantation de moelle osseuse, par exemple, peut être rehaussé par le facteur hpG-CSF. Le traitement des brûlures et le traitement des inflammations bactériennes peuvent également profiter de l’application du facteur hpG-CSF. De plus, ce facteur peut aussi être utile pour le traitement de la leucémie, en raison de sa capacité déclarée de différencier les cellules leucémiques. Welte et coll., Proc. Natl. Acad. Sci. (USA), 82, 1526-1530 (1985) et Sachs, précité.

[51]           Cela est suivi d’une description détaillée, assortie d’un certain nombre d’exemples décrits de manière générale à la page 9 :

[traduction]

Les exemples qui suivent sont présentés à titre d’illustration de l’invention et sont spécifiquement axés sur des procédures exécutées avant l’identification de hpG-CSF ADNc et de clones génomiques, sur les procédures menant à une telle identification, ainsi que sur le séquençage, la mise au point de systèmes d’expression fondés sur l’ADNc, les gènes génomiques et fabriqués et la vérification de l’expression hpG-CSF et de produits analogues dans de tels systèmes.

Plus particulièrement, l’exemple 1 est axé sur le séquençage d’acides aminés de hpG-CSF. L’exemple 2 est axé sur la préparation d’une banque d’ADNc pour le contrôle de l’hybridation de colonies. L’exemple 3 est lié à la construction de sondes d’hybridation. L’exemple 4 concerne le contrôle de l’hybridation, l’identification de clones positifs, le séquençage ADN d’un clone ADNc positif et la production d’une conformation structurelle primaire polypeptidique (séquence d’acides aminés). L’exemple 5 est axé sur l’identification et le séquençage d’un clone génomique codant le hpG-CSF. L’exemple 6 est axé sur la construction d’un gène fabriqué codant le hpG-CSF et dans lequel sont utilisés des codons issus de préférence d’E. coli.

L’exemple 7 porte sur les méthodes de construction d’un vecteur de transformation d’E. coli incorporant de l’ADN codant pour le hpG-CSF, sur l’utilisation du vecteur dans l’expression procaryote du hpG-CSF, ainsi que sur l’analyse des caractéristiques de produits recombinants de l’invention. L’exemple 8 est axé sur les méthodes de production d’analogues de hpG-CSF dans lesquels les résidus de cystéine sont remplacés par un autre résidu d’acide aminé convenable au moyen d’une mutagénèse exécutée sur de l’ADN codant pour le hpG-CSF. L’exemple 9 est axé sur les méthodes de construction d’un vecteur incorporant de l’ADN codant pour un analogue du hpG-CSF dérivé d’un clone d’ADNc positif, sur l’utilisation du vecteur pour la transfection de cellules COS-l, et sur la croissance cultivée des cellules transfectées. L’exemple 10 est lié aux propriétés physiques et biologiques de produits polypeptidiques recombinants de l’invention.

[52]           Les revendications, quatre-vingt-deux en tout, suivent les exemples. Seule la revendication 43 est en litige en l’espèce.

IX.             LA REVENDICATION 43

[53]           La revendication 43 est la seule qui est en litige. En voici le texte :

[traduction]

43.       Un polypeptide défini par la séquence d’acides aminés suivante : 

Met Thr Pro Leu Gly Pro Ala Ser Ser Leu Pro Gln Ser Phe Leu Leu Lys Cys Leu Glu Gln Val Arg Lys Ile Gln Gly Asp Gly Ala Ala Leu Gln Glu Lys Leu Cys Ala Thr Tyr Lys Leu Cys His Pro Glu Glu Leu Val Leu Leu Gly His Ser Leu Giy Ile Pro Trp Ala Pro Leu Ser Ser Cys Pro Ser Gln Ala Leu Gln Leu Ala Gly Cys Leu Ser Gln Leu His Ser Gly Leu Phe Leu Tyr Gln Gly Leu Leu Gln Ala Leu Glu Gly Ile Ser Pro Glu Leu Gly Pro Thr Leu Asp Thr Leu Gln Leu Asp Val Ala Asp Phe Ala Thr Thr Ile Trp Gln Gln Met Glu Glu Leu Gly Met Ala Pro Ala Leu Gln Pro Thr Gln Gly Ala Met Pro Ala Phe Ala Ser Ala Phe Gln Arg Arg Ala Gly Gly Val Leu Val Ala Ser His Leu Gln Ser Phe Leu Glu Val Ser Tyr Arg Val Leu Arg His Leu Ala Gln Pro.

X.                L’INTERPRÉTATION DE LA REVENDICATION 43

[54]           Les parties proposent des interprétations quelque peu différentes de la revendication 43. Au paragraphe 52 de son mémoire, Amgen indique :

[traduction]

52.       La revendication 43 fait état d’un polypeptide de 175 acides aminés. L’idée originale peut être interprétée à partir du reste du brevet : il s’agit d’un polypeptide recombinant, fabriqué dans E. coli, avec « une partie ou la totalité de la conformation structurelle primaire (c.-à-d., séquence continue de résidus d’acides aminés) et une ou plusieurs des propriétés biologiques (p. ex., propriétés immunologiques et activité biologique in vitro) et des propriétés physiques (p. ex., masse moléculaire) du hpG‑CSF naturel […] ». En d’autres termes, l’idée originale est que ce polypeptide recombinant présente certaines des mêmes propriétés biologiques et physiques que celles de la préparation de protéines de Welte.

[55]           Apotex, au paragraphe 20 de son mémoire, indique :

[traduction]

20.       La revendication 43 du brevet 537 concerne un « polypeptide (c.-à-d. une protéine) défini par une séquence de 175 acides aminés ». Le destinataire versé dans l’art du brevet 537 comprendrait que la séquence d’acides aminés est formée de l’acide aminé appelé méthionine, suivi des 174 acides aminés du G‑CSF naturel. Comme sa séquence d’acides aminés n’est pas identique au G-CSF naturel, la personne versée dans l’art comprendrait que le polypeptide de la revendication 43 est le produit d’une fabrication recombinante qui concorde avec l’objet déclaré de l’invention. La revendication ne fait mention d’aucune méthode particulière pour fabriquer le polypeptide.

[56]           Le juge Stratas, s’exprimant au nom de la Cour dans l’arrêt Zero Spill (Int’l) Inc. c Heide, 2015 CAF 115, a résumé les principes qu’un tribunal doit suivre pour interpréter une revendication, et ce, au paragraphe 41 :

41.              Devant nous, les parties se sont entendues de façon générale sur les principes applicables à l’interprétation des revendications. Les grands principes d’interprétation bien reconnus sont les suivants :

•      L’interprétation des revendications est la première étape dans tout procès en matière de brevets.

•      Il incombe au tribunal d’interpréter les revendications.

•      Le tribunal doit lire les revendications en se plaçant du point de vue de la personne versée dans l’art auquel le brevet se rapporte.

•      Le lecteur versé dans l’art examine le brevet à la lumière des connaissances générales courantes dans le domaine.

•      Le lecteur versé dans l’art interprète les revendications à la date de publication du brevet.

•      Il est nécessaire de départager les éléments essentiels des revendications de ceux qui ne le sont pas.

•      Il faut interpréter le libellé des revendications de manière téléologique afin d’atteindre un résultat équitable tant pour le breveté que pour le public.

•      Il faut examiner les mots employés dans les revendications en fonction de l’ensemble du mémoire descriptif, sans toutefois tenter d’élargir ou de rétrécir la portée du texte des revendications.

•      Il est permis de présenter une preuve d’expert afin d’aider le tribunal à lire les revendications du point de vue du lecteur versé dans l’art.

[57]           Je souscris aux aspects scientifiques fondamentaux qui sont énoncés aux paragraphes 22 à 27 de l’affidavit de M. Wall :

[traduction]

Protéines, polypeptides et acides aminés

22.       Les protéines jouent un rôle crucial dans la plupart des processus biologiques. Elles remplissent des fonctions différentes, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de la cellule. Par exemple, la protéine que l’on appelle l’hémoglobine transporte l’oxygène dans les globules rouges. Les anticorps, un autre type de protéine, aident à nous protéger contre les molécules étrangères auxquelles notre organisme est exposé. Les protéines confèrent aussi de la résistance à notre peau et à nos os et constituent le principal élément des muscles. Elles agissent aussi comme messagères dans l’organisme en se fixant à des récepteurs cellulaires particuliers et en signalant à la cellule d’exécuter une fonction particulière.

23.       Les principaux éléments essentiels des protéines sont appelés « acides aminés ». La structure de base d’un acide aminé est illustrée ci-dessous, à la figure 1.

24.       Il existe vingt acides aminés standards, se différenciant chacun du reste par une « chaîne latérale » ou un « groupe R » unique (illustré dans la figure 1 par une case jaune portant la lettre  « R »). Les chaînes latérales confèrent des propriétés différentes à chacun des vingt acides aminés. À de rares exceptions près, la totalité des protéines de toutes les espèces – depuis les bactéries jusqu’aux humains – sont faites de combinaisons de ces vingt acides aminés. Dans son affidavit, au paragraphe 36, ainsi que dans la figure 2, M. Lane décrit la structure des acides aminés, et je souscris à ce qu’il indique.

25.       Les acides aminés sont souvent désignés par une abréviation de trois lettres ou une lettre unique, comme l’illustre le tableau 1 ci-dessous.

Acide aminé

Abréviation à trois lettres

Abréviation à une lettre

Alanine

Ala

A

Arginine

Arg

R

Asparagine

Asn

N

Aspartate

Asp

D

Cystéine

Cys

C

Glutamate

Glu

E

Glutamine

Gln

Q

Glycine

Gly

G

Histidine

His

H

Isoleucine

Ile

I

Leucine

Leu

L

Lysine

Lys

K

Méthionine

Met

M

Phénylalanine

Phe

F

Proline

Pro

P

Sérine

Ser

S

Thréonine

Thr

T

Tryptophane

Trp

W

Tyrosine

Tyr

Y

Valine

Val

V

Tableau 1. Abréviations des acides aminés

26.       Les acides aminés peuvent se lier entre eux de bout en bout (où le groupe carboxyle d’un acide aminé se fixe au groupe aminé d’un autre). Quand de multiples acides aminés sont reliés ensemble, la chaîne qui en résulte s’appelle un « polypeptide ». Dans son affidavit, aux paragraphes 60 et 61, ainsi que dans la figure 9, M. Manley décrit la structure des polypeptides, et je souscris à ce qu’il indique. Dans son affidavit, aux paragraphes 37 et 38, ainsi que dans les figures 3 et 4, M. Lane décrit la formation de liaisons peptidiques et de protéines, et je souscris à ce qu’il indique.

27.       Suivant le type de cellule dans laquelle la protéine est produite, cette dernière peut aussi être modifiée par la fixation de molécules de sucre (glycanes) à des acides aminés spécifiques présents dans la protéine – ce processus porte le nom de « glycosylation ».

[58]           J’ai traité des acides aminés dans deux décisions antérieures de la Cour. Dans Abbvie Corporation c Janssen Inc., 2014 CF 55, j’ai écrit, au paragraphe 28 :

[28]      Passons maintenant à un autre aspect. Les formes de vie sont composées d’éléments de base appelés les acides aminés, dont plus de vingt sont connus. Ces acides sont souvent désignés par une forme abrégée de trois lettres ou une lettre majuscule; ainsi, on écrit souvent gly, ou G, pour désigner la glycine, et ainsi de suite pour les autres acides aminés. Ces acides sont reliés dans différents ordres et longueurs pour former des substances comme les protéines et les peptides (essentiellement des protéines courtes). À mesure que ces chaînes deviennent plus longues et plus complexes, elles se replient, parfois à cause de l’interaction individuelle d’acides aminés dans la protéine et de l’hydrophobie spécifique de chaque acide aminé. Le repliement des chaînes d’acides aminés entraîne la formation de structures globulaires qui prennent des formes telles que le « Y » des anticorps en litige en l’espèce.

[59]           Dans Merck & Co. Inc. c Apotex Inc., 2006 CF 524, j’ai écrit, au paragraphe 16 :

[16]      Les acides aminés sont les éléments constitutifs fondamentaux de la matière vivante. Dans la nature on trouve habituellement vingt acides aminés portant des noms tels que proline, lysine, glutamine, etc. Ces noms sont souvent abrégés en pro, lys et glu, etc. En combinant divers nombres et groupes d’acides aminés en différentes configurations, on produit des structures plus grandes connues sous le nom de peptides. Les liaisons entre les acides sont appelées les liaisons peptidiques. Des groupes encore plus grands, connus sous le nom de protéines, peuvent aussi être formés à partir de ces acides. Et des structures encore plus importantes peuvent conduire à des configurations comme celle de l’acide désoxyribonucléique (ADN) et, finalement, à la matière vivante.

[60]           La revendication 43 ne fait état d’aucun paramètre physique pour les polypeptides, pas plus qu’elle ne définit ou ne limite le procédé par lequel ils sont fabriqués.

[61]           La revendication 43 est axée sur un polypeptide ayant une séquence d’acides aminés commençant par Met (méthionine), et le reste de la séquence présente une partie ou la totalité de la séquence et une partie ou la totalité des propriétés biologiques du facteur naturel identifié par Welte.

XI.             L’ANTÉRIORITÉ (LA NOUVEAUTÉ)

[62]           L’article 2 de la Loi sur les brevets (la nouvelle et l’ancienne) définit une « invention » comme une chose présentant le caractère de la « nouveauté ». L’alinéa 27(1)a) de l’« ancienne » Loi sur les brevets, en combinaison avec l’alinéa 61(1)a), dispose qu’un brevet ne peut être accordé, ou ne peut être valide s’il est accordé, à une personne si l’invention était connue ou utilisée par une autre personne avant qu’elle l’ait inventé, à la condition que cette autre personne ait divulgué ou utilisé l’invention de manière telle qu’elle est devenue accessible au public.

[63]           Il ne semble pas y avoir de véritable litige, et je conclus donc que l’inventeur désigné dans le brevet 537, M. Souza, a réalisé l’invention revendiquée dans la revendication 43 de ce brevet au moins avant la date de priorité relative au dépôt, soit le 23 août 1985.

[64]           Apotex soutient que Welte et d’autres chercheurs de SKI avaient déjà réalisé l’invention et l’avaient divulguée au public au moyen du rapport « Welte » intitulé « Purification and biochemical characterization of human pluripotent hematopoietic colony-stimulating factor » (Purification et caractérisation biochimique du facteur de stimulation de colonies de granulocytes pluripotents humains) publié dans Proceedings of Natural Science, aux États-Unis, en mars 1985. Cette date précède de plusieurs mois la date de priorité du 23 août 1985.

[65]           Dans son rapport, Welte décrit que les auteurs ont purifié, à un degré d’homogénéité apparente, ce qu’ils décrivent comme un facteur de stimulation de colonies de granulocytes pluripotents (FSC pluripotent) qu’ils caractérisent de plusieurs façons. Il semble que le processus d’identification d’une séquence d’acides aminés avait été entrepris, mais aucune donnée n’est révélée dans le rapport. Je répète ici une partie du volet [traduction] « Analyse » de ce rapport :

[traduction]

Dans la présente étude, nous décrivons la purification d’un FSC pluripotent, produit de manière constitutive par la lignée cellulaire 5637 du carcinome de vessie humain. Cette protéine est capable de stimuler la croissance in vitro de cellules progénitrices mixtes de colonies (CFU-GEMM), de cellules progénitrices érythroïdes précoces (BFU-E) et de cellules progénitrices granulocytes macrophages (CFU-GM); de plus, elle provoque la différenciation des lignées cellulaires myélomonocytaires murines [WEHI-38B (D+)] et promyélocytaires humaines (HL-60) (données non publiées). Le FSC pluripotent purifié avait une activité spécifique dans l’essai de GM-CSF de 1,5 × 108 u/mg de protéine. À notre connaissance, il s’agit là de l’activité spécifique la plus élevée qui soit pour un FSC pluripotent humain déclaré à ce jour. Ce FSC a un Mr de 32 000 par filtration sur gel et un Mr de 18 000 par NaDodSO4/PAGE dans des conditions à la fois réduites et non réduites, ainsi qu’un pI de 5,5. Les activités du FSC pluripotent pouvaient être éluées de tranches de gel représentant le même intervalle de masse moléculaire que celui de la bande de protéine colorée.

La protéine purifiée illustrée dans NaDodSO4/PAGE concorde avec le FSC pluripotent parce que (i) le profil d’élution de la protéine visualisé dans NaDodSO4/PAGE (non illustré) et l’élution de l’activité du FSC pluripotent (fig. 3) à partir des colonnes de RP-HPLC est équivalent dans la fraction principale et les fractions latérales, (ii) une chromatographie additionnelle de la protéine purifiée sur des colonnes RP-HPLC diphényles ou octyles en utilisant de l’acétonitrile ou de l’éthanol comme solvant organique pour l’élution n’ont pas mené à une séparation des protéines et à une activité du FSC pluripotent (données non illustrées), (iii) il y a une localisation identique de la bande protéique et de l’activité du FSC pluripotent dans une NaDodS04/PAGE préparative, et (iv) une activité GM-CSF hautement spécifique (1,5 × 108 u/mg de protéine) a lieu. Nos données donnent à penser que nous avons purifié le FSC pluripotent à un degré d’homogénéité apparent et que, de ce fait, nous avons soumis nos protéines purifiées à une analyse de la séquence des acides aminés (données non illustrées). Il est possible, mais peu probable, croyons-nous, que le FSC pluripotent soit associé à un élément mineur représentant <5 % de la préparation.

[66]           C’est donc dire, soutient Apotex, que Welte et ses collaborateurs ont isolé et purifié le produit « naturel », aujourd’hui appelé G-CSF, et qu’ils l’ont caractérisé de plusieurs façons, mais pas la séquence d’acides aminés, et qu’ils ont indiqué qu’il était utile de poursuivre plusieurs usages apparents dans le domaine des traitements médicaux. Tout ce qu’Amgen a fait, soutient Apotex, c’est identifier une propriété inhérente, soit la séquence d’acides aminés. Elle ajoute qu’aucun brevet ne peut revendiquer l’identification d’une propriété d’une substance connue.

[67]           Amgen soutient que la substance dont il est question dans la revendication 43 n’est pas celle de Welte; il s’agit d’une substance nouvelle, obtenue de manière artificielle par des moyens recombinants. La mise en place de l’abréviation « Met » au début de la séance d’acides aminés fait en sorte que le produit est nouveau et différent; il est obtenu par des moyens recombinants. De plus, le reste de la séquence d’acides aminés est probablement, mais non certainement, la séquence d’acides aminés du produit « naturel » de Welte. Le brevet indique que la substance a [traduction« une partie ou la totalité » des propriétés physiques et [traduction« une partie ou la totalité » des propriétés biologiques du produit naturel.

[68]           Le brevet 537 formule quelques énoncés au sujet du rapport de Welte. Ces énoncés formulés dans le brevet doivent être considérées comme des admissions qui lient le breveté, Voir, par exemple, Pfizer Canada Inc. c Novopharm Ltée. (2005), 42 CPR (4th) 502, au paragraphe 78, et Pfizer Canada Inc. c Canada (Santé), 2008 CF 500, une décision dans laquelle j’ai écrit, au paragraphe 56 :

[56]      Il est raisonnable, quand on examine l’invention revendiquée – qui, peut-on dire simplement, consiste en un sel, du bésylate d’amlodipine, utilisé pour soigner des affections cardiaques – de commencer par l’antériorité reconnue dans le brevet lui-même. Il s’agit, après tout, d’une reconnaissance par le breveté de l’état préexistant de la technique (voir Eli Lilly Canada c. Novopharm Ltd., 2007 CF 596, au paragraphe 142, et Pfizer Canada Inc. c. Novopharm Ltd., 2005 CF 1299, au paragraphe 78). […]

[69]           Aux pages 2 et 3, le brevet 537 traite du rapport de Welte :

[traduction]

Un facteur de croissance hématopoïétique humain, appelé « facteur de stimulation de colonies de granulocytes pluripotents » (hpCSF), ou pluripoïétine, a été mis en évidence dans le milieu de culture d’une lignée cellulaire du carcinome de vessie humain dénommée 5637 et déposée dans des conditions restrictives auprès de l’American Type Culture Collection, à Rockville (Maryland), sous la référence suivante : A.T.C.C. Deposit No. HTB-9. Le hpCSF purifié à partir de cette lignée cellulaire stimulerait la prolifération et la différentiation de cellules progénitrices pluripotentes menant à la production de tous les principaux types de cellules sanguines dans le cadre d’essais utilisant des cellules progénitrices de la moelle osseuse humaine. Welte et coll., Proc. Nat1. Acad. Sci. (USA), 82, 1526-1530 (1985). Purification du hpCSF employée : précipitation (NH4)2S04; chromatographie par échange d’anions (DEAE-cellulose, DE52); filtration sur gel (colonne AcA54); et chromatographie liquide haute pression en phase inverse C18. Il a été signalé qu’une protéine identifiée comme étant le hpCSF, éluée dans le second de deux pics d’activité dans des fractions obtenues par CLHP en phase inversée CI8, avait une masse moléculaire (MM) de 18 000, telle que déterminée par électrophorèse sur gel de polyacrylamide-dodécyl sulfate de sodium (SDS) avec coloration à l’argent. Il a été signalé plus tôt que le hpCSF avait un point isoélectrique de 5,5 [Welte et coll., J. Cell. Biochem., Supp 9A, 116 (1985)] ainsi qu’une activité de différentiation élevée pour la lignée cellulaire leucémique myélomonocytique de souris WEHI-3B D+ [Welte et coll., UCLA Symposia on Molecular and Cellular Biology, Gale, et al., dir., New Series, 28 (1985)]. Selon des études préliminaires, le facteur identifié comme le hpCSF a principalement une activité stimulatrice de colonies de granulocytes durant les sept premiers jours dans un essai CFU-GM humain.

[70]           Le brevet 537 reconnaît donc que le rapport de Welte divulgue une protéine qu’il appelle hpCFS, qui a été dérivée de la lignée cellulaire 5637. Cette protéine a une masse moléculaire de 18 000 et un point isoélectrique de 5,5. Elle a une activité de différentiation dans un test de WEHI, et présente principalement une activité de stimulation des colonies de granulocytes. Quand Amgen a tenté d’identifier la séquence d’acides aminés à partir d’échantillons du matériel de Welte, elle a relevé moins de vingt acides aminés, dont quatre ou cinq étaient incertains, comme l’illustrent les tableaux I et II du brevet, aux pages 10 et 11.

[71]           Apotex soutient, pour ce qui est de la revendication 43, que l’abréviation « Met » initiale dans la séquence d’acides aminés est un simple artéfact du procédé de fabrication du produit, et que le fait que l’acide aminé et la séquence du produit de Welte restaient encore à déterminer est dénué de pertinence. Apotex souligne la décision que la Cour d’appel fédérale a rendue dans l’affaire Abbott Laboratories c Canada (Santé), 2007 CAF 153, à l’appui de la thèse qu’il n’est pas nécessaire qu’une personne sache qu’il existait en fait un produit antérieur; il s’agit toujours d’une antériorité. S’exprimant au nom de la Cour, la juge Sharlow a écrit ce qui suit, aux paragraphes 21 et 22 :

[21]      La conclusion à laquelle est parvenu le juge est également étayée par les éléments de preuve concernant la production de clarithromycine de forme II par chauffage, une technique qui était connue avant 1996. La clarithromycine de forme II peut être obtenue, au moyen de cette technique, en chauffant la clarithromycine de forme I à plus de 135 C. Nul ne conteste que chauffée dans ces conditions‑là, la clarithromycine de forme I se transforme en clarithromycine de forme II après avoir atteint la température de 135 C, même si la substance obtenue, lorsqu’elle atteint son point de fusion à 225 C, cesse d’être de la clarithromycine de forme II .

[22]      Abbott affirme qu’une personne versée dans l’art et chauffant de la clarithromycine de forme I au moyen de la technique connue n’aurait pas su et n’aurait pas pu savoir qu’elle avait obtenu de la clarithromycine de forme II, à moins d’avoir su également qu’il fallait cesser de chauffer la substance avant qu’elle n’atteigne son point de fusion à une température de 225 C. J’estime que, au plan du droit, le fait que la personne en question n’ait pas su cela est dénué de pertinence. Il ressort en effet d’éléments de preuve non contestés que la clarithromycine de forme II aurait été obtenue si la technique de chauffage avait été suivie. Il existait des techniques d’analyse bien connues permettant à toute personne intéressée qui aurait choisi le bon moment pour observer la chose, de déceler la présence de la substance en question.

[72]           La décision jurisprudentielle qui se rapproche le plus des faits de l’espèce est la décision complexe et bien connue de la Chambre des lords dans l’affaire Kirin-Amgen Inc. c Hoechst Marion Roussel Ltd., [2004] UKHL 46, rédigée par lord Hoffmann. Cette affaire, comme celle‑ci, mettait en cause un brevet visant la production, en grande quantité, d’un produit recombinant à partir d’une lignée cellulaire, qui imitait une protéine produite naturellement dans l’organisme mais en quantités infimes, appelée érythropoïétine, ou EPO. Lord Hoffmann a écrit, au paragraphe 5 :

[traduction]

5.         L’EPO était un objectif particulièrement difficile au début des années 1980 parce qu’il était difficile d’obtenir une quantité suffisante du produit naturel pour mener les travaux de recherche nécessaires. Pour concevoir les sondes permettant de trouver le gène, dans une banque génomique ou une banque d’ADNc, il fallait tout d’abord connaître la séquence d’acides aminés d’une partie au moins du polypeptide naturel. Mais le rein fabrique des quantités si petites que l’EPO naturelle purifiée était presque impossible à obtenir. En 1977, une équipe comprenant M. Takaji Miyake et M. Eugene Goldwasser a mis au point et publié un protocole permettant de purifier des milligrammes d’EPO à partir de grande quantités d’urine laborieusement recueillies auprès de patients souffrant d’anémie aplasique : voir Miyake et coll., 252 J Biol Chem. 252 no 15, p. 5558 à 5564 (1977). M. Goldwasser a mis une partie de cette EPO urinaire (« EPOu ») à la disposition de M. Rodney Hewick, de Cal Tech, qui a tenté de séquencer 26 résidus à l’extrémité N-terminale. (La protéine compte 165 résidus). Cette information a été publiée par Sue et Sytkowski dans 80 PNAS USA, aux p. 3651 à 3655 (1983), mais deux des résidus ont été mal identifiés.

[73]           La brevetée portait le nom d’Amgen (en fait, Kirin-Amgen Inc., probablement un prédécesseur d’Amgen Inc.), qui avait séquencé et reproduit le gène de l’EPO. Aux paragraphes 6 et 8 de sa décision, lord Hoffmann a écrit comment cela a été réalisé, en recourant à des méthodes patientes mais classiques :

[traduction]

6.         L’équipe d’Amgen qui tentait de séquencer le gène de l’EPO était dirigée par (en fait, constituée essentiellement de) M. Fu-Kuen Lin. M. Goldwasser a été engagé comme consultant. Il est parvenu à mettre un peu d’EPOu à la disposition de M. Lin, qui a construit une série de sondes dégénérées afin qu’elles s’hybrident avec l’ADN codant pour deux régions de la protéine. Comme le rein fabrique si peu d’EPO, il y avait peu de chances d’obtenir de l’ARNm pour une banque d’ADNc. M. Lin s’est donc servi de ses sondes sur le vaste éventail de gènes que comportait une banque génomique. Contre toute attente, il a obtenu trois positifs, qui lui ont permis de localiser le gène de l’EPO à l’automne de 1983. Il est ensuite parvenu, par des méthodes patientes mais classiques, à identifier la totalité de sa région structurelle, ses introns, ses exons et ses sites d’épissage ainsi que, également, une bonne quantité des séquences en amont et en aval. Il a donc établi la séquence correcte des résidus d’acides aminés qui formaient la protéine et sa séquence de tête.

[…]

8.         Une fois la séquence du gène de l’EPO découverte, il a été possible d’en fabriquer en recourant à des méthodes liées à la technique de l’ADN recombiné, qui étaient bien connues en 1983. Ces méthodes sont décrites de manière succincte dans le mémoire descriptif du brevet en litige :

Pour dire les choses simplement, un gène qui spécifie la structure d’un produit polypeptidique souhaité est soit isolé à partir d’un organisme « donneur » soit synthétisé chimiquement et, ensuite, introduit de manière stable dans un autre organisme qui, de préférence, est un organisme unicellulaire capable de se reproduire, comme une bactérie, une levure ou des cellules de mammifère en culture. Une fois que cela est fait, le mécanisme existant pour l’analyse de l’expression génétique dans les cellules hôtes microbiennes « transformées » ou « transfectées » agit de manière à fabriquer le produit souhaité, en utilisant l’ADN exogène comme un modèle de transcription de l’ARNm, lequel est ensuite traduit en une séquence continue de résidus d’acides aminés.

[74]           Les revendications pertinentes qui étaient en litige étaient les revendications 1, 19 et 26, que lord Hoffmann a reproduites aux paragraphes 13, 14 et 15 :

[traduction]

13.       Je vais maintenant énoncer les dispositions précises des trois revendications pertinentes. La revendication 1 vise :

« Une séquence d’ADN permettant de garantir l’expression dans une cellule hôte procaryotique ou eucaryotique d’un produit polypeptidique comportant au moins une partie de la [conformation] structurelle primaire de celle de l’érythropoïétine afin de pouvoir posséder la propriété biologique d’amener les cellules de moelle osseuse à intensifier la production de réticulocytes et de globules rouges et de rehausser la synthèse [de l’hémoglobine] ou l’absorption de fer, ladite séquence d’ADN étant sélectionnée à partir du groupe constitué de :

a)         les séquences d’ADN présentées dans les tableaux V et VI ou leurs brins complémentaires;

b)         les séquences d’ADN qui s’hybrident dans des conditions rigoureuses avec les régions codant pour des protéines des séquences d’ADN définies en a) ou des fragments de celles-ci;

c)         les séquences d’ADN qui, sans la dégénérescence du code génétique, s’hybrideraient avec les séquences d’ADN définies en a) et b). »

14.       La revendication 19 vise :

« Un polypeptide recombinant présentant une partie ou la totalité de la conformation structurelle primaire de l’érythropoïétine de l’humain ou du singe, comme il est présenté au tableau VI ou au tableau V, ou toute variante ou tout dérivé allélique de celle-ci, et possédant la propriété biologique de faire en sorte que des cellules de moelle osseuse intensifient la production de réticulocytes et de globules rouges en vue de rehausser la synthèse de l’hémoglobine ou l’absorption de fer, et caractérisé par le fait d’être le produit de l’expression eucaryotique d’une séquence d’ADN exogène et qui a une masse moléculaire supérieure, déterminée par SDS-PAGE, à partir de l’érythropoïétine isolée des sources urinaires. »

15.       Finalement, la revendication 26 vise :

« Un produit polypeptidique de l’expression, dans une cellule hôte eucaryotique, d’une séquence d’ADN, selon n’importe laquelle des revendications 1, 2, 3, 5, 6 et 7. »

[75]           La question que la Cour avait à trancher au sujet de la revendication 26 a été décrite au paragraphe 87 :

[traduction]

87.       L’alinéa 1(1)a) de la Loi indique qu’un brevet ne peut être accordé que pour une invention qui a le caractère de la nouveauté, et le paragraphe 2(1) indique qu’une invention sera considérée comme nouvelle si elle n’est pas comprise dans l’état de la technique. La Loi présume que toute invention sera soit un produit soit un procédé (voir la définition de la contrefaçon à l’article 60). La revendication 26 vise un produit, c’est-à-dire un polypeptide qui est l’expression dans une cellule hôte d’une séquence d’ADN, conformément à la revendication 1. Un tel produit est l’EPO et la question est de savoir si elle est nouvelle ou la même que l’EPO qui était déjà comprise dans l’état de la technique, soit l’EPOu que Miyake et d’autres avaient purifiée à partir d’urine.

[76]           La question consistait à savoir si l’EPO de la revendication 26 était identique à l’EPO produite naturellement par l’organisme humain; celle-ci était appelée EPOu. Dans l’affaire soumise à la Chambre des lords, le juge du procès, le juge Neuberger (aujourd’hui lord Neuberger, juge en chef de la Cour suprême du Royaume-Uni), avait conclu qu’en fait l’EPOu et l’EPO étaient les mêmes. Cela étant, la Chambre des lords a conclu que la revendication relative au produit en soi était antériorisée; cependant, le breveté pouvait quand même revendiquer le produit lorsqu’il était fabriqué au moyen d’un procédé particulier. Je répète ce que lord Hoffman a écrit aux paragraphes 93 à 101, où il analysait les constatations du juge Neuberger et comparait ces dernières à la décision de la Chambre de recours technique du Bureau européen des brevets, qui avait conclu que l’EPO et l’EPOu étaient différentes (paragraphe 94) sur le plan de la glycosylation (molécules de sucre situées à certains endroits sur le brin de protéine) :

[traduction]

93.       Dans le cas de la revendication 26, l’EPO a été définie comme le produit de l’expression, dans un hôte eucaryotique, d’une séquence d’ADN selon la revendication 1. Cela est verbalement différent de la définition donnée dans la revendication 19, qui s’applique à l’expression de n’importe quelle séquence d’ADN exogène, encore que le fait de savoir si cela fait une différence pratique quelconque soit une autre affaire. La chambre de recours technique a conclu au vu de la preuve que cette expression dans un hôte eucaryotique :

« garantira la glycosylation du produit, ce qui le distingue donc de l’art antérieur. »

94.       Le Comité a ajouté :

« Le Comité est disposé, au vu de la preuve, à présumer que la limitation du fait que le polypeptide est un produit qui peut être fait à partir de l’ADN de la revendication 1 est une caractéristique technique qui garantit qu’il a un type de glycosylation différent de celui de l’EPOu connue. »

95.       J’avoue que ces constatations me rendent un peu perplexe. Il m’est difficile de comprendre si la caractéristique technique qui garantissait la nouveauté était l’utilisation d’une cellule hôte eucaryotique (comme le donne à penser le premier extrait ci‑dessus) ou si c’était l’utilisation d’ADN selon la revendication 1 (comme le laisse entendre le second extrait). Il est vrai que la glycosylation ne survient que dans des cellules eucaryotiques, mais il ne s’agit pas là d’une distinction par rapport à l’art antérieur parce que les cellules humaines sont eucaryotiques. Dans le même ordre d’idées, il a été allégué que l’ADN de la revendication 1 était le gène de l’EPO humaine, tel que séquencée par M. Lin. Je ne comprends pas tout à fait non plus pourquoi le Comité est arrivé à une conclusion différente à propos des faits pertinents à la revendication 19. Mais, pour les besoins des présentes, rien de tout cela ne tire à conséquence : la décision du Comité sur la revendication 26 reposait sur une constatation de fait selon laquelle elle était nécessairement différente de l’EPOu.

96.       En revanche, le juge Neuberger a conclu qu’en fait il n’y avait aucune différence entre l’EPOu et l’EPO fabriquée selon la revendication 26. Il n’a fait aucune distinction entre l’EPO fabriquée d’une manière conforme à la revendication 19 et l’EPO fabriquée d’une manière conforme à la revendication 26, et il a donné à toutes les deux le nom d’EPO recombinante (« EPOr »). Il a conclu (aux paragraphes 545 à 557) qu’il n’y avait pas de distinction nécessaire entre l’EPOr et l’EPOu. Il semble évident que si le Bureau européen des brevets était arrivé à des constatations de fait semblables, il aurait rejeté la revendication 26. TKT dit donc que le juge Neuberger aurait dû conclure que le brevet avait été antériorisé.

97.       Tant le juge que la Cour d’appel ont rejeté cet argument du point de vue juridique, ainsi que pour des raisons semblables. Au sein de la Cour d’appel, le lord juge Aldous a déclaré :

« La Chambre [de recours technique] [du BEP] a admis qu’il est permis qu’une revendication relative à un produit soit définie en fonction d’un procédé de fabrication, mais il indique que de telles revendications ne doivent être accordées que dans les cas où le produit ne peut pas être défini de manière satisfaisante par référence à sa composition, sa structure ou un autre paramètre vérifiable. Il s’agit là d’une règle de pratique qui n’est pas l’affaire des tribunaux nationaux. »

98.       Il s’agit là, le dis-je avec respect, d’un énoncé incomplet de la position du Comité. La première exigence est que le produit doit être nouveau et qu’une différence dans la méthode de fabrication d’un produit identique n’en fait pas un produit nouveau. Ce n’est que si le produit est différent mais que la différence, dans la pratique, ne peut pas être définie de manière satisfaisante en faisant référence à sa composition, etc., qu’une définition établie en fonction d’un procédé de fabrication est admise. Il s’agit peut-être là d’une règle de pratique mais la thèse selon laquelle un produit identique fabriqué au moyen d’un nouveau procédé ne compte pas comme un produit nouveau est, selon moi, un principe de droit. Il ne peut pas être nouveau en droit mais non nouveau pour les besoins de la pratique du Bureau.

99.       Le lord juge Aldous a ensuite déclaré : « il semble que le Bureau ait conclu que la revendication 26 correspondait au type de situation dans laquelle le produit ne pouvait pas être défini de manière satisfaisante par ses caractéristiques ». Cela est vrai mais, là encore, incomplet. L’important est que le Bureau a conclu que l’EPOr selon la revendication 26 était un produit nouveau parce que son type de glycosylation serait nécessairement différent de celui de l’EPOu. Une fois cette constatation de fait retirée, il n’y avait plus de raison d’autoriser la revendication 26.

100.     Le lord juge Aldous s’est également fondé sur le paragraphe 64(2) comme étant compatible avec une revendication relative à un produit défini par son procédé. Cependant, à mon avis, cela mène à la conclusion exactement contraire, et c’est ce qu’a conclu la Chambre de recours technique dans International Flavors. L’objet du paragraphe 64(2) est d’étendre la protection qu’accorde une revendication de procédé à un produit directement fabriqué par ce procédé et de faire en sorte qu’il soit inutile de revendiquer le produit défini par référence au procédé.

101.     Je crois qu’il est important que le Royaume-Uni applique les mêmes règles de droit que le BEP et les autres États membres au moment de décider ce qui est considéré comme nouveau pour les besoins de la CBE : comparer avec Merrell Dow Pharmaceuticals Inc v H.N. Norton & Co Ltd [1996] RPC 76, 82. Il est vrai que cela signifie un changement dans une pratique qui existe depuis de nombreuses années. Mais il est peu probable que la différence soit d’une grande importance sur le plan pratique parce qu’un breveté peut se fonder plutôt sur la revendication relative au procédé ainsi que sur le paragraphe 64(2). Il serait des plus regrettable que nous confirmions la validité d’un brevet qui, sur la base de faits identiques, aurait été révoqué dans le cadre d’une instance d’opposition introduite devant le BEP. Je ferais donc droit à cette partie de l’appel et je déclarerais que la revendication 26 est invalide pour cause d’antériorité.

[77]           Amgen soutient que la revendication 43 vise un nouveau produit, un produit qui situe une « Met » au début de la séquence d’acides aminés et que la « Met » est une caractéristique essentielle de la revendication. L’expert d’Amgen, M. Wall, au paragraphe 36 de son affidavit, indique que de nombreuses protéines que l’on trouve à l’état naturel dans l’organisme comportent une « Met ». La preuve en l’espèce, comme l’illustrent les tableaux I et II du brevet 537, est qu’il n’y a pas de « Met » dans le produit d’origine naturelle.

[traduction]

36.       Comme la méthionine est un codon « initiateur » pour chaque protéine, en théorie toutes les protéines commencent par une méthionine. Cependant, dans les cellules eucaryotiques, de nombreuses protéines, quand elles sont traduites pour la première fois, sont « immatures » parce qu’elles débutent par ce que l’on appelle une « séquence de tête » – une courte séquence d’acides aminés qui commence par la méthionine, suivie d’autres acides aminés. Pour ces protéines, la séquence de tête est retirée par la cellule lorsque la protéine immature est transformée en une protéine « mature ». C’est donc dire que, même si la méthionine entre dans la fabrication de toutes les protéines, il existe dans l’organisme de nombreuses protéines matures qui en sont exemptes.

[78]           M. MacGillivray, un autre expert d’Amgen, reconnaît qu’Amgen (l’équipe de Souza) a dû intégrer la « Met » dans la séquence d’ADN afin qu’elle puisse être exprimée par des cellules bactériennes. Il a écrit, au paragraphe 155 :

[traduction]

155.     Pour essayer d’exprimer leur protéine en utilisant E. coli, l’équipe de Souza a dû modifier la séquence d’ADN afin de rendre la protéine encodée capable d’être exprimée par les cellules bactériennes. Une séquence de tête n’était pas exigée pour exprimer E. coli, mais le mécanisme bactérien requiert un codon Met à l’extrémité N-terminale en vue d’opérer une traduction dans la cellule (comme le signale M. Manley au paragraphe 94 de son affidavit). Cette nouvelle séquence de nucléotides encodant une méthionine a dû être intégrée manuellement dans la région codante de l’ADN.

[79]           Il existe aussi une preuve de M. Wall selon laquelle l’ajout de la « Met » à la protéine d’origine naturelle peut avoir une incidence sur les propriétés physiques et biologiques de cette dernière, et que rien ne garantit que la protéine recombinante se comportera de la même façon que la naturelle. Au paragraphe 221 de son affidavit, il a écrit :

[traduction]

Une personne versée dans l’art ne saurait pas si un polypeptide exprimé par recombinaison, fabriqué dans une cellule hôte et comportant une méthionine dans la position ‑1 aurait encore une ou plusieurs des propriétés physiques et biologiques de la protéine produite à partir de la lignée cellulaire 5637. La protéine recombinante fabriquée par le groupe de Souza n’était pas exactement la même que n’importe quelle protéine d’origine naturelle. Avant de vérifier l’activité biologique de la protéine, on ne pouvait pas savoir si la protéine recombinante présentait une ou plusieurs des propriétés physiques et biologiques de la protéine cible produite à partir de la lignée 5637.

[80]           Au vu de la preuve qui m’est soumise, je suis convaincu que le produit de la revendication 43 n’est pas identique au produit « naturel » de Welte à cause de l’inclusion de la « Met » au début de la séquence d’acides aminés et parce que la séquence d’acides aminés de la revendication 43 qui suit la « Met » est fort probablement, mais pas certainement, la séquence du produit naturel. Je suis donc persuadé qu’Amgen a montré que les allégations d’Apotex à l’égard de l’antériorité (absence de nouveauté) ne sont pas fondées.

XII.          L’ÉVIDENCE

[81]           Apotex soutient que la protéine dont il est fait état dans la revendication 43 du brevet 537 ne revendiquait rien d’inventif par rapport à l’art antérieur, notamment celui divulgué dans le rapport de Welte.

[82]           La Loi sur les brevets, à l’article 27 de l’« ancienne » Loi, dispose qu’un brevet doit être octroyé pour une « invention ». Les tribunaux s’efforcent depuis longtemps de définir ce qu’est une invention et ils ont proposé des critères qui permettent à un tribunal de déterminer si une « invention » a été réalisée et revendiquée.

[83]           Il faut se souvenir qu’un brevet est une arme à deux tranchants. Il s’agit d’une récompense, donc d’une incitation, pour ceux qui ont réalisé une « invention » et qui ont divulgué et revendiqué correctement cette invention dans le brevet. En revanche, un brevet crée un monopole de plusieurs années à l’égard de ce qui est revendiqué, ce qui empêche d’autres de fabriquer ou d’utiliser une chose qui, en réalité, devrait appartenir au domaine public. Le Bureau des brevets et les tribunaux doivent donc prendre soin de limiter le monopole conféré par un brevet à ce qui est véritablement inventif.

[84]           Lors de l’audition de la présente affaire, j’ai attiré l’attention des avocats sur un article publié dans le numéro d’octobre 2015 de la revue Canadian Lawyer. Cet article, écrit par Kate Simpson et intitulé « Swimming Uphill on the Robot Curve : 5 lessons », aux pages 28 et 29, reproduit un schéma qu’a créé Marty Neumeier, de Liquid Agency. Ce schéma illustre les divers stades d’un travail, qui suit une courbe descendante formée d’un stade créatif, d’un stade spécialisé, d’un stade mécanique et, enfin, d’un stade robotisé. Je reproduis ici ce schéma :

[85]           Ce schéma montre bien que le travail créatif, qui est unique, imaginatif, non routinier et autonome, est différent du travail spécialisé, qui est standardisé, axé sur le talent, professionnel et dirigé.

[86]           Dans le langage des brevets, nous parlons de la personne versée dans l’art qui est l’individu ou le lecteur théorique auquel s’adresse le brevet et du point de vue duquel un brevet doit être interprété. Cette personne est différente de l’inventeur qui fait le travail créatif; c’est‑à‑dire qui réalise une invention.

[87]           Je souscris à la description que fait Mme Eaves de l’état de la technique, à l’alinéa 11b) de son affidavit :

[traduction]

11b)     Avant l’invention de M. Souza, les personnes qualifiées comprenaient qu’il y avait dans l’organisme des protéines souvent appelées « facteurs de stimulation de colonies ». Ces facteurs étaient ainsi nommés parce que fort peu d’entre eux, à l’époque, avaient été purifiés et caractérisés. Ils étaient donc reconnus pour leur capacité, dans des conditions expérimentales, de stimuler la survie, la prolifération ou la différentiation de divers types de cellules précurseurs hématopoïétique (qui forment le sang) individuelles, donnant ainsi lieu à la formation de « colonies » de cellules sanguines filles matures. L’un de ces facteurs déjà purifiés et caractérisés était le « G-CSF de souris » (Facteur de stimulation de colonies de granulocytes). Ce facteur pouvait stimuler la formation de colonies de granulocytes à partir de cellules précurseurs restreintes aux granulocytes. Cependant, on avait aussi déjà découvert que ce facteur pouvait déclencher la division de cellules de souris capables de générer des colonies de globules rouges et de granulocytes. Contrairement à d’autres facteurs de stimulation de colonies connus, le G-CSF de souris était également connu pour stimuler la différenciation d’une lignée cellulaire leucémique de souris particulière (WEHI 3B (D+)). Avant l’invention de M. Souza (qui, si j’ai bien compris, date d’août 1985), deux groupes scientifiques, l’un au Sloan-Kettering Institute (SKI) à New York et l’autre au Walter and Eliza Hall Institute (WEHI) à Melbourne (Australie), avaient obtenu de manière indépendante des préparations à base de protéines humaines purifiées (que ces groupes avaient nommées respectivement « CSF pluripotent/ et « CSF-β ») et avaient découvert que ces préparations à base de molécules humaines avaient des activités qui paraissaient semblables à celles du G-CSF de souris. Cependant, les protéines humaines que l’on croyait responsables de ces activités n’avaient pas encore été identifiées (et, de ce fait, aucune séquence d’acides aminés pour une telle protéine n’était connue).

[88]           Apotex, pour plaider l’évidence, se fonde dans une large mesure sur le rapport de Welte dont il a été question ici, au sujet de l’antériorité. Ce document se termine par un paragraphe qu’Amgen qualifie d’[traduction« appel à l’aide » et qu’Apotex décrit comme une motivation pour des personnes versées dans l’art à créer une source permettant une production à grande échelle, ainsi que l’isolement et le clonage du gène qui crée la protéine. Ce paragraphe indique ce qui suit :

[traduction]

La production constitutive du FSC pluripotent par la lignée cellulaire du carcinome de la vessie (5637) donne à penser qu’il s’agit d’une source utile pour la production à grande échelle et l’isolement et le clonage du gène qui code pour le FSC pluripotent. La disponibilité d’un FSC pluripotent humain purifié a des répercussions importantes et à grande portée pour la gestion de maladies cliniques comportant une perturbation ou une défaillance hématopoïétique.

[89]           Le critère relatif à l’évidence que les tribunaux doivent appliquer a été énoncé par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Apotex Inc. c Sanofi-Synthelabo Canada Inc., 2008 CSC 61, et il a été examiné plus en détail par la Cour d’appel fédérale dans les arrêts Apotex Inc. c Pfizer Canada Inc., 2009 CAF 8, et Sanofi-Aventis c Apotex Inc., 2013 CAF 186. J’ai passé en revue ces deux arrêts dans la décision Novartis Pharmaceuticals Canada Inc. c Cobalt Pharmaceuticals Company, 2013 CF 985, aux paragraphes 60 à 66, et je reproduis ici mon analyse :

[60]      L’une des questions les plus difficiles sur laquelle doit statuer la Cour dans une instance relative à un brevet est celle de l’évidence. La Cour doit examiner la prétendue invention à travers les yeux de la personne versée dans l’art et se demander si elle mérite une protection par brevet; c’est‑à‑dire si elle originale ou évidente.

[61]      Le professeur Carl Moy, du William Mitchell College of Law, auteur de Moy’s Walker on Patents, Thomson/West, a bien exposé le raisonnement à suivre devant des étudiants à la maîtrise de l’Osgood Hall Law School. Il disait qu’un brevet est un marché passé entre le public et le breveté qui accorde un monopole à une personne (le breveté) à l’égard d’un certain objet scientifique, dans la mesure où il est acheté par le public parce qu’il divulgue une idée nouvelle, utile et originale. Si l’idée n’est pas nouvelle, le monopole a été acheté pour rien et ne peut pas être valide. S’il s’agit d’un objet que le public obtiendrait de toute façon de la personne versée dans l’art dans l’exercice de ses fonctions, rien n’a été payé pour le monopole et ce dernier ne peut pas être valide.

[62]      Les concepts de l’inventivité et de l’évidence étant difficiles à saisir, des Cours ont tenté d’établir des critères sur lesquels s’appuyer pour examiner et évaluer la preuve. Les critères actuellement employés au Canada ont été établis par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Apotex Inc c Sanofi-Synthelabo Canada Inc, 2008 CSC 61, [2008] 3 RCS 265 (« Plavix »), sous la plume du juge Rothstein, pour la Cour, aux paragraphes 67, 69 et 70 :

67        Lors de l’examen relatif à l’évidence, il y a lieu de suivre la démarche à quatre volets d’abord énoncée par le lord juge Oliver dans l’arrêt Windsurfing International Inc. c. Tabur Marine (Great Britain) Ltd., [1985] R.P.C. 59 (C.A.). La démarche devrait assurer davantage de rationalité, d’objectivité et de clarté. Le lord juge Jacob l’a récemment reformulée dans l’arrêt Pozzoli SPA c. BDMO SA, [2007] F.S.R. 37 (p. 872), [2007] EWCA Civ 588, par. 23 :

Par conséquent, je reformulerais comme suit la démarche préconisée dans l’arrêt Windsurfing :

(1) (a) Identifier la « personne versée dans l’art ».

(b) Déterminer les connaissances générales courantes pertinentes de cette personne;

(2) Définir l’idée originale de la revendication en cause, au besoin par voie d’interprétation;

(3) Recenser les différences, s’il en est, entre ce qui ferait partie de « l’état de la technique » et l’idée originale qui sous-tend la revendication ou son interprétation;

(4) Abstraction faite de toute connaissance de l’invention revendiquée, ces différences constituent-elles des étapes évidentes pour la personne versée dans l’art ou dénotent-elles quelque inventivité? [Je souligne.]

La question de l’« essai allant de soi » se pose à la quatrième étape de la démarche établie dans les arrêts Windsurfing et Pozzoli pour statuer sur l’évidence.

[…]

69        Lorsque l’application du critère de l’« essai allant de soi » est justifiée, les éléments énumérés ci‑après doivent être pris en compte à la quatrième étape de l’examen de l’évidence. Tout comme ceux pertinents pour l’antériorité, ils ne sont pas exhaustifs et s’appliquent selon la preuve offerte dans le cas considéré.

(1) Est-il plus ou moins évident que l’essai sera fructueux? Existe-t-il un nombre déterminé de solutions prévisibles connues des personnes versées dans l’art?

(2) Quels efforts leur nature et leur ampleur sont requis pour réaliser l’invention? Les essais sont‑ils courants ou l’expérimentation est-elle longue et ardue de telle sorte que les essais ne peuvent être qualifiés de courants?

(3) L’art antérieur fournit-[il] un motif de rechercher la solution au problème qui sous-tend le brevet?

70        Les mesures concrètes ayant mené à l’invention peuvent constituer un autre facteur important. Il est vrai que l’évidence tient en grande partie à la manière dont l’homme du métier aurait agi à la lumière de l’art antérieur. Mais on ne saurait pour autant écarter l’historique de l’invention, spécialement lorsque les connaissances des personnes qui sont à l’origine de la découverte sont au moins égales à celles de la personne versée dans l’art.

[63]      La Cour d’appel fédérale a ultérieurement abordé ces critères et, en particulier, la question de la motivation dans Apotex Inc c Pfizer Canada Inc (2009), 72 CPR (4th) 141, 2009 CAF 8. La Cour a fait la distinction entre « l’essai allant de soi » et « aller plus ou moins de soi ». Elle a rejeté le critère de l’ « essai allant de soi » s’il repose sur la « possibilité » qu’une chose fonctionne et a accepté le critère de l’« allant plus ou moins de soi ». Le juge Noël a écrit aux paragraphes 43 à 45 :

43        Selon le raisonnement avancé par le juge Laddie et approuvé par la Cour d’appel d’Angleterre, lorsque la motivation d’obtenir un résultat est très forte, le degré de succès attendu devient peu important. Dans ces conditions, la personne versée dans l’art peut se sentir poussée à poursuivre l’expérimentation même si les chances de succès ne sont pas particulièrement grandes.

44        C’est incontestablement le cas en l’espèce. Cependant, le degré de motivation ne peut convertir une solution possible en solution évidente. La motivation est pertinente pour décider si la personne versée dans l’art est justifiée de rechercher des solutions [traduction] « prévisibles » ou des solutions qui comportent [traduction] « des chances raisonnables de succès » (voir respectivement les extraits des arrêts KSR International Co. v. Teleflex Inc., 127 S. Ct. 1727 (2007), à la page 1742 et Angiotech Pharmaceuticals Inc. v. Conor Medsystems Inc., [2008] UKHL 49, [2008] R.P.C. 28, au paragraphe 42, cités avec approbation dans l’arrêt Sanofi-Synthelabo, aux paragraphes 58 et 59).

45        Au contraire, le critère qu’applique le juge Laddie apparaît rempli si l’état de la technique indique que quelque chose peut fonctionner et s’il existe une motivation telle qu’elle puisse faire que cette voie [traduction] « valait la peine » d’être explorée (décision Pfizer Ltd., au paragraphe 107, citée au paragraphe 42 ci‑dessus). À cet égard, on peut dire d’une solution qu’elle [traduction] « valait la peine » d’être explorée même si elle n’est pas un « essai allant de soi » ou, pour reprendre les mots du juge Rothstein, même si elle n’« allait [pas] plus ou moins de soi » (Sanofi-Synthelabo, au paragraphe 66). À mon avis, cette approche fondée sur la chance que quelque chose puisse fonctionner a été expressément rejetée par la Cour suprême dans l’arrêt Sanofi‑Synthelabo, au paragraphe 66.

[64]      La Cour d’appel fédérale a récemment appliqué ces principes dans l’arrêt Sanofi-Aventis c Apotex Inc, 2013 CAF 186, dans lequel elle conclut que le juge de première instance a erré en concluant que, si les techniques nécessaires pour en arriver à la prétendue invention existaient, l’invention elle-même était évidente. Le juge Pelletier (avec qui le juge Noël était d’accord) a écrit aux paragraphes 73 et 74 :

73        La Cour suprême a expliqué, en tenant compte de ces faits, en quoi la séparation du racémate ne constituait pas un essai allant de soi. Estimant que le fait que les méthodes de séparation soient connues ne signifiait pas nécessairement qu’une personne versée dans l’art les appliquerait, la Cour suprême a donné les explications suivantes :

Il est vrai que, selon la preuve, à l’époque considérée, une personne versée dans l’art aurait su que les avantages d’un racémate pouvaient différer de ceux de ses isomères. Toutefois, la possibilité de découvrir l’invention ne suffit pas. Pour satisfaire au critère de l’« essai allant de soi », l’invention doit être évidente au regard de l’antériorité et des connaissances générales courantes, ce que la preuve n’établit pas en l’espèce.

Plavix, précité, au paragraphe 85

Le brevet antérieur] n’établissait cependant pas de distinction entre les composés quant à leur efficacité et à leur toxicité, ce qui donne à penser que ce qu’il y avait lieu de retenir ou d’omettre n’était alors pas évident pour la personne versée dans l’art.

Plavix, précité, au paragraphe 90

74        Il appert de cet examen de l’arrêt Plavix, précité, de la Cour suprême que l’élément essentiel de l’analyse relative à l’« essai allant de soi » est l’ignorance des propriétés associées aux énantiomères des composés du brevet 875, y compris le racémate dont le clopidogrel est issu. À défaut de les connaître, il n’allait pas de soi de tenter de résoudre le racémate, ou tout autre composé, afin d’obtenir l’énantiomère possédant ces attributs avantageux.

et au paragraphe 81 :

81        Comme le juge de première instance a adopté le critère de l’évidence énoncé dans Plavix, et qu’il l’a appliqué aux mêmes faits importants présentés devant la Cour suprême, il aurait dû parvenir à la même conclusion. Son erreur vient de ce qu’il n’a pas reconnu que les propriétés inconnues des énantiomères du PCR 4099, ou des autres composés du brevet 875, faisaient échouer l’analyse de l’« essai allant de soi ». En d’autres termes, l’écart entre les connaissances générales courantes et l’idée originale du brevet 777 ne pouvait être comblé par des expériences de routine puisque les résultats à venir étaient incertains. Le fait que les inventeurs, dont les connaissances étaient supérieures à celles de la personne moyennement versée dans l’art, aient tenté de résoudre un certain nombre d’autres composés avant de s’attaquer au PCR 4099, le confirme d’ailleurs : voir les motifs, aux paragraphes 752 à 759.

[65]      La juge Gauthier a rédigé des motifs concourants. Elle écrit au paragraphe 137 :

137      Le juge de première instance a estimé que la preuve dont il disposait au sujet de la séparation des énantiomères était très différente de celle qui avait été présentée à la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Plavix, car : (i) d’après lui, une limite avait été tracée au moment du dépôt de la demande, et les commanditaires de médicaments racémiques auraient été motivés, dans le cadre du processus de mise au point, à séparer les énantiomères pour en tirer des données et déjouer de nouvelles exigences réglementaires (voir les motifs, aux paragraphes 748 et 749); (ii) à son avis, la séparation en elle-même ne soulevait pas de difficultés importantes et relevait de la routine. Cependant, le juge Rothstein a bien indiqué dans l’arrêt Plavix que la question de savoir si la séparation ou la résolution des énantiomères était un exercice de routine ou un travail difficile n’aurait que peu de poids en l’occurrence si l’on considère tout l’arrière-plan de la décision de séparer ces énantiomères (voir l’arrêt Plavix, au par. 89).

[66]      J’examinerai maintenant les divers critères servant à évaluer l’évidence établis par la Cour suprême dans l’arrêt Sanofi, précité, et précisés plus avant par la Cour d’appel fédérale dans Apotex et Sanofi Aventis, précités.

[90]           Je vais maintenant examiner les questions suivantes en tenant compte du dossier en l’espèce :

a)         identifier la personne versée dans l’art théorique;

b)        déterminer l’état de la technique, y compris les connaissances générales courantes pertinentes de la personne versée dans l’art;

c)         déterminer et interpréter l’idée originale de la revendication 43;

d)        déterminer quelles différences, s’il y en a, existent entre l’état de la technique et l’idée originale de la revendication;

e)         sans avoir une connaissance quelconque de l’invention revendiquée, ces différences étaient-elles évidentes aux yeux de la personne versée dans l’art, ou exigent-elles un certain degré d’inventivité; en particulier :

                                                i.              quelles étaient la nature et la portée des efforts requis – s’agissait-il d’efforts courants, ou non?

                                              ii.              y avait-il un motif dans l’art antérieur pour trouver la solution, pas seulement en se fondant sur une possibilité qu’elle puisse fonctionner, mais parce que cela allait plus ou moins de soi?

a)                  Identifier la personne versée dans l’art théorique

[91]           Je l’ai déjà fait plus tôt dans les présents motifs.

b)                  Déterminer l’état de la technique

[92]           Comme je l’ai indiqué plus tôt, j’ai souscrit à la description que Mme Eaves a faite des connaissances générales courantes.

[93]           L’article de Welte est l’élément de l’état antérieur de la technique le plus pertinent. Les techniques permettant d’exécuter les diverses étapes qu’Amgen avait suivies étaient connues. Il y avait divers choix à faire à chaque étape, et chacune devait être exécutée avec soin. Un mauvais choix ou une étape mal exécutée pouvait mener à un échec. Cependant, Amgen n’a eu recours à aucune étape ou technique jusque-là inconnue.

[94]           La lignée cellulaire 5637 a été déposée dans une collection de cultures où elle était disponible sous certaines conditions, comme l’absence de tout usage commercial. Il semble donc qu’elle ait été disponible au moins à certaines fins de recherche.

[95]           Welte a identifié une matière particulière qu’il a appelée le « facteur de stimulation de colonies pluripotentes humaines » (hpCSF) qui, a-t-il été dit, stimulait la prolifération et la différenciation de cellules progénitrices pluripotentes menant à la production de divers types de cellules sanguines dans le cadre de certains essais. Welte avait relevé plusieurs propriétés biologiques de ce facteur, dont la masse moléculaire et le point isoélectrique, mais pas sa séquence d’acides aminés. Welte avait reconnu qu’il était nécessaire d’effectuer une production à grande échelle, ainsi que d’isoler et de cloner le gène produisant ce facteur, à cause de ses répercussions pour la gestion de maladies cliniques comportant des perturbations ou des défaillances hématopoïétiques.

c)                  Relever et interpréter l’idée originale de la revendication 43

[96]           L’idée originale, qui est incorporée dans la revendication 43, est un polypeptide produit de manière recombinante qui comporte une séquence d’acides aminés commençant par une Met, suivie par une partie ou la totalité de la séquence d’acides aminés de la protéine de Welte et possédant une partie ou la totalité de ses propriétés biologiques.

d)                  Déterminer quelles différences, s’il y en a, existent entre l’état de la technique et l’idée originale de la revendication

[97]           La différence entre l’idée originale de la revendication 43 et ce que Welte a divulgué est que la revendication 43 identifie la séquence d’acides aminés d’un polypeptide commençant par une Met qui comporte une partie ou la totalité des séquences du facteur de Welte et une partie ou la totalité de ses propriétés biologiques.

e)                  Sans avoir une connaissance quelconque de l’invention revendiquée, ces différences étaient-elles évidentes aux yeux de la personne versée dans l’art, ou exigent-elles un certain degré d’inventivité; en particulier :

                         i.          Quelles étaient la nature et la portée des efforts requis – s’agissait-il d’efforts courants, ou non?

[98]           Amgen souligne la difficulté et le risque inhérent d’échec des procédés qu’elle a entrepris. Je reproduis ici une partie du mémoire que son avocat a présenté au procès sur ce point :

[traduction]

a)      Le procédé consistant à passer d’une préparation de protéine antérieure à un polypeptide recombinant fonctionnel était en soit imprévisible. La personne versée dans l’art ignorait que ce que l’on mettait à l’essai allait fonctionner avant que l’on fasse des expériences et que l’on obtienne le résultat.

b)      La personne versée dans l’art était confrontée à diverses techniques disponibles qui pouvaient être employées pour tenter de réaliser avec succès un programme de clonage recombinant. Ces diverses techniques avaient un degré d’activité variable.

c)      Il n’y avait aucune indication quant aux méthodes ou aux techniques qui pouvaient être appliquées avec des chances raisonnables de succès. La personne versée dans l’art aurait été tenue de choisir parmi la multitude de techniques, de méthodes, etc. disponibles pour concevoir un programme qui, espérait-elle, fonctionnerait.

(i)      La personne versée dans l’art reconnaîtrait qu’on ne pouvait pas s’attendre à ce que des techniques qui avaient été fructueuses pour des chercheurs précédents le seraient aussi pour elle.

26.    Il y avait une véritable possibilité que l’on coupe court au programme à cause d’un échec, à n’importe quelle étape, en cours de route. Le succès (ou l’échec) de nombreux aspects importants d’un projet quelconque est dicté par la nature et n’est tout simplement pas susceptible d’un degré de prédiction quelconque (et constituant encore moins une perspective raisonnable de succès) à l’avance.

[99]           Apotex soutient que, même si le type de travail qu’Amgen a entrepris requiert une certaine compétence et comporte un risque d’échec et de révision de techniques, ce travail correspond néanmoins au degré de compétences et de connaissances auquel on s’attendrait de la part d’une personne versée dans l’art. Cette position est exposée aux paragraphes 175 et 176 de l’affidavit de M. Manley :

[traduction]

175.     « Chacune de ces étapes présentait une possibilité véritable d’échec » (par. 21) : ce qu’il faut comprendre c’est que le travail d’un biologiste moléculaire consiste habituellement à exécuter des protocoles et à répéter des protocoles. Les « échecs » temporaires font partie du travail courant du biologiste moléculaire.

176.     Il est vrai qu’il existe un certain nombre d’étapes, comportant encore plus de sous-étapes, entre (i) obtenir des quantités d’une protéine naturelle pure et (ii) exprimer une version recombinante de cette protéine. Il serait possible de disséquer avec minutie chaque protocole et sous-protocole ainsi que les choix faits par le biologiste moléculaire en cours de route, mais ce serait faire abstraction de la réalité que les protocoles et les sous-protocoles existaient et que les choix faits lors de la production d’une protéine recombinante sont courants et font partie des connaissances du biologiste moléculaire ordinaire.

[100]       Il s’agit là du type de question que la Cour d’appel du Royaume-Uni a analysée dans l’arrêt MedImmune Ltd. c Novartis Pharmaceuticals UK Ltd., [2012] EWCA Civ 1234, aux paragraphes 90 à 93 :

[traduction]

90.       Il peut y avoir lieu de se demander s’il allait de soi de se lancer sur une voie particulière pour obtenir un produit ou un procédé amélioré. Il n’y a peut-être aucune garantie de succès, mais la personne versée dans l’art peut néanmoins l’estimer suffisamment probable pour justifier un essai. Cela pourrait suffire dans certains cas à rendre une invention évidente. Il existe par ailleurs des domaines technologiques, comme les sciences pharmaceutiques et la biotechnologie, qui dépendent grandement des recherches et dans lesquels plusieurs avenues possibles sont ouvertes à l’exploration des inventeurs, sans qu’ils sachent cependant si l’une d’elles sera fructueuse. Ils s’y engagent néanmoins dans l’espoir de trouver de nouveaux produits utiles. Il est clair qu’ils ne se lanceraient pas dans ces travaux si les chances de succès étaient minces au point qu’ils n’en vaudraient pas la peine. Cependant, refuser dans tous ces cas la protection d’un brevet aurait un effet dissuasif important sur la recherche.

91.       Pour ces raisons, les jugements des Cours d’Angleterre et du pays de Galles et ceux des chambres de recours de l’OEB révèlent souvent un examen mené par le tribunal afin de déterminer s’il allait de soi de s’engager dans des travaux particuliers avec des chances raisonnables ou bonnes de succès, par opposition à un espoir de succès. Les chances raisonnables ou bonnes de succès d’une voie dépendent de toutes les circonstances, notamment la capacité de prédire rationnellement des résultats favorables, la durée possible du projet, la mesure dans laquelle le domaine est inexploré, la complexité des expériences à réaliser, la possibilité de réaliser ces expériences par des moyens courants et la prise d’une série de décisions correctes par la personne versée dans l’art tout au long des travaux. Lord Hoffmann a résumé sa position comme suit dans Conor, au paragraphe 42 :

« À la Cour d’appel, le juge Jacob a traité de façon exhaustive de la question de savoir quand une invention peut être considérée comme évidente parce qu’il s’agit d’un essai allant de soi. Il a résumé correctement les autorités, en commençant par la décision du juge Diplock dans Johns‑Manville Corporation’s Patent [1967] RPC 479, en disant que la notion d’essai allant de soi n’est utile que lorsque les chances de succès sont bonnes. Et les chances dépendent des faits particuliers de l’affaire. »

92.       Par ailleurs, la question de savoir si une voie va ou non de soi n’est qu’un des nombreux facteurs qu’il pourrait être approprié pour la Cour de considérer. Dans Generics (UK) Ltd c H Lundbeck, [2008] EWCA Civ 311, [2008] RPC 19, au paragraphe 24, et dans Conor [2008] UKHL 49, [2008] RPC 28, au paragraphe 42, Lord Hoffmann a souscrit à l’énoncé de principe que j’ai formulé en première instance dans Lundbeck :

« L’évidence doit s’apprécier selon les faits de l’espèce. La cour doit considérer l'importance de tout facteur à la lumière des circonstances pertinentes, dont la motivation derrière la recherche d'une solution au problème qui sous-tend le brevet, le nombre et l'étendue des recherches possibles, les efforts requis par elles et les chances de réussite.

93.       Au bout du compte, la Cour doit évaluer toutes les circonstances pertinentes afin de répondre à une seule question relativement simple sur les faits : allait-il de soi pour la personne versée dans l’art mais dénuée de toute imagination à qui s’adresse le brevet de fabriquer un produit ou de réaliser un procédé qui tombe sous le coup de la revendication. Comme l’a déclaré le lord juge Aldous dans l’arrêt Norton Healthcare c Beecham Group Plc (non publié, 19 juin 1997) :

« Chaque affaire dépend de l’invention en cause et du contexte factuel, il ne convient pas de remplacer les dispositions de la loi applicable par quelque formule que ce soit. La Cour doit dans chaque cas évaluer la preuve et décider si l’invention était ou non évidente. C’est là la tâche que lui assigne ladite loi. »

[101]       Dans le travail qu’Amgen a entrepris, il y avait un degré élevé de compétences requises et de risques en cause. Les étapes étaient courantes en ce sens qu’elles ont été exécutées par des personnes qualifiées appliquant les principes scientifiques que l’on connaissait à l’époque. Cela équivaut à ce que l’on appelle le « travail spécialisé » dans la Courbe de robotisation reproduite plus tôt, et non au « travail créatif » qui est nécessaire pour mériter la protection que confère un brevet. Le lord juge Mustill (tel était alors son titre) a exposé ce point avec justesse dans l’arrêt Genentech Inc.’s Patent [1989] RPC 147 (CA), à la page 281, aux lignes 11 à 17 :

[traduction]

Il s’agissait du projet le plus ardu auquel on s’était attaqué à l’époque, mais les voies possibles, de même que la destination, étaient connues, même si personne ne pouvait prévoir quels seraient les obstacles que l’on rencontrerait en cours de route. Évidemment, cela ne prouve pas directement que l’invention était évidente, et il est nécessaire d’examiner les faits à une étape ultérieure. Mais, parallèlement, on ne peut pas présumer, selon moi, qu’il devait y avoir quelque part un certain degré d’inventivité, juste parce que l’on aurait pu miser sur un succès fort incertain.

                       ii.          Y avait-il un motif dans l’art antérieur pour trouver la solution, pas seulement en se fondant sur une possibilité qu’elle puisse fonctionner, mais parce que cela allait plus ou moins de soi?

[102]       La norme que doivent appliquer les tribunaux canadiens à cet égard a été clairement énoncée par le juge de Montigny (plus tard juge à la Cour d’appel fédérale) dans la décision Eli Lilly Canada Inc. c Mylan Pharmaceuticals ULC, 2015 CF 178, au paragraphe 150; le critère consiste à savoir s’il est évident qu’il y aurait une chance raisonnable de succès :

[150]    Je suis également d’avis que la personne versée dans l’art aurait jugé qu’il était évident de mettre à l’essai les excipients dans le brevet 948 en vue d’atteindre un comprimé de tadalafil stable et à action rapide. Comme il a été mentionné plus tôt, il ne s’agit pas ici d’une affaire dans laquelle il existait un nombre infini de solutions possibles. De plus, le critère applicable n’est pas de savoir si une personne versée dans l’art saurait avec certitude qu’une formulation fonctionnerait ou s’il y a une garantie que des formulations particulières fonctionneraient, comme l’a laissé entendre M. Bodmeier dans son affidavit (voir les paragraphes 143 et 161, DD vol. 2, pages 223 et 226). On fixerait la barre trop haut. Le critère consiste plutôt à savoir si la personne versée dans l’art avait de bonnes raisons de chercher des solutions prévisibles ou des solutions offrant des [traduction] « chances raisonnables de succès ». Cela ne doit pas être assimilé au critère de quelque chose « valant d’être tenté », que la Cour d’appel fédérale a rejeté dans Pfizer Canada c Apotex, 2009 CAF 8. La Cour d’appel fédérale et la Cour fédérale ont clairement indiqué à un certain nombre de reprises que les « chances raisonnables de succès » sont la norme à appliquer lorsqu’il est justifié de procéder à une analyse fondée sur l’« essai allant de soi ». Comme l’a déclaré le juge Near dans la décision AstraZeneca Canada c Teva Canada Ltd, 2013 CF 245, au paragraphe 41 :

La décision Pfizer Canada Inc c Apotex Inc, 2009 CAF 8, [2009] ACF no 66 [Pfizer c Apotex] invite la Cour à adopter la norme des « chances raisonnables de succès ». Au paragraphe 44, la Cour d’appel fédérale estime que les solutions « prévisibles », et donc évidentes, équivalent à des « solutions qui comportent [traduction] “des chances raisonnables de succès” » (Pfizer c Apotex, précité). La Cour a également souscrit à cette norme. Dans Pfizer Canada Inc c Ratiopharm Inc, 2010 CF 612, [2010] ACF no 748, par exemple, la Cour a décidé qu’il était évident ou manifeste que le médicament en cause avait une chance raisonnable de parvenir à la solution décrite dans le brevet, compte tenu de l’art antérieur (voir le paragraphe 171).

(Voir aussi la décision Shire Biochem c Canada (Ministre de la Santé), 2008 CF 538, au paragraphe 82)

[103]       Welte avait déjà identifié la protéine cruciale, l’avait isolée, l’avait purifiée et l’avait caractérisée à plusieurs égards, mais pas la séquence d’acides aminés. Welte a conclu son document en laissant entendre que la lignée cellulaire 537 est une source utile pour une production à grande échelle ainsi que pour l’isolation et le clonage du gène pertinent. Il n’y a aucun doute dans mon esprit que cela a incité des laboratoires scientifiques de pointe, comme Amgen, à entreprendre ce travail.

[104]       Il y a deux questions à poser. La première : était-il plus ou moins évident que le gène pouvait être isolé et cloné à grande échelle? La seconde : la revendication 43 représente-t-elle le monopole qui convient pour la tâche à accomplir en vue d’atteindre ce résultat? La revendication 43 vise le produit ultime, quelle que soit la manière dont il est réalisé, et non le procédé par lequel il est réalisé.

[105]       Le travail accompli par Welte pour identifier une protéine d’intérêt en stimulant la différenciation de cellules précurseurs hématopoïétiques peut fort bien être considéré comme une invention. Ce travail est semblable à celui d’Abbvie dont il est question dans la décision Abbvie Corporation c Janssen Inc., 2014 CF 55, et que j’ai considéré comme une invention, aux paragraphes 134 à 140. Je répète ici le paragraphe 136 :

[136]    La preuve démontre qu’un grand nombre de personnes concentraient leurs efforts sur la découverte d’un anticorps qui se fixerait à une ou plusieurs des cytokines faisant partie de la « soupe » et qui, ce faisant, pourrait traiter une ou plusieurs maladies humaines. Selon le témoignage de M. Chizzonite, il y a eu beaucoup d’échecs dans ce domaine de recherche et très peu de réussites. Les chercheurs d’AbbVie ont eu de la chance; ils ont découvert un anticorps qui se fixait à une cytokine IL‑12 particulière et qui, ce faisant, traitait le psoriasis. Ils ont fait cette découverte entre septembre 1999 et mars 2000, lorsqu’ils ont consigné que, par le fruit du hasard, l’une des personnes qui participait à l’essai clinique à reçu l’anticorps appelé J695 et a ainsi été traitée contre le psoriasis. Un agent de brevet – on peut le présumer – a été assez astucieux pour consigner cet événement à titre d’exemple 9 dans la demande de brevet déposée le 24 mars 2000. Rien n’indique qui a mis l’exemple 9 dans la demande, ni quand, à part le fait que c’était entre le 25 mars 1999 et le 24 mars 2000, date à laquelle la demande PCT a été déposée.

[106]       Dans le cas présent, Welte a découvert la protéine et a dit aux lecteurs de son rapport de le fabriquer en grande quantité. Amgen l’a fait. Peut-être qu’Amgen l’a fait en recourant à un procédé inventif et peut-être qu’elle a droit à un brevet revendiquant un tel procédé. Je signale que plusieurs revendications du brevet 537 visent des procédés. Le produit ultime, qui est simplement la protéine fabriquée à l’aide d’un procédé quelconque, n’est pas en soi inventif. Welte a identifié de manière claire et non ambigüe cette protéine, laissant à d’autres le soin de concevoir de nouveaux procédés, ou d’utiliser d’anciens procédés, pour obtenir ce produit en grande quantité. Amgen l’a fait et a obtenu un produit ayant une séquence d’acides aminés commençant par une Met. L’ajout de la méthionine, comme il est dit au paragraphe 78, faisait simplement partie du procédé nécessaire pour créer la protéine recombinante qui, d’après Welte, devrait être fabriquée.

[107]       Je suis persuadé qu’Amgen n’a pas prouvé que les allégations d’Apotex au sujet de l’absence d’invention ne sont pas fondées.

XIII.       L’UTILITÉ – LA PROMESSE DU BREVET

[108]       L’article 27 de la Loi sur les brevets, dans l’« ancienne version », ainsi que le paragraphe 27(1) de la « nouvelle » version disent qu’un brevet peut être accordé à un inventeur ou à son représentant légal pour une « invention ». L’article 2, dans les deux versions de la Loi, définit une « invention » comme étant quelque chose qui présente le caractère de la « nouveauté et de l’utilité ».

[109]       Particulièrement dans le domaine de la chimie, et cela inclut les produits pharmaceutiques, la question de savoir si une invention revendiquée est « utile » fait aujourd’hui l’objet de discussions. Une discussion sur cette question commence habituellement par la décision que la Cour suprême du Canada a rendue dans l’affaire Consolboard Inc. c MacMillan Bloedel (Sask) Ltd., [1981] 1 RCS 504. Dans cette dernière, le juge Dickson a écrit, aux pages 525 et 526 que bien que l’utilité soit une exigence pour la délivrance d’un brevet, un inventeur n’est pas tenu de dire, dans la divulgation du brevet ou les revendications, en quoi l’invention est utile. Le juge dit aussi qu’« inutile » signifie, notamment, que l’invention « ne fera pas ce que le mémoire descriptif prédit qu’elle fera ». Voici ce qu’il a écrit :

Avec tous égards, je suis d’avis que la Cour d’appel fédérale a aussi commis une erreur en jugeant que le par. 36(1) exige une indication distincte de l’utilité réelle de l’invention en cause. Il y a un exposé utile dans Halsbury’s Laws of England, (3e éd.), vol. 29, à la p. 59 sur le sens de « inutile » en droit des brevets. Le terme signifie [traduction] « que l’invention ne fonctionnera pas, dans le sens qu’elle ne produira rien du tout ou, dans un sens plus général, qu’elle ne fera pas ce que le mémoire descriptif prédit qu’elle fera ». On n’a pas prétendu que l’invention ne produirait pas les résultats promis. L’exposé dans Halsbury’s Laws of England (ibid.) poursuit :

[traduction] … ce n’est pas l’utilité pratique de l’invention ni son utilité commerciale qui importe à moins que le mémoire descriptif ne laisse prévoir une utilité commerciale, il n’importe pas plus que l’invention apporte un avantage réel au public ni qu’elle soit particulièrement adaptée au but visé.

et il conclut :

[…] Il y a suffisamment d’utilité pour justifier un brevet si l’invention donne soit un objet nouveau ou meilleur ou moins dispendieux ou si elle accorde au public un choix utile.

Le droit canadien est au même effet. Dans l’arrêt Rodi & Wienenberger A.G. c. Metalliflex Limited (1959), 32 C.P.R. 102, 19 Fox Pat. [1960] C.B.R. 391n (confirmé en cette Cour 35 C.P.R. 49, [1961] R.C.S. 117, 21 Fox Pat. La Cour d’appel du Québec a, à la p. 53, suivi la décision Unifloc Reagents, Ld. c. Newstead Colliery, Ltd. (1943), 60 R.P.C. 165, dont elle cite l’extrait suivant, à la p. 184 :

[traduction] Si, quand on l’utilise conformément aux instructions données dans le mémoire descriptif, l’invention produit les résultats promis, elle est utile au sens où ce terme est employé dans le droit des brevets. La question à se demander est celle de savoir si l’on fait ou réalise ce que le mémoire descriptif dit de faire, on peut faire ou réaliser ce que le mémoire descriptif dit qu’on peut faire ou réaliser.

Même si (i) le par. 36(1) exige que l’inventeur indique et revendique distinctement la partie, le perfectionnement ou la combinaison qu’il réclame comme son invention et si (ii) pour être brevetable une invention doit consister en quelque chose de nouveau et d’utile (art. 2) qui n’était pas connue ou utilisée par une autre personne avant que l’inventeur l’ait faite (al. 28(1)a)), je ne donne pas aux derniers mots du par. 36(1) une interprétation qui oblige l’inventeur à décrire, dans sa divulgation ou ses revendications, en quoi l’invention est nouvelle et de quelle manière elle est utile. Il doit dire ce qu’il revendique avoir inventé. Il n’est pas obligé de vanter l’effet ou l’avantage de sa découverte s’il décrit son invention de manière à le produire.

[110]       Dans l’arrêt Pfizer Canada Inc. c Canada (Santé), 2008 CAF 108, le juge Nadon, s’exprimant au nom de la Cour d’appel fédérale, a déclaré au paragraphe 53 qu’un breveté n’est pas obligé de promettre un résultat dans le brevet mais que, s’il le fait, il sera tenu de remplir sa promesse :

[53]      L’arrêt American Cyanamid c. Ethicon Limited, [1979] R.P.C. 215, à la page 261 (Ch. D.) établit que bien qu’un breveté ne soit pas obligé de promettre un résultat dans le brevet, s’il le fait, il sera tenu de remplir sa promesse.

[111]       En outre, la Cour d’appel fédérale a statué que la Cour devrait aborder la question sous l’angle que certaines promesses peuvent avoir une incidence sur certaines revendications du brevet, mais non sur d’autres; une promesse non remplie ne veut pas forcément dire que le brevet tout entier, ou chaque revendication, est invalide. Il s’agit dans tous les cas d’une question de bonne interprétation. Je réitère ce qu’a écrit la juge Dawson, s’exprimant au nom de la Cour, dans l’arrêt Astrazeneca Canada Inc. c Apotex Inc., 2015 CAF 158, au paragraphe 5, en se fondant sur l’arrêt Pfizer Canada Inc. c Apotex Inc., 2014 CAF 250 :

[5]        Il est également maintenant établi en droit que certaines promesses peuvent être interprétées comme imposant des exigences en matière d’utilité à chacune des revendications d’un brevet, tandis que d’autres promesses peuvent viser uniquement un sous-ensemble de revendications. Dans chaque affaire, il s’agit d’interpréter correctement les revendications pertinentes (Pfizer Canada Inc. c. Apotex Inc.; Pfizer Canada Inc. c. Mylan Pharmaceuticals ULC, 2014 CAF 250, 465 N.R. 306 (Celecoxib), aux paragraphes 86 à 89).

[112]       Dans la présente affaire, Apotex se fonde sur le paragraphe suivant, qui figure à la page 7 du brevet :

[traduction]

De plus, l’invention englobe des compositions pharmaceutiques comprenant des quantités efficaces de produits polypeptidiques de l’invention, de pair avec des diluants, des adjuvants ou des supports convenables, utiles dans les traitements par hpG-CSF.

[113]       Apotex souligne la revendication 33 du brevet 537 qui, selon elle, revendique expressément un produit pharmaceutique :

[traduction]

33.       Une composition pharmaceutique constituée d’une quantité efficace de polypeptides ayant la séquence d’acides aminés 1 – 174 de la séquence décrite dans la Figure 2, ainsi que d’un diluant, d’un adjuvant et d’un support pharmaceutiquement acceptables.

[114]       La revendication 33 n’est pas en litige en l’instance. C’est la revendication 43, qui ne revendique aucun usage particulier, qui l’est.

[115]       Il convient de signaler que le passage qu’invoque Apotex commence par les mots [traduction« De plus ». J’interprète le passage sur lequel Apotex se fonde comme étant un énoncé qui s’ajoute à des énoncés antérieurs que l’on trouve dans le texte du brevet. Cet énoncé antérieur commence à la page 4 :

[traduction]

En prenant pour base leurs caractéristiques communes, il semble que le CSF-B humain de Nicola et coll., précité, et le hpCSF de Welte et coll., précité, soient le même facteur, que l’on pourrait qualifier correctement de facteur de stimulation de colonies de granulocytes pluripotents humains (hpG-CSF). La caractérisation et la production recombinante du facteur hpG-CSF seraient particulièrement souhaitables à la lumière de la capacité déclarée du G‑CSF murin de supprimer complètement une population de cellules leucémiques WEHI-30 3B D+ in vitro à des « concentrations parfaitement normales », ainsi que de la capacité déclarée de préparations injectées et brutes du G‑CSF murin de supprimer une leucémie myéloïde transplantée et établie chez les souris. Metcalf, Science, 229, 16-22 (1985). Voir aussi Sachs, Scientific American, 284(1), 40-47 (1986).

[…]

La présente invention offre des produits polypeptides purifiés et isolés présentant une partie ou la totalité de la conformation structurelle primaire (c.-à-d., une séquence continue de résidus d’acides aminés) et une ou plusieurs des propriétés biologiques (p. ex., propriétés immunologiques et activité biologique in vitro) et des propriétés physiques (p. ex., masse moléculaire) du hpG‑CSF naturel, y compris ses variantes alléliques. Ces polypeptides sont également caractérisés par le fait qu’ils sont issus de procédures synthétiques chimiques ou d’une expression d’une cellule hôte procaryote ou eucaryote (p. ex., par des cellules de bactéries, de levures, de plantes supérieures, d’insectes et de mammifères en culture) de séquences d’ADN exogènes obtenues par clonage génomique ou de l’ADNc ou par synthèse génétique. Les produits de levure caractéristique (p. ex., Saccaromyces cerevisiae) ou de cellules hôtes procaryotes [p. ex., Escherichia coli (E. coli)] sont exempts de toute association avec des protéines issues de mammifères. Les produits d’expression microbienne dans les cellules de vertébrés (p. ex., cellules de mammifères non humains et cellules aviaires) sont exempts d’association avec des protéines humaines. Suivant l’hôte utilisé, les polypeptides de l’invention peuvent être glycosylés avec des hydrates de carbone de mammifères ou d’autres hydrates de carbone eucaryotes ou peuvent être non glycosylés. Les polypeptides de l’invention peuvent également inclure un résidu de méthionine (acide aminé) initial (à la position ‑1).

[116]       Outre le paragraphe commençant par [traduction« De plus » sur lequel Apotex se fonde, il y en a un autre à la page 6 :

[traduction]

De plus, la présente invention englobe la catégorie de polypeptides codés par des parties du complément d’ADN des séquences d’ADN génomique ou d’ADNc humain du brin supérieur que comportent les tableaux VII ou VIII des présentes, c.-à-d. des « protéines inversées complémentaires », telles que décrites par Tramontano et coll., Nucleic Acids Res., 12, 5049-5059 (1984).

[117]       J’interprète le brevet comme disant au lecteur, aux pages 4 à 7, que l’on s’est intéressé à une protéine, ainsi qu’en fait foi la documentation spécialisée dans des documents de référence tels que Nicola et Welte, qui a la capacité probable de stimuler la différenciation de cellules précurseurs hématopoïétiques. L’invention du brevet consiste à offrir une protéine purifiée et isolée qui comporte une partie ou la totalité de la séquence d’acides aminés des protéines déclarées, et une ou plusieurs des propriétés biologiques des protéines déclarées. En d’autres termes, la création d’une protéine fabriquée comportant une partie ou la totalité de la structure d’acides aminés, et une partie ou la totalité des propriétés biologiques de la protéine naturelle, est la « promesse » du brevet.

[118]       Cela concorde avec ce que Mme Eaves a déclaré sur ce point. Au paragraphe 103 de son affidavit, elle a écrit :

[traduction]

103.     Il est évident que l’invention, par M. Souza, de la revendication 43 n’était pas spécifiquement un polypeptide « pluripotent », mais plutôt un polypeptide artificiel qui partageait une ou plusieurs propriétés biologiques relevées dans des préparations de protéines antérieures lors de tests effectués dans les mêmes bioessais in vitro. Cela était en soi une évolution importante, car celle-ci établissait la possibilité de produire par reproduction, en grande quantité, un polypeptide biologiquement actif offrant des activités intéressantes, ce qui permettait d’effectuer des études plus poussées sur les mécanismes responsables et, à terme, des essais sur n’importe quel effort potentiellement thérapeutique dans des modèles animaux et chez l’humain. La création de ce polypeptide, en fait, a ouvert la voie à son utilisation ultérieure en tant qu’important agent thérapeutique, ce qui n’aurait vraisemblablement jamais été réalisé à partir d’une source non recombinante. En fait, avant l’invention de M. Souza, des personnes qualifiées ne pouvaient même pas obtenir assez de protéines d’un degré de pureté suffisant pour effectuer des tests dans un modèle animal.

[119]       Ce qui est revendiqué dans la revendication 43 le fait. Comme nous l’avons vu plus tôt sous la rubrique « Ce qu’Amgen a fait », le polypeptide recombinant partage au moins une partie de la structure physique et plusieurs des propriétés biologiques de la protéine d’origine naturelle. Non seulement cela a-t-il été démontré au moment du dépôt du brevet, mais cela a été déclaré dans le brevet lui-même.

[120]       Le fait de savoir si l’inventeur, M. Souza, avait un fondement de prédiction valable dans l’énoncé du brevet commençant par [traduction] « De plus », à savoir que la protéine fabriquée serait utile pour certains traitements ou non, n’est pertinent que pour la revendication 33, et non la revendication 43, soit celle qui est en litige en l’espèce. La revendication 43 ne vise que la protéine recombinante, et non ses utilisations. L’utilité de la protéine recombinante est d’en fabriquer une quantité suffisante qui possède une partie ou la totalité de la séquence d’acides aminés et des propriétés biologiques de la protéine naturelle pour permettre de mener de plus amples recherches. C’est ce qui ressort des réponses que Mme Eaves a données aux questions 589 à 592, lors de son contre-interrogatoire :

[traduction]

589      Q.        Est-ce qu’une personne qualifiée, lisant cet énoncé, comprendrait que Souza envisageait des compositions pharmaceutiques qui seraient utiles en thérapie?

R.         Je crois qu’il l’envisageait, si c’était le cas, c’est ce que ce brevet visait à couvrir. Je ne crois pas qu’il envisageait que ce serait nécessairement le cas.

590.     Q.        Il prédisait qu’il y en aurait?

R.         Non, je ne pense pas qu’il prédisait même qu’il y en aurait.

591.     Q.        Donc, selon vous, le brevet qui inclut l’énoncé « De plus, l’invention englobe […] » des compositions pharmaceutiques utiles en thérapie, combinées à une revendication relative à des compositions pharmaceutiques, était fondé sur le fait que l’inventeur voulait simplement couvrir l’objet au cas où il se révélerait vrai?

R.         Absolument, parce que cette possibilité suscitait énormément d’intérêt.

592.     Q.        Et, à votre avis, il n’était manifestement pas nécessaire pour l’inventeur d’en avoir fait la démonstration afin d’obtenir la revendication?

R.         Oui.

[121]       Je suis persuadé qu’Amgen a prouvé que les allégations d’Apotex au sujet de la revendication 43 du brevet 537 et de l’absence d’utilité ou du défaut de remplir la promesse du brevet ne sont pas fondées.

XIV.       LA CONCLUSION ET LES DÉPENS

[122]       En résumé, pour ce qui est des questions qu’il restait finalement à trancher à l’audience, Amgen m’a convaincu que les allégations d’Apotex au sujet de la nouveauté et de l’utilité ne sont pas fondées, mais elle ne m’a pas convaincu que ses allégations au sujet de l’absence d’invention ne le sont pas non plus. Je rejetterai donc la demande d’interdiction d’Amgen.

[123]       Pour ce qui est des dépens, je n’en adjugerai à aucune des parties. Dans son avis d’allégation, Apotex a mis en jeu un nombre considérable de questions relatives à l’invalidité, ainsi qu’à la non-contrefaçon, ce qui a obligé Amgen à en traiter dans son avis de demande. À un certain stade, Amgen a réduit à deux le nombre des revendications en litige et ensuite, après la production d’une bonne part des éléments de preuve, à une revendication seulement. À une conférence préalable tenue quelques semaines avant le procès, j’ai demandé à l’avocat d’Apotex si sa cliente entendait poursuivre la totalité des questions qu’elle avait soulevées au départ, et il m’a répondu que oui. La veille du procès, Apotex a laissé tomber son argument relatif à la contrefaçon et a réduit ses arguments relatifs à l’invalidité à quatre. Au cours du procès, un de ces quatre arguments a été abandonné. Compte tenu de ces changements constants, les parties doivent reconnaître qu’elles n’ont pas rendu les choses claires et efficaces pour l’une et l’autre, ni pour la Cour. Elles supporteront chacune les dépens qui leur sont propres.


JUGEMENT

LA COUR ORDONNE :

1.      La demande est rejetée;

2.      Aucune partie n’a droit aux dépens.

« Roger T. Hughes »

Juge

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-2072-12

 

INTITULÉ :

AMGEN CANADA INC. ET AMGEN INC. c APOTEX INC. ET LE MINISTRE DE LA SANTÉ

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATES D’AUDIENCE :

LES 26, 27, 28, 29 et 30 OCTOBRE 2015

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE HUGHES

 

DATE DES MOTIFS :

LE 10 NOVEMbrE 2015

 

COMPARUTIONS :

Andrew Shaughnessy

Andrew Bernstein

Nicole Mantini

Yael Bienenstock

 

POUR LES DEMANDERESSES

 

Andrew Brodkin

Richard Naiberg

Jorden Scopa

 

POUR LA défenderesse

APOTEX INC.

Absent

 

POUR LE DÉFENDEUR

LE MINISTRE DE LA SANTÉ

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Torys LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDERESsES

 

Goodmans LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LA défenderesse

APOTEX INC.

 

Ministre de la Justice

Bureau régional de l’Ontario

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

LE MINISTRE DE LA SANTÉ

 

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