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Date : 20151117


Dossier : IMM-1075-15

Référence : 2015 CF 1279

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 17 novembre 2015

En présence de monsieur le juge Harrington

ENTRE :

EMILY MERLIA JAMES

VALYN MARCELLA DANIEL (MINEURE)

demanderesses

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Mme James a été victime d’une atroce violence familiale dans son pays d’origine, Sainte‑Lucie. Elle est venue au Canada avec sa fille mineure, Marcella, dans le but de solliciter l’asile. Sa demande d’asile a été rejetée, au motif qu’elle ne s’était pas prévalue de la protection de l’État dont elle disposait à Sainte‑Lucie. La Cour est saisie du contrôle judiciaire de cette décision rendue par un commissaire de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada.

[2]               Mme James a vécu avec un dénommé Randolf Joseph de 2007 à 2012. M. Joseph est vite devenu extrêmement possessif et jaloux. Il la battait et la violait à volonté. Il battait également la fille de Mme James. Elles n’avaient cependant aucun endroit où aller.

[3]               Bien que la violence physique, sexuelle et psychologique ait été constante, trois incidents retiennent particulièrement l’attention. En 2008, elle a téléphoné à la police. Dans un accès de rage, M. Joseph a fracassé le téléphone. La police n’est pas venue. Mme James n’a pas fait de suivi.

[4]               En 2010, elle est tombée enceinte d’un autre homme. M. Joseph s’est présenté sur les lieux de travail de Mme James et a commencé à la frapper en public. Elle est tombée et s’est cassé la jambe. Il a menacé de tuer tout le monde si elle déclarait l’incident à la police.

[5]               Enfin, en février 2012, elle a dit à M. Joseph qu’elle mettait fin à leur relation. Durant la nuit, il a placé un fer chaud sur la jambe de Mme James et a ensuite commencé à déplacer le fer vers son visage. Il a dit qu’il voulait s’assurer qu’aucun homme ne voudrait d’elle dorénavant. Il a arrêté après qu’elle lui a promis de rester. Elle est allée voir la police le lendemain, mais elle s’est fait dire qu’il s’agissait d’une affaire familiale et que cela ne concernait pas la police. Lors de l’audience devant la Section de la protection des réfugiés, elle déclaré dans son témoignage qu’elle s’était rendue aux Ressources humaines, une entité qui, dans le contexte, semble être un bureau du gouvernement. L’homme qu’elle y a rencontré a recommandé que M. Joseph soit arrêté. Mme James lui a répondu :

[traduction]

Et je lui ai dit : « Non, je ne ferais pas ça. » Il m’a dit : « êtes‑vous certaine? » Il m’a implorée. Je lui ai dit : « Non, parce que, s’ils arrêtent Randall maintenant, lorsqu’ils vont le laisser aller, il va encore revenir, très en colère. »

Elle voulait des conseils sans qu’il soit question d’arrestation, mais elle n’en a reçu aucun.

[6]               Peu de temps après, un incident s’est produit au cours duquel un homme a tailladé à mort sa petite amie et son enfant dans une rage de jalousie. M. Joseph a dit que ce que cet homme avait fait était trop facile. Il s’assurerait qu’elle souffre plus avant de la tuer. C’est alors qu’elle a décidé de venir au Canada.

I.                   Le droit

[7]               Appliqué à Mme James, l’article 96 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (la LIPR), fondé sur la Convention des Nations unies relative au statut des réfugiés, prévoit que l’asile est conféré à la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de son appartenance à un groupe social, ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de son État d’origine.

[8]               Mme James appartient à un groupe social, celui des femmes victimes de violence conjugale.

[9]               Pour obtenir le statut de réfugiée au sens de la Convention, elle doit éprouver personnellement une crainte subjective, et cette crainte doit avoir un fondement objectif. C’est sur elle que repose le fardeau de convaincre le décideur, selon la prépondérance des probabilités, non pas qu’il y aurait persécution, mais plutôt qu’il existe une possibilité sérieuse qu’elle‑même ou que des personnes dans une situation semblable soient persécutées (Rajudeen c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1984), 55 NR 129 (FCA), [1984] ACF no 601 (QL)).

[10]           L’article 97 de la LIPR prévoit, quant à lui, que la personne qui n’est pas une réfugiée au sens de la Convention est néanmoins une personne à protéger si, par son renvoi, elle serait personnellement exposée soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture, soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités. Contrairement à l’article 96, le risque doit être personnel et doit être établi selon la prépondérance des probabilités (Li c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 1, [2005] ACF no 1 (QL), le juge Rothstein (tel était alors son titre)).

[11]           Conformément à l’arrêt de principe Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689, [1993] ACS no 74 (QL), il y a lieu de présumer qu’un État est capable de protéger ses citoyens. Cette présomption peut être réfutée par une preuve « claire et convaincante ». Un grand nombre d’arrêts de la Cour d’appel fédérale ajoute que, plus la démocratie est enracinée, plus il est difficile de s’acquitter du fardeau de preuve (p. ex., Canada (Citoyenneté et Immigration) c Kadenko (1996), 143 DLR (4th) 532, [1996] ACF no 1376 (QL)).

II.                Les questions en litige

[12]           Il y a deux questions en litige :

a)                  Compte tenu des directives concernant la persécution fondée sur le sexe et de celles sur les enfants, la décision était‑elle raisonnable?

b)                  La demande de la fille, Marcella, aurait‑elle dû faire l’objet d’une analyse et d’une décision distinctes?

III.             Jugement

[13]           Je conclus que la décision était déraisonnable, sans avoir véritablement à recourir aux directives concernant la persécution fondée sur le sexe et à celles sur les enfants de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada. Puisque je vais accueillir la demande de contrôle judiciaire de Mme James, il n’est pas nécessaire d’examiner la question de savoir si sa fille Marcella, qui a fondé sa demande sur celle de sa mère, avait aussi un fondement distinct pour solliciter le statut de réfugiée. Toutefois, rien ne devrait l’empêcher de soulever cette possibilité lorsque l’affaire sera entendue à nouveau.

IV.             Analyse

[14]           Bien que le commissaire ait certainement été familier avec les principes généraux relatifs à la protection de l’État, sa décision est quelque peu standard et ne tient pas compte de la réalité de la vie des femmes vivant des situations de violence familiale à Sainte‑Lucie. Il a déclaré :

[…] j’estime que la protection de l’État pourrait raisonnablement être assurée et qu’il n’y aurait pas de possibilité sérieuse de persécution ou de préjudice si les demandeures d’asile demandaient la protection qui leur est offerte à Sainte Lucie.

Il a conclu ceci :

[…] Il lui incombe de prouver que la protection offerte à Sainte Lucie était inadéquate en me confirmant qu’elle a essayé d’obtenir l’aide d’un agent de police de grade supérieur, d’une autorité supérieure ou d’une ONG, comme un groupe, un organisme ou un refuge pour femmes, et qu’aucune protection ne pouvait raisonnablement lui être assurée. Je conclus que la demandeure d’asile n’a pas fait d’efforts raisonnables et qu’elle n’a pas pris de mesures en vue d’obtenir une protection, ce qui lui aurait permis de vraiment mettre à l’épreuve l’efficacité de la protection qui lui était offerte. […]

[Renvoi omis.]

[15]           Il a manifestement considéré le défaut, de la part de la police, de répondre à son appel en 2008 et l’attitude du policier en 2012 comme étant des omissions locales, non pas comme étant représentatives de Sainte‑Lucie dans son ensemble. Il n’a pas réalisé qu’il était plus facile de fournir une protection de l’État dans un grand pays, tel le Canada, où il y a une possibilité de refuge intérieur, que dans un petit pays, tel Sainte‑Lucie, où l’agent de persécution pourrait bien vivre au coin de la rue. Comme l’a déclaré le juge Zinn dans Corneau c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 722, [2011] ACF no 918 (QL), au paragraphe 12 :

Sont également déraisonnables la remarque la Commission selon laquelle les « omissions locales » de maintenir l'ordre d'une façon efficace n'équivalent pas à une absence de protection étatique et la conclusion de la Commission selon laquelle l’omission, dans le cas de la demanderesse, n'indique pas une tendance plus générale de l’État à être incapable ou à refuser d’offrir une protection. Sainte-Lucie est une petite nation insulaire d'environ 174 000 habitants, dont le service de police compte 826 membres (y compris la garde côtière). Compte tenu de cette très petite taille, il est difficile d'accepter que les omissions de maintenir l'ordre d'une façon efficace soient vraiment « locales », particulièrement dans la capitale, Castries, là où la demanderesse vivait.

[16]           Comme il a été déclaré dans Zhuravlvev c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] 4 CF 3, [2000] ACF no 507, au paragraphe 32 (QL), la question de la possibilité de refuge intérieur doit être examinée à l’égard de l’incapacité ou du refus de l’État d’offrir une protection. Cela n’a pas été fait.

[17]           Le commissaire a fait remarquer que, dans les dernières années, Sainte‑Lucie avait renforcé ses lois en matière de violence familiale. Toutefois, les victimes de violence familiale ne sont pas protégées par de simples mots. Beaucoup a été dit quant à savoir jusqu’à quel point cette protection doit être adéquate ou efficace. Il incombait au commissaire, et non à la Cour, d’établir le caractère adéquat de cette protection. Pas un seul mot n’a cependant été écrit sur l’affidavit de Flavia Cherry. À l’époque, elle était la présidente de la Caribbean Association of Feminist Research and Action et la déléguée de Sainte‑Lucie. Il s’agit d’une organisation féministe ayant des réseaux nationaux dans 17 pays des Caraïbes. Sa preuve est assez endiguante. Elle soutient qu’il n’y a pas de protection adéquate de l’État pour les femmes qui fuient des situations de violence familiale. Leurs plaintes ne sont pas bien reçues par la police, et la loi ne les protège pas de manière adéquate. Le pays est si petit qu’il est très difficile de se cacher d’un auteur de sévices. Elle fait état d’incidents, où la police a rejeté la plainte en totalité. La stigmatisation et la discrimination vécue par la femme battue constituent de grands obstacles. Elle écrit : [traduction] « Il y a la perception selon laquelle la violence familiale est une affaire privée, et les policiers peuvent même tenter de convaincre la victime de rester tranquille ou de donner à l’auteur des sévices une deuxième chance. » Son rapport se poursuit ainsi sans discontinuer. Le seul endroit où les femmes sont en sécurité, c’est l’unique refuge exploité par le gouvernement, lequel ne peut accueillir que cinq familles, et seulement pendant une courte période. Il est facile de trouver une cible. Il se peut bien qu’une personne soit tuée pendant le déroulement de l’instance judiciaire. Il n’est pas nécessaire de se faire tuer pour prouver un point.

[18]           Il existe une présomption selon laquelle le décideur a examiné la totalité de la preuve dont il disposait pour tirer des conclusions de fait. Étant donné que l’affidavit de Mme Cherry semble contredire les conclusions du commissaire de manière très significative, il était nécessaire d’expliquer cette preuve de façon convaincante. Comme le juge Evans (tel était alors son titre) l’a déclaré au paragraphe 17 de Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1998), 157 FTR 35, [1998] ACF no 1425 (QL), et il a été cité à plus de 1 000 occasions par les tribunaux :

Toutefois, plus la preuve qui n'a pas été mentionnée expressément ni analysée dans les motifs de l'organisme est importante, et plus une cour de justice sera disposée à inférer de ce silence que l'organisme a tiré une conclusion de fait erronée "sans tenir compte des éléments dont il [disposait]" : Bains c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1993), 63 F.T.R. 312 (C.F. 1re inst.). Autrement dit, l'obligation de fournir une explication augmente en fonction de la pertinence de la preuve en question au regard des faits contestés. Ainsi, une déclaration générale affirmant que l'organisme a examiné l'ensemble de la preuve ne suffit pas lorsque les éléments de preuve dont elle n'a pas discuté dans ses motifs semblent carrément contredire sa conclusion. Qui plus est, quand l'organisme fait référence de façon assez détaillée à des éléments de preuve appuyant sa conclusion, mais qu'elle passe sous silence des éléments de preuve qui tendent à prouver le contraire, il peut être plus facile d'inférer que l'organisme n'a pas examiné la preuve contradictoire pour en arriver à sa conclusion de fait.

[19]           Il m’est facile d’inférer que le commissaire a négligé cette preuve contradictoire, et de conclure que la décision était déraisonnable.


JUGEMENT

POUR LES MOTIFS ÉNONCÉS,

LA COUR STATUE que :

1.      La demande de contrôle judiciaire à l’encontre de la décision rendue le 5 février 2015 par un commissaire de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada est accueillie;

2.       La décision est annulée, et l’affaire est renvoyée à la Section de la protection des réfugiés pour qu’un autre commissaire statue à nouveau sur l’affaire;

3.      Il n’y a aucune question grave de portée générale à certifier.

« Sean Harrington »

Juge

Traduction certifiée conforme

C. Laroche


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1075-15

INTITULÉ :

EMILY MERLIA JAMES ET AUTRE c MCI

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 12 NOVEMBRE 2015

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE HARRINGTON

DATE DU JUGEMENT

ET DES MOTIFS :

LE 17 NOVEMBRE 2015

COMPARUTIONS :

Oluwakemi Oduwole (représentante)

POUR LES DEMANDERESSES

Maria Burgos

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Johnson Babalola

Avocat

North York (Ontario)

POUR LES DEMANDERESSES

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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