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Date : 20151106


Dossier : IMM‑309‑15

Référence : 2015 CF 1260

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 6 novembre 2015

En présence de monsieur le juge Camp

ENTRE :

FAREEHA TAREEN, MOHAMMAD AZAM TAREEN, MOHAMMAD EDRISS TAREEN, SARA TAREEN et MARWA TAREEN (représentée par sa tutrice à l’instance FAREEHA TAREEN)

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   CONTEXTE

[1]               La demanderesse principale, Fareeha Tareen, et son époux, Mohammad Azam Tareen, sont des citoyens de l’Afghanistan. Âgée de 55 ans, la demanderesse principale était enseignante en Afghanistan. Son époux, qui est âgé de 65 ans, était fonctionnaire. Ils ont cinq enfants, dont trois ont été inclus dans la présente demande à titre d’enfants à charge : Mohammad Edriss, Sara et Marwa. Une de leurs filles, Maryam, qui est plus âgée, a présenté sa propre demande d’asile parrainée, et une autre de leurs filles, Roya, est déjà une résidente permanente du Canada, parrainée par son conjoint; leur statut n’est pas en cause en l’espèce. Les demandeurs se sont enfuis de l’Afghanistan et, alors qu’ils se trouvaient au Pakistan, ils ont demandé l’asile au Canada. Ils ont soumis une demande de résidence permanente à titre de membres de la catégorie des réfugiés au sens de la Convention outre‑frontières ou à titre de membres de la catégorie des personnes protégées à titre humanitaire outre‑frontières. Ils ont fait l’objet d’un parrainage privé de la part de la sœur de Mme Tareen et de quatre autres Canadiens.

[2]               La Cour est saisie en l’espèce d’une demande présentée par les demandeurs en vue d’obtenir le contrôle judiciaire de la décision en date du 4 décembre 2014 par laquelle un agent de l’immigration (l’agent) du Haut‑commissariat du Canada à Islamabad, au Pakistan, a refusé de leur délivrer des visas de résidents permanents au Canada. L’agent a déclaré les demandeurs interdits de territoire par application de l’alinéa 35(1)b) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], parce que M. Tareen occupait un poste de rang supérieur au sein du gouvernement afghan au moment où les talibans étaient au pouvoir.

[3]               Les demandeurs contestent cette décision au motif qu’elle n’est ni raisonnable ni équitable, et ils sollicitent une ordonnance annulant la décision et la renvoyant à un autre agent pour qu’il rende une nouvelle décision dans le cadre d’une procédure accélérée. Le ministre affirme quant à lui que la décision est juste et raisonnable et il demande à la Cour de rejeter la présente demande.

[4]               Dans la demande qu’il avait soumise à l’origine en 2008, M. Tareen avait indiqué qu’il avait occupé divers postes au sein du gouvernement lorsqu’il était en Afghanistan. Il convient de signaler que M. Tareen avait mentionné dans cette demande, qui couvre la période de mars 1995 à août 1997, ce qui suit : [traduction« premier échelon »; « département des Relations extérieures » et « vice‑président ». Sous une rubrique distincte, il a indiqué qu’il était sans travail depuis août 1997.

[5]               Dans un autre document présenté à Citoyenneté et Immigration Canada (CIC), daté du 18 avril 2012, M. Tareen signalait qu’il avait fait du [traduction« travail de bureau » à Kaboul entre mars 1980 et août 1997 et qu’il s’était ensuite retrouvé sans travail. Sous la rubrique [traduction« postes occupés au sein du gouvernement », M. Tareen avait indiqué qu’il avait occupé un poste de haut fonctionnaire de mars 1995 à août 1997 auprès du ministère du Travail et des Affaires sociales, Département des relations extérieures. Dans le questionnaire sur l’Afghanistan qui y était joint, M. Tareen avait là encore indiqué qu’il avait travaillé au ministère du Travail et des Affaires sociales de mars 1995 à août 1997 à titre de [traduction« vice‑président chargé des documents pour l’OIT ».

[6]               Le 24 avril 2012, les demandeurs ont été reçus en entrevue par un agent d’immigration au Haut‑commissariat du Canada à Islamabad, au Pakistan. M. Tareen a expliqué à l’agent d’immigration qu’il avait travaillé pour le ministère du Travail de 1980 à août 1997. Il a précisé qu’il avait été congédié de ce poste. Les demandeurs ont parlé de leur fuite de Kaboul, puis de l’Afghanistan. L’agent qui les a reçus en entrevue a tiré une conclusion favorable au sujet de leur crédibilité et a estimé que les demandeurs avaient raison de craindre d’être persécutés s’ils devaient retourner en Afghanistan. Une seconde entrevue a été fixée pour discuter du service militaire de M. Tareen et du poste qu’il avait occupé comme haut fonctionnaire au sein du gouvernement.

[7]               La seconde entrevue a eu lieu le 3 juillet 2012. M. Tareen a expliqué à l’agent qu’il avait travaillé au sein du gouvernement afghan de 1972 à août 1998 et qu’il avait occupé un poste au sein du ministère du Travail de 1981 à 1997, alors que les talibans étaient au pouvoir. Il a déclaré qu’il occupait le poste de directeur adjoint et qu’il était la personne responsable de l’Organisation internationale du Travail. Il a expliqué qu’il occupait un poste de [traduction« niveau 1, échelon 1 » au sein de ce ministère.

[8]               Le 21 mai 2014, l’agent a informé M. Tareen, par lettre, qu’il existait des motifs raisonnables de croire qu’il avait occupé un poste de rang supérieur au sein d’un gouvernement désigné, en vertu de l’alinéa 35(1)b) de la LIPR. L’agent a expliqué que les formulaires de demande indiquaient que M. Tareen avait occupé un poste de rang supérieur au sein du gouvernement afghan entre 1995 et 1997 et que ces renseignements avaient été confirmés et précisé lors des entrevues du 24 avril 2012 et du 3 juillet 2012. L’agent a expliqué à M. Tareen que les gouvernements qui avaient été au pouvoir en Afghanistan de 1978 à 1992 et du 27 septembre 1996 au 22 décembre 2001 avaient été désignés comme étant des régimes se livrant ou s’étant livrés au « terrorisme, à des violations graves ou répétées des droits de la personne ou commet[tant] ou a[yant] commis un génocide, un crime contre l’humanité ou un crime de guerre au sens des paragraphes 6(3) à (5) de la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre ». L’agent a expliqué à M. Tareen que la période où il avait travaillé au sein du gouvernement afghan correspondait à cette période. L’agent a informé M. Tareen qu’il avait examiné les divers postes qu’il avait occupés au sein de la hiérarchie de la fonction publique afghane et qu’il avait conclu qu’il existait des motifs raisonnables de croire que le poste de directeur adjoint, niveau 1, échelon 1, qu’il avait occupé était un poste de rang supérieur au sein du gouvernement. L’agent a accordé à M. Tareen la possibilité de répondre à ses préoccupations.

[9]               Le 17 juin 2014, M. Tareen a répondu à l’agent par quatre lettres confirmant qu’il avait travaillé pour le gouvernement. Trois des lettres en question expliquaient que M. Tareen avait travaillé au ministère du Travail jusqu’en 1997. Le directeur général du ministère du Travail avait écrit que M. Tareen [traduction« a travaillé comme adjoint à la planification et aux relations extérieures de 1995 à 1997 au ministère des Affaires sociales, des Martyrs et des Personnes handicapées ». Le Département des ressources humaines de ce ministère avait également rédigé une lettre dont voici un extrait :

[traduction]

De 1995 à 1997, il a également occupé le poste de directeur adjoint de la Direction générale des relations extérieures et il était la personne responsable de l’Organisation internationale du travail, sous la supervision du chef de la planification et des relations étrangères, Waheedullah « Barikazai ».

Depuis que ses antécédents professionnels ont été examinés, il n’a commis aucun crime jusqu’à la date de la cessation de son emploi (1997) et il n’a participé à aucune forme de torture.

[...]

Comme nous l’avons déjà expliqué, les antécédents professionnels de l’intéressé ont été exposés en se fondant sur la base de données du ministère du Travail et des Affaires sociales, des Martyrs et des Personnes handicapées.

[10]           La quatrième lettre ne donnait pas de précision quant à la période de travail, mais il y était mentionné que : [traduction« [Mohammad Tareen] était le seul fonctionnaire de son ministère qui était en mesure de parler couramment l’anglais et de l’écrire convenablement; chacun des ministères avait besoin de lui ».

[11]           Le 4 décembre 2014, l’agent a informé les demandeurs par lettre que leur demande de visas de résident permanent était refusée.

II.                LA DÉCISION CONTESTÉE

[12]           Dans la décision faisant l’objet du présent examen, l’agent a conclu que M. Tareen avait occupé un poste de rang supérieur au sein du gouvernement afghan de 1995 à 1997, c’est‑à‑dire au cours d’une période pendant laquelle l’Afghanistan était sous régime taliban, un régime désigné par le ministre en vertu de l’alinéa 35(1)b) de la LIPR. Vu cette conclusion, l’agent a déclaré le demandeur et sa famille interdits de territoire par application de l’article 42 de la LIPR. Voici le texte des dispositions en question :

35. (1) Emportent interdiction de territoire pour atteinte aux droits humains ou internationaux les faits suivants :

35. (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on grounds of violating human or international rights for

[...]

[...]

b) occuper un poste de rang supérieur – au sens du règlement – au sein d’un gouvernement qui, de l’avis du ministre, se livre ou s’est livré au terrorisme, à des violations graves ou répétées des droits de la personne ou commet ou a commis un génocide, un crime contre l’humanité ou un crime de guerre au sens des paragraphes 6(3) à (5) de la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre;

(b) being a prescribed senior official in the service of a government that, in the opinion of the Minister, engages or has engaged in terrorism, systematic or gross human rights violations, or genocide, a war crime or a crime against humanity within the meaning of subsections 6(3) to (5) of the Crimes Against Humanity and War Crimes Act; [...]

[...]

[...]

42. (1) Emportent, sauf pour le résident permanent ou une personne protégée, interdiction de territoire pour inadmissibilité familiale les faits suivants :

42. (1) A foreign national, other than a protected person, is inadmissible on grounds of an inadmissible family member if

a) l’interdiction de territoire frappant tout membre de sa famille qui l’accompagne ou qui, dans les cas réglementaires, ne l’accompagne pas;


(a) their accompanying family member or, in prescribed circumstances, their non‑accompanying family member is inadmissible; or

b) accompagner, pour un membre de sa famille, un interdit de territoire.

(b) they are an accompanying family member of an inadmissible person.

[13]           L’agent a fait observer que M. Tareen s’était vu offrir la possibilité de répondre à la préoccupation susmentionnée, mais que, dans sa réponse, il avait confirmé qu’il avait effectivement occupé un poste de rang supérieur au sein du gouvernement afghan jusqu’en 1997.

III.             QUESTIONS EN LITIGE ET NORME DE CONTRÔLE

[14]           Les demandeurs soulèvent les questions suivantes :

  1. L’agent a‑t‑il ignoré ou mal interprété les éléments de preuve suivant lesquels les talibans avaient forcé M. Tareen à quitter son emploi?
  2. L’agent a‑t‑il commis une erreur en négligeant d’analyser la nature du poste occupé par M. Tareen dans la hiérarchie gouvernementale et de ses réelles responsabilités?
  3. L’agent a‑t‑il manqué à l’équité procédurale en ne motivant pas suffisamment sa décision?
  4. L’agent a‑t‑il manqué à l’équité procédurale en ne communiquant pas certains des documents dont il avait tenu compte pour rendre sa décision?
  5. L’alinéa 35(1)b) de la LIPR et l’article 16 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 [le Règlement] sont‑ils incompatibles avec l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.‑U.), 1982, ch. 11 [la Charte]?

[15]           Les déclarations d’interdiction de territoire sont des questions mixtes de fait et de droit qui sont assujetties à la norme de contrôle de la décision raisonnable (Kojic c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 816). Les questions d’équité procédurale sont, quant à elles, assujetties à la norme de la décision correcte.

[16]           Selon les demandeurs, c’est la norme de la décision correcte qu’il convient d’appliquer aux conclusions tirées dans le contexte des décisions des agents des visas sur de pures questions de droit. Ils citent à l’appui la décision Saifee c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 589 [Saifee], qui a été rendue dans la foulée de l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9. On présume désormais qu’il faut faire preuve de retenue à l’égard des questions relatives à l’interprétation par un tribunal administratif de sa loi constitutive en cas de contrôle judiciaire (Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61). L’agent des visas est un décideur administratif à qui le législateur a conféré des pouvoirs décisionnels dans un champ de compétence déterminé. La question de savoir si M. Tareen occupait un poste de rang supérieur au sein d’un gouvernement désigné, au sens de l’alinéa 35(1)b) de la LIPR, relève de ce champ de compétence. Dans la mesure où des questions de droit se posent en l’espèce, elles concernent directement le régime établi par la LIPR et elles s’entremêlent avec des questions de fait. C’est donc la norme de la décision raisonnable qui s’applique.

IV.             PRÉTENTIONS ET MOYENS DES PARTIES

A.                L’agent a‑t‑il ignoré ou mal interprété les éléments de preuve suivant lesquels les talibans avaient forcé M. Tareen à quitter son emploi?

[17]           Les demandeurs affirment que M. Tareen n’a jamais travaillé pour le régime des talibans au cours du règne de ce dernier, du 27 septembre 1996 au 22 décembre 2001. Les demandeurs affirment que M. Tareen a bien précisé que les talibans l’ont forcé à démissionner, mais que l’agent a ignoré ce fait et qu’il ne lui a pas posé de questions quant au fait qu’il travaillait pour le gouvernement taliban. Les demandeurs affirment également qu’ils ont déclaré par erreur que M. Tareen avait travaillé jusqu’en août 1997 en raison d’une erreur de transposition du calendrier afghan vers le calendrier grégorien. À l’appui de cet argument, les demandeurs font observer que la même erreur s’est reproduite dans les documents déposés à l’appui de la demande que Mme Tareen avait soumise en 2008 :

[traduction] Mais au cours du mois d’août 1997, l’autre régime terroriste des talibans a pris le pouvoir et s’est avéré le groupe le plus sanguinaire du monde. Ils bénéficiaient de l’appui de certains islamistes étrangers et de terroristes.

[18]           Dans le même document, Mme Tareen écrivait également ce qui suit :

[traduction]

Le second crime qu’ils ont commis a été de congédier la plupart des personnes instruites comme les dirigeants, les patrons et d’autres hauts fonctionnaires qui occupaient divers postes au sein du gouvernement de l’Afghanistan et de les remplacer par des talibans peu instruits.

Malheureusement, mon mari et moi‑même étions au nombre des personnes qui ont été ainsi congédiées.

[19]           Les demandeurs soulignent qu’il est bien connu que les talibans sont arrivés au pouvoir en 1996, et non en 1997, comme en fait foi la désignation, par le ministre, du gouvernement taliban le 17 septembre 1996. Les demandeurs affirment donc que, tout comme Mme Tareen l’a fait dans la déclaration erronée susmentionnée, M. Tareen fait erronément mention de l’année 1997. Selon les demandeurs, il est acquis aux débats que M. et Mme Tareen ont été congédiés par les talibans, que les membres de la famille ont été victimes de persécutions de la part du régime, et que les talibans ont pris les rênes du pouvoir en septembre 1996. Vu les faits en question, les demandeurs affirment que l’agent a commis une erreur en ne concluant pas que M. Tareen avait été congédié dès que les talibans sont arrivés au pouvoir, et non en août 1997 comme il avait été indiqué à tort.

[20]           Le ministre affirme que l’agent n’a commis aucune erreur justifiant l’intervention de la Cour dans le traitement de la preuve. Selon le ministre, M. Tareen a indiqué à sept reprises que son service au sein du gouvernement afghan avait pris fin en 1997 et à une reprise qu’il avait pris fin en 1998. Le ministre souligne que M. Tareen a indiqué « août 1997 » sur ses formules de demandes, une date que M. Tareen a confirmée lors de ses entrevues de 2012. De plus, le ministre souligne que Mme Tareen a expliqué qu’elle avait quitté son poste d’enseignante à Kaboul en 1997. Le ministre fait remarquer que la lettre du 21 mai 2014 adressée à M. Tareen mentionnait que son emploi avait pris fin en 1997 et que l’ancien gouvernement afghan qui avait été au pouvoir du 27 septembre 1996 au 22 décembre 2001 était un régime désigné. Le ministre fait aussi remarquer que, dans sa réponse, M. Tareen n’a pas relevé d’erreur dans les dates en question. Il a plutôt fourni trois lettres d’emploi distinctes qui confirmaient que son service s’était terminé en 1997.

B.                 L’agent a‑t‑il commis une erreur en négligeant d’analyser la nature du poste occupé par M. Tareen dans la hiérarchie gouvernementale et de ses réelles responsabilités?

[21]           Les demandeurs affirment que l’agent n’a pas examiné la question de savoir si M. Tareen occupait effectivement un poste de rang supérieur au sein du régime des talibans. Ils affirment que l’agent a présumé, sans preuve suffisante, que le poste que M. Tareen occupait au sein du gouvernement afghan était un poste de rang supérieur. Suivant les demandeurs, l’agent ne s’est pas demandé où le poste de M. Tareen « se situe dans la hiérarchie [gouvernementale] au sein de laquelle le fonctionnaire travaille » (Hamidi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CF 333, aux paragraphes 26 et 27). Ils affirment que l’agent n’a pas analysé la nature du présumé poste de rang supérieur qu’occupait M. Tareen au sein du régime désigné et si, en raison de ce rang, M. Tareen avait été en mesure « d’influencer sensiblement l’exercice du pouvoir par [son] gouvernement » ou d’en tirer certains avantages au sens de l’article 16 du Règlement (Yahie c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1319, aux paragraphes 32, 33 et 34).

[22]           Les demandeurs font enfin valoir que l’interdiction de territoire prévue à l’alinéa 35(1)b) de la LIPR doit être examinée à la lumière des arrêts Ezokola c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CSC 40 [Ezokola], et Kanengendren c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CAF 86 [Kanengendren]. Dans l’arrêt Ezokola, la Cour suprême du Canada a jugé que l’exclusion prévue à l’article 1Fa) de la Convention relative au Statut des Réfugiés des Nations Unies, R.T. Can. 1969 no 6 [la Convention relative aux réfugiés] exigeait un lien entre les agissements de l’accusé et le groupe ayant commis le crime. Les demandeurs affirment que ce raisonnement devrait également s’appliquer à l’alinéa 35(1)b). Ils soutiennent qu’il ne suffit pas d’avoir occupé un poste d’un certain rang et que l’agent aurait dû tenir compte de la question de savoir si M. Tareen s’était fait le complice du gouvernement des talibans.

[23]           En réponse aux arguments que les demandeurs tirent des arrêts Ezokola et Kanagendren, le défendeur affirme que le critère énoncé à l’alinéa 35(1)b) de la LIPR n’exige pas que le haut fonctionnaire ait fait preuve de complicité. Dans l’arrêt Kanagendren, la Cour d’appel fédérale a jugé que l’arrêt Ezokola ne modifiait pas le critère de l’interdiction de territoire du fait de l’appartenance à une organisation au sens de l’alinéa 34(1)f), et le défendeur soutient que le même raisonnement devrait s’appliquer à l’interdiction de territoire du fait de la situation visée à l’alinéa 35(1)b). Il affirme que la culpabilité morale personnelle n’a rien à voir avec l’alinéa 35(1)b). Il soutient que, pour être déclaré interdit de territoire par application de cette disposition, il faut que le gouvernement en question ait été désigné et que l’individu occupe un poste de rang supérieur au sein de ce gouvernement (Lutfi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2005 CF 1391, au paragraphe 8 [Lutfi]). Selon le ministre, il n’est pas nécessaire que l’agent analyse comment l’intéressé s’y est pris pour influencer sensiblement l’exercice du pouvoir par son gouvernement ou pour en tirer certains avantages. L’influence ou les avantages sont simplement présumés dès lors que l’intéressé occupait un poste de rang supérieur (Younis c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1157 au paragraphe 23).

[24]           En réponse à l’argument que l’agent n’a pas tenu compte du rang qu’occupait effectivement M. Tareen au sein du gouvernement, le ministre affirme qu’il existait une preuve abondante permettant de conclure que le poste qu’occupait M. Tareen était un poste de rang supérieur. Le ministre signale que M. Tareen a admis qu’il était un directeur adjoint et qu’il occupait un poste de niveau un, échelon un, et qu’il ne relevait que d’une seule personne d’un niveau supérieur au sien, qui relevait elle‑même du ministre du Travail. Le ministre affirme que M. Tareen occupait un poste qui se situait au sommet de la fonction publique.

C.                 L’agent a‑t‑il manqué à l’équité procédurale en ne motivant pas suffisamment sa décision?

[25]           Les demandeurs affirment que l’équité procédurale exige que l’auteur de la décision expose des motifs suffisants qui énoncent les faits, traitent des principaux points en litige et permettent de suivre le fil du raisonnement ayant conduit à la décision. Les demandeurs affirment que l’agent a formulé une conclusion sans fournir d’analyse, ce qui était inéquitable, citant à l’appui les décisions Adu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2005 CF 565, et Lemus Ortiz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CF 404).

[26]           Le ministre affirme pour sa part que les motifs exposés par l’agent justifient de façon satisfaisante sa décision.

D.                L’agent a‑t‑il manqué à l’équité procédurale en ne communiquant pas certains des documents dont il avait tenu compte pour rendre sa décision?

[27]           Les demandeurs affirment que l’agent a manqué à l’équité procédurale en ne leur fournissant pas de copies de l’ensemble des documents non classifiés dont il a tenu compte pour se prononcer sur l’interdiction de territoire (Bhagwandass c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2001 CAF 49 au paragraphe 35; Sheikh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 176 au paragraphe 10; Hassani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CF 1283; Muliadi c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1986] 2 CF 205 (CAF) au paragraphe 14). Les demandeurs affirment que cette obligation incombait à l’agent en vertu du chapitre 18 (« ENF 18 Crimes de guerre et crimes contre l’humanité ») du Guide de l’exécution de la loi de CIC, au paragraphe 8.3 :

Si l’agent envisage de refuser une demande en vertu de L35(1)b), le demandeur doit avoir la possibilité de prouver qu’il n’occupe ou n’occupait pas des fonctions de rang élevé visées à l’article R16 (catégorie 2) et qu’il n’a pas ou ne pouvait pas influencer sensiblement les actions, décisions ou politiques de son gouvernement (catégorie 3). On peut le faire par la poste ou par interview personnelle. Dans l’un ou l’autre cas, l’agent doit fournir au demandeur des exemplaires des documents non protégés dont il sera tenu compte dans l’établissement de l’admissibilité.

[28]           Les demandeurs font valoir que l’agent a omis de communiquer deux catégories de documents. En premier lieu, après la seconde entrevue du 3 juillet 2012 de M. Tareen, l’agent a indiqué dans ses notes que le dossier avait été acheminé aux responsables du Programme sur les crimes de guerre, à Ottawa, pour analyse. Les demandeurs n’ont jamais été informés des résultats de cette enquête. En second lieu, les notes versées au dossier révèlent que le Bureau des visas a reçu un courriel anonyme le 6 juin 2013. Les demandeurs n’ont jamais été informés de ce fait. Les demandeurs soulignent que le courriel en question a été reçu après les entrevues de 2012, mais avant la décision de l’agent. Comme l’auteur de ce courriel alléguait que M. Tareen avait aidé les talibans, les demandeurs affirment que cet élément de preuve, qui est intrinsèquement non fiable, a néanmoins joué un rôle crucial en ce qui concerne leur crédibilité et leur interdiction de territoire. Les demandeurs affirment que des exigences plus strictes s’appliquaient en l’espèce sur le plan de l’équité procédurale, étant donné qu’en ce qui concerne leur demande d’asile ils avaient déjà fait l’objet d’une conclusion favorable en matière de crédibilité. Ils affirment que l’obligation d’agir équitablement exigeait de l’agent qu’il les mette au courant de ce courriel et qu’il leur donne une possibilité raisonnable de répondre aux préoccupations précises soulevées par ce courriel.

[29]           Le ministre affirme que rien ne permet de penser que l’agent a pris ces documents en compte pour déterminer s’il s’agissait d’un cas d’interdiction de territoire. L’agent s’est plutôt fondé sur les éléments de preuve fournis par les demandeurs eux‑mêmes, y compris les documents signés et présentés par M. Tareen à l’appui de sa demande, ainsi que sur les renseignements communiqués à l’agent au cours des entrevues qui ont eu lieu en 2012. En ce qui concerne les renseignements relatifs au Programme sur les crimes de guerre, le ministre affirme que rien ne permet de conclure que l’agent a reçu une réponse à sa demande, et que rien ne permet non plus de conclure qu’il a tenu compte de ces renseignements pour rendre sa décision. Quant au courriel anonyme, le ministre affirme que sa divulgation n’était pas nécessaire dès lors que l’agent n’a pas tenu compte des allégations qu’il contenait ou qu’il a donné aux demandeurs la possibilité de dissiper ses doutes (Wang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 812 aux paragraphes 11, 11 et 13; Aleaf c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 445 au paragraphe 26; Gill c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 452 aux paragraphes 6 et 12). En l’espèce, le ministre affirme que rien ne permet de penser que l’agent s’est fondé sur ce courriel.

E.                 L’alinéa 35(1)b) de la LIPR et l’article 16 du Règlement sont‑ils incompatibles avec l’article 7 de la Charte?

[30]           Les demandeurs affirment que les droits qu’ils tirent de l’article 7 s’appliquent parce qu’ils ne disposent d’aucune solution durable au Pakistan et que, si leur demande d’admission au Canada n’est pas accueillie, ils risquent inévitablement d’être renvoyés en Afghanistan, un pays où leur droit à la vie, à liberté et à la sécurité de leur personne est menacé. Ils affirment que l’alinéa 35(1)b) et l’article 16 du Règlement violent l’article 7 parce que, de fait, ils attribuent une « responsabilité absolue » aux hauts fonctionnaires. Ils affirment aussi que les dispositions contestées établissent une distinction arbitraire entre les personnes qui occupent un poste de rang supérieur et les autres, selon qu’elles se trouvent à l’extrémité inférieure ou supérieure des échelons de la hiérarchie. De plus, ces dispositions n’exigent pas que le fonctionnaire en question ait fait une « contribution significative » au régime visé (Ezokola, au paragraphe 87). Pour ces raisons, la disposition en question est inconstitutionnelle. Ils soutiennent par ailleurs que l’article 7 exige que l’alinéa 35(1)b) soit interprété en conformité avec le jugement dissident rendu dans l’affaire Canada (Citoyenneté et Immigration) c Adam, [2001] 2 CF 337 (CAF) [Adam].

[31]           Le ministre affirme qu’une déclaration d’interdiction de territoire ne fait pas intervenir l’article 7 de la Charte (Poshteh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2005 CAF 85 au paragraphe 63; Segasayo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 173 au paragraphe 27). Selon le ministre, le recours des demandeurs fondé sur la Charte est prématuré, étant donné que l’article 7 ne s’applique que lorsqu’il existe une perspective sérieuse qu’un renvoi crée un risque de préjudice (Medovarski c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2005 CSC 51 au paragraphe 46). Le ministre affirme que même si l’article 7 s’applique, les demandeurs n’ont pas démontré que l’atteinte portée à leur droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de leur personne n’était pas conforme aux principes de justice fondamentale.

V.                ANALYSE

A.                L’agent a‑t‑il ignoré ou mal interprété les éléments de preuve suivant lesquels les talibans avaient forcé M. Tareen à quitter son emploi?

[32]           Entre le 27 septembre 1996 et le 22 décembre 2001, le gouvernement canadien a désigné l’ancien gouvernement de l’Afghanistan comme étant un régime se livrant au terrorisme, à des violations graves ou répétées des droits de la personne ou ayant commis un génocide, un crime contre l’humanité ou un crime de guerre.

[33]           La preuve permettait amplement de conclure que M. Tareen était au service de ce gouvernement au cours de cette période, c’est‑à‑dire, jusqu’en août 1997. La plupart de ces éléments de preuve provenaient de M. Tareen lui‑même ou de son épouse, mais également de trois autres sources, à savoir les trois lettres fournies par M. Tareen en juin 2014, après qu’on lui eut fait savoir que l’on craignait qu’il travaille toujours pour le gouvernement lorsque les talibans étaient arrivés au pouvoir. Bien qu’il soit vrai que lui et son épouse aient affirmé avoir été forcés de démissionner lorsque les talibans ont pris le pouvoir, les déclarations répétées de M. Tareen suivant lesquelles il a quitté le poste qu’il occupait au sein du gouvernement en août 1997 l’emportent sur ces éléments de preuve. Les erreurs de transposition de certaines dates dans un système de calendrier peuvent expliquer une ou peut‑être plusieurs erreurs, mais non des erreurs répétées de cette nature.

[34]           Plusieurs autres considérations ont eu une incidence sur la crédibilité de M. Tareen en ce qui concerne le fait qu’il aurait quitté son emploi au gouvernement en septembre 1996 plutôt qu’en août 1997. En l’espèce, une erreur de transposition de date aurait nécessité que deux erreurs aient été commises : il aurait fallu que le mois et l’année soient tous deux mal traduits. M. Tareen travaillait aux Relations extérieures; il était chargé de rendre compte à l’Organisation internationale du travail, dont le siège se trouve à Genève. Il s’ensuit qu’il devait être bien en mesure de transposer des dates d’un système à l’autre. Sur la foi des renseignements qu’il a lui‑même fournis, il maîtrise bien l’anglais, tant à l’oral qu’à l’écrit. Il affirme maintenant que les talibans l’ont forcé à quitter son emploi au sein du gouvernement en août 1996; or, les talibans ne sont entrés à Kaboul qu’à la fin de septembre 1996.

[35]           Les demandeurs soulignent à juste titre que M. Tareen n’a jamais été interrogé au sujet des fonctions dont il s’acquittait au sein du gouvernement taliban. Il aurait été préférable que l’agent qui l’a reçu en entrevue lui demande s’il avait conservé le poste qu’il occupait au sein du ministère du Travail après l’arrivée des talibans au pouvoir et, dans l’affirmative, à quel titre il avait continué à travailler. Toutefois, de nombreux éléments de preuve provenant de sources diverses, y compris les déclarations verbales et écrites de M. Tareen, établissent que son emploi avait pris fin en août 1997. On ne peut affirmer que cette conclusion de fait était déraisonnable.

B.                 L’agent a‑t‑il commis une erreur en négligeant d’analyser la nature du poste occupé par M. Tareen dans la hiérarchie gouvernementale et de ses réelles responsabilités?

[36]           Je vais d’abord examiner les arrêts Ezokola et Kanengendren sur lesquels les demandeurs se fondent et l’incidence de ces arrêts sur les alinéas 34(1)a), 34(1)b) et 34(1)f) de la LIPR. Voici le texte de ces dispositions :

34. (1) Emportent interdiction de territoire pour raison de sécurité les faits suivants :

34. (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on security grounds for

a) être l’auteur de tout acte d’espionnage dirigé contre le Canada ou contraire aux intérêts du Canada;

(a) engaging in an act of espionage that is against Canada or that is contrary to Canada’s interests;

b) être l’instigateur ou l’auteur d’actes visant au renversement d’un gouvernement par la force;

(b) engaging in or instigating the subversion by force of any government;

b.1) se livrer à la subversion contre toute institution démocratique, au sens où cette expression s’entend au Canada;

(b.1) engaging in an act of subversion against a democratic government, institution or process as they are understood in Canada;

c) se livrer au terrorisme;

(c) engaging in terrorism;

[...]

[...]

f) être membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle est, a été ou sera l’auteur d’un acte visé aux alinéas a), b), b.1) ou c).

(f) being a member of an organization that there are reasonable grounds to believe engages, has engaged or will engage in acts referred to in paragraph (a), (b), (b.1) or (c).

35. (1) Emportent interdiction de territoire pour atteinte aux droits humains ou internationaux les faits suivants :

35. (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on grounds of violating human or international rights for

a) commettre, hors du Canada, une des infractions visées aux articles 4 à 7 de la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre;

(a) committing an act outside Canada that constitutes an offence referred to in sections 4 to 7 of the Crimes Against Humanity and War Crimes Act;

b) occuper un poste de rang supérieur – au sens du règlement – au sein d’un gouvernement qui, de l’avis du ministre, se livre ou s’est livré au terrorisme, à des violations graves ou répétées des droits de la personne ou commet ou a commis un génocide, un crime contre l’humanité ou un crime de guerre au sens des paragraphes 6(3) à (5) de la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre;

[Non souligné dans l’original.]

(b) being a prescribed senior official in the service of a government that, in the opinion of the Minister, engages or has engaged in terrorism, systematic or gross human rights violations, or genocide, a war crime or a crime against humanity within the meaning of subsections 6(3) to (5) of the Crimes Against Humanity and War Crimes Act; [...]

[Emphasis added.]

[37]           À première vue, l’alinéa 35(1)b) de la LIPR ressemble davantage à l’alinéa 34(1)f) qu’à l’alinéa 35(1)a). Les versions anglaises des alinéas 35(1)b) et 34(1)f) emploient le verbe « being », ce qui donne à penser que le législateur souhaitait que l’interdiction de territoire découle du statut de la personne plutôt que de ses actes. En revanche, à l’instar de l’article 1Fa) de la Convention relative aux réfugiés l’alinéa 35(1)a) vise des actes. Comme une déclaration d’interdiction de territoire fait suite à la perpétration d’une infraction, la complicité de l’individu est nécessaire (Kanengendren, au paragraphe 21).

[38]           L’alinéa 35(1)a) vise à empêcher que ceux qui sont à l’origine de l’existence de réfugiés soient eux‑mêmes considérés comme des réfugiés (Ezokola, au paragraphe 34; Kanengendren, au paragraphe 27). L’alinéa 34(1)f), quant à lui, repose sur des impératifs de sécurité. L’interdiction de territoire découle de l’appartenance à des groupes qui se livrent à des actes contraires à l’intérêt national tels que le terrorisme. Comme l’appartenance à de tels groupes emporte d’emblée interdiction de territoire, il est possible de demander une dispense ministérielle en vertu de l’article 42.1. Le régime établi par la LIPR permet donc l’examen de cas individuels au titre de l’alinéa 34(1)f). Les individus déclarés interdits de territoire par application de l’alinéa 35(1)a) ne peuvent demander une telle dispense.

[39]           Dans le cas de l’alinéa 35(1)b), l’interdiction de territoire découle du fait que l’individu a travaillé au sein d’une administration qui se livre ou s’est livré au terrorisme, à des violations graves ou répétées des droits de la personne ou qui commet ou a commis un génocide, un crime contre l’humanité ou un crime de guerre. L’individu est interdit de territoire en raison du poste qu’il occupait au sein d’une telle administration. L’individu doit avoir occupé un « poste de rang supérieur » au sein de cette administration. L’article 16 du Règlement définit ainsi l’expression « poste de rang supérieur » :

16. Pour l’application de l’alinéa 35(1)b) de la Loi, occupent un poste de rang supérieur au sein d’une administration les personnes qui, du fait de leurs actuelles ou anciennes fonctions, sont ou étaient en mesure d’influencer sensiblement l’exercice du pouvoir par leur gouvernement ou en tirent ou auraient pu en tirer certains avantages, notamment :

16. For the purposes of paragraph 35(1)(b) of the Act, a prescribed senior official in the service of a government is a person who, by virtue of the position they hold or held, is or was able to exert significant influence on the exercise of government power or is or was able to benefit from their position, and includes

a) le chef d’État ou le chef du gouvernement;

(a) heads of state or government;

b) les membres du cabinet ou du conseil exécutif;

(b) members of the cabinet or governing council;

c) les principaux conseillers des personnes visées aux alinéas a) et b);

(c) senior advisors to persons described in paragraph (a) or (b);

d) les hauts fonctionnaires;

(d) senior members of the public service;

e) les responsables des forces armées et des services de renseignement ou de sécurité intérieure;

(e) senior members of the military and of the intelligence and internal security services;

f) les ambassadeurs et les membres du service diplomatique de haut rang;

(f) ambassadors and senior diplomatic officials; and

g) les juges.

[Non souligné dans l’original.]

(g) members of the judiciary.

[Emphasis added.]

[40]           Les hauts fonctionnaires comptent parmi les personnes qui sont en mesure d’influencer sensiblement l’exercice du pouvoir par leur gouvernement ou d’en tirer certains avantages. La conclusion qu’une personne est ou a été un haut fonctionnaire d’un gouvernement visé à l’alinéa 35(1)b) de la LIPR suffit pour conclure à l’interdiction de territoire. Tout comme dans le cas de l’alinéa 34(1)f), les personnes déclarées interdites de territoire en vertu de cette disposition peuvent demander une dispense ministérielle. Par conséquent, l’arrêt Ezokola n’est d’aucun secours pour les demandeurs. L’agent n’avait pas l’obligation de se demander si M. Tareen s’était fait complice du régime des talibans. Il était uniquement tenu de se demander si M. Tareen occupait un poste de rang supérieur au sein de ce régime au sens de l’article 16 du Règlement.

[41]           Il m’est impossible de convenir avec les demandeurs que l’agent ne s’est pas demandé si le poste qu’occupait M. Tareen au sein de l’administration désignée était effectivement un poste de rang supérieur. L’agent a conclu que M. Tareen était le directeur adjoint du Département des relations extérieures du ministère du Travail et des Affaires sociales, après avoir relevé que M. Tareen avait obtenu un poste à l’échelon le plus élevé et qu’il relevait directement du directeur général, qui relevait quant à lui du ministre. L’agent a signalé que M. Tareen supervisait une vingtaine de personnes. À mon avis, l’agent a adéquatement examiné la question de savoir si le poste du demandeur répondait à la définition de poste de rang supérieur.

[42]           La conclusion suivant laquelle M. Tareen avait travaillé jusqu’en août 1997 comme haut fonctionnaire au sein du gouvernement afghan suffit pour conclure à l’interdiction de territoire par application de l’alinéa 35(1)b). Comme c’était le cas à l’égard de la conclusion suivant laquelle M. Tareen a travaillé jusqu’en août 1997, il convient de faire preuve de retenue à l’égard de la conclusion de l’agent suivant laquelle M. Tareen était un haut fonctionnaire au service du gouvernement à la même époque.

C.                 L’agent a‑t‑il manqué à l’équité procédurale en ne motivant pas suffisamment sa décision?

[43]           La question de savoir si la décision est suffisamment motivée ne se pose que lorsqu’il s’agit de savoir si la décision est raisonnable : elle ne concerne pas l’équité procédurale (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62 au paragraphe 14). En tout état de cause, les demandeurs ont été informés que les notes jointes à la lettre de décision faisaient également partie des motifs de la décision. Les motifs étaient suffisants.

D.                L’agent a‑t‑il manqué à l’équité procédurale en ne communiquant pas certains des documents dont il a tenu compte pour rendre sa décision?

[44]           Rien n’indique que l’agent a reçu les documents provenant du Programme sur les crimes de guerre ou qu’il s’est fondé sur ceux‑ci pour rendre sa décision. Il n’a aucunement été établi qu’une réponse avait été fournie à la suite de la demande d’analyse. On ne peut reprocher à l’agent de ne pas avoir divulgué des documents qui n’existent pas.

[45]           En ce qui concerne le courriel anonyme, qui est évidemment intrinsèquement peu fiable, rien n’indique que l’agent se soit fondé sur ce document.

[46]           La question soumise à l’agent était celle de savoir si M. Tareen était un haut fonctionnaire au service d’un gouvernement désigné. La décision repose sur des éléments de preuve fournis par M. Tareen au sujet du poste précis qu’il occupait au sein du gouvernement et de son témoignage suivant lequel il avait cessé de travailler en août 1997. Les renseignements divulgués dans le courriel anonyme, aussi préjudiciables et peu fiables qu’ils aient été, n’ont rien à voir avec ces questions. Le courriel anonyme en question aurait peut‑être pu avoir un certain impact si M. Tareen avait déclaré à l’agent que son emploi avait pris fin en 1996 et que l’agent avait conclu différemment en raison d’un problème de crédibilité. Toutefois, dans le cas qui nous occupe, les faits essentiels nécessaires pour justifier une conclusion d’interdiction de territoire ont été admis par M. Tareen. Le courriel anonyme n’a aucune incidence sur ces questions de fait. Par conséquent, le défaut de divulguer le courriel anonyme n’a donné lieu à aucun manquement à l’équité procédurale.

E.                 L’alinéa 35(1)b) de la LIPR et l’article 16 du Règlement sont‑ils incompatibles avec l’article 7 de la Charte?

[47]           L’article 7 de la Charte ne s’applique pas en l’espèce. Le ministre invoque l’arrêt Febles c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CSC 68 au paragraphe 68 [Febles], dans lequel la juge en chef McLachlin a fait observer que la Charte ne conférait aucun droit positif d’obtenir l’égard de l’asile. L’impossibilité d’obtenir l’asile pour une personne susceptible d’être renvoyée dans un pays où elle risque de subir un préjudice ne viole pas l’article 7 lorsqu’elle dispose d’autres mécanismes de protection. Dans l’arrêt Febles, la Cour a reconnu que, bien qu’il soit privé de la protection offerte aux réfugiés, l’appelant avait néanmoins le droit de demander un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi dont il faisait l’objet, ce qui protégeait les droits que lui reconnaissait l’article 7. De même, dans le cas qui nous occupe, même en supposant que l’article 7 s’applique dans le contexte d’une déclaration d’interdiction de territoire, il est loisible aux demandeurs de demander, en vertu du paragraphe 42.1(1) de la LIPR, d’être dispensés par le ministre d’un constat d’interdiction de territoire.

VI.                Y A‑T‑IL LIEU DE CERTIFIER UNE QUESTION?

[48]           Les demandeurs, avec l’appui exprimé (il m’a semblé) du bout des lèvres par le défendeur, souhaitent qu’une question soit certifiée. Cette question est celle de savoir si l’arrêt Ezokola de la Cour suprême du Canada a eu pour effet de modifier les conditions à remplir pour démontrer qu’une personne occupe un poste de rang supérieur en vue de justifier une interdiction de territoire par application de l’alinéa 35(1)b) de la LIPR.

[49]           L’argument des demandeurs est le suivant : dans l’arrêt Ezokola, la Cour suprême a jugé que « le seul fait d’exercer des fonctions dans une organisation ou une institution ou d’être associée à celle‑ci n’équivaut pas à une entreprise criminelle commune, même dans sa forme la plus large » (paragraphe 67).

[50]           Par conséquent, selon les demandeurs, il est désormais possible de soutenir que, lorsqu’on applique l’alinéa 35(1)b) de la LIPR, on doit tenir également compte de la question de savoir si l’individu concerné a contribué à la criminalisation de l’organisation avec une certaine connaissance subjective. Cet argument implique qu’il y a lieu d’écarter les précédents qui, comme les décisions Adam et Lutfi, considèrent que la culpabilité morale personnelle ne constitue pas un facteur pertinent lorsqu’on applique l’alinéa 35(1)b).

[51]           Cet argument me paraît mal fondé. L’alinéa 35(1)b) ne s’intéresse pas aux actes. Il n’exige pas que l’on analyse l’intention. Il concerne le rang supérieur qu’occupe un fonctionnaire au sein d’un gouvernement désigné.

[52]           Dans l’arrêt Kanagendren, la Cour d’appel fédérale a rejeté un argument semblable à celui qu’avancent les demandeurs relativement à une disposition qui s’apparente, pour nos besoins, à l’alinéa 35(1)b), en l’occurrence l’alinéa 34(1)f). Voici un extrait du paragraphe 22 de cet arrêt :

[...] rien dans l’alinéa 34(1)f) n’exige ou n’envisage une analyse relative à la complicité lorsqu’il est question d’appartenance à une organisation. De plus, rien dans le texte de la disposition ne suppose que le « membre » est un « véritable » membre de l’organisation, qui a contribué de façon significative aux actions répréhensibles du groupe. Le texte utilisé par le législateur ne fait pas entrer en jeu ces notions.

[53]           En appliquant ce même raisonnement, j’estime qu’il est inutile de réexaminer le sens et les conséquences de l’alinéa 35(1)b).

[54]           De plus, et comme je l’ai déjà souligné, les alinéas 34(1)f) et 35(1)b) ont une autre chose en commun : les demandeurs déclarés interdits de territoire en vertu de l’un ou l’autre de ces alinéas peuvent demander une dispense ministérielle. C’est alors qu’entrent en jeu la culpabilité, l’intention, l’objectif commun et les autres aspects des « actions » par opposition au fait d’« être » membre d’une organisation ou d’y occuper un certain poste. Pareille dispense ne peut être demandée dans le contexte des articles 34 et 35 de la LIPR où le législateur emploie des expressions comme « se livrer à » et « commettre ».


JUGEMENT

LA COUR ORDONNE CE QUI SUIT :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée;
  2. Aucuns dépens ne sont adjugés;
  3. Aucune question n’est certifiée.

« Robin Camp »

Juge

Traduction certifiée conforme

Chantal DesRochers, LL.B., D.E.S.S. en trad.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑309‑15

 

INTITULÉ :

FAREEHA TAREEN, MOHAMMAD AZAM TAREEN, MOHAMMAD EDRISS TAREEN, SARA TAREEN, ET MARWA TAREEN (REPRÉSENTÉS PAR SA TUTRICE À L’INSTANCE FAREEHA TAREEN) c MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 7 OCTOBRE 2015

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE CAMP

 

DATE DES MOTIFS :

LE 6 NOVEMBRE 2015

 

COMPARUTIONS :

Timothy Wichert

 

POUR LES demandeurs

 

Angela Marinos

 

POUR LE défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jackman, Nazami & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES demandeurs

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE défendeur

 

 

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