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Date : 20141009


Dossier : T‑1660‑14

Référence : 2014 CF 961

[traduction française certifiée, non révisée]

Ottawa (Ontario), le 9 octobre 2014

En présence de monsieur le juge S. Noël

ENTRE :

TONY AGOSTINO

demandeur

et

LA BANQUE DE MONTRÉAL

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               La défenderesse, la Banque de Montréal (BMO) présente à la Cour une requête visant à suspendre les procédures (la requête en radiation visant l’autre défendeur, M. W. Downe, a été accueillie par ordonnance datée du 18 septembre 2014) au motif que la question soulevée dans l’action devant Cour fédérale a déjà été tranchée entre les mêmes parties dans le dossier no 500‑22‑213315‑149, chambre civile de la Cour du Québec, district de Montréal. Un jugement ex parte a été prononcé le 3 octobre 2014 par la Cour du Québec.

I.                   Les faits

[2]               Le 26 juin 2014 ou vers cette date, l’avocat de la BMO a rédigé et présenté une requête introductive d’instance contre M. Agostino (le demandeur devant la Cour fédérale et le défendeur dans le dossier devant la Cour du Québec : M. Agostino), lui réclamant le montant de 41 486,70 $, dû en raison du non‑respect de ses engagements et pour cause d’endettement. La BMO demande de plus la liquidation des dommages‑intérêts au montant de 3 500 $ (en vertu du second alinéa de l’article 1673du Code civil de la province de Québec) pour les dommages causés à M. Agostino en raison d’une atteinte avouée à sa vie privée commise par un employé de la BMO, ainsi que la compensation judiciaire (en vertu du second alinéa de l’article 1673 du Code civil de la province de Québec) entre les montants dus à la BMO par M. Agostino et les dommages‑intérêts auxquels M. Agostino a droit, avec dépens à l’encontre de ce dernier.

[3]               La procédure engagée devant la Cour du Québec a été signifiée en mains propres à M. Agostino le 27 juin 2014. M. Agostino n’a pas comparu et, en conséquence, la BMO a procédé par défaut et présenté sa requête le 4 août 2014. Le jugement par défaut a été rendu le 3 octobre 2014. À l’audition de la présente requête, M. Agostino a dit à la Cour qu’il n’avait pas comparu pour des [traduction] « raisons personnelles » non précisées qu’il ne voulait pas dévoiler. M. Agostino a déclaré à la Cour qu’il savait devoir de l’argent à la BMO, mais il s’est dit en désaccord quant à la somme réclamée de 41 486,70 $; il a affirmé qu’il devait plutôt approximativement 25 000 $. Il a aussi dit qu’il savait que la BMO demandait la liquidation des dommages‑intérêts fixés à 3 500 $, résultant de l’atteinte faite à sa vie privée, ainsi que leur compensation judiciaire. Il savait également qu’un jugement par défaut allait être rendu contre lui, mais il ignorait ce qu’il allait faire après son prononcé.

[4]               Le 24 juillet 2014, soit presqu’un mois après que la procédure de la BMO ait été instituée devant la Cour du Québec et signifiée, M. Agostino a signifié, le 25 juillet 2014, une action intentée contre la BMO devant la Cour fédérale pour atteinte à sa vie privé dont il a été victime de la part d’un employé de la BMO. Dans le cadre de cette procédure, il invoque un rapport publié par le Commissariat à la protection de la vie privée du Canada, en date du 17 juin 2014, à la suite de sa plainte déposée contre la BMO, et il réclame la somme de 35 000 $ en dommages‑intérêts.

[5]               Il appert de l’examen des deux procédures (soit celles instituées devant la Cour fédérale et la Cour du Québec) que les mêmes faits sont à l’origine de l’atteinte faite à la vie privée de M. Agostino (soit un message détaillé laissé dans une boîte vocale contenant des renseignements financiers au sujet de M. Agostino et transmis par un employé de la BMO au numéro d’une entreprise dirigée par un membre de sa famille). Les mêmes faits ont été examinés dans le rapport rédigé par le Commissariat à la protection de la vie privée du Canada qui dit avoir pris bonne note des excuses faites par la BMO à la suite du message laissé dans la boîte vocale, ainsi que des nombreuses mesures que la BMO a prises pour informer ses employés sur la façon de formuler des messages téléphoniques. Le rapport conclut que la plainte était [traduction] « […] fondée et réglée ». Dans la procédure instituée par la BMO devant la Cour du Québec, on renvoie au même message téléphonique, aux excuses formulées par écrit par un haut dirigeant, ainsi qu’au rapport du Commissariat à la protection de la vie privée, et les dommages‑intérêts pour atteinte à la vie privée y sont évalués à la somme de 3 500 $. L’évaluation de la BMO est fondée sur la jurisprudence applicable en pareille circonstance, comme la décision Mike Henry c Bell Mobility, 2014 CF 555, au paragraphe 22, où, dans une situation semblable, des dommages‑intérêts ont été établis à une somme qui varie entre zéro et 5 000 $ plus les dépens.

[6]               Le sommaire présenté ci‑dessus démontre que les deux dossiers traitent de la même atteinte avouée à la vie privée, mais qu’il existe un différend sur le montant des dommages‑intérêts. Il convient de noter que M. Agostino demande 35 000 $, alors que la BMO, après avoir examiné la jurisprudence, les évalue à 3 500 $.

[7]               Comme je l’ai déjà souligné, le jugement ex parte rendu par la Cour du Québec, en date du 3 octobre 2014, accueille la requête présentée par la BMO et évalue de façon spécifique les changements résultant de l’atteinte à la vie privée à la somme de 3 500 $.

II.                La question en litige

[8]               La Cour peut‑elle exercer son pouvoir discrétionnaire et ordonner la suspension des procédures contre la BMO?

III.             Analyse

[9]               La Cour a le pouvoir discrétionnaire d’accueillir une requête visant à suspendre les procédures lorsque la demande est en instance devant un autre tribunal ou lorsque l’intérêt de la justice l’exige. Voir les alinéas 50(1)a) et b) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7 :

Loi sur les Cours fédérales,

LRC (1985), c F‑7

Federal Courts Act, RSC 1985, c F‑7

Suspension d’instance

Stay of proceedings authorized

 

50. (1) La Cour d’appel fédérale et la Cour fédérale ont le pouvoir discrétionnaire de suspendre les procédures dans toute affaire :

50. (1) The Federal Court of Appeal or the Federal Court may, in its discretion, stay proceedings in any cause or matter

a) au motif que la demande est en instance devant un autre tribunal;

(a) on the ground that the claim is being proceeded with in another court or jurisdiction; or

b) lorsque, pour quelque autre raison, l’intérêt de la justice l’exige.

(b) where for any other reason it is in the interest of justice that the proceedings be stayed.

[10]           Pour être en mesure d’exercer son pouvoir discrétionnaire correctement, la Cour doit en venir à la conclusion que les deux tribunaux ont compétence concurrente pour disposer d’une affaire concernant une atteinte à la vie privée commise par un employé de la BMO et pour octroyer les dommages‑intérêts qui peuvent en découler. En vertu de l’article 14 de la Loi sur la protection des renseignements personnels et les documents électroniques, LC 2000, c 5 (la LPRPDE), la Cour fédérale peut entendre toute question (y compris l’évaluation des dommages‑intérêts résultant d’une atteinte à la vie privée, voir la décision Henry, précitée) qui est susceptible d’être soulevée à la suite du dépôt d’une plainte et du rapport du commissaire à la vie privée qui s’ensuit. Le 26 septembre 2014, une directive a été communiquée aux parties pour leur demander si la Cour du Québec avait également compétence pour entendre les causes traitant de dommages‑intérêts généraux résultant d’une atteinte à la vie privée commise par un employé de banque. Après avoir examiné les réponses des deux parties, j’estime que la Cour du Québec, tout comme la Cour fédérale, a compétence pour statuer sur la demande générale de dommages‑intérêts résultant d’une atteinte à la vie privée commise par un employé de banque en raison de la compétence générale conférée à la Cour du Québec en pareille matière et de la compétence que l’article 14 de la LPRPDE confère à la Cour fédérale.

[11]           Une fois sa compétence établie, la Cour doit déterminer si les « trois identités » sont réunies entre les deux actions : l’identité d’objet, l’identité des parties et l’identité de cause (voir Rocois Construction Inc. c Québec Ready Mix Inc., [1990] 2 RCS 440, à la page 451, en ce qui a trait à la compétence, et aux pages 451 à 456 pour la question de la triple identité).

[12]           Les deux actions ont pour objet la détermination du montant des dommages‑intérêts découlant de l’atteinte à la vie privée. M. Agostino aimerait bien recevoir 35 000 $ (tels que réclamés dans la demande déposée devant la Cour fédérale), mais la BMO évalue ces dommages‑intérêts à la somme de 3 500 $ (telle qu’admise selon l’évaluation faite par la BMO dans l’instance devant la Cour du Québec). Par conséquent, l’objet est le même, soit l’octroi de dommages‑intérêts résultant d’une atteinte à la vie privée, mais seule l’évaluation faite par chacune des parties diffère.

[13]           En ce qui a trait à l’identité de cause, les deux instances traitent de dommages‑intérêts résultant d’une atteinte à la vie privée. Par conséquent, dans les deux instances, la cause est la même, soit l’atteinte à la vie privée.

[14]           En ce qui a trait à l’identité, il est manifeste que les deux actions concernent les mêmes parties, soit M. Agostino et la BMO.

[15]           Les trois identités sont donc présentes dans les deux instances et, par conséquent, lorsque M. Agostino a présenté sa demande, plus d’un mois après que l’action de la BMO ait été engagée devant la Cour du Québec, il cherchait à obtenir réparation pour la même atteinte à la vie privée et en vertu du même recours en dommages‑intérêts que la BMO avait déjà exposé dans l’action engagée devant la Cour du Québec

[16]           Il existe donc un dédoublement des procédures en ce qui a trait à la même question du droit à la vie privée et aux dommages‑intérêts en résultant. En outre, à la date où il a présenté sa demande, M. Agostino savait que la même question était déjà examinée dans le cadre de l’instance introduite par la BMO devant la Cour du Québec.

[17]           Au paragraphe 27 de la décision Safilo Canada Inc. c Contour Optik Inc., 2005 CF 278, le juge de Montigny a examiné la jurisprudence portant sur les suspensions d’instances (article 50 de la Loi sur les Cours fédérales) et a dressé à ce paragraphe une liste de facteurs à prendre en considération :

27 […]

1.    La poursuite de l'action causerait‑elle un préjudice ou une injustice (non seulement des inconvénients et des frais additionnels) au défendeur?

2.    La suspension créerait‑elle une injustice envers le demandeur?

3.    Il incombe à la partie qui demande la suspension d'établir que ces deux conditions sont réunies.

4.    L'octroi ou le refus de la suspension relèvent de l'exercice du pouvoir discrétionnaire du juge.

5.    Le pouvoir d'accorder une suspension peut seulement être exercé avec modération et dans les cas les plus évidents.

6.    Les faits allégués, les questions de droit soulevées et la réparation demandée sont‑ils les mêmes dans les deux actions?

7.    Quelles sont les possibilités que les deux tribunaux tirent des conclusions contradictoires?

8.    À moins qu'il y ait un risque que deux tribunaux différents rendent prochainement une décision sur la même question, la Cour devrait répugner fortement à limiter le droit d'accès d'une partie en litige à un autre tribunal.

9.    La priorité ne doit pas nécessairement être accordée à la première instance par rapport à la deuxième ou vice versa.

[18]           Je vais examiner ces facteurs à la lumière des faits en l’espèce.

[19]           La réclamation d’une somme d’argent faite par la BMO pour un montant dû supérieur à 41 000 $ relève manifestement de la compétence exclusive de la Cour du Québec, en non de la Cour fédérale. Il semble donc que la Cour du Québec soit le tribunal logique pour trancher les questions soulevées entre les parties, dont celle de l’atteinte à la vie privée. Le Code civil de la province de Québec traite de la liquidation des dommages‑intérêts ainsi que du prononcé d’une ordonnance de compensation judiciaire entre les sommes dues par M. Agostino à la BMO et les dommages‑intérêts résultant de l’atteinte faite à la vie privée de M. Agostino. Il s’ensuit qu’il est dans l’intérêt des deux parties qu’une seule instance dispose des litiges qui les opposent, plutôt que deux.

[20]           M. Agostino a décidé de ne pas comparaître et de ne pas contester l’action intentée par la BMO devant la Cour du Québec pour des [traduction] « raisons personnelles » inconnues. En conséquence, même s’il savait que la BMO estimait les dommages‑intérêts résultant de l’atteinte à la vie privée à une somme de 3 500 $, il a décidé de ne pas contester cette évaluation. Il a pris la décision de laisser l’évaluation des dommages‑intérêts faite par la BMO devenir l’unique élément de preuve présenté à la Cour du Québec.

[21]           Si ces deux instances devaient procéder, vu qu’un jugement par défaut a été rendu, il y aurait donc un risque que deux jugements différents soient prononcés sur la même question et qu’ils soient fondés sur une évaluation différente des dommages‑intérêts. Il n’est pas dans l’intérêt de la justice qu’une telle situation se présente.

[22]           Comme nous l’avons déjà dit, il existe un dédoublement des procédures en ce qui a trait aux mêmes questions en litige et aux mêmes réparations qui sont sollicitées. Le fait que M. Agostino a décidé de ne pas contester l’instance engagée contre lui devant la Cour du Québec ne justifie en rien de laisser procéder la demande présentée devant la Cour fédérale. Il a pris la décision de ne pas comparaître et de ne pas contester les sommes réclamées, dont il a admis en devoir une partie du moins, mais s’il est un fait encore plus important dans le cadre de la présente requête en suspension, c’est qu’il a décidé à cette même occasion de pas contester l’évaluation de 3 500 $ faite par la BMO pour les dommages‑intérêts résultant de l’atteinte avouée à la vie privée. En raison de son inaction, un jugement par défaut a été prononcé contre lui et les dommages‑intérêts pour atteinte à la vie privée y sont évalués à la somme de 3 500 $. Les mêmes dommages‑intérêts sont réclamés devant la Cour fédérale, mais pour une somme plus élevée.

[23]           Le jugement par défaut rendu par la Cour du Québec le 3 octobre 2014 permet à la Cour de suspendre l’instance engagée contre la défenderesse devant la Cour fédérale en raison de l’autorité de la chose jugée.

[24]           La BMO subirait un préjudice si la demande présentée devant la Cour fédérale devait procéder. Le fait que la BMO puisse être condamnée à des dommages‑intérêts additionnels en raison de la même atteinte à la vie privée est en soi préjudiciable. De plus, le fait d’avoir à opposer une défense dans deux procédures dont l’objet est identique s’impose aussi à l’évidence comme un préjudice.

[25]           En ce qui a trait à M. Agostino, il a pris la décision de ne pas contester l’évaluation des dommages‑intérêts résultant de l’atteinte à la vie privée dans l’instance engagée devant la Cour du Québec. Il ne peut donc pas soutenir que la suspension de l’instance devant la Cour fédérale lui causerait préjudice. Il a choisi de ne pas contester, il doit donc également vivre avec les conséquences de cette décision. Il va sans dire qu’une telle situation ne ferait pas de lui une victime d’injustice.

[26]           Comme je l’ai déjà mentionné, l’existence des « trois identités » démontre que dans les deux instances les mêmes faits et les mêmes questions sont soulevés, et que les mêmes réparations sont demandées entre les mêmes parties. Puisque j’ai déjà souligné que le jugement par défaut porte sur les mêmes faits, questions et réparations, il m’apparaît ainsi évident qu’il s’agit d’un cas où il convient d’exercer mon pouvoir discrétionnaire d’accueillir la requête en suspension.

[27]           En ce qui a trait aux dépens et débours au montant de 1 970 $ réclamés par la BMO, le fait que le demandeur ne soit pas représenté par avocat ne justifie en rien de ne pas adjuger ces dépens. Les observations qu’il a formulées lors de l’audition indiquent qu’il comprenait en général la situation dans laquelle il se trouvait, mais l’insistance avec laquelle il s’est opposé à la requête en suspension de son action semble aussi indiquer qu’il tenait à ce que l’instance procède afin qu’il puisse en tirer avantage dans la négociation avec la BMO. Il ne s’agit pas là d’une justification valable pour ne pas accueillir la requête en suspension de l’instance. Je me fonde sur les articles 400 et 401 pour exercer mon pouvoir discrétionnaire en ce qui concerne les dépens, et je les adjuge au montant de 1 000 $, en sus des débours de 150 $, pour un montant total de 1 150 $.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la requête en suspension de la présente action engagée contre la BMO est accueillie avec dépens, au montant total de 1 150 $, à l’encontre le demandeur.

« Simon Noël »

Juge

Traduction certifiée conforme

Jean‑Jacques Goulet, LL.L.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑1660‑14

 

INTITULÉ :

TONY AGOSTINO c LA BANQUE DE MONTRÉAL

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL (QUÉBEC)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 16 SEPTEMBRE 2014

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE S. NOËL

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 9 OCTOBRE 2014

 

COMPARUTIONS :

Tony Agostino

 

POUR LE DEMANDEUR

(POUR SON PROPRE COMPTE)

 

Mathieu Lévesque

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Tony Agostino

POUR LE DEMANDEUR

(POUR SON PROPRE COMPTE)

 

Mathieu Lévesque

Avocat

Montréal (Québec)

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

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