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Date : 20151023


Dossier : IMM-168-15

Référence : 2015 CF 1201

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 23 octobre 2015

En présence de monsieur le juge LeBlanc

ENTRE :

ARIELA EPSTEIN

demanderesse

et

MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Introduction

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision par laquelle un agent d’immigration (l’agent) a rejeté, le 17 décembre 2014, la demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire que la demanderesse a présentée au Canada en vertu de l’article 25 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la Loi).

[2]               Pour les motifs qui suivent, la demande est accueillie.

II.                Contexte

[3]               La demanderesse est une citoyenne d’Israël âgée de 82 ans. En juillet 2010, les deux filles de la demanderesse et leurs familles respectives ont immigré au Canada. La demanderesse est arrivée au Canada le 7 juillet 2010 et y est restée au moyen d’un visa temporaire. La demanderesse a présenté une demande de résidence permanente dans le cadre du programme de parrainage de parents et de grands‑parents le 3 janvier 2014, soit deux jours après la levée de la suspension temporaire concernant ce programme. Sa demande a depuis été acceptée aux fins de traitement. Le 14 mai 2014, la demanderesse a présenté une demande de dispense à l’égard des critères d’admissibilité applicables aux demandes présentées au Canada, par laquelle elle demandait à Citoyenneté et Immigration Canada (CIC) de lui permettre de rester au Canada pendant le traitement de la demande de parrainage.

[4]               La demande de dispense fondée sur des motifs d’ordre humanitaire de la demanderesse a été rejetée le 17 décembre 2014. L’agent a reconnu que la demanderesse vit avec une de ses filles au Canada, qu’elle entretient d’étroits rapports avec tous les membres de sa famille au Canada et qu’elle est soutenue financièrement par ses filles et ses gendres. L’agent a également pris acte de l’anxiété et de la dépression dont souffre la demanderesse à la perspective d’être séparée des membres de sa famille au Canada puisqu’elle prend actuellement des anxiolytiques. En concluant que les difficultés relatives à la dépendance envers la famille ne suffisaient pas à justifier l’octroi d’une dispense fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, l’agent a estimé que, s’il serait difficile à la demanderesse de quitter le Canada, sa séparation physique d’avec ses filles n’en était pas moins prévisible puisque celles‑ci ont décidé d’immigrer au Canada. L’agent a également estimé que la demanderesse serait capable d’endurer la séparation puisqu’elle avait déjà été séparée de ses enfants, que la séparation ne serait pas permanente et qu’elle pourrait continuer à entretenir d’étroits rapports avec ses filles et ses petits‑enfants par correspondance. De plus, l’agent a estimé que sa famille continuerait à la soutenir financièrement si elle devait retourner en Israël.

[5]               La demanderesse prétend que l’agent n’a pas tenu compte de l’aspect relatif aux difficultés démesurées du critère énoncé dans le Guide opérationnel IP 5 de CIC – Demande présentée par des immigrants au Canada pour des motifs d’ordre humanitaire (le guide IP 5) puisque la preuve présentée à l’agent démontre clairement que la demanderesse se heurterait à des difficultés démesurées si elle devait retourner en Israël. La demanderesse s’appuie également sur la décision Kaur c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 805 [Kaur] pour affirmer que l’agent a omis de tenir compte de la situation personnelle de la demanderesse.

[6]               La demanderesse soutient que l’agent a commis une erreur dans l’appréciation de la question de savoir si la séparation physique constituait une difficulté puisque l’âge de la demanderesse, sa grande dépendance envers sa famille et la vie difficile qu’elle a vécue n’ont pas été suffisamment pris en compte. La demanderesse affirme avoir été contrainte de vivre dans un orphelinat pendant 12 ans quand son père l’a abandonnée et a tenté de briser les liens qui l’unissaient à sa mère. Ce n’est qu’à l’âge de 16 ans que la demanderesse a renoué avec sa mère après que celle‑ci se fut remariée. À l’âge de 19 ans, la demanderesse a épousé un homme de 30 ans son aîné qui lui a fait subir de la violence physique et psychologique, mais elle est restée dans le mariage pour s’occuper de ses enfants. Toute sa vie, la demanderesse dit avoir vécu uniquement pour le bien‑être de ses enfants. Bien que l’agent ait conclu que la demanderesse a réussi, il y a plus de 25 ans, à maintenir un contact étroit avec ses filles quand elles étudiaient à l’étranger, il est déraisonnable de sa part de s’appuyer sur ce point pour justifier sa conclusion selon laquelle la demanderesse ne se heurterait pas à des difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées si elle devait être séparée physiquement de sa famille maintenant qu’elle est âgée de 82 ans. La demanderesse s’appuie sur la décision Nicayenzi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 595, 457 FTR 65 [Nicayenzi] pour affirmer que l’agent a tiré des conclusions de fait fondées sur de simples conjectures à cet égard puisque la preuve présentée démontre que la demanderesse n’a aucun parent en Israël et dépend largement de sa famille au Canada pour la soutenir quotidiennement sur le plan social, financier et affectif.

[7]               La demanderesse conteste également la conclusion de l’agent voulant que l’évaluation préparée par son psychiatre, le Dr Brotman, l’ait été à titre de défenseur de la demanderesse.

III.             Questions en litige et norme de contrôle

[8]               La question que soulève la présente demande de contrôle judiciaire est de savoir si l’agent, en concluant comme il l’a fait, a commis une erreur susceptible de contrôle au sens du paragraphe 18.1(4) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC, 1985, c F‑7, en omettant de se demander si le fait d’obliger la demanderesse à retourner en Israël aurait des répercussions démesurées sur celle‑ci en raison de sa situation personnelle.

[9]               La norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable puisqu’il s’agit de l’appréciation par l’agent de questions mixtes de fait et de droit (Nouveau‑Brunswick (Conseil de gestion) c Dunsmuir, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, au paragraphe 47 [Dunsmuir]; Nicayenzi, précité, au paragraphe 10, Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, [1999] ACS no 39; Walker c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 447, au paragraphe 31, [2012] ACF no 479 (QL); Kisana c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CAF 189, au paragraphe 18, [2009] ACF no 713).

IV.             Analyse

[10]           En règle générale, l’étranger doit présenter sa demande de visa de résident permanent à l’extérieur du Canada. Pour être dispensé de cette exigence, l’étranger doit démontrer que l’octroi de la dispense est justifié pour des motifs d’ordre humanitaire le concernant en vertu de l’article 25 de la Loi. À cet égard, le guide IP 5 prévoit qu’il peut exister des considérations d’ordre humanitaire lorsque les difficultés occasionnées par le fait de devoir faire sa demande à l’extérieur du Canada « auraient un impact déraisonnable sur le demandeur en raison de sa situation personnelle ».

[11]           Après avoir examiné la décision de l’agent et la preuve dont je dispose, j’estime que l’agent n’a pas suffisamment tenu compte de la situation personnelle de la demanderesse, et plus particulièrement, de l’âge de celle‑ci et de sa dépendance envers sa famille au Canada.

[12]           Bien que l’agent mentionne, dans le résumé de son analyse, que la famille apporte un soutien affectif à la demanderesse, il ne procède pas à une analyse approfondie de ce facteur. À mon avis, et pour les motifs qui suivent, il s’agit d’une erreur susceptible de contrôle.

[13]           La Cour a statué que, bien que les agents d’immigration aient un pouvoir discrétionnaire quant au poids à accorder à la situation personnelle des demandeurs dans les demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire, ils ne peuvent en faire abstraction (Kaur, précité, aux paragraphes 18 à 19; Koromila c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 393, au paragraphe 68 [Koromila]). La Cour a également affirmé que l’agent d’immigration ne peut faire abstraction « des preuves importantes […] de [l]a dépendance affective et humaine [d’un demandeur] envers sa famille au Canada » (Koromila, précité, au paragraphe 68), ce qui est d’autant plus vrai lorsqu’un changement fondamental est survenu dans la situation personnelle du demandeur (Le Blanc c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1292, au paragraphe 31[Le Blanc]).

[14]           À mon avis, l’élément central de la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire de la demanderesse se rapporte à son désir de rester au Canada entourée de tous ses proches au moment d’aborder les dernières étapes de sa vie. En réponse au plaidoyer de la demanderesse, l’agent a conclu ce qui suit :

[traduction] […] lorsque les filles de Mme Epstein ont présenté une demande en vue d’immigrer au Canada avec leurs familles, elles devaient s’attendre à une séparation. J’estime qu’en choisissant de quitter Israël pour vivre au Canada de façon permanente, les filles de Mme Epstein devaient raisonnablement avoir prévu les difficultés auxquelles se heurterait leur mère en Israël du fait de vivre seule sans famille ni amis.

[15]           À mon avis, la conclusion de l’agent démontre qu’il n’a pas saisi l’élément essentiel de la demande. La demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire est le plaidoyer d’une dame âgée pour rester au Canada avec sa famille le temps que sa demande de résidence permanente soit traitée. Elle a toujours été entourée des membres de sa famille. Ses filles ont d’ailleurs repoussé de plusieurs années leur immigration au Canada pour être avec la demanderesse en Israël et préserver l’unité de la famille. Il ressort clairement de la preuve que la demanderesse dépend de sa famille au Canada pour lui fournir un toit, de la nourriture et un soutien financier et affectif. En somme, la demanderesse dépend entièrement de sa famille pour ses besoins quotidiens. En ne tenant pas compte de la dépendance physique et affective de la demanderesse envers sa famille, l’agent a fait abstraction de certains aspects de la situation personnelle de la demanderesse qui étaient essentiels à sa demande. L’omission de l’agent d’apprécier correctement la preuve et son omission de tenir compte des aspects pertinents de la situation personnelle de la demanderesse constituent des erreurs susceptibles de contrôle (Aguirre c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 274, 450 FTR 301, au paragraphe 9; Kaur, précité, au paragraphe 18).

[16]           De plus, en concluant que les difficultés de la demanderesse relatives à la dépendance envers la famille ne suffisaient pas à justifier une dispense fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, l’agent a également estimé que la demanderesse pourrait [traduction] « maintenir ses rapports étroits avec les familles de ses filles par des lettres, des appels téléphoniques et des visites une fois retournée en Israël ». À mon avis, en décrivant ainsi les faits, l’agent a fait abstraction du changement survenu dans la situation de la demanderesse, à savoir qu’elle serait très isolée si elle devait retourner en Israël. Comme le juge Shore l’a affirmé dans la décision Yu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 956, au paragraphe 30, « [i]l y a une différence factuelle importante entre le fait de vivre ensemble ainsi que de partager la vie quotidienne et une visite occasionnelle ». En l’espèce, l’agent n’a pas saisi cette différence lorsqu’il a analysé la situation personnelle de la demanderesse. Le déménagement de la famille au Canada constitue un changement important dans la situation personnelle de la demanderesse quant à son réseau de soutien personnel et émotif puisqu’il ressort clairement de la preuve que les rapports étroits que la demanderesse entretient avec les membres de sa famille sont loin de se limiter à des conversations téléphoniques ou visites occasionnelles. Ce changement important, conjugué à l’âge avancé de la demanderesse et à la preuve établissant le grand isolement dans lequel elle vivrait si elle devait retourner en Israël, obligeait l’agent à procéder à une analyse plus poussée du changement important survenu dans la situation personnelle de la demanderesse (Le Blanc c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1292, au paragraphe 31).

[17]           À mon avis, la décision de l’agent n’appartient pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. Compte tenu de cette conclusion, il n’est pas nécessaire de déterminer si l’agent a déraisonnablement décidé de n’accorder aucun poids à l’évaluation préparée par le psychiatre de la demanderesse.

[18]           Aucune question de portée générale n’a été proposée par les parties et aucune ne sera certifiée.


JUGEMENT

LA COUR STATUE :

1.      La demande de contrôle judiciaire est accueillie

2.      L’affaire est renvoyée à Citoyenneté et Immigration Canada pour qu’un agent d’immigration différent statue de nouveau sur celle‑ci.

3.      Aucune question n’est certifiée.

« René LeBlanc »

Juge

Traduction certifiée conforme

Diane Provencher, trad. a.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-168-15

INTITULÉ :

ARIELA EPSTEIN c MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 28 SEPTEMBRE 2015

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE LEBLANC

DATE DES MOTIFS :

LE 23 OCTOBRE 2015

COMPARUTIONS :

M. Hart A. Kaminker

POUR LA DEMANDERESSE

M. C. Juian Jubenville

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Kaminker Weinstock et associés

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR LA DEMANDERESSE

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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