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Date : 20151103


Dossier : T‑2056‑14

Référence : 2015 CF 1244

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

ENTRE :

AMGEN CANADA INC.

demanderesse

et

MYLAN PHARMACEUTICALS ULC.,

LE MINISTRE DE LA SANTÉ et

NPS PHARMACEUTICALS, INC.

défendeurs

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE PHELAN

I.                   INTRODUCTION

[1]               La Cour est saisie d’une demande, fondée sur l’article 6 du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93‑133, présentée par Amgen Canada Inc. [Amgen] à l’encontre de Mylan Pharmaceuticals ULC [Mylan], du ministre de la Santé [le ministre] et de NPS Pharmaceuticals, Inc. [NPS], en vue d’obtenir une ordonnance interdisant au ministre de délivrer un avis de conformité à Mylan.

[2]               Mylan propose de vendre et de distribuer du chlorhydrate de cinacalcet en comprimés de 30 mg, 60 mg et 90 mg pour administration par voie orale [cinacalcet de Mylan] jusqu’après l’expiration du brevet canadien no 2 202 879 [brevet 879, ou le 879], le 23 octobre 2015.

[3]               Amgen fabrique du chlorhydrate de cinacalcet en comprimés de 30 mg, 60 mg et 90 mg pour administration par voie orale sous le nom de marque SensiparMD.

[4]               Le brevet en cause est le brevet 879, lequel revendique un grand nombre de composés. La seule revendication en litige est la revendication 5, qui vise expressément le cinacalcet et ses sels pharmaceutiquement acceptables.

[5]               Les parties ont demandé à la Cour de rendre son jugement (sinon ses motifs) avant l’expiration du brevet 879 (plutôt qu’avant l’échéance de la mise en suspens prévue le 3 octobre 2016) de manière à éviter que la question du caractère théorique des dommages‑intérêts au titre de l’article 8 ne se pose. Il convient de déterminer si la Cour a compétence pour rendre une ordonnance d’interdiction lorsque le brevet en cause est expiré.

Voici les motifs pour lesquels la Cour a rejeté la demande d’Amgen visant à interdire au ministre de délivrer un avis de conformité à Mylan, ce qu’il a fait le 19 octobre 2015.

II.                CONTEXTE

A.                Les faits

(1)               Généralités

[6]               La glande parathyroïde régule les taux de calcium dans l’organisme par la sécrétion d’hormone parathyroïdienne, aussi appelée parathormone [PTH]. Quand les taux de calcium ionique extracellulaire (Ca2+) sont faibles, les glandes sécrètent de la PTH, ce qui déclenche des processus qui augmentent les taux. Une fois que les taux de calcium redeviennent normaux, les glandes arrêtent de sécréter de la PTH. C’est ce qu’on appelle une relation inverse.

[7]               Les cellules parathyroïdiennes ne réagissent pas au calcium comme les autres cellules. C’est le mécanisme de cette réaction – un récepteur sensible de calcium [CaSR] – qui constitue le fondement des questions en litige. On pensait auparavant avoir affaire à un mécanisme de « canal calcique », ce qui est tout à fait différent.

[8]               En 1992, après avoir entrepris de mettre au point un médicament ciblant le récepteur du calcium, MM. Nemeth et Van Wagenen, de NPS, ont découvert qu’une grande famille de composés, incluant le cinacalcet, imitent l’effet du calcium extracellulaire sur le récepteur du calcium présent dans les cellules parathyroïdiennes. Cette découverte a conduit au brevet 828, dont il est question plus loin. Ils pensaient que ce médicament pouvait aider à réguler la sécrétion de PTH et à traiter des maladies caractérisées par des taux anormaux d’ions de calcium ou de PTH, comme l’hyperparathyroïdie [HPT].

[9]               Le médicament qui en est résulté, Sensipar, contient le composé cinacalcet. Sensipar est approuvé pour la réduction des taux élevés de calcium (hypercalcémie) chez les patients atteints de HPT chez qui l’ablation de la glande parathyroïde n’est pas envisageable ou chez ceux qui souffrent d’un carcinome parathyroïdien. Il est également indiqué dans le traitement de la HPT secondaire chez les patients atteints de néphropathie chronique. Sensipar découle du brevet 879 en cause.

[10]           Mylan a déposé sa présentation abrégée de drogue nouvelle [PADN] en vue d’obtenir un avis de conformité à l’égard de son produit de cinacalcet, qui contient du chlorhydrate de cinacalcet en comprimés de 30 mg, 60 mg et 90 mg. Le médicament de Mylan est indiqué dans le traitement de la HPT secondaire chez les patients atteints de néphropathie chronique dialysés; la réduction de l’hypercalcémie chez les patients présentant un carcinome parathyroïdien; et la réduction de l’hypercalcémie significative sur le plan clinique chez les patients atteints de HPT primaire pour qui la parathyroïdectomie est cliniquement inadéquate ou contre‑indiquée.

[11]           Le 19 août 2014, Mylan a signifié à Amgen un avis d’allégation portant que le brevet 879 est invalide et que, en tout état de cause, le cinacalcet de Mylan ne contrefera pas ce brevet.

[12]           Le 3 octobre 2014, Amgen a déposé auprès de cette Cour son avis de demande faisant valoir qu’aucune des allégations de Mylan n’est fondée. Plus particulièrement, le brevet 879 contient des revendications qui sont pertinentes, valides et qui visent l’ingrédient médicinal, la formulation, la forme posologique et/ou l’utilisation de l’ingrédient médicinal, et il sera contrefait advenant la fabrication, la construction, l’utilisation ou la vente du cinacalcet de Mylan.

(2)               Le médicament

[13]           À l’époque de la mise au point de Sensipar, au début des années 1990, on avait besoin d’un médicament qui aide l’organisme à maintenir des taux de calcium normaux.

Le fonctionnement de la glande parathyroïde et la régulation du Ca2+ sont décrits aux paragraphes 6 et 7.

[14]           On sait maintenant que les cellules parathyroïdiennes portent à leur surface un CaSR qui détecte le Ca2+ extracellulaire et amorce des événements de signalisation au sein de la cellule en partie en déclenchant une augmentation des taux de Ca2+ intracellulaire.

[15]           La question de la nouveauté du CaSR est importante en l’espèce. Amgen a soulevé la question de la nouveauté de la découverte de l’existence du récepteur du calcium. Dans sa réponse à l’avis d’allégation de Mylan, Amgen décrit la découverte du CaSR comme étant une [traduction« bonne nouvelle », ce à quoi Mylan réplique que cette nouvelle est annoncée dans le brevet 828, et non dans le brevet 879.

[16]           Sur ce point, Amgen s’oppose à ce que Mylan invoque de nombreuses publications qui ne figuraient pas dans son avis d’allégation et elle fait valoir que la Cour ne devrait pas examiner les articles ou la preuve de Mylan qui s’appuient sur ces publications.

[17]           Dans le jugement Bayer Inc. c Cobalt Pharmaceuticals Co, 2013 CF 1061, 441 FTR 72, au paragraphe 34, le juge Hughes a fait remarquer que la Cour d’appel a clairement statué que les compagnies génériques doivent soulever dans leur avis d’allégation tous les faits et tous les moyens de droit sur lesquels elles se fondent à l’appui des allégations. Elles ne peuvent formuler de nouveaux arguments ou soulever de nouvelles allégations ou invoquer de nouveaux faits ou de nouvelles pièces d’art antérieur qui ne se trouvaient pas dans leur avis d’allégation.

[18]           Cependant, dans la présente affaire, Mylan répondait à la preuve d’Amgen concernant la nouveauté du CaSR dans le cadre de son argument relatif à l’absence de caractère évident.

Cet élément de preuve a dûment été présenté à la Cour conformément au jugement Pfizer Canada Inc. c Canada (Ministre de la Santé), 2008 CF 13, 322 FTR 56, lequel confirme que lorsque la première partie (l’inventeur) soulève une question, la seconde (la compagnie générique) a le droit de la réfuter en présentant d’autres éléments de preuve.

(3)               Les brevets pertinents

(a)                Le brevet 879

[19]           Amgen a inscrit le brevet en cause, le brevet 879, au registre des brevets. Ce brevet appartient à NPS, et trois des inventeurs désignés sont MM. Van Wagenen, Balandrin et Nemeth.

[20]           Le brevet 879, intitulé « Composés capables de moduler l’activité du récepteur de calcium », a été déposé le 23 octobre 1995, publié le 2 mai 1996 et délivré le 30 août 2005. Ce brevet revendique la priorité par rapport au PCT/US94/12117 (déposé le 21 octobre 1994) et à l’US08/353 784 (déposé le 8 décembre 1994).

[21]           Le brevet 879 décrit l’invention en précisant qu’elle contient ce qui suit :

[traduction] […] [D]es composés pouvant moduler une ou plusieurs activités d’un récepteur d’ions inorganiques et des méthodes permettant de traiter des maladies ou des troubles en modulant l’activité d’un récepteur d’ions inorganiques. Les composés préférés peuvent imiter ou bloquer l’effet du calcium extracellulaire sur un récepteur de calcium à la surface des cellules.

Le brevet revendique des billions de composés calcimimétiques définis par deux genres distincts. La seule revendication en litige est la revendication 5 (cinacalcet), ainsi libellée :

[traduction] Le composé ((R)‑N‑(3‑(3‑(trifluorométhyl)‑phényl)propyl)‑1‑(1‑naphtyl)éthylamine) ou un sel ou complexe pharmaceutiquement acceptable dudit composé.

[22]           Le brevet 879 se veut un brevet de sélection. Le brevet canadien no 2 115 828 [le brevet 828] revêt une importance capitale sur ce point et pour répondre à la question de savoir si la revendication 5 du brevet 879 est antériorisée, évidente ou si elle a fait l’objet d’un double brevet, comme l’allègue Mylan.

(b)               Le brevet 828

[23]           Le brevet 828 est intitulé « Molécules actives pour la réception du calcium ». Il a été délivré le 20 septembre 2011 et a expiré le 21 août 2012. Les mêmes MM. Nemeth et Van Wagenen (ainsi que M. Balandrin) sont désignés comme inventeurs et le brevet appartient à NPS.

[24]           L’invention est résumée ainsi :

[traduction] La demanderesse est la première à démontrer l’existence d’une protéine réceptrice du Ca2+ dans les cellules parathyroïdiennes et à différencier sur le plan pharmacologique ces récepteurs du Ca2+ dans d’autres cellules, telles que les cellules C et les ostéoclastes. La demanderesse est également la première à décrire des méthodes par lesquelles des molécules actives sur ces récepteurs du Ca2+ peuvent être identifiées et utilisées comme molécules têtes de série pour la découverte, la mise au point, la modification de conception ou la construction de calcimimétiques ou calcilytiques utiles qui agissent sur les récepteurs du Ca2+. Ces calcimimétiques ou calcilytiques sont utiles dans le traitement de différents états pathologiques caractérisés par des taux anormaux d’un ou plusieurs composés […] De plus, l’identification de différents récepteurs du Ca2+ dans différents types de cellule, et la réponse spécifique de ces récepteurs aux différentes molécules têtes de série permettent la conception et la construction de molécules spécifiques actives dans le traitement de maladies particulières sur lesquelles peut influer l’activité au niveau de ces récepteurs du Ca2+ spécifiques.

[25]           Le brevet 828 divulgue un énorme genre de composés. Nul ne conteste que ce brevet divulgue parmi ces composés le cinacalcet même qui est en litige dans le brevet 879.

[26]           Bien que le brevet 828 ait été délivré le 20 septembre 2011, il a été publié le 2 mai 1996 et déposé le 21 août 1992, ces faits étant également pertinents pour les questions soulevées en l’espèce. Amgen a donc bénéficié de la protection conférée par brevet dès cette date plus ancienne, à partir de laquelle le contenu du brevet 828 est aussi entré dans le domaine public, même s’il a été délivré après le brevet 879.

[27]           La demande WO 373 [la demande PCT] a finalement donné lieu au brevet 828. Le cinacalcet relève des revendications 99 à 101 de cette demande, dont l’exposé de l’invention est identique à celui du brevet 828, mais les revendications différentes.

[28]      La demande de brevet WO 959, déposée le 23 février 1993 et publiée le 1er septembre 1994, comprend dans une large mesure les mêmes enseignements que la demande de brevet WO 373 avec pratiquement le même exposé. Les structures chimiques présentées dans la demande de brevet WO 959 sont essentiellement identiques à celles divulguées dans le brevet 828.

Cette demande renferme du matériel additionnel lié au clonage du CaSR parathyroïdien bovin, mais il importe de souligner que le cinacalcet est visé par les revendications 99 à 101 de la demande de brevet WO 959, tout comme dans la demande de brevet WO 373.

III.             RÉSUMÉ DES PRINCIPAUX TÉMOINS

[29]           Personne n’a contesté les compétences des experts, ceux-ci ayant pu témoigner en cette qualité, et leur crédibilité n’a pas réellement fait débat. Cependant, le poids qu’il convenait d’accorder à certains témoignages a soulevé d’importantes questions.

A.                Les témoins de la demanderesse

[30]           Monsieur Nemeth, qui était le directeur, Biologie chez NPS, est l’un des inventeurs du brevet 879. Son témoignage porte essentiellement sur la recherche qui a mené à l’invention du cinacalcet. Il a décrit les travaux effectués et la difficulté à faire accepter par la communauté scientifique générale la théorie du récepteur du calcium. L’existence de ce récepteur a été avancée dès 1983. Il a décrit les travaux qu’il a réalisés avec M. Balandrin pour mettre au point un médicament sûr, mais il est évident que c’est M. Balandrin qui a orienté la recherche dans une certaine direction en raison de son préjugé défavorable à l’égard des composés du groupe des naphtyles.

[31]           Monsieur Van Wagenen, qui était chercheur chez NPS, est aussi l’un des inventeurs des brevets 828 et 879. Son témoignage concerne la chimie thérapeutique qui a conduit à l’invention du cinacalcet. Fait plus important, il a parlé de la philosophie unique de M. Balandrin, qui dirigeait la mise au point du médicament et guidait M. Van Wagenen et tout le groupe de la chimie thérapeutique. Monsieur Balandrin est toujours vivant, mais Amgen ne l’a pas cité comme témoin.

[32]           Monsieur Balandrin insistait sur l’innocuité des médicaments, et non sur leur puissance. Son approche, qui consistait à se concentrer sur des composés petits, simples et donnant des résultats, ne correspondait pas à celle de l’industrie pharmaceutique, comme l’a admis M. Van Wagenen.

Cette philosophie qui limitait les essais de certains composés a eu une incidence directe sur la facilité avec laquelle le cinacalcet a été mis au point. Elle a une incidence directe sur le critère de l’évidence ou de l’« essai allant de soi ».

[33]           Bien que M. Nemeth et M. Van Wagenen n’aient pas été appelés en qualité d’experts – il est improbable qu’ils puissent être objectifs dans la présente affaire –, leur expérience dans le domaine concerné était vaste. Les autres témoins de chaque partie étaient des experts dans le sens traditionnel.

[34]           Monsieur Bartlett est professeur émérite de chimie à l’Université de la Californie à Berkeley. Il a témoigné au sujet de la personne versée dans l’art; de l’utilité promise de la revendication 5; du double brevet; de l’évidence et de l’antériorité de la revendication 5 (ou, plus précisément, de l’absence d’évidence et d’antériorité); et de l’utilité inattendue de la revendication 5.

Il a admis que la personne versée dans l’art qui préparerait chacun des composés figurant dans la revendication 1 du brevet 828 préparerait du cinacalcet. En ce qui concerne le brevet 879, aucun exemple ne vise expressément le cinacalcet, aucune synthèse chimique particulière n’est décrite, et aucun exemple d’essais du cinacalcet n’est fourni, sauf à une ligne du tableau 1a.

[35]           La Dre Shoback, qui est professeure de médecine à l’Université de la Californie à San Francisco, est endocrinologue clinique de formation. Elle a participé à plusieurs essais cliniques de Sensipar. Son témoignage a porté sur la personne versée dans l’art, l’utilité de l’invention du brevet 879 en comparaison du brevet 828, l’utilité inattendue du brevet 879 et l’impact clinique de Sensipar.

La Dre Shoback est d’avis que le clonage du récepteur après la publication du brevet 828 est une percée fondamentale. Elle estime aussi que les données du brevet 828 n’auraient pas permis de prédire l’utilité du cinacalcet.

[36]           Le témoignage de la Dre Shoback, en particulier lors du contre‑interrogatoire, n’était pas aussi solide que celui d’autres témoins. Elle semblait sur la défensive et dogmatique et, souvent, ses réponses ne concordaient pas avec les documents objectifs. Elle a essayé de justifier un article qu’elle a écrit avec M. Nemeth qui montrait que, en 1988, il était déjà évident qu’il existait un récepteur du calcium. Elle a également laissé entendre que l’existence d’un récepteur du calcium et ses propriétés étaient incertaines vu l’absence de preuves absolues – une telle norme étant plus élevée que celle qui est généralement applicable. Son interprétation du brevet 828 nuit également à son témoignage, non pas pour ce qu’il décrit, mais sur la question de savoir s’il apporte une preuve concluante et absolue. Elle ne se concentrait pas sur la bonne question quant aux enseignements du brevet 828.

B.                 Témoins de Mylan

[37]           Monsieur Lubell est professeur de chimie à l’Université de Montréal. Son laboratoire participe à la synthèse de nouveaux composés et de médicaments candidats. Son témoignage a porté sur la personne versée dans l’art; le contexte et les définitions relatifs aux aspects scientifiques du brevet 879; une compréhension de l’invention revendiquée dans le brevet 879; la question de savoir si les revendications du brevet 879 sont les mêmes que celle du brevet 828 ou en constituent une variante évidente; et la question de savoir si les revendications (en particulier, la revendication 5) du brevet 879 étaient décrites et antériorisées par le brevet 828 ou la demande de brevet WO 959.

[38]           Le témoignage de M. Lubell s’est révélé particulièrement utile, clair et objectif. Je lui accorde beaucoup de poids.

Selon lui, la revendication du brevet 828 vise des molécules actives sur le récepteur du calcium, ce qui comprend le chlorhydrate de cinacalcet et n’éloigne pas de la structure du cinacalcet. Par conséquent, la revendication 5 du brevet 879 est antériorisée par le brevet 828 et la demande de brevet WO 959, lesquels en rendent aussi réalisable l’objet. De plus, le brevet 879 ne divulgue aucune activité inattendue du cinacalcet au‑delà de ce qui était connu dans le brevet 828 ou dans la demande de brevet WO 959. Monsieur Lubell souligne en particulier que la personne versée dans l’art aurait fabriqué du chlorhydrate de cinacalcet dans le cadre de travaux de mise au point courants reposant uniquement sur les enseignements du brevet 828. Il aurait été évident de réaliser l’invention visée par la revendication 5. L’activité nécessaire pour cela n’était pas inventive, mais simplement mécanique. Comme cela a été indiqué, en utilisant les revendications préférées du brevet 828 et en regardant la partie droite et la partie gauche de la molécule, il y aurait moins de 200 composés à mettre à l’essai – le cinacalcet étant l’un d’eux.

[39]           Le Dr Marsden est professeur de médecine à l’Université de Toronto et néphrologue à l’Université de Toronto et au St. Michael’s Hospital. Son témoignage concernait la personne versée dans l’art et l’interprétation qu’elle ferait du brevet 879, du brevet 828 et de la demande de brevet WO 959, et les différents essais divulgués. Son témoignage était équilibré et impartial. Il mérite donc qu’on lui accorde un poids important.

Le Dr Marsden a souligné que les essais mentionnés dans le brevet 828 montrent que les composés du brevet, y compris le cinacalcet, modulent l’effet d’un ion inorganique sur une cellule dotée d’un récepteur d’ions inorganiques et que les inventeurs du brevet 879 reconnaissaient que le brevet 828 décrit des composés qui modulent l’effet d’un ion inorganique sur une cellule dotée d’un récepteur d’ions inorganiques. Bien que les mots « récepteur d’ions inorganiques » ne figurent pas dans le brevet 828, la cible fonctionnelle serait interprétée comme telle. Le Dr Marsden a également fait remarquer que la description du brevet 879 est très similaire à celle du brevet 828 et de la demande de brevet WO 979, mais qu’elle fournit une méthode d’analyse supplémentaire.

[40]           Monsieur Friedman est professeur au département de pharmacologie et de biologie clinique, ainsi qu’au département de biologie structurelle de la Faculté de médecine de l’Université de Pittsburgh. Son témoignage portait sur l’interprétation des brevets 828 et 879; l’interprétation que ferait la personne versée dans l’art des deux brevets; la question de savoir si le médicament de Mylan est visé par les revendications du brevet 828; les différences dans les inventions revendiquées par chaque brevet; la question de savoir si les différences constituent une étape évidente ou nécessitent un esprit inventif; et enfin, la question de savoir si le brevet 879 mentionne un avantage important ou inattendu.

[41]           Monsieur Friedman était d’avis que le brevet 828, la demande de brevet WO 959 et le brevet 879 permettent tous à la personne versée dans l’art de fabriquer du cinacalcet et de l’utiliser pour moduler les récepteurs du calcium et traiter certaines maladies. Tous trois enseignent la même utilisation. Le brevet 879, en ce qui a trait au cinacalcet, ne mentionne aucun avantage important ou surprenant; son activité et son efficacité sont comparables à celles d’autres composés de cette classe et dans les limites prévues.

Monsieur Friedman réfute en fait les commentaires de la Dre Shoback et l’exigence d’une preuve absolue de l’existence du récepteur du calcium. Il est courant pour les scientifiques de tirer des conclusions, et la personne versée dans l’art savait que les meilleures données laissaient croire à l’existence d’un récepteur du calcium. La personne versée dans l’art qui lirait le brevet 828 comprendrait que les inventeurs croyaient en l’existence d’un récepteur du calcium et étaient convaincus que les composés divulgués (dont le cinacalcet) permettaient de moduler ce récepteur. Son témoignage contredit l’allégation d’Amgen selon laquelle le brevet 828 éloigne du cinacalcet.

[42]           Enfin, Monsieur Friedman a estimé que la personne versée dans l’art conclurait que la même invention est revendiquée par les deux brevets, et que les utilisations sont identiques. S’il existe une distinction juridique entre la revendication 5 et le brevet 828, il s’agit d’une variation évidente. Il ne faut ni talent inventif ni ingéniosité pour sélectionner un composé à partir d’une catégorie et le revendiquer aux mêmes fins que celles divulguées dans le brevet précédent.

[43]           En conclusion, même s’il n’existe aucun motif de douter des compétences, de l’intégrité ou de l’honnêteté des témoins, je conclus, pour les raisons brièvement exposées ci‑dessus, que la déposition des experts de Mylan doit avoir préséance lorsqu’elle contredit celle des témoins d’Amgen ou qu’elle y apporte des réserves.

IV.             QUESTIONS EN LITIGE

[44]           La présente demande soulève trois questions principales :

1.                  À quel moment la personne versée dans l’art a‑t‑elle accepté la théorie du récepteur de calcium?

2.                  La revendication 5 du brevet 879 est‑elle une invention de sélection – le brevet 879 est‑il un brevet de sélection?

3.                  La revendication 5 du brevet 879 est‑elle invalide pour au moins l’une des causes suivantes :

a)                  évidence – double brevet?

b)                  antériorité du brevet 828 ou de la demande WO 959?

c)                  évidence – généralités?

[45]           Comme Mylan a exposé dans son avis d’allégation des éléments de preuve permettant d’établir ses allégations, il incombe ensuite à Amgen de prouver que les allégations concernant la validité du brevet 879 ne sont pas justifiées.

[46]           De même, nul ne conteste que la personne versée dans l’art est en fait une équipe ayant une expertise dans le domaine des troubles endocriniens, de la chimie thérapeutique et de la chimie de synthèse. Cette équipe aurait également acquis une expérience relativement aux essais décrits dans l’art antérieur.

V.                ANALYSE

A.                Première question – Acceptation de la théorie du récepteur du calcium

[47]           Amgen, peut‑être pour éviter les difficultés liées aux brevets de sélection, fait valoir que la théorie du récepteur du calcium [CaSR] n’a été réglée une fois pour toutes qu’au moment du dépôt du brevet 879. Plus particulièrement, elle a été « acceptée » après que l’équipe de chercheurs du Dr Brown eut cloné le récepteur du calcium des cellules parathyroïdiennes bovines en 1993, soit environ six mois après le 21 août 1992, date à laquelle ont été déposés la demande de brevet WO 373 et le brevet 828.

[48]           Amgen affirme que la théorie du CaSR était controversée puisqu’elle était en concurrence avec la théorie des canaux calciques et, peut‑être, avec d’autres théories sur des molécules réceptrices. La théorie du CaSR n’a été acceptée qu’en 1993. Cet argument s’appuie tout particulièrement sur le témoignage de la Dre Shoback. Or, comme je le souligne ci‑dessus, ce témoignage est incohérent et déraisonnable.

[49]           Cependant, la majeure partie de la preuve crédible étaye la conclusion suivant laquelle la théorie du CaSR était communément admise avant le dépôt du brevet 828. Comme je l’indique ci‑dessus, Amgen fait valoir que la découverte du CaSR était une [traduction« bonne nouvelle », ce à quoi Mylan a justement répondu : [traduction« C’est vrai, mais c’est le brevet 828 qui l’a annoncée. »

[50]           De nombreux éléments de preuve établissent que, au moment du dépôt du brevet 828, les inventeurs étaient convaincus que le récepteur du calcium existait et que certaines molécules agissaient sur lui. Ces molécules étaient les composés décrits dans le brevet 828, y compris le cinacalcet. Les inventeurs étaient tellement convaincus que le brevet 828 fait référence à plusieurs reprises au CaSR.

[51]           Cette preuve est, en résumé, la suivante :

                     Le brevet 828 porte sur les travaux de recherche menés par M. Nemeth et d’autres donnant à penser qu’il y a un récepteur à la surface de cellule parathyroïdienne. Un article de 1990 dont M. Nemeth est le coauteur souligne l’accumulation de preuves de l’existence d’un tel récepteur du Ca2+ qui permet à la cellule parathyroïdienne de détecter de petits changements dans la concentration du Ca2+ extracellulaire.

                     Le brevet 828 porte sur la mesure des taux de calcium intracellulaire et fournit ainsi un essai permettant d’évaluer la capacité des molécules d’agir comme [traduction« agonistes ou antagonistes du récepteur du Ca2+ ».

                     Les travaux de la Dre Shoback sont mentionnés dans le brevet 828. En 1988, la Dre Shoback écrivait que ses études soutenaient l’hypothèse d’un récepteur du Ca2+.

                     Monsieur Nemeth écrivait en 1993 que ses propres études indiquaient la présence d’un récepteur du Ca2+. Le brevet 828 fait mention à de nombreuses reprises d’un récepteur du Ca2+. La thèse d’Amgen selon laquelle le tableau 6 du brevet 828 pourrait être attribué à un canal calcique est en contradiction avec le brevet lui‑même.

                     Le résumé de l’invention du brevet 828 indique que [traduction« la demanderesse a démontré que les protéines réceptrices du Ca2+ permettent à certaines cellules spécialisées intervenant dans le métabolisme organique du Ca2+ de détecter des changements dans la concentration du Ca2+ extracellulaire et de réagir ».

                     Le brevet 828 décrit correctement le mécanisme d’action du récepteur du calcium.

                     Le brevet 828 indique que des molécules têtes de série sont utilisées pour déterminer les caractéristiques structurales qui leur permettent d’agir sur le récepteur du Ca2+.

[52]           Les experts du domaine acceptaient l’existence du CaSR au moment du dépôt du brevet 828. Selon Amgen, elle n’était pas encore acceptée par la « communauté scientifique », qu’elle décrit en termes si généraux qu’elle comprend des gens qui ont une « vague connaissance » de la recherche sur la parathyroïde et ceux qui y jouent un « rôle très marginal ». Étant donné la connaissance spécialisée des troubles de la parathyroïde qu’aurait la personne versée dans l’art, on ne saurait compter sur ces gens aux connaissances périphériques pour dire si la personne versée dans l’art accepterait l’existence du CaSR. Ils n’appartiennent pas à la catégorie des personnes versées dans l’art en l’espèce.

[53]           Amgen n’a produit aucune preuve crédible sur ce point et je conclus, d’après le poids de la preuve, qu’une personne versée dans l’art aurait été au fait de l’existence, de l’importance et du rôle du CaSR dès la date de dépôt du brevet 828.

B.                 Deuxième question – Le brevet 879 est‑il un brevet de sélection/la revendication 5 est‑elle une invention de sélection?

[54]           En présence d’un brevet litigieux, qu’il s’agisse ou non d’un brevet de sélection, le point de départ consiste à interpréter adéquatement la revendication pertinente et le brevet lui‑même.

(1)               Interprétation de la revendication / revendication 5

[55]           Dans l’examen de la revendication 5, il faut tenir compte de l’ensemble du brevet dans l’interprétation des revendications (Whirlpool Corp c Camco Inc, 2000 CSC 67, [2000] 2 RCS 1067). Le brevet 879 explique le contexte de l’invention dans sa description, lequel indique que les composés visés modulent le CaSR et que leur efficacité se mesure à l’aide de la concentration efficace à 50 pour cent (CE50). Le moyen de mesurer l’efficacité est bien établi dans l’art antérieur.

[56]           La description des réalisations préférées figure en page 13 du brevet. Cependant, aucune promesse n’est formulée quant à leur activité ou leur puissance.

[57]           La méthode utilisée pour mesurer l’activité des composés, leur capacité d’imiter le calcium et la description de leur puissance étaient connues et sont décrites dans le brevet 828. De même, les exemples correspondent au contenu du brevet 828 ou de la demande de brevet WO 959.

[58]           Les exemples montrent que l’activité des composés diffère selon la concentration.

Le fait qu’il soit reconnu, à la page 98 du brevet 879, que le composé 22J est le cinacalcet est important. Aucune valeur d’E50 n’est fournie, et il n’est pas mentionné comme étant le composé le plus actif. Il n’apparaît pas comme étant un composé présentant des propriétés spéciales.

[59]           La revendication 1 vise des billions de composés et les autres revendications englobent de nombreux composés en plus du cinacalcet. Cependant, seule la revendication 5 est en cause.

[60]           La revendication 5 ne comprend pas d’utilisation particulière, et aucune utilisation du cinacalcet n’est par ailleurs expressément décrite dans la description de l’invention.

Le brevet 879 ne promet pas de degré d’activité particulier en ce qui concerne le cinacalcet, et d’autres composés (par exemple le composé 24M) sont de toute évidence plus actifs, ce qui n’amène pas à conclure, du moins par voie de conséquence, que le cinacalcet présente des caractéristiques exceptionnelles et inattendues.

[61]           Monsieur Lubell, qui s’exprime au nom de Mylan, soulève deux points révélateurs aux paragraphes 41 et 42 de son affidavit.

[traduction]

41.       À mon sens, la personne versée dans l’art conclurait au vu des valeurs CE50 disponibles que les composés revendiqués, y compris le cinacalcet (22J), se situent dans la fourchette d’activité ou de puissance promise allant d’inférieure ou égale à 1nM à inférieure ou égale à 5 NM et qu’ils pourraient être utilisés pour moduler l’activité du récepteur du calcium et pour traiter des maladies ou des troubles sur lesquels il est possible d’influer en modulant une ou plusieurs activités d’un récepteur du calcium.

42.       La revendication 5 est ainsi libellée :

Le composé ((R)‑N‑(3‑(3‑(trifluorométhyl)‑phényl)propyl)‑1‑(1‑naphtyl)éthylamine) ou un sel ou complexe pharmaceutiquement acceptable dudit composé.

[62]           De même, M. Bartlett souligne que 47 des 61 composés énumérés induisent une augmentation plus importante des taux de calcium intracellulaire que le cinacalcet. Les données du tableau 1a du brevet montrent que le cinacalcet n’est pas le seul composé à avoir une plus grande activité que le composé tête de série antérieur, mais aussi que le cinacalcet ne comptait pas parmi les composés les plus puissants mis à l’essai. Il conclut en ces termes :

[traduction]

Rien ne prouve (ni ne dit) dans le brevet 879 que le cinacalcet présente un avantage unique ou substantiel par rapport aux autres composés divulgués dans le brevet 828. Au contraire, le cinacalcet semble être moins puissant que bon nombre d’autres composés divulgués antérieurement.

[63]           Ni le brevet ni la revendication 5 en particulier n’apportent un éclairage sur le cinacalcet. Le point de données au tableau 1a ne constitue pas une promesse de rendement.

(2)               Critère relatif aux brevets de sélection

[64]           Amgen reconnaît que le cinacalcet a été divulgué dans l’art antérieur, mais affirme que la revendication 5 est une invention de sélection. Comme elle admet la divulgation, l’argument lié à la revendication 5 vise à préserver la validité du brevet 879.

Je n’y vois qu’une tentative de la part d’Amgen de sauver son médicament par une caractérisation rétroactive. Si elle ne réussit pas à établir qu’il s’agit d’un brevet de sélection, le brevet sera invalide.

[65]           Le critère essentiel en matière de brevet de sélection est énoncé dans l’arrêt Sanofi‑Synthelabo Canada Inc. c Apotex Inc., 2008 CSC 61, [2008] 3 RCS 265 [Sanofi]. Avant de reproduire la liste non exhaustive des conditions élaborées (et adoptées en l’espèce) dans l’arrêt de principe In re I.G. Farbenindustrie A.G.’s Patents (1930), 47 RPC 289 (Ch D), la cour britannique a souligné qu’un brevet de sélection ne différait pas en soi de tout autre brevet (Sanofi, au paragraphe 9).

[66]           La Cour suprême a adopté le critère défini par le juge Maugham et en vertu duquel le composé doit être nouveau et posséder une propriété particulière imprévue pour relever d’un brevet de sélection.

[67]           Amgen fait également valoir qu’un brevet de sélection valide répond totalement à une allégation d’évidence, d’antériorité ou de double brevet. Cet argument n’est pas un bon énoncé de principe et contredit le paragraphe 9 de l’arrêt Sanofi, précité. L’arrêt Eli Lilly Canada Inc. c Novopharm Ltd, 2010 CAF 197, [2012] 1 RCF 349, au paragraphe 33, indique qu’un brevet de sélection « peut être contesté pour les motifs prévus dans la Loi ». Ce principe a récemment été adopté par la juge Kane dans Hoffman‑La Roche Ltd c Apotex Inc., 2013 CF 718, 436 FTR 198, au paragraphe 140.

[68]           Un brevet de sélection doit satisfaire à au moins trois conditions :

1.                  L’utilisation des éléments sélectionnés permet d’obtenir un avantage substantiel ou d’éviter un inconvénient.

2.                  Tous les éléments sélectionnés (« à quelques exceptions près ») présentent cet avantage.

3.                  La sélection vise une qualité particulière propre aux composés en cause. Une recherche plus poussée révélant qu’un petit nombre de composés non sélectionnés présentent le même avantage ne permettrait pas d’invalider le brevet de sélection. Cependant, si la recherche démontrait qu’un grand nombre de composés non sélectionnés présentent le même avantage, la qualité du composé revendiqué dans le brevet de sélection ne serait pas particulière.

(3)               Avantage substantiel et imprévu

[69]           Amgen n’a pas présenté des observations claires : elle a d’abord affirmé que le brevet 879 était une invention de sélection, puis affirmé ensuite que seule la revendication 5 l’était. Elle fait valoir que le cinacalcet présente une utilité imprévue par rapport au genre précédent (la catégorie de composés ayant été divulguée dans la demande WO 373 et revendiquée dans le brevet 828) et au principal composé antérieur (NPS R‑568).

[70]           En ce qui concerne le brevet 879 dans son ensemble ou la revendication 5 en particulier, Amgen n’a pas démontré l’existence d’un avantage substantiel ou inattendu, que ce soit sur le plan quantitatif ou qualitatif.

Sur le plan qualitatif, le mécanisme d’action et la cible sur laquelle le cinacalcet agit sont les mêmes dans le brevet 879 que ce à quoi s’attendaient les inventeurs du brevet 828. En outre, il n’y a rien de surprenant dans la puissance du cinacalcet – elle était « semblable » ou « comparable » à celle du R‑568.

Sur le plan quantitatif, 47 des 61 composés énumérés au tableau 1a du brevet 879 induisaient une augmentation plus importante des taux de calcium intracellulaire que le cinacalcet. La puissance du cinacalcet se situe dans la fourchette mentionnée dans le brevet 828. On peut difficilement dire d’un composé sélectionné dans un genre plus large présentant l’activité prédite pour ce genre qu’il offre un avantage inattendu.

[71]           En fait, NPS ne considérait pas que le cinacalcet offrait un avantage substantiel par rapport au composé tête de série. Le cinacalcet a été synthétisé pour la première fois au début de 1995 et avait été mis à l’essai au moins deux fois en date de juin 1995. Cependant, jusqu’à ce que le NPS 658, le composé tête de série, présente des problèmes de toxicité en mars 1996, NPS ne s’est pas concentrée sur le cinacalcet. De plus, le cinacalcet a été synthétisé après le 30 janvier 1995, date de la revendication. Par conséquent, le cinacalcet n’avait pas été « sélectionné » à la date de la revendication; NPS ne savait pas que le cinacalcet possédait les propriétés particulières à présent revendiquées. Si le cinacalcet offrait véritablement un tel avantage substantiel, il est vraisemblable que NPS se serait concentrée dessus plus tôt.

[72]           Il n’y avait pas d’avantage substantiel ou imprévu, et le brevet ne décrivait d’ailleurs aucun avantage.

(4)               Tous les éléments sélectionnés présentent le même avantage

[73]           La revendication 5 ne satisfait pas au critère d’une invention par sélection puisqu’elle ne se rapporte à rien d’autre qu’au cinacalcet. Si, comme le soutient également Amgen, le brevet 879 est un brevet de sélection, le cinacalcet relèverait d’un groupe de composés beaucoup plus large dont fait partie le brevet de sélection. Comme l’a établi Mylan, un grand nombre de composés sont moins puissants que NPS R‑568 et ne présentent pas d’avantage substantiel ou imprévu par rapport au genre précédent.

(5)               La sélection vise une qualité particulière du groupe sélectionné

[74]           Le fait qu’il soit notoire que le cinacalcet agit sur le CaSR ne révèle pas de qualité particulière puisque tous les composés revendiqués dans le brevet 828 présentent cette caractéristique. Si la qualité particulière est une puissance imprévue, la preuve est insuffisante pour établir le caractère unique du cinacalcet et des autres composés analogues du brevet 879.

(6)               Le mémoire descriptif doit définir en termes clairs la nature de la caractéristique

[75]           Dans le jugement Alcon Canada Inc. c Apotex Inc., 2014 CF 699, 459 FTR 255, au paragraphe 146, la Cour a estimé que l’une des caractéristiques distinctives d’un brevet de sélection est un énoncé clair de la promesse qu’offrent les avantages spéciaux du composé sélectionné par rapport au genre.

[76]           La grande faiblesse à ce stade de l’analyse relative aux brevets de sélection tient à ce que rien ne distingue le cinacalcet comme une invention de sélection. Le brevet 879 ne décrit aucun avantage particulier de ce médicament ou des autres composés du brevet dit de sélection. Une mention unique de l’activité du cinacalcet dans un tableau énumérant 61 autres composés ne suffit pas, à elle seule, pour remplir ce critère de l’avantage particulier. Cette mention unique ne révèle rien.

(7)               Résumé concernant les brevets / inventions de sélection

[77]           Compte tenu de ce qui précède, et en résumé, le brevet 879 n’est pas un brevet de sélection, pas plus que le cinacalcet n’est une invention de sélection pour les raisons suivantes :

                     Le lexique de la sélection n’est employé nulle part, et plus précisément, la sélection du cinacalcet n’est pas divulguée.

                     Le brevet vise une large catégorie de composés sans que certains d’entre eux n’aient été sélectionnés à partir d’une catégorie déjà divulguée.

                     Le brevet 879 ne promet de niveau spécifique d’activité pour aucun composé.

                     Le brevet n’indique nulle part que les composés naphtyles étaient considérés inadéquats – comme le pensait à tort M. Balandrin qui a détourné NPS du cinacalcet.

                     Rien dans le brevet 879 ne vient distinguer le cinacalcet – il n’y est pas mentionné et les résultats des tests le concernant ne sont pas remarquables au point de le distinguer des autres composés (ce qui n’est pas étonnant puisque le cinacalcet n’avait pas été synthétisé à la date de la revendication).

                     Amgen se concentre sans raison valable sur la revendication 5 étant donné que le brevet 879 ne met pas l’accent sur le cinacalcet ni ne divulgue de sélection.

                     Le brevet 828 divulgue clairement que la revendication 5 se rapporte à des composés calcimimétiques.

                     Le brevet 828 enseigne tous les aspects pertinents du brevet 879 et de la revendication 5 en particulier, y compris les valeurs de CE50 et le mode de synthèse de tous les composés (dont le cinacalcet).

                     Le brevet 828 enseigne qu’il existe un récepteur du calcium et que les composés revendiqués agissent sur lui, et il décrit en outre le protocole des essais dont les résultats étayent ces enseignements.

                     Le cinacalcet ne présente pas d’avantage substantiel et imprévu par rapport au genre antérieur.

                     Le brevet 879 revendique des composés qui ne sont pas supérieurs à ceux visés par le brevet 828.

[78]           Par conséquent, le brevet 879 n’est pas un brevet de sélection, et la revendication 5 n’est pas une invention de sélection. Amgen n’a ni établi que son brevet est nouveau ni réfuté l’allégation de Mylan.

C.                 Autres contestations de la validité

[79]           En plus d’avoir soulevé la question du brevet de sélection, Mylan alléguait que le brevet 879 était invalide pour cause d’évidence découlant d’un double brevet, d’antériorité et d’évidence.

(1)               Antériorité

[80]           Le critère de l’antériorité est bien établi. Il repose sur la divulgation et le caractère réalisable. Je fais mien le résumé des exigences légales proposé par le juge Hughes dans AstraZeneca Canada Inc. c Apotex Inc., 2010 CF 714, 376 FTR 17, au paragraphe 122 :

1.         Pour qu’il y ait antériorité, il doit y avoir à la fois divulgation et caractère réalisable de l’invention revendiquée.

2.         Il n’est pas obligatoire que la divulgation soit une [traduction] « description exacte » de l’invention revendiquée. La divulgation doit être suffisante pour que, lorsqu’elle est lue par une personne versée dans l’art qui est disposée à comprendre ce qui est dit, il soit possible de la comprendre sans devoir procéder par essais successifs.

3.         Si la divulgation est suffisante, ce qui est divulgué doit permettre à une personne versée dans l’art de l’exécuter. Il est possible de procéder à une certaine quantité d’essais successifs du type de ceux auxquels on s’attendrait habituellement.

4.         La divulgation, lorsqu’elle est exécutée, peut l’être sans qu’une personne reconnaisse nécessairement ce qui est présent ou ce qui se passe.

5.         Si l’invention revendiquée est axée sur une utilisation différente de celle qui a été divulguée antérieurement et réalisée, alors cette utilisation revendiquée n’est pas antériorisée. Cependant, si l’utilisation revendiquée est la même que l’utilisation antérieurement divulguée et réalisée, il y a alors antériorité.

6.         La Cour est tenue de se prononcer sur la divulgation et la réalisation en se fondant sur la norme de preuve habituelle de la prépondérance des probabilités, et non sur une norme plus stricte, comme une norme quasi criminelle.

7.         Si une personne exécutant la divulgation antérieure contrefaisait la revendication, alors cette dernière est antériorisée.

[81]           En l’espèce, Amgen reconnaît que le cinacalcet est divulgué dans le brevet 828 et dans la demande de brevet WO 959. Monsieur Bartlett concède qu’une personne travaillant à partir de la revendication 1 du brevet 828 aurait fabriqué du cinacalcet. Monsieur Lubell conclut également que le chimiste thérapeutique versé dans son art aurait compris que le cinacalcet appartenait à la classe des composés de la formule divulguée dans le brevet 828 et la demande de brevet WO 959.

[82]           Le témoignage de M. Lubell est particulièrement convaincant, car aucun élément de preuve ne le contredit véritablement. En dehors de la description du brevet 828 et de la demande de brevet WO 959 (en plus de la preuve à l’appui présentée par M. Friedman et de la réponse de M. Bartlett en contre‑interrogatoire), M. Lubell a expliqué pourquoi la fabrication du cinacalcet ne repose sur aucune activité inventive découlant du brevet 828. Monsieur Lubell conclut, en s’appuyant sur les revendications 20 à 55 du brevet 828 et en gardant à l’esprit une préférence pour les isomères R, qu’il y avait au plus 200 molécules à mettre à l’essai. Le cinacalcet faisait partie de ces molécules. Les essais eux‑mêmes étaient mécaniques.

[83]           Il n’est pas nécessaire que le brevet 828 soit une pièce d’art antérieur pour prouver l’antériorité. Monsieur Friedman confirme que la demande WO 959 permet de réaliser le cinacalcet.

[84]           Cependant, sur la question de savoir si le brevet 828 faisait partie de l’art antérieur, un fait inhabituel concerne ce brevet. Il s’est écoulé une longue période entre la date de publication (1993) et celle de délivrance (2011). Le brevet 879 a donc été délivré avant le brevet 828. Amgen confond à tort la date de publication avec celle de la délivrance pour affirmer que le brevet 828 ne fait pas partie de l’art antérieur.

[85]           Cependant, suivant l’alinéa 28.2(1)c) de la Loi sur les brevets, LRC 1985, c P‑4, la date de dépôt est la date pertinente aux fins de l’analyse liée à la validité. Le brevet 828 a été déposé avant le brevet 879, même si la date de publication du premier était antérieure à la date de dépôt du second.

[86]           Dans l’arrêt Baker Petrolite Corp. c Canwell Enviro‑Industries Ltd, 2002 CAF 158, [2003] 1 CF 49, au paragraphe 6, la Cour d’appel fédérale a précisé que le moment crucial était celui de la divulgation au public et a adopté l’analogie utilisée par le juge Adous dans l’arrêt Lux Traffic Controls Ltd v Pike Signals Ltd, [1993] RPC 107 (Eng Patents Ct), à la page 133 :

[traduction] De plus, il est bien reconnu en droit qu’il n’est pas nécessaire de prouver qu’une personne a effectivement pris connaissance de la divulgation, pourvu que celle‑ci ait été rendue publique. Ainsi, une description antérieure contenue dans un ouvrage aura pour effet d’invalider un brevet si l’ouvrage en question se trouve sur une étagère d’une bibliothèque ouverte au public, indépendamment du fait que personne ne l’a lu et que celui‑ci se trouve dans un coin sombre et poussiéreux de la bibliothèque. Si l’ouvrage était accessible au public, celui‑ci aura le droit d’utiliser les renseignements qu’il contient pour réaliser l’invention sans devoir faire face à un obstacle découlant d’un monopole accordé par l’État.

[87]           Bien que le brevet 828 fasse partie de l’art antérieur, j’estime plus important que Mylan ait établi que le brevet 879 était antériorisé : par le brevet 828 et la demande WO 959.

(2)               Évidence

[88]           La Cour suprême a énoncé une démarche à quatre volets pour l’analyse de cette question :

1)         a) Identifier la « personne versée dans l’art »;

b) Déterminer les connaissances générales courantes pertinentes de cette personne;

2)         Définir l’idée originale de la revendication en cause, au besoin par voie d’interprétation;

3)         Recenser les différences, s’il en est, entre ce qui ferait partie de « l’état de la technique » et l’idée originale qui sous‑tend la revendication ou son interprétation;

4)         Abstraction faite de toute connaissance de l’invention revendiquée, ces différences constituent‑elles des étapes évidentes pour la personne versée dans l’art ou dénotent‑elles quelque inventivité?

Sanofi, au paragraphe 67.

[89]           La Cour a donné des précisions sur la notion de « l’essai allant de soi » qui se pose à la quatrième étape, le recours à cette notion étant indiqué dans les domaines où les progrès sont souvent le fruit de l’expérimentation. Ainsi que la Cour le souligne au paragraphe 69 de cet arrêt, les facteurs à examiner incluent notamment les suivants :

[69]      Lorsque l’application du critère de l’« essai allant de soi » est justifiée, les éléments énumérés ci‑après doivent être pris en compte à la quatrième étape de l’examen de l’évidence. Tout comme ceux pertinents pour l’antériorité, ils ne sont pas exhaustifs et s’appliquent selon la preuve offerte dans le cas considéré.

1.         Est‑il plus ou moins évident que l’essai sera fructueux? Existe‑t‑il un nombre déterminé de solutions prévisibles connues des personnes versées dans l’art?

2.         Quels efforts — leur nature et leur ampleur — sont requis pour réaliser l’invention? Les essais sont‑ils courants ou l’expérimentation est‑elle longue et ardue de telle sorte que les essais ne peuvent être qualifiés de courants?

3.         L’art antérieur fournit‑il un motif de rechercher la solution au problème qui sous‑tend le brevet?

[90]           Lorsqu’on applique aux faits l’analyse relative à l’évidence, l’étape la moins contentieuse est celle qui concerne la personne versée dans l’art, autour de laquelle il y a consensus.

[91]           Pour ce qui est de l’idée originale, comme le cinacalcet n’est pas un choix original, l’objet de la revendication 5 est le cinacalcet en soi, et non son activité inattendue en tant que modulateur du CaSR. Cette activité est décrite dans le brevet 828.

[92]           En ce qui concerne la différence entre la revendication 5 et l’art antérieur (en particulier le brevet 828 et la demande de brevet WO 959), il n’y a pas de différence inventive, comme l’affirmait M. Friedman. Le cinacalcet, sa structure clinique et sa fonction avaient été divulgués. La revendication 5 ne fait au mieux qu’en préciser la spécificité. Comme l’a admis M. Bartlett, témoin d’Amgen, la personne versée dans l’art pourrait fabriquer du cinacalcet à l’aide de l’art antérieur et des connaissances générales courantes.

[93]           Quant au critère de l’évidence ou de l’essai allant de soi, je suis d’avis que le cinacalcet était évident. À tout le moins, s’il existe une différence entre l’état de la technique et la revendication 5, il allait de soi d’essayer de réaliser l’invention visée par la revendication 5. Le brevet 828 et la demande de brevet WO 959 divulguent des composés, dont le cinacalcet, qui agissent au niveau du récepteur du calcium sur les cellules parathyroïdiennes. La personne versée dans l’art aurait découvert le cinacalcet en utilisant des essais connus pour rechercher des composés agissant sur le récepteur du calcium.

[94]           Comme la puissance du cinacalcet se situe dans la fourchette définie dans le brevet 828 et que ce composé agit sur le CaSR, comme l’indique le brevet 828, il était évident (ou aurait dû l’être) que le cinacalcet agirait sur le CaSR avec la puissance prévue.

[95]           Monsieur Lubell a expliqué comment le processus serait facile et mécanique, comme il est mentionné au paragraphe 38. Il n’y avait que 200 molécules à mettre à l’essai, parmi lesquelles figurait le cinacalcet. Cet essai, qui est décrit comme une simple vérification, ne constitue pas une activité inventive.

[96]           Reste à aborder deux points subsidiaires. Premièrement, la réponse à la question souvent rhétorique de savoir [traduction« si c’était si évident, pourquoi ne l’avez‑vous pas fait? », tient en partie au fait que le composé était déjà visé par le brevet 828. Il n’y a aucune raison de travailler sur un brevet existant et cela suppose même des risques de nature économique et juridique. Il ne s’agit pas d’un cas de découverte formant un brevet d’origine, où la question serait plus valide. Nous sommes en présence d’un brevet existant et le composé bénéficiait de la protection accordée aux brevets.

[97]           Deuxièmement, la conduite même de NPS (et en particulier celle de M. Balandrin) n’a pas aidé Amgen. Monsieur Balandrin, qui avait un préjugé défavorable à l’égard du groupe naphtyle en raison de problèmes présumés d’innocuité, a éloigné les recherches de NPS de la synthèse de composés dotés d’un groupe naphtyle. Comme l’a souligné M. Friedman, la personne versée dans l’art n’aurait pas été si opposée à l’inclusion du groupe naphtyle avec les composés. Au moins deux autres médicaments utilisaient le groupe naphtyle.

[98]           Amgen ne peut invoquer le préjugé de M. Balandrin dans le développement de produits pour justifier son retard à élaborer le cinacalcet dans le cadre de travaux courants de mise au point fondés sur le brevet 828 et la demande de brevet WO 959, ou pour affirmer à présent que le composé n’était pas évident et n’allait pas de soi.

[99]           Enfin, pour ce qui est de l’évidence pour cause de double brevet, l’avocat de Mylan a déclaré que ce n’était pas un argument [traduction« de dernière minute ». Cependant, compte tenu de ce qui précède, il n’est pas nécessaire que j’aborde la question séparément de celle de l’évidence.

[100]       La Cour estime que pour la personne versée dans l’art, la revendication 5 est indistincte du brevet 828, du point de vue de la brevetabilité.

[101]       Amgen n’a pas établi que l’allégation suivant laquelle la revendication 5 était évidente ou allait de soi était injustifiée.

VI.             CONCLUSION

[102]       Pour tous ces motifs, Amgen n’a pas établi que les allégations de Mylan étaient injustifiées. Par conséquent, la demande visant à interdire au ministre de la Santé de délivrer un avis de conformité est rejetée avec dépens.

« Michael L. Phelan »

Juge

Ottawa (Ontario)

Le 3 novembre 2015

Traduction certifiée conforme

Linda Brisebois, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑2056‑14

 

INTITULÉ :

AMGEN CANADA INC. c MYLAN PHARMACEUTICALS ULC., LE MINISTRE DE LA SANTÉ et NPS PHARMACEUTICALS, INC.

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

DU 8 AU 10 septembre 2015

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE PHELAN

 

DATE DES MOTIFS :

LE 3 NOVEMBRE 2015

 

COMPARUTIONS :

Andrew Shaughnessy

Andrew Bernstein

Alexandra Peterson

 

pour la demanderesse

 

J. Bradley White

Vincent M. de Grandpré

Geoffrey Langen

 

pour la défenderesse

MYLAN PHARMACEUTICALS ULC.

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Torys LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

pour LA demanderesse

 

Osler, Hoskin & Harcourt LLP

Avocats

Ottawa (Ontario)

 

pour la défenderesse

MYLAN PHARMACEUTICALS ULC.

 

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE défendeur

LE MINISTRE DE LA SANTÉ

Blake, Cassels & Graydon s.r.l.

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR LA défenderesse

NPS PHARMACEUTICALS, INC.

 

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